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Notre article porte sur l’édifice de HEC Montréal construit en 1995[1]. L’intérêt d’étudier ce bâtiment est double : 1) cet édifice, le « chef-d’oeuvre[2] » de Dan Hanganu, est le plus remarquable et le plus convivial du campus de l’Université de Montréal (Marsan, 2017) ; 2) il incarne une nouvelle tendance avec le choix d’un architecte-star et d’une architecture audacieuse, que d’aucuns identifient comme postmoderne, dans la construction récente d’édifices universitaires ; il est, avant, pendant et après sa construction, l’objet d’une vive controverse.

Dans son étude « Places for learning economics and finance », Lagueux (2010) observe cette nouvelle tendance pour plusieurs écoles de gestion aux États-Unis et au Canada au cours des deux dernières décennies. Les « facteurs explicatifs » d’une telle tendance sont, selon lui : d’abord les dons importants qu’obtiennent les écoles de gestion du milieu des affaires et qui permettent entre autres d’engager des architectes prestigieux (« outstanding ») ; ensuite l’augmentation « formidable » de la clientèle, ce qui est associé à ce que Lagueux appelle le développement concurrentiel du néolibéralisme » ; enfin, des gens d’affaires qui sont « naturellement » préoccupés par la gestion (management) et le prestige de leurs propres bâtiments ; une compétition de plus en plus grande entre les écoles de gestion afin d’attirer les meilleurs étudiants et les meilleurs chercheurs et professeurs. Ces mêmes « facteurs » entrent vraisemblablement en jeu dans la construction du bâtiment des HEC, mais probablement, c’est notre hypothèse, d’une façon différente. i.e. moins évidente, pour HEC Montréal.

En plus du choix de l’architecte et du type d’architecture (le postmodernisme), Maurice Lagueux tient compte, dans son étude, des « mutations » des campus universitaires au cours des dernières décennies. Les autres thèmes ou enjeux qu’il aborde sont les dilemmes éthiques, les rapports à la communauté avoisinante (les relations « town/gown[3] »), l’engagement écologique, le rôle de l’intercommunication et la densification et les aléas de la notion de « campus » (Lagueux, 2021). À l’exception des dilemmes éthiques (qui sont abordés par Lagueux d’un point de vue philosophique), nous aborderons largement dans notre étude les mêmes thèmes et enjeux. À ceux-ci, nous ajouterons celui des usages et des modes d’appropriation des lieux et des espaces dont : 1) Planification et réalisation du projet de construction, localisation et insertion du bâtiment sur le campus, consultation, financement ; 2) Choix de l’architecte ; 3) Vie universitaire et scientifique : organisation des espaces et des locaux (auditorium, salle de classe, laboratoires, bibliothèques, etc.) ; 4) Esthétique. Formes, couleurs, matériaux. Symboles. Décoration et intégration d’oeuvres d’art ; 5) Accès, circulation et communication. Aération et luminosité ; respect de l’environnement et développement durable ; 6) Usages et mode d’appropriation des lieux et des espaces.

Problématique. L’architecture, un phénomène social

Il est incontestable que les espaces que nous occupons et les édifices dans lesquels nous habitons ont une « influence » sur nos modes de vie, voire sur nos modes de pensée. Plusieurs auteurs, dont entre autres Émile Durkheim (1969 [1897]), le philosophe américain John Dewey (1933, p. 22), l’architecte américain Frank Lloyd Wright ([1953] 1982) n’ont pas hésité à parler de l’architecture comme d’un phénomène social.

Dans le cas des lieux du savoir, il semble bien que l’encadrement physique de la recherche et de l’enseignement, avec les bureaux, les laboratoires, les ateliers, les salles de classe, les auditoriums, etc., a une influence sur les modes d’apprentissage et d’interactions, y compris en science, comme le montrent divers auteurs (Edwards, 2000 ; Galson et Thompson, 1999 ; Levingstone, 2003 ; Lipsky, 1992, Pearman, 2002, Pestres, 1990, 1997). Par ailleurs, les travaux que dirige Christian Jacob[4] se sont structurés autour de la question centrale suivante : « Comment les savoirs en viennent-ils à faire corps et à “faire lieu”, à être partagés dans des collectifs, à organiser des territoires ? » (Jacob, 2007, p. 20) En d’autres mots, les savoirs disciplinaires ne peuvent « faire institution » qu’à la condition de « faire lieu » en s’enracinant et en se matérialisant dans des dispositifs architecturaux et mobiliers.

Comme le montre Pierre Bourdieu dans ses premiers travaux sur la maison kabyle (1972), l’inscription dans l’espace structure toute activité sociale. Dans la postface pour la traduction française de l’ouvrage classique de Panofsky, il note que, dans la société moderne, « les affinités profondes qui unissent les oeuvres humaines (et bien sûr, les conduites et les pensées) trouvent leur principe dans l’institution scolaire investie de la fonction [...] de transformer l’héritage collectif en inconscient individuel et commun » (Bourdieu, 1967, p. 148). Et, parlant de l’université comme de « la skolè faite institution », il soutient qu’elle se caractérise par l’« enfermement scolastique », comme on le voit dans les hauts lieux de la vie universitaire que sont, en Angleterre, Oxford et Cambridge et, aux États-Unis, Yale. Ce sont des ensembles de bâtiments (ou campus », du mot latin qui désigne un champ, i.e. un endroit champêtre), qui sont « des mondes clos [...] arrachés aux vicissitudes du monde réel » (Bourdieu, 1997, p. 67). Pour l’étude de l’architecture en général et celle des universités en particulier, les travaux de Bourdieu (1990) sont, comme le montrent Helena Webster (2111) et d’autres chercheurs (Dovey, 2008 ; Lipstadt, 2003 ; Stevens, 2002), d’une très grande pertinence.

Ce qui fait un campus ou un bâtiment universitaire, c’est l’articulation, chaque fois locale, de représentations (valeurs et idéaux), d’espaces physiques, d’instruments (tableaux, microcosmes électroniques, ordinateurs, etc.) et de collectivités (étudiants, professeurs et chercheurs, employés, administrateurs, haute direction). Tout cela donne une forme spécifique à chaque « fabrique de savoir » comme lieu de recherche, de formation et d’appartenance : c’est tantôt le monastère et son quadrangle, tantôt le campus comme « ville en miniature », tantôt la mégastructure.

Enfin, les espaces et les édifices sont en quelque sorte des « outils » de contrôle – comme le modèle panoptique de Jeremy Bentham fort bien analysé par Foucault (1975) ou le modèle de gouvernance territoriale qu’a été le Canal du Midi (Mukerji, 2009). Il n’en va pas autrement pour les campus et les bâtiments universitaires, avec leurs portails et leurs clôtures (Strange et Banning, 2001). Peut-être moins aujourd’hui qu’hier, tout enseignement, y compris l’enseignement universitaire, repose sur la surveillance et la discipline, mais s’il y a une préoccupation qui est de plus en plus importante c’est celle de la sécurité (gardiens, caméras, nombre de portes).

Les dispositions culturelles (ou habitus), tout comme d’ailleurs les représentations (valeurs et idéaux, symboles), ne peuvent donc faire corps avec les personnes que par l’intermédiaire des objets que l’on manipule et des lieux que l’on fréquente : intimité propice à l’étude et à la méditation, érudition et culte du livre, minutie et souci du détail, généralité et synthèse, collégialité, travail en équipe dans un laboratoire, élitisme. L’habitus universitaire ou scientifique, comme schème de perception et d’action, se fait en quelque sorte non seulement corps mais aussi lieu : la bibliothèque, l’atelier, le laboratoire. Quant aux éléments architecturaux, ils deviennent souvent des symboles forts : par exemple, la grande tour centrale de l’Université de Montréal ou, comme nous le verrons pour l’École des HEC, la colonnade.

L’architecture est souvent dite, de manière générale, « fonctionnelle » ou « fonctionnaliste », mais il y a, selon les époques ou pays, différents types d’architecture : classique, néoclassique, moderne, brutaliste, etc. Dans les années 1980-1990 émerge un nouveau type d’architecture qui fait l’objet d’une grande controverse et dont l’architecte américain Robert Venturi est habituellement considéré comme le précurseur : il s’agit du postmodernisme, qui devient rapidement l’objet de vives controverses. La définition de cette nouvelle tendance, un mouvement peut-on corriger, peut varier d’un théoricien à l’autre et qui se caractérise grosso modo par l’éclectisme avec le retour à l’ornement ou aux décorations (couleurs), à la composition hiérarchisée et aux asymétries, en critique au dénudement formel du modernisme. Au Québec, la question d’un tel étiquetage va se poser, mais comme on le verra pour l’édifice de l’École des HEC conçu par Dan Hanganu, d’une façon ironique peut-on dire.

Les sciences sociales n’échappent pas à ce mouvement, mais on parle moins de postmodernisme que de postmodernité : ce sont les sociétés contemporaines qui, souvent baptisées de sociétés modernes avancées (Giddens), hypermodernes ou postindustrielles (Touraine), sont qualifiées par certains sociologues de postmodernes (Maffessoli, 2003) : culte du présent, fragmentation de l’individu et démultiplication des identités, désagrégation des repères culturels, etc. En sociologie de l’architecture, une spécialité faiblement développée dans la discipline, les points de vue s’opposent rapidement : certains défendent le postmodernisme (Freitag, 1992), d’autres le critiquent (Sarfatti Larson, 1993).

L’université, comme communauté et comme lieu de production et de diffusion, se voit aujourd’hui confrontée à de nouveaux enjeux, par exemple celui de l’innovation technologique, et à de nouvelles façons de transmettre la connaissance (nouvelles technologies de communication) et d’organiser l’enseignement (dont l’enseignement à distance) et la recherche (travail en réseau, interdisciplinarité, partenariat université-industrie-gouvernement) (Gibbons et al., 1994). La seule mise en place de l’enseignement et du travail à distance va modifier profondément le rapport (usages, etc.) que les étudiant.e.s, les membres du personnel et les professeur.e.s vont entretenir avec campus et édifices universitaires.

Enfin, pour l’organisation des campus et la construction des bâtiments, apparaissent de nouvelles exigences, que ce soit le respect de l’environnement, la consultation des usagers et des riverains, le souci de la créativité (dans le choix de l’architecte, qui est aussi un artiste), la recherche d’une image de marque (branding). Sans oublier que de nouvelles possibilités se sont ouvertes pour l’architecture et qu’au cours des deux dernières décennies, les audaces architecturales se sont multipliées, suscitant souvent, dans le milieu universitaire et dans la population, des controverses. Ces innovations spectaculaires en architecture contribuent-elles, peut-on se demander, à favoriser la mission scientifique de l’université ?

C’est le propre de tout immeuble innovateur que de donner lieu à des controverses. Il y a la question des coûts et du mode de financement, celle aussi de la protection du patrimoine – le nouvel immeuble s’intègre-t-il bien au campus ? –, enfin celle, plus d’actualité, du respect de l’environnement et du développement durable.

Mais s’il y a une question qui fait, aujourd’hui comme hier, l’objet des controverses architecturales les plus vives, c’est celle de l’usage des bâtiments : l’architecture d’un immeuble est-elle, se demande-t-on, susceptible de faciliter ou de gêner la recherche et l’enseignement qui doit y prendre place ? Toute la question est aujourd’hui de savoir si l’introduction des nouvelles technologies, l’apparition de nouveaux instruments de recherche et le développement de l’interdisciplinarité changent l’organisation sociale et spatiale de l’enseignement et de la recherche.

L’architecture et l’organisation du campus « répondent » à un grand nombre d’exigences, allant des budgets disponibles aux normes de construction, en passant par les demandes des « clients » qui, dans ce cas-ci, ne sont pas à proprement parler les propriétaires des bâtiments, mais les administrateurs et les usagers. Mais si un campus ou un bâtiment universitaire a une spécificité, c’est d’être un lieu dédié à la recherche et à l’enseignement. Toute la question est de savoir comment l’idée que l’on se fait – la mission – d’une université ou d’une école universitaire « se cristallise » dans un support matériel, contribuant ainsi à maintenir ou améliorer sa position dans le champ universitaire.

Enquêtes

Nous avons, pour notre part, mené des études sur l’architecture de diverses institutions universitaires québécoises, principalement à Montréal (Fournier, 1990 ; 1991 ; Fournier et Antonat, 2014) : d’abord, la construction de l’Université de Montréal sur la Montagne, dont Ernest Cormier est l’architecte, et l’Institut du cancer de Montréal, et ensuite l’UQAM comme université nouvelle au centre-ville (Fournier et Antonat, 2014)[5]. À ce programme d’étude ont été associés d’autres chercheurs, dont Maurice Lagueux, et des étudiant.e.s, en particulier Dan Antonat (Antonat, 2011 ; Fournier et Antonat, 2014).

Pour notre étude sur HEC Montréal, nous avons adopté les mêmes démarches que celles empruntées dans nos études antérieures : collecte de données statistiques (évolution du corps professoral et de la population étudiante) ; consultation des archives (procès-verbaux de réunions, rapports divers, correspondance) et d’articles de journaux et de magazines, etc. ; enfin, entrevues semi-formelles (avec schéma d’entrevue) avec des experts en matière d’architecture (3) dont l’architecte Dan Hanganu, des membres du corps professoral (10), du personnel (8) et de l’administration (2), de même qu’avec des responsables des associations étudiantes (3) ; des observations « sur le terrain » ainsi que des discussions informelles avec des groupes de 4-5 étudiant.e.s du premier cycle réuni.e.s à la cafétéria (20). Enfin, nous avons réalisé un sondage en ligne auprès des étudiant.e.s des cycles supérieurs (75) (Antonat, 2011).

Quelques éléments d’histoire : les principales constructions

Première étape : Dès 1906, l’Université McGill crée un Département de commerce au sein de la Faculté des Arts. L’année suivante, en 1907, l’École des HEC est fondée sur le modèle de HEC en France, une des grandes écoles françaises créée en 1881. Il s’agit d’une école autonome qui est administrée par une Corporation. Elle sera affiliée à l’Université de Montréal à partir de 1915. L’Université de Montréal est fondée en 1878 et est d’abord une succursale de l’Université Laval ; le 8 octobre 1895, elle ouvre ses portes dans un nouvel immeuble, rue Saint-Denis (où se trouve aujourd’hui le pavillon Hubert-Aquin de l’Université du Québec à Montréal). En 1920, l’Université de Montréal devient une institution autonome avec sa charte civile provinciale. Sa devise est : Fide splendet et scientia (« Elle rayonne par la foi et la science »).

Le projet d’une École des HEC s’inscrit dans un contexte où le mot d’ordre est, pour une nouvelle génération – celle des Athanase David, Victor Doré et Édouard Montpetit : « Rien n’est possible sans l’école. Avec l’école tout est possible. » L’initiative reçoit l’aval du gouvernement provincial (libéral) de Lomer Gouin (1905-1920), qui souhaite combler les carences manifestes du système d’enseignement provincial et l’ajuster aux nouveaux besoins de l’économie. Le gouvernement favorise aussi la mise sur pied à Québec de deux écoles, l’une d’arpentage (1907) et l’autre de foresterie (1910), toutes deux rattachées à l’Université Laval.

La décision de créer l’École des HEC apparaît audacieuse et suscite des réactions d’autant plus négatives dans les milieux conservateurs et cléricaux qu’elle échappe au contrôle des autorités ecclésiastiques. L’objectif, comme le répétera Édouard Montpetit (1917, p. 315), secrétaire de l’Université Laval à Montréal puis de l’Université de Montréal, est de permettre aux Canadiens français « d’accéder aux postes qu’ils n’avaient pas su atteindre » et ainsi d’assurer la « conquête économique »[6]. Un appel particulier est lancé aux jeunes professionnels qui connaissent de « profondes déceptions » et qu’on invite à « se tourner vers les carrières commerciales vraiment rémunératrices » (Annuaire de l’École des Hautes Études Commerciales, 1920-1921, p. 6).

Comme nous avons formé des médecins, des ingénieurs, des avocats, des notaires, nous formerons des industriels, des commerçants, des financiers, des ouvriers d’art et de métier. Nous constituerons ainsi une élite du travail qui sera, aussi bien, une élite de la pensée, et nous lui confierons notre avenir

Montpetit, 1917, p. 319

Pour la localisation de l’édifice, on veut un site prestigieux, à l’encoignure sud-ouest de l’avenue Viger et de la rue Saint-Hubert, à proximité du Quartier latin où l’Université de Montréal est déjà installée. Le carré Viger est alors considéré comme « le plus beau des jardins publics de la ville ». Le prix d’acquisition est de 109 000 $ (P. Harvey, 2002, p. 120).

Une cérémonie « grandiose » marque la pose de la première pierre le 22 octobre 1908. L’édifice est ouvert deux ans plus tard, en octobre 1910, et accueille sa première cohorte d’étudiants. La cérémonie d’ouverture est quant à elle « très modeste » dans la mesure où le bâtiment est encore en construction : le directeur Auguste-Joseph de Bray, jeune professeur de géographie d’origine belge récemment engagé, prononce une « courte allocution » et présente les professeurs.

Édifice des HEC rue Viger.

Photo : Claude Trudel, www.cursus.edi

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Le nouvel édifice, de style beaux-arts, est en pierre de taille. La façade est imposante, avec son portique aux colonnes ioniques surmontant des portes d’entrée. Et, en haut de la façade, on compte deux sculptures monumentales de Mercure et de Minerve, protecteurs du commerce et de l’industrie. Bref une architecture de prestige, symbole de la nouvelle institution, qui entend ainsi rehausser les études commerciales, une discipline toujours « inférieure » par rapport à la médecine ou au droit dont l’accès est plus difficile, puisqu’il faut obtenir un diplôme du collège classique.

Deuxième étape. Le « bunker », rue Decelles

Un incendie a détruit, en novembre 1919, l’intérieur de l’édifice principal de l’Université de Montréal, rue Saint-Denis. Les réparations effectuées ont permis l’occupation des locaux jusqu’au début des années 1940. Dès le lendemain de l’incendie, il est question de développer un nouveau campus. La localisation est l’objet d’un vif débat. La proposition la plus audacieuse concerne l’île Sainte-Hélène : un lieu isolé, loin du désordre de la ville cosmopolite, fidèle à la devise de toute université moderne, « Mens sana in corpore sano ». Le débat oppose principalement les « orientalistes » et les « occidentalistes » : les premiers défendent l’idée, plus « sensée », du Parc Lafontaine à proximité de l’hôpital Notre-Dame, qui pourrait loger le futur hôpital universitaire. Les seconds, plus nombreux, sont partisans de l’ouest et veulent à tout prix le mont Royal. Cette proposition est retenue et acquiert rapidement une dimension symbolique sur le plan de la fierté nationale. Les plans sont confiés à l’architecte Ernest Cormier : bâtiment compact imposant, Modern Style, recouvrement en briques, haute tour centrale, grand hall d’honneur. Crise économique, problèmes financiers, mise sous tutelle de l’université, arrêt des travaux. L’université ne s’installera sur la Montagne qu’en 1943.

Jusqu’à la fin des années 1940, le campus de l’Université de Montréal ne comporte que trois pavillons : le pavillon principal (ou Pavillon Roger-Gaudry), la Résidence A et le Centre social (ou Pavillon J-A. DeSève). C’est la Phase 1. Adossé au mont Royal, le campus est traversé par un corridor de verdure qu’il est convenu d’appeler la « coulée verte » (Cameron, Deom et Valois, 2010). Va venir s’ajouter en 1956 une école associée, l’École polytechnique, qui est jusqu’alors située au centre-ville et qui fait face à un réel manque d’espace. Le nouvel édifice prend place en amont du pavillon principal ; il est l’oeuvre de l’architecte Gaston Gagnier qui s’assure de la collaboration d’Ernest Cormier afin que soient respectés les plans initiaux. Le bâtiment est par la suite agrandi à trois reprises, en 1974, en 1977 et en 1987.

La Phase 2 s’étend de 1960 à 1968 et correspond à une période d’« expansion » marquée par une croissance rapide de la population étudiante. Il faut agrandir, construire : le Z-110 (ou pavillon Claire McNicoll), le stade d’hiver, la « Tour des vierges » (ou pavillon Thérèse-Casgrain), les pavillons Lionel-Groulx et Maximilien-Caron[7]. Le campus s’étend alors d’ouest en est, de l’avenue Vincent-d’Indy à la rue Decelles. À partir de 1968, c’est la Phase 3 : une période de poursuite de la croissance et de consolidation. On y construira le garage Louis-Colin, la Résidence C et le centre sportif (CEPSUM). Pendant ces années, l’Université de Montréal achète plusieurs immeubles à appartements du boulevard Édouard-Montpetit dont le Stone Castle pour y loger le Département de philosophie et la Faculté des études supérieures. D’université d’élite, l’Université de Montréal s’apprête à devenir une « université de masse », avec une population, y compris HEC (1493) et Polytechnique (1852) et tous cycles confondus, de près de 15 000 étudiants à temps complet (E.T.C.).

L’École des HEC connaît elle aussi une forte expansion et, dès la fin de l’année 1958, Esdras Minville, alors directeur de l’École, écrit au surintendant du Département de l’Instruction publique pour lui faire part des besoins de l’école en matière d’espace. En 1959, l’Assemblée législative donne l’autorisation de « faire construire une nouvelle école des HEC » (Lettre de la Corporation, HEC, 1966).

L’École décide de déménager sur la Montagne. Commence alors un long processus où différents terrains sont à l’étude. Un premier terrain situé le long du chemin d’accès, au nord de l’École Polytechnique, est d’abord retenu en 1959. Le projet s’enlise. L’Université de Montréal ne tient pas sa promesse d’offrir le terrain. Un second site est retenu en 1962 et de nouveaux architectes sont engagés. Le début de la construction est cependant retardé. Le projet de construction est suspendu pendant trois ans. En janvier 1966, la direction de l’Université propose un échange de terrain. Cette solution est acceptée par tous (ministère des Travaux publics, direction de l’École des HEC et Université de Montréal) et, en 1968, la préparation des plans préliminaires du futur immeuble est à nouveau confiée à l’architecte Roland Dumais qui reprend les plans de 1964. Finalement, l’Université de Montréal propose à l’École des HEC de construire le futur immeuble sur l’avenue Decelles. L’édifice fait face à un espace vert public, le parc Jean-Brillant, à proximité du pavillon Lionel-Groulx. La construction débute à la fin de 1969.

Pavillon Decelles, vue latérale.

Photo : Dan Antonat

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Inauguré en octobre 1970, le nouvel immeuble s’impose par ses énormes volumes austères, parés de panneaux de béton préfabriqués, striés et texturés, créant une impression de masse anonyme, d’une robuste prestance (Harvey, 2002, p. 281). Ces caractéristiques rappellent l’École d’art et d’architecture de Yale créée par P. Rudolph en 1963 : il s’agit d’un courant stylistique qu’on dit « brutaliste ». Le bâtiment souffre ainsi d’un manque d’ouverture – peu de fenestration – ce qui lui a rapidement valu les qualificatifs de « sombre » et « austère » tel un « bunker ». Ce choix s’explique par la volonté d’équiper l’immeuble du dernier cri de l’équipement audiovisuel et, ce faisant, de ne pas laisser pénétrer la lumière naturelle.

La construction du nouveau bâtiment, Côte-Sainte-Catherine

Depuis les années 1970, l’École des HEC connaît un développement très rapide : la population étudiante passe de 1650 étudiants (E.T.C) en 1970 à près de 5400 en 1992. Au fil des ans, le manque d’espace est devenu criant ; à la fin des années 1980, les activités et le personnel de l’école sont dispersés dans une dizaine d’édifices. Le bâtiment de la rue Decelles répond à 42 % seulement des besoins d’espace. Il faut trouver de nouveaux locaux. La direction de l’École se lance dans un grand projet : la construction d’un nouveau bâtiment. Il y a évidemment, en premier lieu, le problème du financement, ce qui oblige à une négociation avec le gouvernement provincial, mais aussi le choix du site, la protection de l’environnement, les réactions des riverains, etc.

Le choix du site

La décision qui conduit au choix d’un site est évidemment capitale, car elle traduit la volonté des responsables de donner certaines grandes orientations à leur institution. Il y a tout d’abord celle de rester à proximité du campus de l’Université de Montréal, afin de favoriser la synergie entre les différents programmes conjoints de l’École Polytechnique et de l’Université de Montréal, ainsi que de favoriser la collaboration dans les activités de recherches ou encore de faire profiter les étudiants de la concentration importante de bibliothèques[8]. Puisque l’École Polytechnique est située derrière le pavillon Roger-Gaudry, donc à l’est, l’Université de Montréal, en 1995, oriente le « renforcement » d’un pôle scientifique et technologique sur la Montagne derrière ce pavillon : l’on vise l’« optimisation » du site sur le mont Royal, tout en préservant la Montagne (Plan directeur, 1995, p. 37).

Le terrain du Collège Jean-de-Brébeuf, à proximité de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, près du métro et en face de l’Hôpital Sainte-Justine (pour les enfants) est retenu. Principalement situé dans un quartier résidentiel, il n’y a pas à proximité de commerces (restaurants, etc.), mais les étudiants des HEC ont accès aux services et équipements essentiels déjà en place de l’Université de Montréal et qu’il convient de rentabiliser (ex. centre sportif CEPSUM).

Le choix de l’architecte

On organise un concours et sept firmes sont retenues en 1991. Les caractéristiques du site invitent les architectes à faire preuve d’imagination. Le mot d’ordre est de protéger le plus possible le boisé qui se trouve à proximité. « (Intérieurs, 1996, n.s.). La candidature de Dan Hanganu, proposée par le comité présidé par l’architecte et urbaniste Jean-Claude Marsan, est retenue à l’unanimité par le Conseil d’Administration des HEC. D’origine roumaine, né en 1939, diplômé en architecture de l’Université de Bucarest. D. Hanganu a acquis sa première expérience professionnelle dans son pays d’origine. Dans une entrevue avec Marie-Josée Therrien, il décrit sa « première formation » en architecture : 

Dan Hanganu : « J’ai été élevé par les Communistes et pour eux, l’éducation n’avait pas beaucoup de valeur. [...] On nous y enseignait l’architecture stalinienne mais surtout le classicisme. [...]. On voyait quand même ce qui se passait dans le monde à travers les revues étrangères, mais on ne l’étudiait pas. Il était interdit de regarder des revues d’architecture étrangères. [...] En Roumanie, on a commencé à faire un peu d’architecture moderne au début des années 60. Dès 1961, j’ai été retenu à l’Université comme assistant professeur.

Marie-Josée Therrien : « Comment êtes-vous arrivé au Canada ?

Dan Hanganu : « En passant par la Yougoslavie, l’Allemagne et Paris. J’ai fait une escale à Paris. J’ai choisi le Canada en lisant les rapports des Nations Unies. Toronto avait alors le nombre de constructions le plus élevé au monde par habitant

Hanganu, 1995, p. 12

Arrivé au Canada en 1970, Hanganu travaille dans différents bureaux de Toronto et Montréal. Il ouvre son propre atelier en 1979. Il remporte une trentaine de prix d’excellence pour des travaux exécutés au Canada, en Suisse, au Maroc ainsi qu’en ex-URSS. Sa pratique professionnelle est fort diversifiée. Elle comprend entre autres des habitations de taille et de complexité diverses, des édifices commerciaux, des bureaux, des églises, des hôtels. On dit de lui qu’il est un « créateur de modèles, qu’il connaît par intuition la valeur des matériaux, qu’il est un architecte-auteur » (Rapport HEC, 1993. n.s.).

Dans ce même rapport, on indique que Dan Hanganu a « brillamment relevé le défi » en favorisant un édifice unique « implanté principalement dans la zone rocheuse clairsemée du boisé et qui laisse mordre sur son territoire là où elle est dense ». Le concept de bâtiment monolithique qu’il propose apparaît tout à fait « approprié aux besoins de l’école en termes de communication interne, de sécurité et d’entretien » (Rapport HEC, 1993, n.s.). Dan Hanganu conçoit le nouvel édifice et s’assure la collaboration de la firme Jodoin, Lamarre, Pratte. La construction de l’édifice est confiée à la firme SNC-Lavalin et le budget total (qui sera respecté) s’élève à 100 millions de dollars.

Le processus de consultation

Il y a toutefois un problème à résoudre avant le début des travaux. La parcelle de terrain en grande partie boisée que le Collège Brébeuf consent à vendre aux HEC est assujettie à une réglementation de 1988 qui classe le site comme patrimonial. La fin des années 1980 est marquée par une nouvelle préoccupation – le respect de l’environnement. L’École doit alors entreprendre, auprès de diverses composantes de la société, un ensemble d’études et mettre en place un processus de consultation qui se veut, peut-on dire, exemplaire.

Le premier volet de la consultation est interne. En septembre 1989, diverses instances administratives de l’École sont consultées. Avant même que le plan soit soumis au ministère, il doit être révisé, la direction rencontre tous les chefs, responsables et directeurs des quelque 50 entités administratives afin de « déterminer les besoins en espace de leurs entités respectives » (Dossier Chantier HEC, 1995, n.s.). De plus, on crée le Comité Nouveau Campus composé de huit professeurs.

Le deuxième volet de la consultation se déroule à l’externe. Le projet du « Nouveau Campus » suscite déjà la mobilisation de plusieurs organismes intéressés ou opposés au projet : les Amis de la Montagne, le conseil communautaire de Côte-des-Neiges, Héritage Montréal et des voisins immédiats. Dès le départ, l’École des HEC s’associe à une quinzaine de groupes de pression en vue de définir les grandes composantes du projet.

Au cours des débats à la radio ou dans les journaux émerge tout un ensemble de revendications concernant le projet, dont trois sont récurrentes : la circulation, le boisé, l’aménagement paysager. Les citoyens et riverains des abords du site rédigent une pétition et créent une coalition qui réunit une dizaine de groupes communautaires et écologistes. On exige que la ville de Montréal réévalue le projet de déménagement de l’école.

Dan Haganu accepte volontiers de participer à quelques-unes des séances publiques qui se tiennent en avril 1993, mais il ne cache pas son agacement lorsqu’il est hué par des participants « manipulés », dira-t-il, par les Amis de la Montagne et Héritage Montréal qui s’opposent à la coupe des arbres : « Heureusement de notre côté, on s’était organisé et on avait fait venir une quarantaine d’étudiants qui ont défendu le projet » (Hanganu, 2010, p. 11).

À la suite d’une série de va-et-vient entre les différents groupes d’acteurs, l’Ècole et l’architecte, des modifications importantes sont apportées au concept architectural initial : la longueur du bâtiment est réduite de 9 mètres à l’arrière, le volume du bâtiment est revu en phase II. De plus, des arbres seront déplacés et d’autres plantés. On parle d’une augmentation de près de 18 % du nombre d’arbres par rapport au plan de base. Par ailleurs, le nombre de places de parking passe de 800 à près de 475, avec un parking en sous-sol dont l’entrée sera près d’une artère capable d’absorber un flot de voitures supplémentaire afin de ne pas augmenter le trafic automobile dans le quartier voisin. Enfin, autre élément important et symbolique : l’École créera un square accessible aux riverains.

Le boisé, on l’a vu, a une valeur patrimoniale. Dan Hanganu propose une échancrure dans le bâtiment, communément appelée « morsure », afin de préserver un maximum d’arbres, réduisant ainsi de moitié la coupe prévue dans le projet initial. Dans son entretien avec Marie-Josée Therrien, il s’en explique : « À l’intérieur de l’ensemble, il y a la fameuse morsure. J’ai été inspiré par Francis Bacon, qui dit qu’on commande à la nature en lui obéissant et donc qu’elle est plus forte que le geste qui construit. » En d’autres mots, « ce n’est pas nous qui commandons la nature, c’est la nature qui nous commande » (Hanganu, 1995, p. 14). L’architecte propose « un concept original, une forme qui se moule au boisé [...], une morsure imposée au bâtiment, qui va au-delà du geste de conservation des arbres en permettant aussi une pénétration maximale de lumière » (Intérieurs, 1996, n.s).

Le terrain est de forme rectangulaire et allongée. D’aucuns verront, une fois le bâtiment construit, un paquebot. Dan Hanganu le reconnaît :

Le Corbusier disait que toute architecture d’un bâtiment, c’est un bateau ! Après, je dois dire que j’ai utilisé le terrain tel qu’il était. Mais si j’avais eu un terrain carré, j’aurais fait quand même en allongé parce que ça convient bien à l’idée de deux entrées et l’on peut facilement le compartimenter... Je pense qu’il y a une certaine force ainsi

Hanganu, 2010, p. 3

Un bâtiment à l’image d’une grande École

L’entrée principale du bâtiment impressionne et ne laisse personne indifférent. Ses dimensions sont qualifiées de « monumentales ». Si certains la jugent trop « imposante » et qui ne s’intégre pas au cadre paysager, d’autres la trouvent fascinante et hautement symbolique.

Certains éléments sont critiqués, dont la colonnade et le grand escalier, suggérant une sorte de mise en scène. L’escalier, qui mène sous le portique porté par des colonnes, crée une impression de gravité. Ce choix est tout à fait conscient et réfléchi. L’architecte y voit une forte teneur symbolique – à l’image des grandes écoles comme Yale ou Harvard : « L’École est un Temple du savoir. » Ainsi, l’architecte tenait à marquer le caractère prestigieux de l’École à travers une entrée principale à la hauteur de sa place dans la société – une haute école commerciale, prestigieuse et novatrice, pionnière sur bien des aspects ; un établissement qui « contribue à former l’élite ». L’entrée se devait d’être « majestueuse » (Dossier chantier HEC », 1995). La direction de l’École conforte l’architecte dans son choix : « l’on souhaitait des colonnes afin de rappeler le prestige de la première École sur Viger » et souligner la continuité avec son passé et sa réputation de calibre international » (Marsolais, 1996).

Façade principale de l’École des HEC.

Photo : Dan Antonat

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En plus de sa forte valeur symbolique, la colonnade présente une dimension stratégique et technique : elle permet la ventilation du garage ! On constate ici l’empreinte d’un architecte-artiste qui a écouté la direction de l’École et s’est inspiré des anciens bâtiments pour les traduire en des formes appropriées. Cet aspect est mis de l’avant par les responsables administratifs de l’École au cours des entretiens : « Alors le choix de l’architecte pour cette façade, ce que lui considérait comme fondamental, ce sont les colonnes : elles sont fonctionnelles pour l’aération, et en même temps très, très symboliques. » L’architecte y voit un « symbole des grandes écoles. « C’est majestueux ! », s’exclame-t-on.

Cependant certains jugent l’idée d’un tel portique « audacieuse » (100 ans HEC). Les matériaux, tels que la pierre artificielle, l’acier et l’aluminium, donnent à la façade « une impression de gravité » tout en appréciant les éléments décoratifs qui apportent une touche « d’originalité ».

L’architecte rappelle que « les HEC font la fierté de la société québécoise [...] et les dirigeants voulaient que le bâtiment reflète ce sentiment » (Chantier HEC, 1995, n.s.).

Tout en craignant que l’édifice ne soit jugé trop « prétentieux », Dan Hanganu décrit son projet comme un geste « architectural fort » (Laurin, 1997) qui répond aux demandes originales et qui constitue sa signature (Hanganu, 1995, p. 15). L’idée, avec la colonnade et les grandes marches, est de créer une image de marque pour l’institution.

Par ailleurs, en lien dans le cadre de la politique gouvernementale d’intégration des arts à l’architecture, l’École invite les artistes à soumettre des projets pour inclure des oeuvres dans le hall d’entrée ; le projet de Christian Kiopini est retenu : un grand mur peint en bleu. Un second concours, non ouvert à tous mais réservé aux artistes montréalais uniquement, vise à créer un « élément sculptural extérieur pour l’une des terrasses du toit » (Chantier HEC, 1995). Francine Larivée réalisera un Lys avec des jets d’eau en été dans un des jardins.

Dan Hanganu laisse aux artistes choisis une grande autonomie.

Je donne à l’artiste une partie du bâtiment et non une place où il peut faire son numéro. [...] Dans le cas des HEC, j’ai prévu des endroits inachevés, des espaces que je ne termine pas. En fonction que l’artiste fait, on échange.. J’essaie de comprendre l’artiste et je le laisse faire. Puis je fais la finition

Hanganu, 1995, p. 14

Des clins d’oeil, des solutions originales

Même s’ils ont formulé un ensemble de demandes précises dans le « Carnet de Commande », les membres de la direction de l’École ont laissé une grande autonomie à l’architecte, qui décrit sa relation avec l’institution : fluide, sans conflit et efficace.

Oui, bien sûr, il y a la programmation, mais justement j’ai beaucoup aimé ça, que les choses aient été claires. Tout était très rationnel. Alors ils m’ont donné un programme rationnel et je leur ai donné un bâtiment rationnel. Verticalement et horizontalement. Verticalement il y avait la bibliothèque et les bureaux des professeurs. Justement là j’ai été accusé d’élitisme car les bureaux des professeurs étaient mis à l’étage le plus élevé. Je m’en fous de cette critique, car, selon moi, les gens qui sont des « cerveaux » sont toujours plus hauts. Si vous me posiez la question « Est-ce qu’il y a eu des conflits ? je répondrais « Non ». Et si on me demandait « Y a-t-il eu des discussions ? », je dirais « Oui ». Et si enfin on me demandait « Est-ce qu’il y a eu des choses que j’ai dû faire que je n’aimais pas ? », je répondrais : « Non, vraiment pas, je n’ai jamais été obligé à rien [...] HEC a été mon meilleur client ! Je m’attendais à ce que les gens du milieu de la culture soient plus coopératifs. Or pour HEC, j’avais affaire avec des gens de chiffres et le plus grand conflit que j’ai eu avec HEC, c’est quand l’un des membres du CA m’a dit : « Dan, ça là, je ne sais pas si je l’aime ou pas ». Ce fut la seule fois où il y a eu une discussion, et appeler cela un conflit, ce serait ridicule

Hanganu, 2010, p. 3

Oeuvre d’art de Francine Larivée.

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Hanganu a proposé des solutions originales et a fait preuve de beaucoup d’ingéniosité, « des tours de passe-passe », selon son expression. Par exemple, élargissement des couloirs pour en faire aussi des aires de travail avec des tables réparties dans tout le pavillon, dans les mezzanines, balcons et recoins : ce sont des « sous-espaces intimes et bien exposés à la lumière du jour » propices au travail en groupe. Au mot « fonction » qu’il abhorre, Dan Hanganu préfère « usage », conférant ainsi aux usagers leur potentiel créatif dans l’espace construit, ici dans tous les espaces non typiques, i.e. autres que les salles de cours par exemple.

Autre « tour de passe-passe » : le choix de matériaux peu coûteux pour les murs « détournant les matériaux de construction bruts et d’équipements rudimentaires, pour en faire quelque chose de chic dans un bâtiment de prestige : La prestance du lieu découle, précise Dan Hanganu, de l’organisation spatiale plutôt que de l’usage de revêtements coûteux. »

Côté décoration, l’architecte joue avec les couleurs et les différents éléments de construction : escaliers bleus et jaunes, structure en zig-zag, des éléments d’éclairage peints en jaune qui changent la luminosité (paniers des tubes en néon), des copeaux de bois « cerclés d’un cadre d’aluminium vernis en surface », un rendu qui apparaît, aux yeux de certains, « luxueux » au final (Intérieurs, 1996, n. s.).

La lumière est omniprésente et le rapport constant à l’extérieur aussi. La « morsure » évoquée plus haut offre une vue panoramique intérieure sur tous les étages du bâtiment. La cafétéria jouit aussi grandement de cette perspective, et l’entrée par le côté métro ouvre sur un espace parsemé d’arbres, un espace qui devient indéniablement « un réceptacle de la vie sociale de l’école » (Intérieurs, 1996, n.s.), un lieu de convivialité, où professeurs et étudiants se côtoient. Enfin, quatre grands puits de lumière disposés de part et d’autre du jardin d’hiver (de la cafétéria) « perforent la structure » de telle sorte que, dans l’édifice, « le ciel est un repère toujours accessible » (Intérieurs, 1996, n.s.).

Les bureaux des professeurs ont (pour la plupart) des fenêtres. La solution originale de Dan Hanganu a été d’intégrer deux jardins intérieurs au niveau du 3e étage. Les fenêtres s’ouvrent et un système automatisé éteint la climatisation.

Enfin, la bibliothèque occupe une place tout à fait centrale, lumineuse et ouverte sur les paysages environnants. Elle se situe au deuxième étage. Les étudiants y vont pour s’isoler dans le plus grand calme, et une atmosphère de sérénité règne tout du long de la travée centrale de près de 180 mètres. La bibliothèque porte les noms de deux généreux donateurs : Myriam et J.-Robert Ouimet. Au centre, un grand balcon vitré surplombe le jardin d’hiver. Plusieurs espaces de travail l’entourent. L’ensemble des perspectives offertes par le lieu, ajoutées au décor simple mais au rendu chic, contribuent à créer une atmosphère à la fois apaisante pour l’esprit et inspirante pour le travail.

Des préoccupations pédagogiques

Que la bibliothèque ait ainsi une telle centralité dans le bâtiment s’inscrit dans la tradition de l’institution : « C’est important que l’information soit au coeur de l’école », rappelle un cadre rencontré.

Au moment où il élabore les plans, Dan Hanganu rencontre régulièrement les membres de la direction et les professeurs ; il observe la vie étudiante. Les préoccupations pédagogiques sont présentes dans l’organisation du bâtiment et des locaux. Chaque étage a sa fonction propre : au rez-de-jardin, les lieux de vie étudiante (cafétéria, librairie, locaux de l’association étudiante, un local pour les fameux 5 à 7 hebdomadaires, une terrasse) et des amphithéâtres ; au premier étage, les salles de classe ; au second étage, la bibliothèque ; au troisième, des salles de séminaires, d’étude et de réunion, les laboratoires informatiques, les bureaux des chargés de cours ; enfin le quatrième étage principalement réservé aux professeurs. Bref, à chacun son étage, selon la position qu’il occupe dans la hiérarchie, avec les bureaux de la haute administration au dernier.

Les salles de cours sont équipées informatiquement : projection d’acétates électroniques, accès à Internet et chaque table est équipée d’une prise réseau et d’une prise électrique. L’organisation en hémicycle des salles favorise la communication entre étudiants et professeurs lors des études de cas, une spécificité de l’école, inspirée du modèle de l’Université Harvard.

Le mobilier de certaines salles de classe, comme celui de la salle Standard Life, permet une multitude de configurations. Enfin, la salle des marchés (Banque Nationale) possède vingt-quatre postes de travail alimentés en données financières en temps quasi réel : elle figure parmi « les mieux équipées du monde universitaire ».

Les salles portent les noms de leurs commanditaires. L’École a proposé à de grandes entreprises du monde des affaires de commanditer les salles de classe pour une période de 25 ans : cette opération de financement – l’opération Carrefour HEC – a permis d’amasser près de 5 millions de dollars afin d’équiper les salles à la fine pointe de la technologie. Des plaques aux noms des donateurs, avec le logo de l’entreprise, permettent de reconnaître les lieux comme les salles Sony, Carrefour, Home Dépôt, Standard Life, Banque Nationale, etc. L’opération fut un « succès retentissant » (Deschêne, 1996). C’est donc une habile façon de familiariser les étudiants avec le monde des affaires québécois et canadien.

Avant que les salles ne soient financées, l’architecte, en accord avec l’école, avait décidé de leur donner des noms de villes afin d’accentuer le caractère international de l’école. De plus, elles se trouvent dans des zones de différentes couleurs afin de mieux se repérer. L’École des HEC ne cache donc pas qu’elle est d’abord une école d’études commerciales – on dit désormais aussi école d’affaires (traduction de business school) ou mieux de gestion – et qu’elle entend se positionner comme étant l’une des meilleures du Canada, avec une grande visibilité internationale.

Mais qu’en pensent les usagers ?

La direction de l’École a élaboré un « carnet de commande », les professeurs et le personnel ont formulé plusieurs souhaits, les riverains ont fait connaître leurs craintes. Dan Hanganu a écouté les uns et les autres ; il a aussi observé les étudiants et a cherché à répondre aux demandes et à rejoindre les attentes.

Pour mieux connaître le point de vue des « usagers » en regard du nouveau bâtiment, nous avons procédé, en 2009, soit dix ans après l’inauguration, à une série d’entrevues avec des membres du personnel administratif, des professeur.e.s et des étudiant.e.s et aussi fait un sondage en ligne auprès des étudiant.e.s en maîtrise[9]

Résultat : tout le monde est très satisfait. Du côté du personnel administratif et du corps professoral, le premier motif de satisfaction c’est d’avoir (enfin) de la lumière et de l’air, et le second : l’organisation des salles de classe (en particulier la salle en hémicycle) et la salle Standard Life.

Une telle unanimité cache cependant quelques désaccords, mais qui ne s’expriment pas toujours publiquement. L’« installation » de la première oeuvre d’art, le mur en bleu de Kiopini, est une surprise qui se transforme en critique : « C’est trop cher pour un mur repeint en bleu », disent certains. La façade suscite des réactions opposées : certains l’aiment, d’autres moins, sans oublier les indifférents ; l’entrée principale est qualifiée de « monumentale », « provocante ». Pour le personnel administratif : la longueur du bâtiment oblige à des déplacements d’une durée plus longue, les très grandes surfaces vitrées rendent l’entretien du bâtiment difficile et coûteux ; les coûts de chauffage sont élevés ; les tapis sont salissants (ils devront être remplacés par du linoléum), etc.

Le nouveau bâtiment des HEC se verra attribuer le « Grand mérite de la feuille d’or, décerné par l’International Society of Arboriculture », un prix qui reconnaît les mérites d’activités exceptionnelles réalisées dans les domaines de la conservation des arbres. Cependant, la problématique du « développement durable » n’est pas, regrette-t-on, encore prédominante au moment de la conception et de la construction du bâtiment ; une problématique que ne peuvent plus ignorer les universités dans leurs développements. qui entendent désormais « développer de nouvelles approches pour favoriser un design respectueux de l’environnement et faire appel à de l’ingéniosité concernant l’usage de l’énergie ».

Enfin, victime de son succès, l’École des HEC se trouve à nouveau devant le problème du « manque de locaux » et même l’expansion qui avait été initialement prévue ne peut aujourd’hui répondre aux nouveaux besoins d’espace. Donc plutôt que d’effectuer la construction d’un nouveau pavillon, la direction de l’École préfère entreprendre le réaménagement de l’édifice Decelles.

L’édifice de la Côte-Sainte-Catherine est, et de loin, celui que les étudiants préfèrent parmi tous les bâtiments du campus de l’Université de Montréal et qu’ils considèrent comme le plus convivial. Ce qu’ils apprécient le plus : la cafétéria, les salons étudiants, l’organisation des salles de classes, l’équipement moderne avec les dernières technologies, les espaces de travail dans les couloirs, la bibliothèque avec son calme. Puisque les salles n’ont pas des numéros mais des noms, le repérage repose sur un système des couleurs (Nord, Sud, Est, Ouest) auquel les étudiants s’habituent rapidement, contrairement à certains visiteurs.

Les étudiant.e.s sont donc plus sensibles à l’organisation des classes et des espaces qu’à l’architecture du bâtiment et à sa dimension esthétique. Et c’est moins la « contemporanéité » du bâtiment que sa « nouveauté » qui retient leur attention : « C’est neuf », commente un étudiant, visiblement content d’y étudier.

La grande « force » du bâtiment des HEC c’est, pourrait-on dire, la « qualité de vie » qu’il offre à tous ceux qui y viennent pour étudier ou travailler : c’est un espace, dont on sent « la vitalité », un lieu qui « éveille » et qui « inspire » grâce à la luminosité ambiante.

Une architecture postmoderniste ?

« Si l’université se voit comme quelque chose de plus qu’une machine à enseigner, alors sa mission d’excellence doit être exprimée dans l’architecture » (Edwards, 2000, p. 142, notre traduction). Tel est le cas du bâtiment dessiné par Dan Hanganu qui, pour l’École des HEC, veut réaliser un édifice qui « élève l’esprit » et qui ne sert pas juste à le remplir.

Le nouveau bâtiment de HEC fait aussi l’objet de critiques externes au monde universitaire. En 1996, l’organisme Sauvons Montréal lui décerne un prix Citron : c’est « la construction la plus laide de Montréal » (Truffaut, 1996). Pour d’aucuns, c’est une oeuvre qui, souvent identifiée à une architecture postmoderne, se vit plutôt qu’elle s’admire (Laperrière, 2018). Sa facture industrielle, marquée par les matériaux bruts, détonne dans le quartier et sa présence s’impose sur le chemin de la Côte-Sainte-Catherine. L’architecture industrielle de la façade s’harmonise difficilement avec le quartier et avec la notion de campus ; il peut apparaître comme une insensibilité de la part de l’architecte. Décrié au départ par les Amis de la Montagne et Héritage Montréal qui dénonçaient l’abattage d’arbres, et critiqué par les résidents du secteur qui craignaient l’accroissement de la circulation automobile, l’édifice, une fois construit, est comparé à la centrale nucléaire de Tchernobyl en Russie ; ce qui irrite Dan Hanganu. Cela dit, le nouvel édifice n’échappe pas à l’attention de visiteurs étrangers qui comparent le nouveau bâtiment au musée Beaubourg-Pompidou à Paris.

Dan Hanganu refuse les étiquettes : « Les étiquettes, ce sont des inventions de critiques. Je ne suis ni moderniste, ni postmoderniste, je fais mon chemin de l’art de construire » (Hanganu, 1995, p. 5).

Conclusion

Même si elle ne porte que sur une institution, HEC Montréal[10] et son bâtiment sur le chemin de la Côte Sainte-Catherine, notre étude permet d’identifier diverses tendances actuelles dans le développement des campus universitaires : le « branding » (ou la marque), le choix d’un architecte de renom, le rapport à l’environnement, ce qui oblige, dans les années plus récentes, à se préoccuper du développement durable, les consultations publiques. Mais aussi l’intégration de l’art, l’introduction des plus récentes technologies d’enseignement et de communication, l’organisation des salles à des fins de « nouvelle » pédagogie, l’accessibilité (stationnement, métro) et enfin des lieux à des fins de sociabilité.

Le « nouvel » édifice obtiendra en 2000 un prix d’excellence de l’Ordre des architectes du Québec et se verra par la suite attribué plusieurs prix[11]. Et c’est un bâtiment, certes toujours l’objet de controverses, mais dont tous, professeurs, étudiants, sont fiers, et qui, avec la « signature » de l’architecte-artiste Dan Hanganu, contribue à donner à l’École des HEC son « image de marque » : une institution de son temps, dynamique et innovatrice.