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Introduction

Ces dernières années, le territoire connu comme étant le Canada[12] a vu sa saison des feux s’allonger et l’intensité des incendies de forêt augmenter. Ces observations sont cohérentes avec les conclusions des recherches sur les conséquences des changements climatiques qui prévoient ce type d’amplification des feux de végétation (Lajoie et al. 2017 : 6), comme l’exprime cette citation de Tymstra, Stocks, Cai et Flannigan (2020), une équipe d’experts sur les feux de forêt au Canada : « The projected impacts of climate change include longer wildfire seasons [49–52], increasing fire weather severity [53–55], increasing wildfire occurrence [56, 57], and increasing fire intensity and area burned [58–62] ». Ces changements signifient également une augmentation de la possibilité de désastres pour les communautés humaines qui pourraient être touchées par ces feux.

Les changements observés dans l’intensité et la sévérité des feux de forêt en zone boréale ne sont cependant pas uniquement la conséquence des changements climatiques. Les pratiques en gestion des feux de forêt, développées depuis les débuts de la colonisation par les Européens[13], sont centrées sur la suppression des feux pour protéger la ressource en bois. Ces politiques de suppression ont modifié la composition des forêts au niveau des essences présentes, de la quantité de résidus de bois mort et de végétaux non ligneux ainsi que la structure de la forêt dans son ensemble (Tymstra et al. 2020). La zone boréale présente ainsi beaucoup plus l’aspect d’un paysage de forêt continu que celui d’un paysage en mosaïque avec de la végétation à différents stades de développement (Tymstra etal. 2020 : 7). Ces modifications ont, elles aussi, eu un impact sur le régime des feux (Christianson 2015 : 191, 192; Tymstra etal. 2020 : 7; Zahara 2020 : 557).

Au Canada, les communautés autochtones sont bien plus affectées par cette amplification de la saison des feux que les communautés non-autochtones : « On average, 8,400 wildfires burn over 2 to 4 million hectares of forest every year in Canada. Although Indigenous Peoples make up only 4.9 percent of the population, nearly one-third of wildfire evacuations involve Indigenous Peoples » (McGee et Cardinal Christianson 2021 : 4). Cette disproportion illustre un élément démontré depuis longtemps en anthropologie des catastrophes : un phénomène géophysique extrême ne résulte pas en un désastre seulement pour des raisons d’exposition d’un groupe humain, mais surtout en fonction des inégalités sociales et des enjeux de pouvoir présent.e.s dans la société touchée (Oliver-Smith et Hoffman 2020). Ainsi, la présence de l’aléa — ici le feu — n’est pas la seule raison qui va faire qu’une catastrophe ou une situation d’urgence va se développer. La position du groupe touché dans la société globale — ici les peuples autochtones, dans ce qui est aujourd’hui le Canada — et les inégalités systémiques existantes — ici, entre autres, le colonialisme patriarcal et le capitalisme (John 2015; Green 2017; Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées 2019a : 98) — vont être des facteurs déterminants. Par exemple, les communautés autochtones n’ont pas toujours les mêmes ressources que les communautés non-autochtones qui leur permettent d’avoir un service incendie fonctionnel ou la capacité d’évacuer leur communauté. Également, la position des communautés autochtones est le résultat des politiques coloniales de sédentarisation des Autochtones dans des réserves. Dans ce contexte, l’intensification des feux de forêt se cumule avec les inégalités sociales historiques et contemporaines pour produire un impact disproportionné des feux de forêt sur les territoires et communautés autochtones (McGee et Cardinal Christianson 2021).

En bref, les recherches montrent que les changements climatiques amplifient la saison des feux de forêt dans la forêt boréale canadienne en addition des effets d’une gestion des feux de forêt centrée sur leur suppression. De plus, l’ampleur des conséquences des feux de forêt dépend également des relations entre humains et environnements ainsi que des inégalités sociales existantes qui, ici, se développent dans un contexte colonial patriarcal et capitaliste. Face à ces constats, nous allons explorer comment l’intégration des épistémologies autochtones à la gestion des feux de forêt permettrait de contrer les inégalités qui produisent ces effets catastrophiques lors d’événements de feux de forêt et comment cette intégration pourrait contribuer à atténuer les effets des changements climatiques sur les feux en forêt boréale.

Pour explorer ces problématiques, je me base sur ma recherche de doctorat qui porte sur l’étude de trois feux de forêt qui ont brûlé près de la communauté Atikamekw de Wemotaci en 1977, 1997 et 2010. Dans ce cadre, j’ai réalisé un travail ethnographique en incluant des entrevues semi-dirigées, des focus groups et de l’observation participante auprès des habitant.e.s de Wemotaci ainsi qu’auprès des employé.e.s de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU). J’ai complété ces données avec des documents techniques et de vulgarisation, produits par les organismes de gestion des feux de forêt dans ce qui est aujourd’hui le Québec et le Canada pour la période allant des années 60 à aujourd’hui.

J’ai complété ces données avec des recherches similaires portant sur les relations entre les Premières Nations, les feux et la gestion officielle des feux de forêt dans d’autres régions du Canada telles qu’elles sont partagées dans des publications scientifiques. Je vais notamment m’appuyer sur une recherche réalisée dans ce qui est aujourd’hui l’Ontario avec la communauté de Pikangikum (Miller etal. 2010) et une recherche réalisée dans ce qui est aujourd’hui la Saskatchewan impliquant différentes Premières Nations de la région comme les nations Cree, Dakota, Dene et Métis (Zahara 2020).

Grâce à ces données, je vais tout d’abord présenter dans cet article un historique de la gestion des feux de forêt au Canada et au Québec afin de clarifier ses impacts sur les territoires de la forêt boréale colonisés qui s’additionnent aux conséquences des changements climatiques. J’y préciserai également les relations des Premières Nations avec ce mode de gestion et les organismes qui en ont la charge ainsi que leur évolution au fil du temps. Cette première partie permettra de comprendre comment s’est construite la situation inéquitable qui amène les communautés des Premières Nations à être disproportionnellement impactées par les feux de forêt aujourd’hui tout en étant exclus de leur gestion. Ensuite, je décrirai les éléments en lien avec les savoirs et savoir-faire des Premiers Peuples de la forêt boréale concernant les feux de végétation et leur relation avec ces entités autre-qu’humaines. Et, enfin, je connecterai ces éléments ensemble pour expliquer comment l’intégration des épistémologies autochtones dans la gestion des feux de forêt contribuerait à réparer certaines injustices créées par la colonisation et pourrait être bénéfique pour une meilleure adaptation aux changements climatiques.

La gestion des feux de forêt au Canada et au Québec

Pour comprendre l’organisation de la gestion des feux de forêt au Canada aujourd’hui et sa place dans la société, il est pertinent de savoir qu’elle est directement liée à un des aspects de la colonisation du territoire aujourd’hui connu comme le Canada : l’exploitation et le commerce du bois. À la suite de l’arrivée des colonisateurs européens au 15e siècle, les territoires de ce qui est devenu le Canada ont été progressivement occupés, en commençant par les régions de l’Est et en allant jusqu’à l’ouest du pays. Les colons ont ainsi installé leurs peuplements en défrichant certains territoires pour y développer des villes et de l’agriculture. En parallèle, le gouvernement colonial a développé l’exploitation des ressources locales, notamment le bois des forêts boréales et, globalement, ses objectifs par rapport aux Premiers Peuples étaient alors ceux d’une assimilation génocidaire (Poirier 2010; Commission de vérité et réconciliation du Canada 2015; Absolon 2016; Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées 2019b)[14].

Alors que les feux ont été de tout temps présents dans la forêt boréale, les activités des colons ont multiplié les incendies incontrôlés, allumés lors des activités de prise de possession du territoire (défrichage, coupes forestières, circulation des trains, etc.). C’est dans ce contexte, avec une vision du feu comme un facteur de destruction menaçant une ressource économique importante et une population en nombre limité, que des lois ont été mises en place dès le 17e siècle pour interdire l’usage du feu. La première loi au Canada interdisant les feux a été émise dans ce qu’on connaît comme Terre-Neuve-et-Labrador, en 1610 (Apsey 2003 : 758). La première loi au Québec qui encadrait l’usage du feu a été mise en place en 1870 (Blanchet 2003).

De nombreuses Premières Nations utilisaient le feu de manière volontaire pour modifier leur environnement, longtemps avant l’arrivée des Européens (Christianson 2015). Ces lois, couplées aux règlements qui limitaient et cadraient les déplacements sur le territoire et à la présence croissante des colons, ont fortement affecté les Peuples Premiers et leur relation au territoire et à la forêt en les menaçant de contraventions ou d’emprisonnement pour des pratiques qui faisaient partie de leur vie sur le territoire (Miller etal. 2010; Nikolakis etal. 2020 : F).

La gestion des feux de forêt s’est ainsi développée à travers des interdictions d’utiliser le feu et des politiques de suppression des feux de végétation (Christianson 2015 : 191). À l’heure actuelle, il existe tout un ensemble de règles, d’orientations et de pratiques concernant la gestion des feux de forêt qui reste centrée sur l’exclusion du feu. Leur définition et leur application sont sous la responsabilité de chaque province et il existe, en complément des organisations au niveau fédéral qui aident à coordonner les pratiques et à diffuser les informations, savoirs et techniques pertinent.e.s dans le domaine. On trouve ainsi une cohérence et même une certaine homogénéité dans les politiques et pratiques de gestion des feux de forêt dans le pays, même si chaque province a, bien sûr, ses spécificités. Nous allons voir quelques éléments communs et centraux de la gestion des feux de forêt au Canada, en y ajoutant les spécificités pour le Québec et en mettant en perspective comment les différents éléments impactent les Premières Nations.

Une gestion provinciale centralisée

Dans chaque province il existe un organisme officiel qui gère la lutte contre les feux de forêt de manière centralisée. Il s’agit souvent directement d’une section du ministère qui gère les ressources naturelles ou la forêt. Parfois, il peut s’agir d’un organisme séparé comme c’est le cas au Québec avec la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) qui reste, malgré tout, sous la responsabilité du ministère provincial des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) qui va établir son mandat et ses orientations générales.

Au Québec, la centralisation de la lutte et l’homogénéisation des pratiques qui l’a accompagnée se sont faites progressivement. Au début du 20e siècle, les organismes de lutte contre les feux de forêt étaient gérés par les entreprises forestières, déterminant ainsi leur taille, leur fonctionnement et le territoire qu’ils protégeaient. Par exemple, en 1912, les différentes entreprises présentes en Mauricie se sont organisées ensemble pour créer la St-Maurice Forest Protective Association alors que, sur la Côte-Nord, la compagnie Quebec North Shore Paper était suffisamment importante pour gérer seule son propre organisme de protection pour le territoire étendu qu’elle exploitait. Déjà à l’époque, le ministère provincial responsabl de la forêt participait également au financement et à la lutte contre les feux en partenariat avec les compagnies privées. La surveillance du territoire était réalisée par des garde-feux qui patrouillaient ou surveillaient la forêt du haut des nombreuses tours de feu installées sur le territoire (Gonzalez Bautista 2021a). Chaque garde-feu avait la responsabilité d’un territoire relativement peu étendu et le nombre d’employés à ces postes était très élevé dans la province. Lorsqu’un feu était détecté, les pompiers professionnels de l’organisme concerné intervenaient et, si de la main-d’oeuvre supplémentaire était nécessaire, le garde-feu allait recruter dans la population locale, en particulier des hommes travaillant dans les camps forestiers et des hommes autochtones pour s’assurer d’avoir des personnes qui connaissaient la forêt puisqu’aucune formation n’était donnée (Gonzalez Bautista 2021a). Par la suite, en 1972, pour pallier les disparités dans la protection du territoire et les conditions de travail des employés dans les différentes régions du Québec, les Sociétés de conservation ont été créées. Ces Sociétés couvraient différentes régions du Québec selon une division plus égale du territoire. Cependant, elles fonctionnaient de manière indépendante et il pouvait donc y avoir des déséquilibres dans la répartition des ressources et de la charge de travail. Par exemple, lorsqu’une région du Québec subissait de nombreux incendies, la société de conservation de ce secteur pouvait manquer de ressources alors qu’au même moment, dans d’autres régions, les pompiers pouvaient n’avoir aucun incendie à gérer. Pour améliorer l’efficacité de la protection, diminuer le coût des interventions, et pour homogénéiser les pratiques et la répartition des ressources, une consultation a été menée au sein des Sociétés de conservation à partir de la fin des années 80. Face aux problématiques identifiées, le travail de différents comités constitués d’employés des Sociétés de conservation a permis de concevoir une nouvelle organisation de la lutte contre les feux de forêt qui a eu comme résultat la création de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU), en 1994. Chaque province du Canada a son histoire particulière qui l’a également amené à l’organisation centralisée que l’on connaît aujourd’hui.

La centralisation de la protection des forêts contre le feu et l’homogénéisation des pratiques ont également été permises par l’amélioration des technologies de communication et de transport. Ces changements ont alors créé la nécessité (et le choix) d’une professionnalisation de la lutte contre les feux de forêt. Des exigences en termes de formation et de conditionnement physique pour être pompier forestier ou main-d’oeuvre auxiliaire se sont ainsi mises en place et ont eu pour conséquence l’exclusion d’un grand nombre de membres des Premières Nations des emplois liés à la gestion des feux de forêt dans l’ensemble du Canada avec des variations provinciales (voir, par exemple, Miller et al. 2008 pour l’Ontario et Gonzalez Bautista 2021a pour le Québec). Alors que les savoirs et pratiques autochtones concernant les feux ainsi que la relation au territoire avaient déjà été impactés par la colonisation, cette voie qui restait ouverte aux autochtones pour maintenir cette relation aux feux de forêt et assurer la protection du territoire s’est à son tour énormément restreinte.

Une politique de suppression et de protection de valeurs

Ce travail constant pour améliorer l’efficacité de la lutte contre les feux de forêt est lié à l’objectif dominant de supprimer ou d’exclure le plus possible les feux de forêt. Cela signifie, comme l’indique le MFFP sur son site internet, que « tout feu de forêt doit être systématiquement combattu dans la mesure du possible » (Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs s.d.).

Dans les dernières décennies, il y a eu une certaine évolution de cette vision puisque le domaine de la gestion des feux de forêt a intégré le message délivré depuis longtemps par les chercheurs et chercheuses en écologie — et par les peuples autochtones — démontrant l’importance des feux dans la forêt boréale pour la vie de la faune, de la flore et des écosystèmes en général. Ainsi, le passage à une gestion forestière qui tente de prendre en compte le fonctionnement des écosystèmes pour assurer leur durabilité, plutôt que de se concentrer sur les objectifs d’exploitation du bois seulement, a permis de faire une place aux feux de forêt (Gonzalez Bautista 2021a; Miller etal. 2010).

Cette place se limite à ce qui est acceptable pour les gestionnaires et les ministères. C’est ainsi qu’au Québec, la politique de suppression reste celle qui domine dans toute la zone dite de protection intensive, au sud, incluant les terres plus agricoles et urbanisées et la zone d’exploitation commerciale du bois. Alors que pour la zone nordique, les feux ne sont pas systématiquement supprimés, ils le sont s’ils menacent des éléments de valeur comme les vies humaines, les infrastructures (communautaires et publiques) et la ressource en bois. C’est le cas dans d’autres provinces également qui ont aussi des zones d’intervention systématique et des modes d’intervention qui dépendent de certaines caractéristiques du feu ou des éléments qu’iel menace (Miller et al. 2010; Zahara 2020)[15].

Comme nous l’avons vu historiquement, la suppression des feux vise à protéger la ressource de bois commerciale. C’est encore le cas aujourd’hui, comme il est possible de le lire dans le rapport sur l’état des forêts québécoises : « Mis en place en vertu de la Loi sur les forêts, le système québécois de protection, qui est fondé sur la prévention et la détection, vise à minimiser les baisses de rendement attribuables aux feux de forêt. Il protège indirectement les personnes et les biens, en réduisant les risques de sinistres » (Ministère des Ressources naturelles 2002 : 41 — les caractères gras sont de moi, l’italique est de l’auteur). Cependant, à l’heure actuelle, le milieu forestier accueille bien d’autres activités que la coupe de bois qui ne sont pas forcément marchandes ou commercialisables. Alors, comment assurer des interventions de lutte contre les feux qui continuent de « minimiser les baisses de rendement » (ibid.), c’est-à-dire qui protègent ce qui a une valeur suffisante, dans ce contexte ?

Dans ce cas, l’objectif peut s’exprimer comme étant la construction d’un mode de protection « coût- bénéfice » rentable, c’est-à-dire que de réaliser une intervention pour éteindre un feu ne doit pas coûter plus cher que la valeur estimée de ce que le feu menace. J’ai vu apparaître cette logique dans le compte-rendu du Forest fire values appraisal, publié en 1979, issu d’une rencontre regroupant des gestionnaires de tout le Canada qui tentaient de déterminer un système qui permettrait à chaque agence provinciale d’évaluer le coût-bénéfice de ses opérations. On peut y lire : « The primary uses of value appraisal information are for budget requests and for cost-effective operation. This implies and it was agreed that any appraisal system must emphasize objective measures rather than subjective ones. The most important objective measure is dollars » (Forest Fire Value Appraisal Working Group 1978 : 3). Ainsi, tout élément à protéger des feux, qu’il soit commercialisable ou non, doit être associé à une valeur en dollars pour pouvoir évaluer la pertinence de le protéger. Cette logique peut se traduire comme on le voit dans le plan stratégique 2019-2023 du Ministère des forêts, de la faune et des parcs par une évaluation en dollars de la valeur, par exemple, des « activités d’observation de la faune en liberté » (Ministère des Forêts de la Faune et des Parcs 2021 : 20).

Zahara, dans son article qui porte sur le cas de ce qu’on connaît comme la province de la Saskatchewan, montre les différences de valeurs (intellectuelles et morales cette fois) que fait ressortir ce système de protection basé sur des valeurs (en dollar) et les conséquences qu’il a sur les communautés autochtones (Zahara 2020). Comme il l’indique :

practices of values protection not only miss the mark in protecting Indigenous values; they also seek to actively reshape forest life in ways that align with Province’s economically rationalized, private property-oriented values protection system. Practices of values protection are thus a form and particular version of what Murphy (2018) calls “distributed reproduction” through which specific, often Indigenous, relations and ‘values’ are constrained while state-sanctioned settler economies, priorities, and futures are enabled to flourish.

Zahara 2020 : 567

Ce système impose ainsi ses valeurs — morales et économiques — et sa vision du monde à travers ce mode de gestion des feux de forêt.

Ce concept de valeur estimé en dollars permet ainsi de connecter les principes scientifiques de l’écologie avec les intérêts de la société capitaliste. Ainsi, les pratiques qui amènent à ne plus supprimer systématiquement les feux dans certaines zones sont souvent justifiées par le virage de la gestion forestière vers une gestion écosystémique qui cherche à intégrer le rôle du feu dans la forêt boréale comme processus écologique important. Pourtant cette justification ne semble pas prendre en compte que les changements climatiques, les années d’exploitation industrielle de la forêt, de suppression des feux et d’interdiction des pratiques de brûlage par les peuples autochtones ont fortement modifié les feux dans la forêt boréale (Zahara 2020).

Un milieu dominé par la science

L’accent mis sur des données écologiques ne prenant pas en compte les aspects sociaux ou les savoirs et épistémologies autochtones peut être lié au fait que le milieu de la lutte contre les feux donne beaucoup d’importance à la science et, en particulier, les sciences physiques et naturelles. Ainsi, l’épistémologie qui s’est développée à la suite des Lumières en Europe et qui valorise une production de savoirs, qui se veulent universels et produits de manière neutre et objective, domine dans ce domaine.

Ma participation à de nombreux colloques réunissant des chercheurs, des chercheuses, des gestionnaires et des pompiers dans le domaine des feux de forêt m’a montré l’importance de la science et de l’innovation pour les personnes du domaine de la lutte contre les feux. De nombreuses initiatives existent d’ailleurs pour s’assurer que les résultats de la recherche scientifique circulent bien vers les gestionnaires et que les besoins des gestionnaires puissent être exprimés aux scientifiques. L’innovation recherchée est à la fois scientifique, notamment pour améliorer la prévision des incendies, et technique, pour avoir des équipements de détection, d’extinction et de protection des pompiers toujours plus efficaces. Il y a aussi une ouverture pour une innovation organisationnelle et sur le plan humain dans le but d’améliorer l’efficacité du travail de prévention des incendies et de limiter les pertes de vie humaine. Cependant, les sciences physiques et les sciences de la nature dominent dans ce domaine et dans ces événements alors que les sciences sociales et humaines restent minoritaires.

Pour mieux comprendre ce contexte, il est intéressant de noter qu’au Québec, la plupart des pompiers forestiers et des gestionnaires ont une formation en foresterie. Lors de ma recherche, j’ai pu voir, par mes lectures et les cours auxquels j’ai pu assister, qu’il est enseigné aux étudiant.e.s qu’ils et elles vont devenir les expert.e.s de ce domaine, ce qui leur donne la capacité de savoir ce qu’il est bon de faire pour la forêt. Cette position est mise en opposition avec celle des simples citoyen.ne.s qui vont se baser sur leurs impressions et leurs convictions pour prendre des décisions et ne sont donc pas capables de savoir ce qui est bon pour la forêt. Un tel positionnement est cohérent avec l’idée qui domine souvent dans les sciences physiques et naturelles, c’est-à-dire qu’il existe une vérité universelle sur le monde et que la science est la seule voie pour y accéder (Latour 1999).

Cet aspect ressort également dans l’article de Zahara où l’auteur décrit que les gestionnaires et les élus de la Saskatchewan pensent que si des groupes ne sont pas d’accord au sujet de la politique qui amène à laisser les feux brûler dans la zone nordique, sauf s’ils menacent des valeurs, c’est parce qu’ils n’ont pas compris le rôle du feu dans l’écosystème (Zahara 2020). On voit encore ici cette séparation entre des personnes considérées comme des expert.e.s et les autres, considérées comme manquant d’information ou ignorant.e.s s’ils et elles ne sont pas d’accord avec les choix des expert.e.s. Un tel mode de pensée laisse difficilement la possibilité aux expert.e.s de l’épistémologie dominante de prendre en considération l’existence d’autres épistémologies. Cette situation rend ainsi difficile la prise en compte des épistémologies autochtones. Ce qui n’est pas pris en considération par les experts appartenant à l’épistémologie dominante, c’est la possibilité d’autres types d’expert.e.s, d’expertises, de savoirs, et globalement d’autres épistémologies, différentes, mais pas de moindre valeur.

Premiers peuples et feux de forêt

La situation actuelle d’injustice épistémique découle d’un long processus qui a commencé à l’arrivée des Européens dans ce qui est aujourd’hui le Canada. À cette époque déjà, les colonisateurs européens avaient des croyances et une façon d’être au monde qui les a amenés à ignorer une partie des savoirs et pratiques autochtones et à interpréter ces paysages qu’ils voyaient pour la première fois comme des paysages « naturels », dans le sens de non modifiés par des êtres humains. Ainsi la croyance que les impacts sur l’environnement n’ont commencé qu’avec l’arrivée des colons européens en Amérique du Nord a longtemps persisté (Day 1953). Pour ces raisons, les chercheurs et gestionnaires en sciences de l’environnement ont longtemps négligé l’impact des feux allumés par les peuples autochtones dans la vie des écosystèmes d’Amérique du Nord lorsqu’ils étudiaient les prairies et les forêts (Kimmerer et Lake 2001). De leur côté, les anthropologues ont longtemps négligé l’impact de ces peuples sur leur environnement à travers l’utilisation du feu, en étudiant cet élément comme une activité rituelle seulement et en se limitant à étudier l’effet de l’environnement sur les pratiques sociales et non l’inverse (Lewis 1982; Stewart 2002).

Malgré ce que ces perceptions peuvent laisser croire, les peuples autochtones de l’Amérique du Nord n’ont pas attendu l’arrivée des Européens pour comprendre le comportement du feu et ses relations aux autres éléments (humidité, nature de la végétation, vent, etc.) et développer des pratiques autour de ces savoirs (Huffman 2013; Miller etal. 2008). Au-delà de l’utilisation du feu pour la vie quotidienne et pour de nombreux rituels que je ne développerai pas ici, je vais partager des éléments qui montrent que les peuples autochtones sont porteurs de savoirs et savoir-faire sur les feux de forêt et montrer en quoi ils pourraient contribuer à atténuer les effets des changements climatiques sur les feux de forêt et contrer les injustices produites par la colonisation dans ce contexte.

Tout d’abord, ce qui est ressorti de ma recherche avec la communauté Atikamekw de Wemotaci, et que je retrouve dans des articles et conférences concernant d’autres communautés autochtones, est que le feu est vivant et doué d’agencéité : il dort la nuit, il se déplace, grandit et peut même créer ses propres phénomènes météorologiques (voir aussi Miller etal. 2010 : 2295).

Le feu est un être à la fois destructeur et source de renouvellement. Ceci découle souvent de la nature de ses relations avec d’autres entités du territoire et de sa source. Ainsi les humains ont la possibilité d’agir sur la nature du feu par certains comportements. À Wemotaci, plusieurs personnes m’ont exprimé l’idée que la relation entre humain et feu a un impact sur le comportement de celui-ci en mentionnant qu’un feu sacré lors d’une cérémonie, par exemple, n’est pas dangereux parce qu’il a été créé d’une certaine manière : « Mettons, si on veut faire une cérémonie avec le feu, le feu est contrôlé, on a des choses qu’on met dans le feu pour que le feu soit sacré. À ce moment-là ce feu-là, ce n’est pas un danger, c’est un feu qui va être bénéfique pour la personne qui l’utilise ». (Homme aîné de Wemotaci, entrevue semi-dirigée).

Selon les aînés de la Première Nation Anishnaabe de Pikangikum, la création d’un feu de forêt provoqué par la foudre implique les thunderbirds (littéralement « oiseaux-tonnerre ») qui se trouvent dans les nuages d’orages et provoquent la foudre lorsqu’iels clignent des yeux. Ainsi, il est possible d’agir sur la possibilité de déclenchement de feux en faisant des offrandes de tabac aux orages électriques pour apaiser les thunderbirds (Miller etal. 2010 : 2294‑2295).

Bien sûr, les feux restent un danger réel en forêt et plusieurs Atikamekw que j’ai rencontré.e.s en entrevue m’ont décrit des façons de se protéger du feu utilisées par leurs ancêtres avant la sédentarisation et qui ont aussi été utilisées lors du feu de 2010 par des personnes qui se sont fait surprendre par l’incendie. La stratégie consiste à se plonger dans un lac ou un cours d’eau dont la profondeur permet de se tenir debout la tête hors de l’eau et, si c’est disponible, de placer un canot retourné couvert de couvertures mouillées au-dessus de sa tête pour se protéger jusqu’au passage du feu :

Ils étaient dans le bois, eux autres, dans le temps, quand ça a passé. […] ils voyaient le feu s’en venir, ils voyaient des animaux courir. Ils étaient campés sur le long d’une petite rivière, pas trop large, là, puis, finalement, ce qu’ils ont fait : ils ont démanché leur tente, ils se sont choisi une place, pas trop creux, où les enfants pouvaient aussi être debout puis ils ont calé leur canot. Eux autres ils ont été dans l’eau, lui avait pris des couvertes, puis, là, il disait aux enfants de se tenir […] de se caler, puis il mettait la couverte dessus, puis il arrosait la couverte [avec] le canot retourné[16]. Ils étaient dans le fond pour pas qu’il s’en aille, ils étaient dedans, puis la rivière coulait. À un moment donné, les animaux sautaient, il les voyait courir, les ours, toutes sortes de bêtes. Finalement, le feu a traversé, il est passé par-dessus, ça roule quasiment, ça roulait quasiment avec la tête des arbres, surtout des résineux. C’est comme des boules, ça passe quand même rapidement. Des fois, avec les feuillus, c’est juste au niveau du sol ça progresse moins vite quand y a des feuillus, mais, là où ce qu’il était, c’était juste des résineux, ça passait vite. Ils étaient dans l’eau, puis ils ont réussi à se sauver comme ça, en ayant plongé dans l’eau, puis sauver les équipements qui étaient essentiels comme les canots. Complètement immergé dans l’eau, puis la tente également, puis les couvertes. Ils ont réussi à sauver tout ce qui est nécessaire à la survie.

Homme aîné atikamekw, entrevue semi-dirigée

Ces pratiques montrent que se protéger du feu nécessite une bonne connaissance du territoire, des points d’eau qui s’y trouvent et de la nature des arbres.

C’est grâce à ces connaissances et compétences que les hommes autochtones étaient souvent engagés dans la lutte contre les incendies par les garde-feux après la mise en place d’une lutte contre les feux de forêt par le gouvernement et l’industrie forestière. Cette attribution aux hommes spécifiquement des compétences nécessaires pour lutter contre les feux n’est pas quelque chose qui était forcément présent chez les Premières Nations (Gonzalez Bautista, 2021b). Cette exclusion des femmes et des minorités de genre a été imposée dans un contexte de colonialisme patriarcal (Green 2017) par le milieu de la gestion des feux de forêt, qui est majoritairement masculin et promeut une forme de masculinité hégémonique, qui ne laisse pas de place aux personnes qui ne présentent pas les caractéristiques de cette masculinité (Reimer et Eriksen 2018).

De nombreux hommes rencontrés en entrevue à Wemotaci me parlaient de leurs premières expériences sur des feux alors qu’ils étaient adolescents, dans les années 1950, pour les plus âgés. À l’époque, la lutte contre les feux était moins cadrée, comme nous l’avons vu, et les personnes engagées comme main-d’oeuvre complémentaire étaient souvent laissées à elles-mêmes dans des secteurs qui n’étaient pas directement dans la zone plus active de l’incendie. Les hommes autochtones pouvaient donc appliquer plus facilement leurs savoirs et pratiques. Cette implication permettait ainsi aux hommes des Premières Nations d’assurer leur rôle de protecteurs ou gardiens du territoire tout en développant des savoirs hybrides sur les feux en influençant et en étant influencés par les pratiques allochtones de lutte contre les feux :

On a toujours été présents, on a toujours été demandés, dans le temps, avant que SOPFEU existe finalement. Y avait des garde-feux, dans le temps, je me rappelle, on était jeunes, ils venaient toujours nous chercher ici. Soit qu’on y allait par la voie terrestre, par la voie des airs – en avion, hélicoptère aussi – et puis tous les feux qui étaient alentour, ils venaient nous chercher ici. […] c’est nos parents qui nous donnaient la formation [sur] le comportement du feu.

Homme atikamekw, entrevue semi-dirigée

Depuis les années 1990, l’implication des membres des Premières Nations dans la lutte contre les feux a diminué, comme nous l’avons vu, s’ajoutant aux autres contraintes qui limitent les possibilités d’action des Autochtones sur leurs territoires ancestraux.

Malgré cela, il est courant que des volontaires autochtones restent dans leur village pour le protéger du feu, malgré les ordres d’évacuer la communauté (McGee etal. 2021 : 40‑42). C’est ce qui est arrivé à Wemotaci lorsque des feux ont menacé la communauté en 1997 et 2010 et que la population a dû être évacuée à La Tuque (en 1977 ils pouvaient simplement rester pour lutter contre le feu avec les professionnels, en accord avec les procédures officielles de l’époque). Il m’a été mentionné, à de multiples reprises, que ces événements ont été des occasions pour les hommes du village d’assurer cette responsabilité de gardiens du territoire dans un contexte où ils ont peu d’opportunités pour le faire. Un homme atikamekw concluait d’ailleurs, après m’avoir partagé son expérience de travail sur les feux : « ça a été du moins une belle expérience. Moi, j’ai vu comment ça fonctionnait un feu, puis les aînés qui nous expliquaient. On avait l’impression de participer à la protection du territoire » (entrevue semi-dirigée).

En plus de ces pratiques d’extinction des feux, de nombreux peuples autochtones dans le monde utilisent les feux pour avoir un impact sur leur environnement et assurer cette responsabilité vis-à-vis du territoire (Lewis et Ferguson 1988; Berkes et Davidson-Hunt 2006; Huffman 2013; Christianson 2015). Les feux utilisés par les membres des communautés autochtones peuvent être qualifiés de brûlage culturel ou brûlage autochtone (cultural burning ou Indigenous burning) pour marquer le fait qu’ils vont au-delà de seulement brûler de la végétation, ils servent aussi la relation de soin vis-à-vis du territoire, et, pour les différencier des pratiques de brûlage dirigé ou prescrit (controled or prescribed burning) réalisé par des organismes ancrés dans l’épistémologie dominante (Lake et Christianson 2019; Zahara 2020 : 557), j’utiliserai ici cette terminologie.

Les chercheurs et chercheuses qui ont travaillé sur les brûlages culturels par les peuples autochtones dans ce qu’on connaît comme l’Amérique du Nord ont déterminé plusieurs objectifs poursuivis historiquement grâce à ces pratiques qui démontrent la maîtrise d’un ensemble de savoirs sur les feux, sur leurs actions dans le paysage et les liens complexes avec la végétation, les animaux, le climat, etc.

Ainsi, historiquement, le brûlage culturel permettait de limiter les animaux et végétaux indésirables (Day 1953; Christianson 2015) et favoriser ceux désirés (Lewis et Ferguson 1988; Miller et al. 2008) en modifiant le milieu où iels se développent. C’est par exemple le cas avec l’entretien de paysages de prairies (Lewis 1982; Christianson 2015). En complément, les brûlages culturels permettaient de créer ou entretenir des habitats favorables pour les animaux chassés et en faciliter leur chasse (Lewis 1982; Miller et al. 2008; Christianson 2015; Nikolakis etal. 2020).

Les brûlages culturels pouvaient aussi être utilisés pour faciliter les déplacements humains sur le territoire en ouvrant des passages dans les zones où la végétation était trop dense (Lewis 1982; Christianson 2015). Ils permettaient aussi de réaliser des cérémonies et de communiquer sur de longues distances (Nikolakis et al. 2020 : C). Les brûlages culturels permettaient aussi de créer des espaces de culture pour les peuples qui pratiquaient l’agriculture (Miller etal. 2008).

Les brûlages culturels avaient lieu à des périodes de l’année et des moments spécifiques où le risque de perdre le contrôle était le plus minime possible, par exemple au début du printemps alors que le sol était encore couvert de neige et les températures nocturnes encore au-dessous de zéro. Ils étaient ainsi réalisés pour limiter les risques d’incendies accidentels ou allumés par la foudre pendant la saison des feux (Lewis 1982; Christianson 2015). Ceci se fait notamment en brûlant le combustible qui pourrait potentiellement nourrir un feu accidentel en dehors des saisons chaudes et sèches favorables aux feux de forêt qui sont alors déclenchés accidentellement ou par action de la foudre (Nikolakis etal. 2020 : C).

Certaines pratiques listées ci-dessus et les savoirs reliés ont perduré jusqu’à l’époque contemporaine et ont été actualisé.e.s puisque les savoirs et pratiques sont, bien sûr, dynamiques. Cependant, il y a eu des pertes en raison de la colonisation, comme mentionné dans l’introduction.

Dans les dernières années, plusieurs voix se sont levées du côté des Autochtones, de plus en plus soutenus par les chercheurs et chercheuses de différentes disciplines, ainsi qu’une partie de l’opinion publique, pour demander le retour de ces pratiques. Ces personnes pointent le fait que leur arrêt en raison de la colonisation, autant dans ce qui est aujourd’hui le Canada que les États-Unis et l’Australie, est en partie responsable de l’ampleur des saisons des feux actuelles. Ainsi, plusieurs initiatives se développent dans ces trois pays pour raviver ces pratiques pour faire face aux saisons des feux extrêmes de ces dernières années, et ce, malgré la résistance des organismes officiels de gestion souvent basée sur un manque de confiance en d’autres systèmes de savoir dans un milieu dominé par la science.

Un article paru récemment dans la revue International Journal of Wildland Fire présente un projet de revalorisation de pratiques de brûlage culturel par les Premières Nations Yunesit’in et Xeni Gwet’in en Colombie-Britannique. Leurs objectifs vis-à-vis de la réalisation de brûlages culturels sont présentés comme étant : « (1) strengthen cultural connection and well-being, (2) restore the health of the land and (3) respect traditional laws » (Nikolakis etal. 2020 : A). On voit ainsi que les raisons contemporaines de brûlages culturels restent cohérentes avec les motivations historiques citées plus tôt tout en s’adaptant au contexte actuel où le territoire a été altéré par l’exploitation forestière, les changements climatiques et les politiques de gestion des feux centrées sur la suppression et où les Premières Nations subissent le processus colonial. Les auteurs notent dans leur conclusion l’importance de l’interrelation entre ces différentes motivations et la variété des raisons qui connectent la santé du territoire au maintien de la culture en passant par la préservation de la biodiversité, la santé de la communauté, l’empowerment et la prévention des feux non contrôlés (Nikolakis et al. 2020). Ceci montre à quel point ces pratiques liées aux feux de forêt ont un impact sur de nombreux aspects de la vie. Ce sont des pratiques qui font partie des démarches de guérison des blessures de la colonisation et, en particulier, par rapport au lien avec le territoire.

Ceci rejoint ce qui m’a été exprimé à Wemotaci. Le sauvetage du village en 1997 et 2010, parce qu’il incluait le travail de volontaires atikamekw, autant celui des hommes pour protéger le village que celui des femmes pour prendre soin de la communauté (pour plus de détail sur l’aspect genré de ces événements et le rôle des femmes, voir Gonzalez Bautista 2021b), a créé un sentiment positif, au-delà de l’événement lui-même, et a permis également des échanges intergénérationnels et avec le territoire :

Femme atikamekw (FA) 1 : le feu a aidé beaucoup la communauté, comprendre notre rôle. C’est comme si le feu avait ouvert la réconciliation dans les familles.
FA2 : Parce qu’y en a qui ont vu le feu comme si on devait se réveiller [elles acquiescent toutes], faut changer, faut commencer à faire les changements. Y en a qui l’ont vu comme ça le feu. Comme un message [pour] dire qu’y a des choses qui changent, là. Mais ils voyaient aussi l’avenir en se disant qu’il va y avoir un renouveau. « Vous allez voir les bleuets comme ça va pousser », c’est ça que les aînés disaient aussi.
FA3 : Ils disaient aussi « dépêchez-vous de pêcher un tel lac parce que là les cendres vont tomber, le poisson va mourir », ça faisait connaître la forêt. »

Femmes atikamekw, focus group

Sauver le village et faire l’expérience des liens et solidarités qui ont émergé au sein de la communauté elle-même, mais aussi avec d’autres communautés des Premières Nations, a permis un sentiment de renouveau, d’empowerment autour de l’identité (Autochtone, Atikamekw et Atikamekw de Wemotaci) et de plus grande confiance en la communauté et en ses possibilités d’avenir. Laura Niquay, artiste de Wemotaci, a composé une chanson sur ces feux intitulée Ki Otenaminode qui signifie « notre village ». Elle la termine en disant (traduction française issue du vidéo-clip) : « Ça fait deux fois que ça nous arrive. Ça fait deux fois qu’on s’en va. Ensemble, nous sommes tous fiers. Nous sommes tous forts. De notre village, notre village » (Niquay 2015), exprimant ainsi la connexion entre les feux et l’évacuation qu’iels ont provoquée avec le sentiment de fierté et de force qui a émergé du collectif, des relations entre les habitant.e.s de Wemotaci et leur village.

Épistémologies autochtones, feux de forêt et changements climatiques

Nous avons vu, au début de cet article, certaines caractéristiques de la gestion officielle des feux de forêt au Canada qui présente une gestion centralisée, des exigences de formations spécifiques, une politique de suppression des feux et de protection des valeurs, la domination des sciences et techniques, sans oublier une forme de masculinité hégémonique que j’ai mentionnée brièvement.

Ces caractéristiques, et en particulier la dominance d’une épistémologie particulière, font obstacle à l’intégration des savoirs autochtones concernant les feux de forêt et leur fonctionnement, les pratiques qui y sont liées et les personnes autochtones qui en ont l’expertise dont nous avons parlé dans la section précédente. Par le fait même, le domaine de la gestion des feux de forêt au Canada se prive de leur potentiel d’atténuation des conséquences des changements climatiques sur les cycles de feu et rate une occasion de mettre en action des ambitions de réconciliation[17] avec les peuples autochtones et de contrer les injustices de la colonisation.

Ouvrir le milieu de la gestion des feux de forêt aux épistémologies autochtones permettrait d’intégrer des pratiques de brûlage culturel et, plus globalement, les éléments d’une gestion qui n’est pas centrée sur la suppression. Ceci limiterait les risques que des feux non contrôlés deviennent trop intenses ou trop étendus. De nombreux et nombreuses Autochtones se sont d’ailleurs exprimé.e.s dans la presse pour demander le retour de ces pratiques de brûlage pour, justement, limiter l’intensité de la saison des feux. Ils sont rejoints par un nombre croissant de scientifiques et de gestionnaires non-autochtones qui voient la nécessité de sortir d’une logique unique de suppression pour éviter des incendies catastrophiques tels que ceux des dernières années (Cagle 2019; Secaira 2019; Nikolakis etal. 2020 : A; Singh 2020; Zahara 2020).

Plus globalement, impliquer les communautés des Premières Nations dans la gestion des feux de forêt serait enrichissant pour les pratiques et les politiques actuelles. Comme me l’a plusieurs fois fait remarquer un conseiller de Wemotaci, leur positionnement au coeur de la forêt leur donne une situation privilégiée pour la détection et la prévention, notamment. J’ajouterais aussi, après avoir entendu mentionnée tout au long de mon terrain l’importance de la connaissance du territoire pour la lutte contre le feu, que les relations et savoirs développés par les membres des Premières Nations — pas seulement les hommes, mais également les femmes, et les personnes ayant d’autres identités de genre comme les personnes bispirituelles par exemple — seraient très enrichissants pour développer de nouvelles connaissances et pratiques pour un domaine qui, malgré son ouverture enthousiaste à l’innovation, se restreint à ce qui est produit par l’épistémologie dominante et reste cohérent avec un contexte imprégné de masculinité hégémonique. Ceci permettrait aussi de corriger l’injustice créée par un système basé sur la protection de valeurs capitalistes et qui peut difficilement intégrer, dans son état actuel, les éléments importants pour les Premières Nations sans empirer les contraintes coloniales que celles-ci subissent encore. Il serait ainsi pertinent de favoriser le développement de politiques de gestion plus adaptées localement, découlant d’une relation particulière au territoire et ancrées dans les connaissances des expert.e.s des communautés.

Dans la mesure où la recherche universitaire fait partie de l’épistémologie dominante et est connectée au monde de la gestion des feux de forêt, il serait pertinent de mener des recherches qui diffusent la voix de ces porteurs et porteuses de savoirs et pratiques actuelles en ce qui concerne la gestion des feux de végétation par les peuples autochtones, car il y a encore trop peu de publications sur le sujet (Christianson 2015). C’est particulièrement vrai dans la région du Canada à l’est de l’Ontario où très peu de publications existent sur le sujet, alimentant ainsi l’illusion que les Premières Nations de ces territoires n’ont pas de savoirs ou de pratiques pertinentes sur le sujet des feux de forêt, ni d’intérêt à participer à ce domaine, ce qui est loin d’être le cas, comme nous l’avons vu. De cette manière, la recherche pourrait contribuer à soutenir les communautés autochtones qui souhaitent s’impliquer dans la gestion des feux de forêt et, globalement, à valoriser les épistémologies autochtones.

De telles pratiques sont nécessaires pour aider l’acceptation de la multiplicité des voix et des perspectives au sein même des peuples autochtones et de leurs épistémologies. En effet, même si des pratiques de brûlage culturel et des connaissances sur les feux de végétation se retrouvent chez de nombreuses nations autochtones, elles sont variées, car les épistémologies autochtones ne sont bien sûr pas homogènes. De la même manière que dans l’épistémologie dominante, il y a des débats, désaccords, nuances entre les expert.e.s, les scientifiques, les politiques provinciales, et autres, il y a des débats, désaccords, nuances entre les expert.e.s, les praticien.ne.s, les aîné.e.s, les hommes, les femmes et les minorités de genre au sein des épistémologies autochtones qui, elles-mêmes, sont multiples. De la même manière que l’on comprend les bénéfices d’une diversité de points de vue au sein des groupes dominants, il est indispensable d’étendre cette valorisation de la diversité des points de vue et perspectives au sein des groupes marginalisés.

Ainsi, l’implication des membres et des communautés autochtones dans la gestion des feux de forêt et de leurs épistémologies peut se faire progressivement, mais devient urgente face aux conséquences dramatiques des changements climatiques sur la saison des feux.