Corps de l’article

Cet article représente un exercice de design discursif (Tharp et Tharp, 2018). Il consiste à développer divers scénarios d’intégration de la recherche-création (RC) dans l’organisation du travail scientifique prenant place à l’université. La démarche mise en oeuvre emprunte aux méthodes de la prospective stratégique. Quatre univers fictionnels offrant autant de cadres différents pour réfléchir aux conditions de déploiement des pratiques de RC et à leurs impacts dans le monde universitaire sont ici présentés. Les scénarios offerts sont donc au service d’une réflexion et d’une discussion critique sur le rôle et l’impact de l’émergence de la RC dans l’organisation des universités contemporaines.

Ce projet s’inscrit dans le sillage d’une précédente recherche financée dans le cadre d’une action concertée[2] lancée en 2015 par le Fonds de recherche du Québec-Société et culture (FRQ-SC) pour son propre compte. Cette action concertée avait pour objectif de mettre au point des outils d’aide à l’évaluation de la conduite responsable en matière de RC. À cette occasion, devant la difficulté à saisir correctement les enjeux que pose l’évaluation de tels projets, nous avons conduit une étude de portée destinée à comprendre ce qui est au coeur des débats sur l’éthique et la conduite responsable en ce domaine (Voarino et al., 2019). Tout en nous offrant un portrait plus précis des problèmes qui ont trait à l’évaluation de la RC, ce travail a révélé le caractère problématique, voire polémique de ces pratiques dont certains protagonistes se disent eux-mêmes insatisfaits des définitions qui en sont données (voir, par exemple Friedman et Ox, 2017 ; Früchtl, 2019 ; Elkins, 2009 ; Stévance, 2012).

L’existence de ces débats au sein même de ce qui est alors apparu comme une communauté de chercheurs et chercheuses intéressés par l’émergence de la RC, engagés ou non dans ces pratiques, offrait un nouvel éclairage sur le mandat qui nous avait été confié par le FRQ-SC. Ce mandat faisait clairement abstraction de ces débats épistémologiques, voire métaphysiques, mettant ainsi en lumière le caractère pragmatique de la posture du FRQ-SC. Il s’agissait de trouver une réponse à un problème socio-organisationnel lié à une transformation, dès lors assumée par le FRQ-SC, de l’institution universitaire et de la recherche scientifique. Notre mandat nous engageait donc dans la consécration de cette transformation, en dépit des « défis épistémologiques », selon la belle expression de Chapman et Sawchuk (2012), soulevés par l’émergence des pratiques qu’elle venait entériner.

Bien que concentré spécifiquement sur les enjeux de la conduite responsable en RC, notre travail ne pouvait manquer de soulever des questions épistémologiques qui, en retour, nous ont permis de saisir l’ampleur des transformations socio-organisationnelles auxquelles la RC soumet l’université. C’est à une exploration plus large de ces transformations socio-organisationnelles qu’est destiné l’effort de scénarisation prospective auquel nous nous adonnons dans cet article. Nous y examinons donc une partie du spectre des implications administratives qui découlent de la normalisation de la RC comme modalité de réalisation de la tâche professorale et des missions de l’université contemporaine.

Dans cet article, nous présentons d’abord rapidement la nature des débats actuels autour de la RC, notamment tels qu’ils se manifestent dans le champ disciplinaire du design (voir par exemple Proulx et Melsop, 2018). Nous souhaitons ainsi à la fois mettre en lumière la force d’inertie du défi épistémologique que pose la RC, ou l’apparente attractivité que les enjeux philosophiques exercent sur toute discussion la concernant et, inversement, fonder la pertinence qu’il y a à adopter une nouvelle approche pour tenter de vaincre cette inertie et aborder les défis, cette fois socio-organisationnels que représentent ces pratiques. La seconde partie de l’article est destinée à décrire et à défendre l’approche alternative que nous préconisons ici, soit la scénarisation prospective, approche familière dans les disciplines de la conception qui, par ailleurs, se présente comme une des formes d’articulation possible entre production de connaissances et création. Enfin, la troisième partie de l’article offre quatre scénarios illustrant chacun un univers de possibles déterminant une forme d’intégration de la RC dans le monde universitaire.

Les défis de la RC : épistémologie et infrastructures universitaires

Même en adoptant la posture pragmatique commandée par le FRQ-SC dans le cadre de l’action concertée de 2017, et en ne visant très spécifiquement qu’à connaître les enjeux concernant la conduite responsable en RC, il nous a été difficile de faire abstraction des questionnements épistémologiques, voire métaphysiques qui entourent ces pratiques. Les enjeux de conduite responsable relevés dans les 181 articles analysés au final dans le cadre de notre étude de portée, ressortissaient tous, peu ou prou, de la nature de la RC, de ses caractéristiques méthodologiques, de la valeur des connaissances auxquelles elle donne lieu, etc. (Voarino et al., 2019, p. 9).

For some, a creator is not a researcher and this takes nothing away from the creator (Stévance, 2012 ; Vial, 2015) ; for others, it is nonsense to try to argue that creation is research (Croft, 2015a), and some even consider research to be parasitic of artistic practice and that the two positions are fundamentally incompatible (Wright, Bennett, and Blom, 2010 ; Rüdiger, 2015 ; Blom, Bennett, and Wright, 2011 ; Fleischer, 2015)

Voarino et al., 2019, p. 14

Pour expliquer une telle omniprésence des arguments épistémologiques, on peut considérer les préoccupations identitaires toujours au centre des débats que génère l’émergence encore récente de ces pratiques dans le monde universitaire. Il s’agit d’ailleurs du deuxième thème apparaissant le plus fréquemment dans les 181 articles analysés par Voarino et al. (2019). En effet, on remarque de manière récurrente dans le discours des protagonistes de la RC une intention de tracer une frontière étanche entre ces pratiques et les autres pratiques de recherche, « scientistes » (Léchot-Hirt, 2015), « positivistes » et « néolibéral » (Chapman et Sawchuk, 2012) pour constituer la RC comme un champ spécifique (Borgdorff, 2012), voire comme un marqueur disciplinaire (Duby et Barker, 2017). Or, comment identifier les membres de ce champ si ce n’est en tentant de caractériser leurs pratiques ?

Ce que révèle la littérature en RC, c’est justement la grande variété des pratiques qui sont considérées sous ce terme et l’hétérogénéité des contextes dans lesquels elles ont émergé et sont aujourd’hui adoptées. Incidemment, la diversité des appellations utilisées en anglais pour parler de ces activités de recherche qui présentent un caractère performatif marqué (Paquin et Noury, 2018 ; Borgdorff, 2012), reflète beaucoup plus fidèlement cette pluralité. Quel rapport existe-t-il entre, par exemple, la artistic research, la practise-based research et la studio-based research ? Le terme RC est souvent utilisé pour regrouper des travaux dans lesquels la composante artistique joue un rôle très différent. Il s’agit, dans certains cas, de rendre compte de manière artistique de résultats de recherche, d’autres fois d’appuyer la conception d’une oeuvre d’art sur des connaissances scientifiques, voire parfois d’adopter la démarche artistique comme levier d’exploration hypothétique (Busch, 2009). Les performances et les interprétations d’oeuvres vivantes, parce qu’elles font appel à des connaissances ou proposent une innovation, sont également considérées sous l’appellation RC (Duby et Barker, 2017). On peut comprendre que, devant une telle variété de pratiques, la question de ce qui leur est commun et essentiel devienne primordiale.

Les contextes d’apparition des pratiques de RC semblent également très contrastés (Belcher, 2014). Par exemple, dans une grande partie des disciplines artistiques du monde universitaire anglo-saxon, c’est à la faveur du remplacement du MFA (Master of Fine Arts) par le Ph. D. comme diplôme terminal que s’est forgé un consensus identifiant la recherche en art à la RC (Friedman et Ox, 2017 ; Elkins, 2009). C’est un contexte fort différent qui préside à la légitimation de la RC en design, bien que la discipline soit fréquemment considérée sous l’égide des disciplines artistiques. En effet, l’invocation de la RC en ce domaine ne peut être comprise qu’à la lumière de la réintégration de la tradition toujours vivante des arts décoratifs dans l’enseignement supérieur[3]. En somme, la RC ne représente qu’une des doctrines qui traduisent actuellement les revendications disciplinaires en design et qui ont trouvé d’autres formulations chez Schön (2016 [1991]), Simon (2004), Newell et Simon (1972), Cross (2001) et plus récemment Findeli (2018).

Cette diversité des pratiques de RC, de leur contexte d’émergence et d’adoption représente autant d’obstacles à surmonter pour qui y cherche un vecteur de cohésion identitaire. Y a-t-il une unité possible des pratiques de RC ? Dans un tel contexte, on peut douter que la notion de « genre » de recherche proposée par Chapman et Sawchuk (2012) nous aide à sortir de l’équivoque du « corbeau gris » évoquée par Belcher (2014), catégorie qui présente la RC comme étant ni de la science ni de l’art, mais un peu des deux. Le défi épistémologique est encore plus grand si on souhaite fonder un principe de démarcation clair entre les pratiques qu’on voudrait réunir sous l’étiquette RC et les autres pratiques de recherche. La practise-as-research a-t-elle plus en commun avec la creative research qu’avec la recherche-action ou les nouvelles formes de l’expérimentation politique analysées par Béjean (2020), Scherer (2015) ou Delahais et al. (2019) ?

Tenter de répondre à ces questions identitaires semble donc inévitablement mener à une analyse de ce qui, dans ces pratiques variées, permet de fonder, d’une part leur cohésion interne et, d’autre part, leur assimilation aux pratiques de recherche qui sont au coeur de l’université contemporaine. Quels sont les problèmes traités en RC ? Quelles formes prend la connaissance produite en RC ? Existe-t-il une démarche type ou des standards encadrant les démarches adoptées en RC ? Toutes épreuves que la philosophie met en avant pour discerner la science ou, pour le dire comme Nadeau (2016) et de manière plus prosaïque, la connaissance vraie et justifiée.

Le défi épistémologique que représentent les pratiques de RC semble donc laisser peu de place aux défis socio-organisationnels qu’elles impliquent, si ce n’est quand il s’agit de considérer le Ph. D. et les exigences associées à ce diplôme (Davis, 2020 ; Elkins, 2009). Notre travail sur la conduite responsable en RC (Voarino et al., 2019), tout comme celui de Bolt et Vincs (2015) sur l’éducation éthique des chercheurs-créateurs, représentent sans doute deux exceptions à cette règle. Du reste, si notre projet à propos de la conduite responsable en RC a pu échapper à la force gravitationnelle de l’argument épistémologique, c’est peut-être en raison du pragmatisme de la posture du FRQ-SC qui nous engageait à considérer ces pratiques comme des pratiques de recherche, rien de plus, rien de moins (Voarino et al., 2019). C’est d’ailleurs une posture que l’histoire de l’université moderne dessinée par Heilbron (2004) tend à justifier. Il y a peu de chances que ces pratiques, même considérées comme proto-savantes, puissent échapper à l’attraction exercée par l’institution universitaire. Pourtant, ce qui se dessine à l’horizon de cette intégration n’est pas très clair. Peut-elle se faire sans qu’il n’y ait d’impact sur les pratiques des universitaires ? L’institution universitaire elle-même restera-t-elle imperméable à ces transformations ? Ainsi, le défi socio-organisationnel que représente la RC nous semble mériter plus d’attention. Il commande certainement une réflexion à la fois plus large sur les implications de son émergence et également plus attentive aux détails du fonctionnement des universités et du travail de ses membres.

La suite de cet article propose donc une stratégie pour tenter de répondre à ce défi socio-organisationnel que représente l’intégration de la RC à l’université, tout en échappant à l’inertie épistémologique. La prémisse de cet exercice consiste à postuler qu’entre RC et recherche, la co-existence à l’université est inévitable, mais les arrangements sont nécessaires. Mais de quels arrangements s’agit-il ? C’est pour commencer à explorer ces arrangements que nous proposons d’imaginer des scénarios illustrant les formes organisationnelles vers lesquelles pourraient pointer les transformations induites par le développement de la RC.

Quelques considérations théoriques et méthodologiques à propos des scénarios

Les méthodes par scénario sont des méthodes issues de la prospective et elles occupent une place plutôt excentrique dans le monde universitaire. Leur formalisation date des années 1960 et 1970 et a largement bénéficié des efforts mis en oeuvre par l’entreprise Shell pour faire face à la crise pétrolière. Tout un champ d’étude en futurologie en a découlé et plusieurs disciplines de la conception, design, architecture, génie, s’y sont intéressées. En design, ces méthodes présentent l’avantage de soutenir le raisonnement abductif à l’oeuvre dans la proposition d’équipements, de politiques, de services inédits et de s’appuyer sur l’imagination narrative nécessaire pour comprendre l’expérience offerte par les transformations suscitées (Clune, 2017 ; Tharp et Tharp, 2017 ; Kerspern et al., 2017 ; Dunne et Raby, 2013 ; Manzini et Jegou, 2003 ; Jonas, 2001). Ces méthodes ont également pénétré d’autres domaines : démographie, sciences de gestion, administration publique, mais également histoire. C’est de ce dernier domaine que nous avons d’ailleurs tiré l’essentiel du cadre méthodologique qui a guidé notre effort. En l’occurrence, c’est le travail de l’historien David Staley qui, en 2019, publiait un ouvrage dans lequel il proposait 10 scénarios esquissant le devenir des universités au cours du XXIe siècle, qui nous a mis sur la piste de notre propre travail.

La méthode des scénarios prospectifs utilisée par Staley est particulièrement bien présentée dans un article antérieur à son ouvrage, publié dans la revue History and Theory en 2002. Dans cet article, Staley souligne que si l’histoire nous sert à mieux comprendre qui nous sommes aujourd’hui, on peut dire la même chose de la prospective. En effet, on ne fait pas de la prospective pour prédire le futur mais, en quelque sorte, pour mieux comprendre les dynamiques qui traversent nos sociétés contemporaines révélées tout autant par nos interprétations d’événements passés que par la façon dont nous envisageons l’avenir. Staley établit donc un rapport étroit entre histoire et prospective, rapport qu’il construit sur la base de la théorie des systèmes complexes et le phénomène des attracteurs étranges. Ce phénomène suppose que dans des conditions initiales quasi identiques, un même système peut tendre vers différents états. En prospective, cela suppose que le devenir des systèmes est toujours incertain ou, plus précisément, sous-déterminé par les conditions initiales dans lesquelles ils émergent : on ne peut qu’en esquisser des états futurs possibles, ou plausibles. Ce sont ces états plausibles que représentent les attracteurs étranges. Ainsi, comme Staley le souligne :

The goal of scenario writing is not to predict the one path the future will follow but to discern the possible states toward which the future might be « attracted »

Staley, 2019, p. 78[4]

Comment doit-on procéder ? Afin de définir ces attracteurs étranges et construire des scénarios prospectifs, on procède de la même façon qu’un historien avec ses données d’archive. En prospective comme en rétrospective, il s’agit de construire un récit plausible sur la base d’informations, de données qui sont disponibles actuellement. Ces informations et données fournissent une structure narrative, sorte d’échafaudage de contraintes qui va déterminer un univers des possibles, c’est-à-dire des chronologies d’événements plausibles. En prospective, cette structure est généralement articulée autour de deux ensembles d’informations : des tendances de fond (driving forces) et des incertitudes (Bradfield et al., 2016).

Les tendances de fond sont les phénomènes qu’on estime être déterminants dans le déroulement de l’histoire à venir. Ces tendances font généralement consensus, du moins elles ne sont pas considérées comme problématiques. Ces phénomènes ne se réalisent toutefois pas dans l’éther. L’avenir nous réserve des surprises à chaque coin de rue : l’élection d’une vedette de la télé à la présidence d’une puissance mondiale, une pandémie, le retour des travailleurs à leurs habituels déplacements pendulaires après une période de confinement, etc. Aucune tendance observée ne permet d’établir l’émergence et la trajectoire de telles incertitudes. On ne peut fonder aucune prédiction à leur propos et elles sont généralement sujettes à de vives polémiques (voir figure 1, p. suivante).

Figure 1

Schématisation de la bifurcation d’une tendance de fond

Schématisation de la bifurcation d’une tendance de fond

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Bien qu’improbables en soi, les incertitudes peuvent faire basculer les tendances de fond les plus lourdes. La potentialité de leur avènement oblige donc à envisager une bifurcation dans le cours des choses. Ainsi, chaque incertitude oblige à envisager deux trajectoires distinctes pour l’avenir des tendances de fond identifiées, ouvrant un espace de possibles que les scénarios vont chercher à imaginer, explorer, illustrer.

Afin d’imaginer les impacts socio-organisationnels de l’émergence de la RC, nous avons suivi l’approche du « quattro stagioni » préconisée par Peter Schwartz citée par Jonas (2001). La structure narrative simple développée met en jeu deux tendances de fond et deux incertitudes., ouvrant quatre univers de possibles (voir figure 2, p. 151).

Les révolutions universitaires post-RC : structure narrative

Tendances de fond

Pour explorer les réponses à la question « Vers quelles formes socio-organisationnelles l’accueil des pratiques de RC fait-il tendre l’université ? » et conformément à la méthode des scénarios, nous avons considéré des tendances de fond qui apparaissent à l’heure actuelle assez robustes. Ces tendances de fond sont au nombre de deux.

Tendance de fond 1 : L’intégration du champ de l’art à l’institution universitaire.

Comme indiqué au départ, l’intégration de la RC au monde universitaire est une tendance qu’on peut difficilement stopper aujourd’hui. Ce mouvement suit d’ailleurs la dynamique mise au jour par Heilbron qui voit dans l’université moderne, notamment à partir des XVIIIe et XIXe siècles, une formidable machine à absorber tous les dispositifs de production de la connaissance qui peuvent exister dans une société et un implacable levier de normalisation de ces dispositifs (Heilbron, 2004). On peut penser que le phénomène qu’on observe aujourd’hui avec le développement de la RC dans l’université est la suite logique de cette tendance historique. Si c’est le cas, les nombreux débats au sujet de ces pratiques pourraient être considérés comme le signe de la résistance des chercheurs-créateurs et chercheuses-créatrices à cette normalisation universitaire qui tend à leur imposer un double objectif (produire une oeuvre et produire un essai sur l’oeuvre), les engage dans des logiques probatoires ésotériques et les soumet à des communautés de pairs fortement homogènes (Fournier, Gingras et Creutzer, 1989), etc. Nous laissons en suspens la question de savoir si l’identité de la RC peut résister à l’université ou si, à l’inverse, les pratiques de RC peuvent déplacer les cadres de la connaissance vraie justifiée qui fonde la production de la connaissance universitaire, comme l’évoque Manning (2016). Il faut toutefois compter sur le fait que ces pratiques resteront enracinées dans l’université. La dynamique décrite par Heilbron (2004) semble exclure leur rejet hors de cette institution. Du reste, la RC proliférant dans plusieurs secteurs et départements, de la microbiologie aux sciences humaines, de la musique au design, elle est à l’abri des phénomènes généralement associés aux transformations de l’université qui, selon Osley-Thomas (2020), agissent différemment d’un secteur disciplinaire à l’autre. Il ne semble pas plausible d’imaginer qu’un jour la RC soit victime d’une oukase épistémologique qui la rejette définitivement hors de cette institution.

Tendance de fond 2 : La division continue du travail scientifique

Une autre tendance de fond qui structure l’avenir de la RC à l’université c’est la division du travail scientifique qu’une certaine histoire des sciences a mise en lumière. Notamment à partir du XXe siècle, on a vu une forte tendance à la spécialisation continuelle des disciplines (Wellmon, 2015 ; Shapin, 2007). Toutefois, il ne s’agit pas seulement de répartir l’effort pour comprendre le monde entre des champs disciplinaires toujours plus nombreux et précis, mais aussi de répartir le processus de recherche lui-même. Shapin a montré que, dès le XVIIe siècle, Boyle employait de nombreux assistants dans son laboratoire et que le recours à des laborantins pour faire le travail d’expérimentation en tant que tel était courant à son époque (Shapin, 2014). Or, selon Shapin, il ne s’agissait pas de répartir l’effort physique exigé par le travail scientifique[5] ou d’une sorte d’économie de temps, comme pour la division du travail taylorienne, mais plutôt de réserver aux philosophes les tâches cognitives de plus haut niveau, les fonctions les plus nobles, dans la mesure où la vérité s’appuyait sur la qualité des personnes qui la présentaient. Donc, on peut parler ici d’une répartition cognitive du travail scientifique qu’est venu confirmer, 300 ans plus tard, Karl Popper dans La logique des découvertes scientifiques (1995). En effet, dans cet ouvrage, Popper procède lui-même à un découpage marqué du processus par lequel peut être « découverte une nouvelle vérité ». Le point de vue qu’il soutient présente la déduction, l’induction et l’abduction comme des tâches exclusives les unes des autres, du moins des tâches répondant à des impératifs différents.

Certains pourraient objecter que ce serait davantage servir notre propos que de considérer comme la besogne de l’épistémologie le fait de procéder à ce qu’on a appelé « une reconstruction rationnelle » des étapes qui ont conduit le savant à une trouvaille, à la découverte d’une nouvelle vérité. Mais la question se pose : que désirons-nous précisément reconstruire ? S’il s’agit des processus impliqués dans la stimulation et le jaillissement d’une inspiration, je refuse de considérer leur reconstruction comme la tâche de la logique de la connaissance

Popper, 1995, p. 27

Ainsi, Popper (1995) ouvre la porte à la possibilité de penser la production de connaissances comme une activité procédant en plusieurs étapes – idéation, conceptualisation, observation, test – relativement indépendantes puisque évaluables sur des plans différents. Il n’y a pas de raison de penser que la RC ne soit pas elle-même affectée par ce large mouvement de spécialisation et de division du travail scientifique.

Incertitudes

Toujours en suivant la méthode des scénarios, il faut prévoir que ces tendances de fond soient modulées par des incertitudes. Chaque incertitude identifiée suppose que les tendances de fond peuvent emprunter deux trajectoires distinctes et donc donner lieu à deux mondes possibles. Ainsi, avec deux incertitudes appliquées simultanément sur les tendances de fond, suivant l’approche du quattro stagioni, on définit quatre mondes possibles, ce qui paraît tout de suite plus riche. Nous proposons donc de considérer deux incertitudes.

Ce sont les enjeux épistémologiques au centre de la littérature en matière de RC qui nous semblent fournir les plus importants motifs d’incertitudes. En effet, sans doute que personne ne peut dire aujourd’hui quel consensus sortira du débat fondamental qui sévit à propos de la nature de la RC et de son rapport à la construction des connaissances vraies et justifiées. On n’a d’ailleurs peut-être aucune raison de penser que ce débat aboutisse un jour à un consensus. Selon la tradition encyclopédique, les deux champs devraient pouvoir co-exister et cette coexistence devenir le terreau d’une nouvelle arène où puisse s’exercer la technique philosophique. À l’inverse, il est également permis de penser que ces deux champs sont destinés à être subsumés sous une nouvelle tradition. Les deux incertitudes que nous proposons ici tentent de résumer les enjeux essentiels de ces riches débats épistémologiques.

Incertitude 1 : Mariage épistémologique ou voisinage organisationnel

Une première incertitude qu’il nous semble important d’envisager concerne le niveau d’intégration de la RC à l’université. S’agira-t-il simplement d’une intégration organisationnelle permettant le voisinage entre deux ensembles de pratiques distinctes, ou verra-t-on la RC imprégner la théorie de la connaissance jusqu’à se frayer un chemin dans l’histoire des sciences ?

Quelle que soit la position adoptée actuellement concernant la RC, un des enjeux épistémologiques les plus prééminents de son intégration à l’université demeure la pérennité des connaissances produites soit leur capacité à être cumulées, capitalisées et transmises. La résistance à l’épreuve de la logique des connaissances produites est au principe de cette pérennité. On peut soutenir que cette exigence est fondamentale et qu’elle ne sera jamais satisfaite par les pratiques de RC ce qui les condamnerait à demeurer des pratiques distinctes comme l’invitait à le faire Vial (2015). Essentiellement tourné vers la « performativité », comme nous l’ont suggéré Paquin et Noury (2018), le « champ » de la RC (Borgdorff, 2012) voisinerait le « champ » de la production de connaissances pérennes à l’intérieur de l’institution universitaire.

À l’inverse, l’histoire de l’université a montré qu’il était possible de subsumer des traditions de pensée et des champs très dissemblables. C’est ce qu’a réussi saint Thomas D’Aquin en démontrant la possibilité d’une lecture chrétienne de la philosophie d’Aristote (MacIntyre, 1990), provoquant une bifurcation radicale de l’histoire de l’université. Par ailleurs, comme nous l’indique Heilbron (2004), l’institution universitaire elle-même exerce une force de normalisation qui pourrait bien rendre inévitable le consensus épistémologique entre les protagonistes de la RC et la communauté des autres chercheurs. La RC serait ainsi créditée du même potentiel de production de connaissances que les pratiques courantes.

La nature des débats épistémologiques actuels autour de la RC nous oblige donc à envisager deux pistes narratives potentielles. La première prévoit un simple voisinage de pratiques permises sur un plan organisationnel par l’université. La seconde suppose un mariage entre la RC et les pratiques de production de connaissances autorisées par l’épreuve de la logique.

Incertitude 2 : Diffusion d’un esprit créatif ou développement de techniques

La seconde incertitude qu’il nous semble utile de considérer concerne la valeur spécifique que le monde universitaire attribue à la RC. Cette incertitude reflète l’ambivalence identitaire que mentionnent les protagonistes de la RC oscillant entre la figure du chercheur et celle de l’artiste-créateur, ambivalence renforcée par les doubles standards et les doubles objectifs que leur imposent les organismes financiers. L’incertitude plane donc sur le volet de la RC qui représente l’apport le plus significatif aux yeux du monde universitaire : la recherche ou la créativité ?

Un des aspects les moins polémiques actuellement concernant la RC est son apport méthodologique à la recherche. La valorisation de la RC passe souvent par cette dimension. Ces pratiques sont vues comme des leviers d’innovation méthodologique ouvrant, notamment, une voie d’exploration prometteuse de la connaissance dite expérientielle. Les techniques qui découlent de cette approche de l’expérience sont susceptibles de percoler dans l’ensemble des pratiques de recherche. Valoriser le volet recherche de la RC pourrait donc bien mener à une instrumentalisation des projets auxquels elle donne lieu avec pour corolaire une relégation de l’oeuvre à la périphérie de la démarche.

D’un autre côté, la critique épistémologique qu’expriment certains promoteurs de la RC met en relief l’appauvrissement potentiel de l’imagination scientifique nécessaire à l’élaboration d’hypothèses nouvelles et à la véritable exploration scientifique. Cet appauvrissement peut être mis au compte de la sur-spécialisation des disciplines, du privilège historique conféré aux formes déductives et inductives du raisonnement en épistémologie, et de l’importance grandissante accordée à la pertinence (sociale, économique, sanitaire) de la recherche par les institutions. Dans ce contexte, on peut penser que la RC tient le rôle de poil à gratter des chercheurs, d’ouvroir de science potentielle : la RC fournit les ressources créatives nécessaires au bon fonctionnement de la recherche scientifique.

En somme, le développement des pratiques de RC participe-t-il de l’effort commun de renouvellement et raffinement des techniques de la recherche scientifique, ou s’agit-il de diffuser un esprit créatif dans l’ensemble de l’institution universitaire en favorisant, par exemple, la sérendipité que plusieurs considèrent être le moteur de l’innovation ?

Figure 2

Quatre espaces scénaristiques pour imaginer l’université

Quatre espaces scénaristiques pour imaginer l’université

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Scénarios et mondes universitaires possibles

Sur la base de cette structure narrative (voir figure 2), nous avons esquissé quatre scénarios qui consistent moins en des récits qu’en des descriptions de systèmes, services, dispositifs participant à la vie des universités. Dans ces scénarios, nous avons tenté de couvrir les différents enjeux associés à la RC tel que nous les avions relevés lors de notre travail sur la conduite responsable en RC (Voarino et al., 2019). Il s’agit des thèmes de la nature de la RC, la posture des chercheurs-créateurs, la formation, le financement, la dissémination des connaissances et les conflits d’intérêts et d’engagement.

L’université des deux solitudes

Le scénario des deux solitudes s’articule autour d’un marquage fort de la spécificité des chercheurs-créateurs. Ici, la spécificité de l’idiome RC est telle, avec ses finalités, ses méthodes et ses standards de pratiques et d’excellence hérités du monde de l’art, qu’elle mène à l’émergence d’une classe particulière de chercheurs. L’université doit donc parvenir à faire coexister deux communautés de chercheurs dans ses statuts, politiques et procédures administratives. Dans un univers aux ressources limitées, cette situation met les deux communautés en concurrence pour l’attention stratégique et la légitimité universitaire.

Dans un tel scénario, il faut prévoir la mise sur pied d’un certain nombre de dispositifs de régulation spécifiques. En outre, des comités d’évaluation de l’éthique en RC et de l’intégrité des chercheurs-créateurs sont créés, multipliant les comités d’éthique sectoriels. La carrière professorale est évaluée par des comités de pairs exclusifs à chaque communauté afin d’assurer une juste appréciation des portfolios ou enregistrements de performances dorénavant exigés dans les dossiers de promotion des chercheurs-créateurs. Qui d’autres que des chercheurs-créateurs pour apprécier la valeur d’une résidence d’artiste ou d’une nomination à un festival populaire ? Dans ce cadre, les conférences ou publications dans des revues scientifiques perdent de leur importance, mais demeurent nécessaires.

Si les baccalauréats et les programmes de 2e cycle professionnalisants sont peu affectés par l’existence de ces deux communautés, les programmes de formation à la recherche deviennent l’arène d’une lutte farouche pour le recrutement d’apprentis chercheurs ou apprentis chercheurs-créateurs. Des programmes inter-champs sont mis sur pied, mais ils contre-balancent difficilement les effets de la position dominante d’un champ sur l’autre à l’intérieur des disciplines.

Un FRQ-Arts[6], à côté des FRQ-SC, FRQ-Santé et du FRQ-Nature et technologie, est inauguré afin de compléter l’offre de financement en recherche au niveau provincial. Ce nouveau fonds est alimenté grâce au transfert d’une partie de l’enveloppe du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Le double financement FRQ-Arts et CALQ est contrecarré suivant une règle qui interdit à un chercheur financé par le FRQ-Arts de solliciter un financement au CALQ pendant une période de trois années suivant le dernier octroi.

L’université de la rationalité bureaucratique ou l’art comme stratégie de recherche

Le scénario de la rationalisation bureaucratique est celui de l’art comme méthode, voire comme technique de recherche. Ici, la valeur épistémologique de l’art est reconnue par les universitaires et participe à une ouverture de la réalité de la recherche à de nouvelles stratégies, à de nouvelles formes d’engagement : subversion, transformation, sensibilisation, etc. Dans ce cadre, l’université doit favoriser la reconnaissance de réalisations d’un type nouveau tout en assurant une régulation serrée de ces projets qui multiplient les finalités attachées à la recherche et présentent des risques inédits.

Les chercheurs souhaitant entreprendre un projet de RC doivent alors soumettre leur projet à un Comité d’éthique de la recherche-création composé de spécialistes patentés en matière de risque attaché à cette approche. Incidemment, les comités d’évaluation de l’éthique et de l’intégrité en recherche se spécialisent dorénavant sur le plan méthodologique : Comité d’éthique de la recherche expérimentale, Comité d’éthique de la recherche exploratoire, Comité d’éthique de la recherche-développement, Comité d’éthique de la recherche-création, etc.

Par ailleurs, rendre justice aux réalisations empruntant à la RC dans les carrières des chercheurs est un enjeu important. On y parvient en exigeant une présentation discursive des réalisations qui relègue l’oeuvre à l’appréciation des seuls spécialistes. Cette traduction discursive permet d’isoler un nouveau type d’objectif dans le travail des chercheurs, qu’on pourrait appeler objectifs expérientiels, difficile à attester et dont l’équivalence avec les objectifs de la recherche commune reste en débat. Afin d’éviter que les comités de pairs ne deviennent des arènes occultes de l’expression des rivalités épistémologiques, les critères à satisfaire pour accéder à une promotion font alors l’objet d’une refonte sophistiquée permettant de distinguer clairement les deux types d’objectif dans toutes les productions de recherche. À la pondération 5-5-2-2 (5 points pour l’enseignement, autant pour la recherche, 2 points pour la contribution au fonctionnement de l’institution et pour le rayonnement), l’université substitue le 5-5-2-2-2, ajoutant 2 points pour les productions expérientielles, et confirmant incidemment la prépondérance de la production de connaissances discursives dans les carrières des chercheurs. De manière concourante, tous les chercheurs devront savoir identifier et décrire les objectifs expérientiels attachés à leurs travaux et projets, ne serait-ce que pour parvenir à compléter les formulaires de demande de subvention des différents fonds nationaux qui réserveront une rubrique à ces objectifs.

La formation à la RC sera intégrée aux formations méthodologiques courantes, quelle que soit la discipline.

L’université de la médiation culturelle

Les deux scénarios suivants s’articulent autour de la seule valorisation de l’acte créateur et de l’art.

Dans le scénario de l’université comme médiatrice culturelle, l’art est mis en avant par l’université dans une perspective plus institutionnelle. C’est le scénario où l’art est envisagé comme une fonction parallèle à l’ensemble de la fonction recherche. L’université accueille des artistes en résidence permanente qui enrichissent ses collections et son legs culturel.

L’association de l’université avec le monde de l’art est donc directement liée à une stratégie de rayonnement et vient renforcer celle qui passait jusque-là par la mise sur pied d’équipes sportives d’excellence. Les postes d’artistes en résidence sont alors financés de la même façon et l’embauche des titulaires de ces postes relève uniquement du rectorat. Le Vice-rectorat à l’art et à la culture offre un soutien aux artistes dans leur recherche de financement auprès du CALQ et du CAC. Les projets proposés par les artistes font l’objet d’une vérification scrupuleuse de la part du secrétariat de l’université.

L’omniprésence de ce legs sur les campus et la proximité avec ces artistes en résidence contribuent à enrichir les points de vue des chercheurs. Ce dispositif, qui vise à augmenter l’empreinte sociale de l’université dans la communauté, permet simultanément d’ouvrir des horizons de réflexion nouveaux pour l’ensemble des membres de la communauté universitaire.

L’université OU-Sci-PO (les agents de créativité)

Afin de convoquer l’esprit des expérimentations littéraires de l’OuLiPo, mouvement destiné à l’exploration systématique du potentiel créatif que recèle la langue, nous avons intitulé ce dernier scénario le scénario des Ouvroirs de science potentielle. Ici, l’université intègre au corps professoral une nouvelle catégorie : les agents de créativité qui jouent le rôle de médiateurs ou d’activateurs de créativité auprès des autres membres de la communauté. Cette nouvelle catégorie de personnel bénéficie du même régime de progression dans la carrière que les bibliothécaires, qui se traduit, notamment, par une pondération spécifique des critères d’évaluation. La mise sur pied de ce nouveau corps répond à la demande des organismes de financement qui, dans le sillage des programmes Partenarial, Audace ou Nouvelles frontières[7], se montrent de plus en plus attentifs à voir les chercheurs proposer des projets de recherche présentant un fort caractère original et exploratoire et des stratégies de mobilisation de connaissances inédites.

Dans ce cadre, les agents de créativité composent un corps d’activateurs de créativité susceptibles d’être sollicités par les équipes de recherche lors du montage de projets. En dehors de ce contexte, ces agents font davantage office de curateur de contenus de recherche qu’ils veillent à disséminer, par des expositions, des performances, des interventions transgressives de toutes sortes au sein de la communauté universitaire. Les membres de ce personnel sont invités à mettre sur pied des ateliers poursuivant des axes d’exploration créatrice particuliers et auxquels les étudiants sont encouragés à participer. L’objectif est ici de s’assurer de la présence d’un personnel responsable de la fonction imaginative nécessaire à la recherche et à l’évolution des disciplines.

Les agents de créativité ne bouleversent pas fondamentalement les modes de régulation universitaires. Par la curation, ils produisent du contenu qui appartient à l’université avec du contenu qui appartient à l’université. Ces spécialistes sont issus de départements et écoles d’arts qui offrent des formations spécifiques à ce secteur d’activité qu’est la curation créative.

Conclusion

Là où elles prennent racine dans le monde universitaire, dans les disciplines pratiques et artistiques (musiques, cinéma, design, communication) ou dans les disciplines scientifiques (biologie, sociologie et humanités numériques), les pratiques de RC font débat. S’agit-il d’une approche de la connaissance s’inscrivant dans l’histoire des traditions scientifiques ? Ces pratiques donnent-elles lieu à des connaissances qui satisfont aux exigences logiques de la science ? Poussent-elles plutôt à une remise en question de l’hégémonie supposée de ces exigences ? Produisent-elles autre chose que des connaissances, et alors, quoi ? Le défi épistémologique que représente l’émergence de ces pratiques est à la fois vertigineux, passionnant et essentiel. C’est un défi qui exerce une attraction importante dans les débats qui occupent tout ceux qui sont confrontés à ces pratiques. Or cette attraction interfère avec la problématisation des enjeux socio-organisationnels que soulève leur intégration avancée dans l’institution universitaire – confirmée par l’octroi de diplômes attitrés, la mise sur pied de fonds de recherche dédiés, le développement de dispositifs d’évaluation spécifiques, voire l’ajout de la fonction « création » aux missions des vice-rectorats à la recherche des universités.

Au regard des transformations organisationnelles que ces pratiques induisent dans le monde universitaire, on peut s’attendre à voir apparaître de nouvelles stratégies chez les chercheurs, et se renforcer des tendances jusqu’ici considérées marginales en recherche qui, à leur tour, vont peser sur la trajectoire historique de l’université. C’est le cas dans les départements de design dont certains membres des corps enseignants, en revendiquant l’identification de leur recherche à de la RC, ont pu consolider d’importants financements, notamment des chaires de recherche du Canada, jusque-là difficiles à obtenir. Le design n’étant pas considéré comme une discipline universitaire ni par le FRQ ni par le CRSH, la normalisation institutionnelle de la RC est, depuis quelques années, apparue comme une étiquette providentielle à plusieurs chercheurs de ce domaine. Il y a donc lieu de s’interroger sur les transformations induites dans le fonctionnement des universités et le développement des disciplines par les pratiques de RC. En effet, même si l’incidence de la RC sur la science et la connaissance reste contestée, son intégration organisationnelle a le potentiel d’affecter jusqu’au travail même des universitaires.

Les quatre scénarios présentés ici ont pour objectif de mettre en lumière ce potentiel de transformation institutionnelle que recèle l’émergence de la RC. Toutefois, ils n’englobent pas toute l’étendue de ces transformations, notamment en laissant de côté ces adaptations potentielles des universitaires eux-mêmes. Nous laissons donc à l’imagination des lecteurs, le soin de formuler leurs propres hypothèses sur les formes que prendront ces stratégies d’acteurs.