Corps de l’article

1. Mise en contexte : pandémie et disruption des pratiques interventionnelles et évaluatives

Historiquement, les systèmes de santé se sont principalement structurés autour de soins aigus et hautement spécialisés, offerts dans des établissements de santé, au sein d’un modèle prédominant de médecine libérale favorisant des approches paternalistes de soins et le monopole du rôle soignant (Flora et al., 2016; Pomey et al., 2015). Par ailleurs, depuis quelques décennies, une transformation s’opère en faveur de l’adoption, par les acteurs desdits systèmes, d’une posture de partenariat avec les patients à différents niveaux du système de santé (Pomey et al., 2015). Une telle posture, s’appuyant sur la reconnaissance de la pertinence et de la valeur des savoirs expérientiels des patients (Tuckett et al., 1985), en appelle nécessairement à la révision des modèles de formation des professionnels de la santé. En effet, elle implique de susciter l’engagement des patients à travers un rôle plus actif et plus important au sein de ces modèles de formation, allant au‑delà du rôle instrumental et passif qui leur a traditionnellement été imparti (Towle et Godolphin, 2011), notamment comme patients simulés dans l’enseignement de l’examen physique et d’habiletés interpersonnelles (Jha et al., 2009; Towle et al., 2010).

C’est en se fondant sur ce paradigme que notre équipe de recherche affiliée au Département de médecine familiale et de médecine d’urgence et au Vice-décanat à la pédagogie et au développement professionnel continu de la Faculté de médecine de l’Université Laval (Québec, Canada) a mis sur pied un projet de recherche visant à développer, implanter et évaluer une intervention misant sur l’engagement de patientes et patients-formateurs dans l’éducation médicale de premier cycle[1] à l’Université Laval (Québec, Canada) afin de soutenir le développement de la réflexivité chez les étudiants[2]. Cet article de réflexion vise à dégager les enjeux suscités ainsi que les principales leçons tirées du basculement en ligne de notre intervention en contexte de COVID‑19. Nos réflexions se fondent sur notre propre expérience en tant qu’équipe de recherche responsable du développement, de l’implantation et de l’évaluation de l’intervention, ainsi que sur des questionnements et préoccupations qui nous ont été communiqués par les parties prenantes à l’intervention, notamment par les patients et patientes avec qui les autrices ont développé une relation privilégiée au fil du temps.

1.1 L’intervention

L’intervention visait le cours obligatoire MED-1210 (Médecin, médecine et société II), offert à environ 200 étudiants et étudiantes de première année en médecine chaque session d’hiver (janvier à avril). Les principaux objectifs de ce cours sont de soutenir le développement de connaissances, compétences et attitudes liées à la communication et au professionnalisme, puis d’engager les étudiants dans une réflexion critique à propos de leur rôle et de leur pratique médicale future. Le cours implique des séances magistrales en grand groupe, le partage de contenus asynchrones à consulter en ligne et des ateliers de discussion modérés par des moniteurs et monitrices-médecins[3]. Ces ateliers prennent la forme d’une série de cinq séances de discussion en sous-groupes de 10 à 12 étudiants, d’une durée d’environ 2 heures chacune[4]. Dans le cadre de ces ateliers, les étudiants sont amenés à délibérer, à partir de cas cliniques fictifs, à propos d’enjeux légaux, éthiques et moraux susceptibles de se poser dans le contexte de leur pratique. Notre intervention impliquait d’inviter des dyades de patients à contribuer aux échanges délibératifs en formulant des commentaires et des questions représentant d’autres points de vue, ancrés dans leur vécu de la maladie et du système de santé. Il s’agissait de provoquer une confrontation des points de regard entre étudiants et patients, en donnant aux étudiants accès aux savoirs expérientiels des patients. Suivant la littérature, une telle intervention présente le potentiel de contribuer de façon significative à la réalisation d’apprentissages clés chez les futurs et futures médecins (Jha et al., 2009; Towle et al., 2010; Wykurz et Kelly, 2002), notamment sur le plan réflexif (Massé et al., sous presse).

Notre intervention a été développée à l’automne 2019 sur la base des résultats d’une revue rapide de la littérature (Massé et al., sous presse) et des travaux d’un comité de pilotage multipartite. Le mandat dudit comité était de coconstruire une intervention adaptée au contexte local, prenant en considération les préoccupations des acteurs impliqués (responsables du cours, moniteurs-médecins, étudiants, patients). Une implantation pilote de l’intervention devait avoir lieu dans les ateliers prévus en mars et avril 2020. Différentes initiatives ont d’ailleurs été mises en oeuvre par l’équipe de recherche au début 2020, sur la base des travaux du comité de pilotage, pour recruter, accueillir, former et accompagner les patients dans leur préparation, puis pour créer une communauté de pairs. Par ailleurs, l’intervention initialement prévue n’a jamais pu être implantée en entier étant donné la survenue, en mars 2020, de la pandémie de COVID‑19 qui a mené à l’interruption du processus d’implantation. Une fois la poussière retombée, à l’hiver 2021, les responsables du cours ont réitéré leur intérêt à ce que les patients soient intégrés dans les ateliers. Cependant, la formule virtuelle des ateliers, à travers l’utilisation des plateformes de visioconférence (ex. : Zoom, Teams), a requis du comité de pilotage qu’il révise des modalités de mise en oeuvre de l’intervention. La figure 1 présente sommairement la chronologie des évènements. Le tableau 1 fait pour sa part un parallèle entre ce qui était prévu au départ et l’intervention qui a effectivement été implantée à l’hiver 2021.

Figure 1

Chronologie des évènements

Chronologie des évènements

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C’est ainsi qu’à l’hiver 2021, 14 patients et patientes représentant une diversité de profils de santé et socioéconomiques ont repris part à l’intervention. Ils avaient été recrutés lors de la première itération de 2020 et étaient par conséquent déjà familiers avec le projet. Les critères de leur recrutement étaient les suivants : 1) détenir une expérience significative du système de santé, en tant que patient ou en tant que proche-aidant; 2) avoir la capacité de prendre du recul par rapport à sa propre expérience et de la reconsidérer de façon critique, et être à l’aise d’en discuter; 3) avoir un intérêt à participer à la formation des futurs médecins; 4) avoir la capacité de s’exprimer dans le cadre de discussions en petits groupes.

Tableau 1

Changements apportés à l’intervention pour l’adapter au contexte virtuel

Changements apportés à l’intervention pour l’adapter au contexte virtuel

Tableau 1 (suite)

Changements apportés à l’intervention pour l’adapter au contexte virtuel

* Deux des patients recrutés en 2020 se sont retirés, l’un d’eux en raison de son inconfort à participer en contexte virtuel, l’autre parce que sa condition de santé ne lui permettait plus de s’engager dans le cadre de l’intervention.

** Les moniteurs-médecins avaient la responsabilité du choix de la plateforme pour leur ou leurs groupes d’atelier. L’équipe de recherche n’avait pas d’influence sur leur décision. Il a par ailleurs été demandé aux moniteurs de fournir l’information au plus tôt aux patients pour que ces derniers puissent, au besoin, se familiariser avec la plateforme choisie avant le début des ateliers et que l’équipe de recherche puisse les accompagner en ce sens.

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Étant donné les exigences spécifiques de l’intervention, le niveau de littératie a aussi été pris en compte lors du recrutement. Les critères ont été évalués qualitativement par la première autrice dans le cadre d’entretiens téléphoniques. Le tableau 2 présente sommairement le profil des patients-formateurs ayant participé à l’intervention à l’hiver 2021. Ceux‑ci ont été conviés à une activité virtuelle d’information et d’accueil visant à leur permettre de se retrouver et de cultiver un sentiment d’appartenance au projet. Une formation obligatoire leur a aussi été offerte en ligne. Les contenus de cette formation faisaient un bref retour sur les éléments de contenu de la formation de 2020 (tenue en personne), auxquels s’ajoutaient quelques éléments d’ordre technologique. La chercheuse principale (MCT) a aussi été conviée à une séance de formation des moniteurs-médecins, développée et délivrée par les responsables du cours, et s’est vu allouer 10 minutes pour présenter l’intervention et ses répercussions sur le rôle des moniteurs dans les ateliers. Des séances de préparation entre patients, animées par la première autrice, ont aussi été organisées en ligne avant chaque atelier afin de permettre aux patients qui le souhaitaient de lire ensemble les cas cliniques, d’amorcer une réflexion collective à propos de ce que les thématiques traitées soulevaient et de jeter les bases d’un narratif à mobiliser lors des ateliers. Un babillard virtuel a en outre été mis en ligne pour permettre aux patients d’échanger entre eux à propos de leur expérience de participation. La pertinence et la valeur de la contribution des patients ont été soulignées au moyen d’une compensation financière par versement bancaire et de l’organisation d’une activité de reconnaissance en mode virtuel en fin de parcours. Chaque patient a reçu un certificat de participation par la poste (version papier) et par courriel (version PDF).

Tableau 2

Profil des patients-formateurs

Profil des patients-formateurs

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1.2 Référents théoriques et conceptuels de la réflexivité

Sur le plan théorique, notre réflexion prend assise dans les travaux de Sandars (2009) qui propose un processus réflexif récursif en trois étapes que sont : le constat (c.‑à‑d. la prise de conscience initiale de la pertinence de s’engager dans un processus réflexif face à une situation en décalage avec ses modèles mentaux usuels); le traitement (c.‑à‑d. l’initiation d’une démarche de production de sens à propos de soi et de la situation); puis la considération des implications pour l’action (c.‑à‑d. le réinvestissement de l’exercice de réflexion dans l’action). Notre conception théorique de la réflexivité est complétée par la proposition de Fook et Gardner (2007). Ces auteurs soutiennent que la construction de connaissances inscrite dans un processus réflexif se trouve médiée par 1) « the lenses through which we experience our world » (p. 28), c’est-à-dire qui nous sommes comme individu sur le plan physique et social, puis 2) « historical and structural contexts » (p. 30). La figure 2 propose une schématisation de la conception de la réflexivité mobilisée.

En cohérence avec cette conception de la réflexivité, il apparaît que le basculement en ligne représente l’un de ces facteurs issus d’un contexte éducationnel plus large pouvant potentiellement influencer la capacité de l’intervention d’engagement des patients présentée ci‑haut à enclencher le processus réflexif par la rencontre d’une diversité de perspectives (le constat). Des auteurs ont d’ailleurs postulé la contribution de l’usage étendu des technologies à la fragilisation des conditions de construction de l’esprit critique par l’éducation (Hétier et Blocquaux, 2021). La présente réflexion voudra ainsi mettre au jour les enjeux liés au basculement en ligne qui, dans notre propre contexte interventionnel, nous semblent avoir influencé cette interface entre l’intervention et ses effets réflexifs attendus.

Figure 2

Conception de la réflexivité

Conception de la réflexivité

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2. Les enjeux et les leçons tirées du passage en ligne de l’intervention pédagogique

2.1 Les enjeux d’accès équitable à l’espace participatif

Pour que la participation des patients et le partage de leurs savoirs expérientiels mènent à l’éveil des étudiants et déclenchent un processus de questionnement fondamental (le constat), il faut nécessairement que les patients puissent accéder à l’espace participatif. Bien que cette condition apparaisse comme une évidence, des constats tirés de notre expérience expliquent comment plusieurs éléments contextuels et structurels liés au passage en ligne se répercutent de façon négative sur l’accès équitable des patients à l’espace participatif. Le tableau 3 présente un sommaire de ces enjeux et des recommandations que nous formulons à l’issue de notre expérience interventionnelle.

2.1.1 Les enjeux liés à la balance inégalitaire des pouvoirs

L’exclusion des patients de l’espace participatif en temps de crise

Un premier enjeu soulevé par l’équipe de recherche réfère au fait que le premier réflexe des responsables du cours et des moniteurs-médecins face à la pandémie de COVID‑19 et aux contraintes qui en découlaient sur le plan pédagogique a été d’exclure les patients de l’espace participatif, du moins temporairement. En effet, le choix a été fait, à l’hiver 2020, d’interrompre l’implantation de l’intervention et d’annuler la participation des patients aux ateliers pour se concentrer sur les contenus éthiques et législatifs formels prévus au plan de cours. Le retour aux schémas éducatifs traditionnels que permettait l’annulation de la participation des patients a ainsi été conçu par les décisionnaires comme un moyen de réduire le fardeau associé au passage en ligne des ateliers, puis de limiter le stress et l’incertitude dans un contexte d’urgence. La littérature scientifique suggère d’ailleurs que, de façon générale, les principaux défis à l’engagement des patients, du point de vue des décideurs, résident dans la perception de la charge qui y est associée (Carroll et al., 2017; Domecq et al., 2014). Cela dit, comme nous l’avons argumenté ailleurs (Massé et al., 2021), une telle exclusion s’avère symptomatique de disparités de pouvoir qui sont persistantes en éducation médicale et qui mènent à la disqualification des savoirs expérientiels des patients (Bleakley et al., 2011; Sharma, 2018). En effet, face à l’adversité, la contribution des patients aux ateliers délibératifs, fondée sur les savoirs développés au fil de leurs expériences de la maladie et du système de santé, a été jugée non essentielle et a donc été exclue du curriculum en faveur de savoirs professionnels formels détenus par les moniteurs‑médecins.

Tableau 3

Enjeux d’accès équitable à l’espace participatif et recommandations

Enjeux d’accès équitable à l’espace participatif et recommandations

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L’enjeu est central dans un contexte où l’on souligne le caractère impératif du développement d’une pédagogie renouvelée afin de favoriser la formation de professionnels de la santé réflexifs, empathiques et socialement responsables (Halman et al., 2017; Whitehead et al., 2014). Selon les auteurs, une telle pédagogie s’oppose aux schémas traditionnels dominants de formation par compétence qui tendent à réduire les apprentissages à une série de comportements et de compétences mesurables (Halman et al., 2017). Voyant l’accès aux savoirs expérientiels des patients comme un moyen prometteur d’aspirer à de tels idéaux pédagogiques en santé, nous entrevoyons la pertinence d’entreprendre des démarches réflexives à l’échelle tant individuelle (chez les pédagogues) qu’organisationnelle pour prendre conscience des enjeux de pouvoir en santé, les reconsidérer, puis favoriser l’intégration pérenne et essentielle de l’engagement des patients dans nos établissements d’enseignement de la médecine.

Les rapports de domination et de pouvoir systémiques propres à l’institution universitaire

Dans le même ordre d’idées, certains auteurs ont documenté les « rapports de domination et de pouvoir systémiques qui sont imbriqués dans toutes les facettes de l’institution universitaire » (Beaupré-Lavallée, 2021). Dans le contexte de notre intervention, ces rapports se sont traduits par la remise en question, par certains patients, de la légitimité de leur participation à l’enseignement universitaire et de leur capacité à contribuer de façon significative dans un milieu au sein duquel les savoirs expérientiels ont historiquement été disqualifiés. Alors que le stress et l’incertitude liés au sentiment de non-légitimité ont été mitigés par une participation en ligne qui n’imposait pas une présence physique entre les murs de l’établissement, il n’en demeure pas moins que ce constat remet en question la relation de l’Université à la société civile et aux communautés qu’elle sert et impose d’engager une réflexion sur l’engagement social de l’institution universitaire.

2.1.2 Des barrières structurelles à l’accès équitable des patients à l’espace de participation

Les inégalités numériques

Le maintien de la participation des patients en contexte virtuel soulève lui aussi son lot d’enjeux pratiques qui concernent notamment l’inclusion d’une diversité de patients dans les processus de coconstruction des savoirs en éducation médicale. En effet, les inégalités numériques font en sorte que certains groupes de patients pourraient se voir exclus des espaces de participation du fait d’un accès restreint aux équipements technologiques requis ou d’un faible niveau de littératie numérique, et ce, tout spécialement en contexte pandémique (Beaunoyer et al., 2020). Le fait que notre intervention se veuille inclusive et ait ainsi soutenu la participation de personnes en situation de pauvreté, prestataires des programmes d’aide sociale ou de solidarité sociale, explique notre préoccupation en ce sens. En effet, l’inclusion de patients en situation de vulnérabilité sociale nous apparaît comme porteuse d’apprentissages fondamentaux liés aux enjeux de santé découlant du contexte de vie de ces personnes et aux compétences sociales, culturelles et structurelles requises pour fournir des soins adéquats pour tous. Dans le contexte d’une intervention visant le développement de la réflexivité, leur participation s’avère d’autant plus pertinente au constat de la distance sociale qui sépare leur réalité de celle des étudiants en médecine, souvent issus de familles aisées et éduquées. Des stratégies ont donc été mises de l’avant par l’équipe de recherche pour atténuer l’effet des inégalités d’accès et de littératie numériques et éviter que l’intervention en ligne ne contribue à la tendance soulignée entre autres par Sharma (2018), menant à favoriser la participation de patients bien nantis, éduqués et privilégiés.

Concrètement, nous avons développé un partenariat avec les services technologiques de notre établissement universitaire dans le but d’instaurer un service de prêt d’équipement technologique récent, prenant en charge adéquatement les différentes applications de visioconférence. Nous avons aussi développé et diffusé aux patients des capsules vidéo les accompagnant dans l’utilisation des plateformes de visioconférence. De plus, un membre de l’équipe de recherche a été mobilisé pour dénouer les difficultés technologiques expérimentées par les patients, notamment au moment de la connexion aux ateliers.

La rigidité des processus administratifs dans nos établissements universitaires et les barrières financières à la participation en ligne

Dans le même ordre d’idées, nous soulignons un enjeu lié à la rigidité des processus administratifs mis en oeuvre dans nos établissements universitaires. En particulier, rappelons que lors de la première mise à l’essai de l’intervention en présentiel, en 2020, l’équipe de recherche prévoyait verser aux patients les compensations financières en argent comptant, sur place, dès la fin de leur atelier. Le format virtuel adopté par défaut en 2021 a contraint l’équipe à fonctionner par versements bancaires, les règles administratives de l’établissement n’offrant pas d’autres possibilités. Pour les personnes recevant des prestations des programmes d’aide sociale ou de solidarité sociale, le fait d’ainsi recevoir une compensation par versements bancaires récurrents peut être à la source de différents problèmes notamment associés à la réduction des prestations qui leur sont versées lors du dépassement d’un montant mensuel maximum reçu en dons, cadeaux, salaires et autres compensations, en vertu de la Loi sur l’aide sociale (Porter, 2019). Cette façon de faire impose aussi aux patients de fournir leurs informations personnelles à l’établissement (numéro d’assurance sociale, adresse postale, coordonnées bancaires, etc.), ce qui peut en soi éveiller leur méfiance et nuire au maintien de liens de collaboration efficaces avec l’Université.

Afin de limiter les conséquences financières pour les patients concernés, l’équipe a développé un mécanisme manuel de gestion d’un calendrier de versements assurant l’étalement des versements dans le temps. Ceci souligne par ailleurs la nécessité de reconsidérer et de revoir les politiques institutionnelles pour soutenir adéquatement la participation de patients issus de diverses réalités sociales pour que, quel que soit le contexte, nos façons de faire ne constituent pas des barrières à la participation de certains groupes à la coconstruction de savoirs en éducation médicale. Concrètement, cet exercice pourrait permettre un choix flexible parmi plusieurs types de compensations, afin de s’adapter aux réalités, contraintes et préférences des personnes (argent comptant, versements bancaires, chèques, cartes-cadeaux ou autres). Cette nécessité de revoir les politiques institutionnelles pour plus d’équité dans les processus participatifs a été aussi soulignée par d’autres auteurs, dont Loignon et al. (2019).

Pour réduire les barrières financières à la participation des patients en contexte virtuel, l’équipe de recherche leur a aussi offert un soutien au déboursé des frais supplémentaires de connexion Internet occasionnés par la participation. De même, le matériel imprimé nécessaire à la participation a été transmis par la poste aux personnes qui en ont fait la demande.

Les barrières physiques à l’accès aux espaces de participation

Toujours sur le plan de l’accès aux espaces participatifs, soulignons que certains patients en situation de handicap ont, dans notre contexte interventionnel, indiqué que le passage en ligne leur ouvrait un monde de possibilités en ce qui a trait à la participation. Par exemple, pour les personnes présentant un handicap physique limitant leur mobilité, le basculement en ligne éliminait les obstacles liés aux déplacements (recours au transport adapté, difficultés d’accès à certains lieux en fauteuil roulant, etc.). De même, pour les personnes présentant un handicap auditif, le fait de participer sur les plateformes de visioconférence permettant une gestion personnalisée du volume de l’audio et l’usage d’un casque d’écoute pour réduire le bruit ambiant s’est avéré facilitant. Bien que ces éléments puissent à première vue apparaître comme des avantages du basculement en ligne de l’intervention pédagogique, ils sont symptomatiques de barrières récurrentes d’accès aux espaces physiques de participation (ici, aux lieux de pédagogie) pour les personnes en situation de handicap. Encore une fois, cet enjeu souligne la nécessité de reconsidérer et de revoir les politiques institutionnelles pour soutenir adéquatement la participation de patients présentant différentes situations de santé et de handicap, puis de proposer des lieux physiques adaptés, exempts de barrières physiques à la participation.

2.2 Les enjeux touchant la relation pédagogique entre patients et étudiants

Une fois les lieux pédagogiques investis par les patients-formateurs, bon nombre d’enjeux persistent au moment d’établir, à distance, une relation pédagogique dialogique et riche, favorable au partage par les patients d’expériences sensibles suscitant l’engagement des étudiants dans un processus réflexif. Le tableau 4 présente un sommaire de ces enjeux et des recommandations que nous formulons à l’issue de notre expérience interventionnelle.

Tableau 4

Enjeux liés à la relation pédagogique et recommandations

Enjeux liés à la relation pédagogique et recommandations

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2.2.1 La déshumanisation des échanges

Un premier enjeu touchant la relation pédagogique concerne la déshumanisation des échanges ayant cours dans les ateliers virtuels. Notamment dans les ateliers où la délibération s’est entièrement déroulée avec l’ensemble du groupe (sans subdivision en sous-groupe), le format virtuel semble avoir nui à la création d’un sentiment de proximité entre les personnes. Ceci s’est traduit par des échanges plutôt formatés et impersonnels où les interventions se sont enchaînées en réponse à une question ou à un commentaire du moniteur-médecin, sans qu’un réel dialogue s’établisse. Dans ces ateliers, les étudiants étaient peu portés à questionner directement les patients concernant leur situation de santé et leur expérience ou à partager leurs propres expériences de vie en vue d’alimenter une réflexion collective propice au questionnement critique, à la réflexion et à la coconstruction de savoirs.

De plus, l’usage des plateformes de visioconférence a fait en sorte de limiter l’accès au langage non verbal des participants. Conséquemment, il a limité la capacité des patients à observer comment leur contribution était reçue et si elle suscitait un réel intérêt chez les étudiants. Les enjeux de temps[5] laissaient aussi peu de latitude aux moniteurs qui auraient voulu créer au sein des ateliers des espaces d’échanges entre étudiants et patients concernant la pertinence et l’intérêt de leur contribution et de potentielles pistes d’amélioration. Ceci a généré chez certains patients un sentiment d’insécurité quant à leur capacité à bien remplir le mandat réflexif qui leur était imparti. De même, certains ont exprimé une certaine insatisfaction face à la démarche de délibération s’étant établie dans leur groupe, peu en phase avec leurs attentes de coconstruction de savoirs dans une perspective de mutualité dynamique et synergique.

Au regard de ces enjeux, notre expérience nous conduit à recommander des ateliers de discussion en très petits groupes (5 à 6 étudiants avec un ou quelques patients), pour que s’établissent des échanges plus significatifs et engageants entre les personnes, puis que les patients se sentent à l’aise d’exprimer des réflexions et questionnements fondés dans des expériences sensibles, susceptibles de générer un constat réflexif. De même, notre expérience souligne l’intérêt de privilégier un style d’animation démocratique, usant de méthodes pour niveler les inégalités de pouvoir entre les participants et établir un climat propice à un dialogue ouvert (pour des exemples de telles méthodes d’animation, voir notamment Collectif VAATAVEC, 2014). Il apparaît aussi pertinent d’ajuster le rythme des séances afin de laisser de l’espace à l’informalité numérique, pour permettre aux personnes de faire plus ample connaissance et de créer des liens significatifs (ex. : démarrer la réunion virtuelle avant l’heure ou la laisser ouverte après l’heure prévue, proposer des activités brise-glace récurrentes). Dans le cadre de l’intervention, à défaut de pouvoir offrir aux patients un lieu destiné à la socialisation et à l’échange sur le campus, comme prévu en 2020, ce soutien à l’informalité numérique a aussi été assuré hors des ateliers par la mise en ligne par l’équipe de recherche d’un babillard virtuel visant le partage entre patients des expériences positives et des défis liés à la participation. Les séances de préparation ont aussi joué un rôle de débreffage et de validation entre pairs. Notre expérience nous permet par ailleurs de suggérer que la formation des moniteurs-médecins intègre explicitement ces préoccupations liées à la déshumanisation dans la mesure où, dans le contexte de notre intervention, ceux‑ci jouent avec les responsables du cours un rôle de leadership dans la conception pédagogique de leurs ateliers.

2.2.2 La confidentialité des expériences sensibles partagées par les patients

Dans un contexte de participation en ligne, certains patients ont aussi soulevé un enjeu de confidentialité des expériences partagées. Alors que leur mandat requérait souvent le partage de narratifs sensibles liés à leur expérience de la maladie et du système de santé, l’usage des plateformes de visioconférence ne leur permettait pas de savoir qui écoutait hors du champ de la caméra (ex. : conjoint, enfants, colocataire). Pour certains patients, cet élément a provoqué un certain malaise et une diminution de l’engagement envers l’expérience de participation. Notre projet suggère ainsi l’adaptation des règles de nétiquette dans un contexte comme le nôtre pour imposer aux participants, par exemple, le port d’un casque d’écoute. En outre, une telle remise en question des règles de nétiquette s’avère cohérente avec les exigences du secret professionnel et de confidentialité avec lesquelles les futurs médecins ont à se familiariser en cours de formation (Graham, 2006). D’ailleurs, bien que cet aspect n’ait pas été formalisé dans le cadre de l’intervention, certains moniteurs-médecins, au constat du partage par certains patients d’expériences particulièrement sensibles, ont cru bon de souligner aux étudiants de leur groupe l’impératif de confidentialité. Ceci suggère la pertinence que les moniteurs-médecins, lors de leur formation, soient sensibilisés à ces enjeux et guidés dans le choix de solutions adaptées.

2.2.3 La fatigue Zoom et l’engagement des parties dans le processus de participation

Un autre enjeu que nous souhaitons souligner relève du syndrome de « fatigue Zoom » occasionné par l’usage croissant et prolongé des plateformes de visioconférence (Bailenson, 2021). Dans la mise en oeuvre de l’intervention d’engagement des patients, il est apparu incontournable à l’équipe de recherche de mettre en place les mesures nécessaires pour limiter les répercussions de cette fatigue cognitive sur les patients-formateurs. Nous avons, par exemple, revu et condensé les contenus à présenter lors de la formation obligatoire (90 minutes en ligne plutôt que 3 heures en présentiel). Aussi, lors de l’ensemble de nos activités (formation, préparation entre pairs, reconnaissance, etc.), nous avons systématiquement planifié des temps de pause hors ligne plus fréquents et suffisamment longs. Enfin, dans le but de favoriser une prise de décision éclairée au moment d’inviter les patients à considérer la possibilité de participer à plus d’un atelier dans la même journée, nous avons pris soin de les informer de l’existence et des répercussions potentielles de ce syndrome.

Par ailleurs, à notre connaissance, aucune exigence ou recommandation relative à la gestion du temps d’écran n’a été formalisée auprès des moniteurs, responsables de l’organisation et du déroulement des ateliers. En outre, certains patients participant à des ateliers en soirée ont observé une diminution de l’engagement des étudiants dans les discussions délibératives. Potentiellement associé à un certain niveau de lassitude à l’issue d’une journée de cours à distance, un tel désengagement présente le potentiel de nuire au développement de la relation d’apprentissage recherchée dans le contexte d’une intervention comme la nôtre et à la production de ses effets réflexifs attendus. Nous soutenons par conséquent que l’information concernant l’existence et les répercussions de ce syndrome devrait être largement diffusée auprès des pédagogues afin qu’elle soit prise en compte dans la structuration d’initiatives pédagogiques virtuelles. Cela dit, dans le contexte de notre intervention, les enjeux de temps (voir note 6) laissaient aussi peu de latitude aux moniteurs soucieux de mettre en oeuvre des stratégies de gestion du temps d’écran des participants. Nous recommandons donc particulièrement que le rythme des séances soit ajusté pour prendre en compte les enjeux liés au syndrome de fatigue Zoom et permettre la mise en oeuvre de solutions efficaces et adaptées de gestion du temps d’écran.

Conclusion

L’engagement des patients dans la formation en santé et, plus spécifiquement, dans l’éducation médicale demeure une pratique relativement émergente et sous-documentée, au détriment de notre compréhension de ses avantages, de ses conditions de succès et des enjeux liés à sa mise en oeuvre. Très peu d’études se sont intéressées à la contribution des patients au développement de la réflexivité chez les futurs médecins. Dans le cadre de cet article, nous avons spécifiquement voulu mettre en lumière les enjeux liés au basculement en ligne de l’intervention d’engagement des patients dans l’enseignement médical de premier cycle à l’Université Laval ayant pu se répercuter sur la production des effets réflexifs attendus de cette pratique pédagogique. L’importance de ces enjeux se mesure au fait que l’engagement des patients dans l’enseignement médical représente un moyen de reconnaître la valeur d’une diversité de savoirs complémentaires dans le domaine médical, et de remédier aux disparités de pouvoir qui y sont omniprésentes. La réflexion proposée souligne comment le format virtuel impose aux pédagogues et aux décideurs d’adopter une approche réflexive et sensible afin de soutenir de façon adéquate tant l’atteinte d’effets réflexifs chez les étudiants que le vécu d’une expérience de participation positive par les patients. Nous estimons que ces réflexions peuvent être utiles à la planification et à l’implantation d’initiatives d’engagement des patients en format virtuel en éducation médicale, dans des contextes éducationnels comparables au nôtre. L’article pourra aussi soutenir la réflexion sur le co-enseignement et sur la transition de formation présentielle à virtuelle plus largement en contexte post-COVID, alors que plusieurs stratégies et outils technologiques nouvellement mobilisés dans l’enseignement pendant la pandémie (notamment le recours aux plateformes de visioconférence) constituent désormais des pratiques courantes de pédagogie.