Corps de l’article

Depuis les dernières décennies du XXe siècle, on assiste à deux phénomènes presque concomitants, le développement des performance studies (PS) à l’université et l’institutionnalisation des pratiques artistiques performatives dans les mondes de l’art. Champ d’étude interdisciplinaire, transdisciplinaire, voire postdisciplinaire, les PS émergent au début des années 1980 dans les institutions d’enseignement supérieur états-uniennes et s’internationalisent à partir des années 1990. Les pratiques artistiques performatives comme le théâtre, la danse, le cirque, l’art de la performance, etc. y occupent une place égale à celles des autres disciplines universitaires mobilisées. L’institutionnalisation de l’art de la performance débute quant à elle à la fin des années 1990 et s’accélère avec le nouveau millénaire. Alors que dans les années 1960, ces pratiques artistiques s’étaient développées entre les disciplines établies pour les décloisonner, et hors de leurs institutions pour s’affranchir de leurs conventions, aujourd’hui, les institutions les intègrent aux expositions, festivals, biennales et même aux collections. On voit également émerger de nouvelles formes organisationnelles pour mieux les appréhender.

Nous tentons de comprendre les corrélations entre ces deux phénomènes, en procédant à une analyse comparative de deux organisations créées à New York au tournant du millénaire. Attaché à la New York University (NYU) et issu du Département des Performance Studies, The Hemispheric Institute of Performance and Politics (Hemi) situe ses activités à l’intersection de la recherche universitaire, des pratiques artistiques performatives et de l’action sociale et politique, tandis que Performa, à travers une biennale et un Institut, produit, diffuse et documente l’art de la performance dans la perspective d’encourager sa création et son intégration au « champ élargi » des arts visuels[1], à ses institutions et à ses récits historiques.

Parce qu’elles sont situées à moins de deux kilomètres l’une de l’autre dans le Downtown Manhattan, qu’elles ont été créées à six années d’intervalle (Hemi en 1998 et Performa en 2004), qu’elles produisent, diffusent, documentent et pensent les pratiques artistiques performatives locales et internationales, nous avons pensé que ces deux institutions entretiendraient des rapports de coopération ou de complémentarité, et contribueraient à construire des milieux et des réseaux communs, partagés ou superposés. Nous nous attendions à repérer rapidement des collaborations, une circulation des acteurs entre les deux organisations, un partage de ressources, d’outils, de méthodologies, de compétences, etc. Or, les données collectées lors de la recherche démontrent plutôt une absence d’interactions. Nous avons affaire à deux réseaux relativement étanches. Cette imperméabilité semble liée à des enjeux d’ordre épistémologique (des manières différentes de circonscrire les pratiques de la performance et de les inscrire dans des champs de savoirs et de connaissances) et économique (l’inscription dans des modèles économiques distincts).

Cette analyse comparative repose sur une approche inductive qui consiste à mettre en relation des données empiriques tirées de l’observation d’institutions. Elle s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste qui se déploie dans le champ des études muséales et qui s’attache à comprendre l’émergence récente de nouvelles formes institutionnelles vouées à la production, à la diffusion, à la préservation et à la connaissance des pratiques artistiques performatives[2]. Ces organisations, dont Hemi et Performa font partie, expérimentent des formes d’institutionnalisation adaptées à la nature éphémère, corporelle, dialogique, interdisciplinaire, politique, souvent contestataire des oeuvres performatives.

Les questions qui motivent cette recherche sont largement inspirées des approches interactionnistes de l’art selon lesquelles les pratiques artistiques contribuent à créer les institutions et réciproquement ces dernières engendrent des types d’art (Becker, 1988). Dans la lignée des Mondes de l’art d’Howard Becker, nous avons observé les liens, les alliances, les coopérations entre les actrices et acteurs afin de dégager « qui agit avec qui », « pour produire quoi », avec quelle régularité et selon quelles conventions (p. 8). Nous nous sommes notamment demandé si les pratiques artistiques performatives avaient engendré la création de nouveaux mondes de l’art ou si elles s’étaient intégrées aux réseaux déjà établis. Nous avons porté attention à la place qu’y occupent les universités et aux rôles qu’elles y jouent.

Un séjour d’observation préliminaire a eu lieu lors de l’édition Performa 17. Puis, à partir de 2019, nous avons consulté et documenté les sites Internet des deux institutions où sont répertoriés l’ensemble des activités, les membres du personnel et les collaborations. S’ajoute, pour Performa, l’analyse des catalogues produits à l’issue de chaque biennale et, pour Hemi, l’étude des contenus développés dans le cadre de ses activités et hébergés sur son site (par exemple, le périodique emisferica). Les restrictions de déplacements imposées par la pandémie ont réduit les possibilités d’études sur le terrain. Nous avons toutefois mené un entretien en deux temps, en visioconférence, avec Esa Nickle, directrice générale et productrice exécutive à Performa, en février 2021. Nous avons également procédé à une consultation à distance du fonds d’archives de cette même institution, acquis par la Bibliothèque Fales du Centre des Collections spéciales de l’Université de New York, en mars de la même année. Enfin, nous avons bénéficié du fait que les institutions elles-mêmes ont déposé davantage de données sur leurs sites respectifs.

Dans un premier temps, nous relaterons le développement des PS à la NYU : la création du département, de l’institut et l’exportation de ce modèle sur le continent américain et au-delà. Deux aspects retiendront notre attention : le questionnement épistémologique continu qui sous-tend et même fonde les PS ; les modalités d’articulation de la pratique et de la théorie. Puis, nous procéderons à une analyse comparative d’Hemi et de Performa à partir de deux traits : les formes organisationnelles qu’elles privilégient et qui empruntent à la fois aux mondes de l’art et de l’université ; les interrelations qu’elles établissent entre les deux sphères. Nous ferons ressortir l’existence de deux réseaux relativement étanches qui se constituent à partir de conceptions différentes de ce que recouvre la performance.

Les performance studies à la New York University et au-delà : questionnement épistémologique et valorisation de la pratique

Le premier département de performance studies est créé en 1980 à la NYU, au sein de la Tisch School of the Arts, une Faculté des arts fondée en 1965 qui regroupe diverses disciplines artistiques. D’abord centrée sur le théâtre et le cinéma, elle intégra rapidement la danse et le design. Aujourd’hui, la Tisch School compte onze départements et trois instituts axés sur les arts vivants, les nouveaux médias et les nouvelles technologies, les industries culturelles (cinématographiques, télévisuelles et musicales surtout). La genèse du Département de Performance Studies permet de comprendre la question épistémologique qui sous-tend ce champ d’études et l’importance de la maintenir ouverte, sujette aux débats et aux critiques. Elle montre également les manières d’articuler la pratique et la théorie dans les programmes d’études et les approches pédagogiques. Enfin, elle donne à comprendre la posture singulière des PS dans les débats sur l’intégration des arts aux universités.

De la théorie de la performance au Département de Performance Studies

Le Département de performance studies a émergé au sein du Département d’études théâtrales qui fut renommé et scindé en deux : les PS et l’écriture dramatique. Cette scission et ce nouvel intitulé proposés par le metteur en scène et directeur du Département, Richard Schechner, répondaient à un désir d’élargissement culturel et disciplinaire du théâtre[3]. Pour ouvrir le champ des études théâtrales et développer une théorie de la performance, Schechner opéra un rapprochement avec l’anthropologie, notamment à travers un dialogue avec Victor Turner qui travaillait sur les rituels dans les sociétés bantoues de Zambie (Schechner, 1985). Ces croisements interdisciplinaires sont emblématiques d’une attitude intellectuelle propre à la première génération des actrices et acteurs des performance studies : frotter sa propre discipline à une autre discipline pour en repenser les fondements épistémologiques. Les discussions vont au-delà des enjeux d’interdisciplinarité et de postdisciplinarité. Les PS sont un espace de débats épistémologiques sur les PS elles-mêmes (on ne cesse d’en redéfinir les contours, les fondements, les méthodes, les présupposés afin de maintenir une forme d’incertitude jugée stimulante), mais aussi des autres disciplines (l’anthropologie, l’histoire, la folkloristique, les sciences du langage, le théâtre, la danse, etc.)[4].

Pour circonscrire ce nouveau champ d’études, Schechner produisit des listes d’activités pouvant être appréhendées en tant que performances qu’il ne cessa d’allonger :

  • . Les situations quotidiennes « ordinaires » [...] ;

  • . La création ou les performances artistiques ;

  • . Les occupations sportives ou récréatives ;

  • . Les situations de travail [...] ;

  • . Les rituels sacrés et profanes ;

  • . Le jeu ;

  • . etc. (Schechner, 2002, p. 25)

Selon lui, toutes ces activités consistent à faire et à montrer le faire. La performance est dès lors pensée comme un événement vécu et incarné, destiné à être montré et regardé. Les PS consistent à analyser l’exposition du faire. En dépit de l’infinité des objets d’étude très critiquée par beaucoup d’universitaires, des enjeux théoriques transversaux sont assez aisément identifiables et ont généré des généalogies de textes de référence et d’autrices et auteurs clés :

  • La performativité du langage dans la lignée des travaux de John L. Austin (1970 [1962]) et de John R. Searle (1972 [1969]) ;

  • Les comportements sociaux et la notion de « savoir social incorporé et inconscient » à la suite d’Erving Goffman (1973 [1959]) ;

  • L’agentivité en lien avec la dimension performative de l’identité du sujet, les écrits de Judith Butler (2005 [1990]) étant déterminants ;

  • La revalorisation des mémoires orales, corporelles et des contre-mémoires (Schneider, 2011) ;

  • Les performances technologiques et les rapports entre le vivant et les médias (Taylor, 2016), etc.

Ces orientations sous-tendent les programmes d’études du Département de Performance Studies de la Tisch School, comme le mentionne son site :

Performance Studies at NYU is dedicated to the analysis and study of cultural enactments of all kinds, and to understanding how they can produce meaningful change. [...] Performance Studies offers graduate and undergraduate students the opportunity to explore and think critically about the world-making power of performance in theater, performance art, dance, sound/music, visual and installation art, activism, and online, as well as in the performance of « everyday life »[5].

Au premier cycle, le cours d’introduction propose d’étudier de manière transhistorique et transculturelle des performances aussi diverses que les pratiques chamaniques, le Burning Man ou la performance artistique avant-gardiste. Ni la recherche-création, telle qu’elle est conçue au Québec et en France, ni la practice as research ou practice based research, telle qu’elle s’est affirmée en Angleterre ou en Finlande dans les années 1980, ne sont des revendications des PS à la NYU. La plupart des cours associent la théorie et la pratique artistique et non artistique. Ainsi, au premier cycle, « Performance of the city » explore l’idée que la performance est une pratique située et que tout environnement urbain est mis en scène par ses habitants et ses visiteurs. À travers la théorie, la pratique in situ et l’analyse d’oeuvres, les étudiant.e.s sont amené.e.s à penser et à expérimenter la ville comme spectacle collectif d’interactions sociales. Les cours méthodologiques accordent une place importante aux pratiques d’écriture dites performatives ou transformatives, les modes d’écriture académiques étant jugés moins adéquats pour rendre compte des expériences vécues et incarnées que sont les performances. Émergeant des pratiques artistiques déjà intégrées à l’université, les PS à la NYU ne cherchent pas tant à légitimer l’art que la pratique c’est-à-dire l’expérience sensible, qu’elle soit artistique ou non artistique.

L’exportation d’un modèle et la fondation d’Hemi

Bien qu’un deuxième département de PS ait été créé en 1984 à la Northwestern University dans la banlieue nord de Chicago (Illinois), selon un autre modèle d’intégration des PS au sein de l’université (il émerge des sciences du langage et est logé à la School of Communication), que les recherches qui y sont menées aient reçu une attention internationale, c’est surtout le modèle new-yorkais qui s’est disséminé sur tout le continent américain et au-delà. Aux États-Unis, au Canada, en Amérique latine, au Royaume-Uni, en Australie, en Afrique du Sud, on développe des programmes de cycles supérieurs surtout, et non des départements, un choix qui démontre que les PS ne sont pas perçues comme une discipline, mais un champ interdisciplinaire ou postdisciplinaire à partir duquel croiser, interroger, déborder les disciplines établies (Bial et Brady, 2002 ; Jackson, 2004).

C’est dans ce contexte d’internationalisation qu’Hemi est créé en 1998, au sein du Département des PS de la NYU, avec une visée panaméricaine. Ses quatre fondatrices et fondateurs sont des professeur.e.s d’universités des États-Unis (Diana Taylor enseigne les PS et l’espagnol à la NYU et dirige Hemi de 1998 à 2020), du Mexique (Javier Serna enseigne à l’École de Théâtre de l’Universidad Autónoma de Nuevo León), du Brésil (Zeca Ligiéro est rattaché au Département de direction théâtrale de l’Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro) et du Pérou (Luis Peirano est metteur en scène, acteur, professeur en études scéniques à la Pontificia Universidad Catolica del Péru). Toutes et tous ont étudié ou enseigné au Département de Performance Studies de la NYU.

Axé sur la justice sociale, le mandat d’Hemi est de documenter, diffuser, interpréter, soutenir les pratiques performatives engagées à travers les Amériques. L’organisme mobilise des moyens issus de l’université et de l’art : des cours ; des groupes de travail thématiques, interdisciplinaires et internationaux ; des publications ; des fonds d’archives ; des conférences, des rencontres et des colloques ; un événement bi-annuel, Encuentro, à la fois colloque et biennale de performance ; des programmations de performances en partenariat avec d’autres organismes ; une plateforme numérique qui documente et diffuse l’ensemble des activités ; etc.

Durant ses dix premières années d’existence, Hemi a un statut d’institut au sein de la Tisch School. Il permet de créer des liens entre tous les départements de l’École d’art et favorise les collaborations. Hemi a facilité les échanges avec des disciplines des autres Facultés, notamment les départements de langues modernes, d’anthropologie, d’études latino-américaines et caribéennes, d’éducation, etc. En 2007, Hemi prend son autonomie et se détache administrativement et financièrement de la Tisch School et du Département de PS. Désormais, l’Institut relève directement du bureau du recteur de la NYU. Cette indépendance va de pair avec un élargissement disciplinaire encore plus grand. Aux départements précédemment mentionnés s’ajoutent les sciences sociales, les sciences politiques, les communications, les études de genre, les études autochtones, l’histoire, l’histoire de l’art.

Cette sortie de la Tisch School n’implique pas un désengagement d’Hemi à l’égard de la création et de la pratique artistique. Parmi ses six groupes de travail, l’un est consacré à la performance practice as research et privilégie deux axes, les écritures performatives et l’expérimentation artistique comme méthode de recherche théorique. Hemi renforce également son ancrage dans les milieux artistiques new-yorkais à travers une programmation de spectacles et d’ateliers avec des artistes locaux, un programme de formation en performance activiste pour les artistes émergents ainsi qu’une série de forums publics permettant de créer de nouvelles connexions entre les artistes, les universitaires, les institutions culturelles. Enfin, Hemi consolide son orientation militante. L’Institut entame notamment une étroite collaboration avec le duo d’artistes activistes The Yes Men (Igor Vamos et Jacques Servin) qui dispose désormais d’un laboratoire dans les locaux de l’Institut, le Yes Lab. Son mandat est d’accompagner les étudiant.e.s, les groupes communautaires et les activistes qui souhaitent mener des actions militantes créatives et médiatiques.

Hemi oeuvre à la fois localement et globalement, avec un souci de ne pas reproduire les formes d’impérialismes culturels hérités du colonialisme et une vigilance à l’égard des nouveaux rapports de domination induits par la mondialisation. La circulation des idées, des oeuvres, des personnes, des actions sur l’ensemble du continent américain est assurée par un réseau panaméricain d’universitaires, d’artistes et d’activistes. Les langues de travail sont l’anglais, l’espagnol et le portugais, sans qu’aucune ne soit prépondérante, en évitant les traductions systématiques vers l’anglais[6]. À la suite de la biennale Encuentro en 2014 à Montréal, le français s’est ajouté dans une proportion limitée toutefois. La diversité des langues, l’impossibilité de traduire certains termes et notions génèrent des malentendus linguistiques, culturels et disciplinaires qui sont pleinement revendiqués en tant que méthode. Cette multiplicité fait émerger les rapports de force, les conflits, les alliances qui sous-tendent l’internationalisation du champ des PS. C’est dans cette logique de mise en circulation critique des idées qu’un réseau canadien s’est greffé à Hemi en 2013, le Canadian Consortium on Performance and Politics in the Americas (CCPPA) dont les bureaux sont hébergés à l’Université du Manitoba (Levin et Schweitzer, 2017)[7].

L’impact d’Hemi sur les milieux artistiques et culturels : une comparaison avec Performa

Quels impacts une organisation comme Hemi a-t-elle sur l’institutionnalisation des pratiques artistiques performatives ? Pour esquisser quelques pistes de réponses, une analyse comparative d’Hemi et de Performa a été menée. Créée en 2004 par l’historienne d’art et spécialiste de l’art de la performance, Roselee Goldberg, Performa est constituée de deux entités, une biennale internationale de performance qui se tient à New York depuis 2005 et un Institut créé en 2011 dont l’une des raisons d’existence est de soutenir la tenue de la biennale. En quelques années, Performa s’est imposée comme l’une des institutions clés de la scène artistique performative internationale. Cette légitimité rapidement acquise nous a convaincues que Performa constituait un contexte pertinent pour tenter d’évaluer l’impact qu’une institution universitaire vouée aux PS comme Hemi pouvait avoir sur les phénomènes d’institutionnalisation des arts performatifs.

Nous avons constaté d’emblée plusieurs similitudes dans les formes organisationnelles des deux institutions. Hemi comme Performa imbriquent deux modèles. Le premier, l’institut, s’inscrit dans les conventions de l’université ; le deuxième, la biennale, appartient au monde de l’art. Nous avons d’abord étudié comment les deux institutions font fonctionner les formes organisationnelles qu’elles ont adoptées. Puis, nous avons identifié les réseaux d’organisations qui sont constitués, les types de collaborations entre les mondes universitaires et artistiques qu’ils permettent. Enfin, nous avons recensé les activités qui sont menées par les deux organisations. Nous avons plus particulièrement observé les conceptions de la performance qui s’en dégagent, les manières de délimiter son champ, les enjeux privilégiés pour en rendre compte. Sont-ils d’ordre esthétique, politique, historique, cognitif, etc. ? Pour faciliter la lecture, nous restituerons ces observations en procédant successivement, une institution après l’autre, Hemi puis Performa.

Les stratégies de décentralisation d’Hemi : le consortium et le bicéphale

Dès sa création en 1998, Hemi adopte une forme organisationnelle décentralisée sur l’ensemble du continent américain, un consortium d’institutions universitaires et non universitaires. Au moment de son autonomisation de la Tish School en 2007, Hemi modifie de façon importante son organisation pour devenir une institution bicéphale, un pôle situé à New York et l’autre au Mexique, un binôme qui dura cinq années.

Le modèle du consortium d’institutions (Taylor, 2007, p. 1416-1430 et Taylor, 2010, p. 25-36) adopté dès la première année permet de rassembler des chercheurs et chercheuses de champs disciplinaires variés, dont les objets d’études et les méthodes croisent la performance et le politique, valorisent les pratiques et les savoirs incarnés et favorisent les échanges et les rencontres nécessaires à la création de matériel pédagogique et artistique pour la recherche et l’enseignement. Ce réseau institutionnel compte en 2017 plus de quarante universités représentatives des Amériques du Nord, centrale et du Sud. La moitié est située aux États-Unis, le quart au Canada et les autres en Amérique latine (Mexique, Porto Rico, Costa Rica, Brésil, Colombie, Pérou, Chili). Une vingtaine d’organisations non universitaires, artistiques et/ou militantes pour les droits humains et la justice sociale participent également à ce consortium à titre d’organismes partenaires. Leur mission est axée sur la relation entre l’art, l’action sociale et la communauté. Pour n’en mentionner que quelques-unes : le Reverend Billy and the Church of Stop Shopping, une communauté de performance radicale basée à New York et militant contre le consumérisme ; l’Alternate Roots, basé à Atlanta, qui supporte les projets artistiques ancrés dans les milieux communautaires dans le sud des États-Unis ; le Centro de Teatro do Oprimido à Rio de Janeiro, créé en 1986, pour poursuivre la recherche et la diffusion des méthodes et des techniques du Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal ; ou encore l’organisation mexicaine Resistencia Creativa qui développe le « cabaret massif » comme outil d’action politique. On constate que la majorité de ces organismes est basée aux États-Unis. En dépit de ses dissymétries, ce réseau permet des ancrages géographiques locaux dans toutes les Amériques et une circulation des idées et des pratiques dans les sphères universitaires, culturelles, artistiques et militantes.

La gouvernance d’Hemi est assurée par un Conseil (Council) et un Comité directeur (NYU Steering Committee). Un membre de chacune des universités siège sur le Conseil. Les disciplines et les champs d’études majoritaires sont les arts de la scène et les PS, les langues et les littératures latines. Des artistes associé.e.s ou non à des institutions d’enseignement y siègent également, selon une proportion de cinquante-trois et douze. Alors que les organismes culturels partenaires y étaient représentés encore en 2017, le site d’Hemi indique que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le Comité directeur est quant à lui composé de professeur.e.s de la NYU représentatifs des différents facultés, départements et programmes impliqués. En 2022, il comptait trente-huit professeur.e.s majoritairement issu.e.s des disciplines de langues et de littératures latines (onze) et des PS (sept). Les sciences historiques et sociales sont également représentées. La Tisch School reste très présente avec une dizaine de représentant.e.s des différents domaines artistiques.

La cartographie du consortium et le souci de représentativité de l’ensemble des institutions d’enseignement affiliées sur le Conseil démontrent le souci constant d’Hemi d’offrir « [...] an anti-colonial model for engagement between “north” and “south” by promotimg multi-sited, multilingual collaborations[8][...] ». Cette structure de gouvernance fait toutefois ressortir certaines limites : le déséquilibre des représentations entre les Amériques anglo-saxonnes et latines, entre les universités et les organismes culturels, artistiques et militants.

En 2008, un an après l’autonomisation administrative de la Tisch School, et dans la perspective d’accroître la décentralisation de son mode de fonctionnement, Hemi fonde le Centro Hemisférico, un centre de recherche à San Cristóbal de Las Casas, au sein du FOMMA (Fortaleza de la Mujer Maya), un collectif de théâtre de femmes mayas fondé en 1994 qui faisait déjà partie du consortium d’Hemi. Cette organisation dont la naissance correspond au premier soulèvement zapatiste promeut une conception du théâtre comme outil d’éducation populaire auprès des femmes autochtones, notamment par l’utilisation de leurs langues, le tzeltal et le tzotzil. Dès lors, Hemi devient une organisation bicéphale ayant deux centres, l’un dans une métropole, au sein d’une université, l’autre dans un organisme à vocation artistique, sociale et politique, dans les Chiapas, un État mexicain emblématique du désir d’émancipation des peuples autochtones. Le centre mexicain fut doté de technologies numériques permettant de documenter, d’archiver et de diffuser les pratiques performatives locales, nationales et internationales. L’exclusivité et le contrôle des archives et de la production du savoir sur les pratiques performatives panaméricaines n’étaient désormais plus aux seules mains du centre new-yorkais. Des programmations de performances, d’arts visuels, de films, l’organisation d’ateliers, de rencontres, de groupes de travail, de cours universitaires s’y tenaient également. En 2013, après cinq ans de collaboration, d’un commun accord, Hemi et le FOMMA décidèrent de fermer le Centro Hemisférico, sans pour autant cesser leur collaboration. L’implication d’Hemi auprès des communautés latino-américaines des Amériques reste toutefois primordiale et est consolidée par le biais de partenariats avec des organismes culturels et communautaires, par exemple le Museo del Barrio fondé à New York à la fin des années 1960, dévolu aux cultures portoricaines et latino-américaines des États-Unis, ou encore le Grupo Cultural Yuyachkani, basé à Lima au Pérou qui promeut un théâtre inclusif et mémoriel basé sur les traditions culturelles péruviennes et latino-américaines et sur des recherches sur le jeu d’acteur.

Encuentro : un format hybride, itinérant et inclusif

L’une des activités d’envergure d’Hemi est l’événement bi-annuel Encuentro dont la première édition eut lieu en 2000 au Brésil. Présenté comme étant « part academic conference, part performance festival[9] », il permet la rencontre entre chercheur.e.s, artistes, activistes et étudiant.e.s dans différents pays des Amériques, puisque chaque édition se tient dans une ville différente (figure 1). Les Encuentros sont organisés autour de thématiques permettant d’articuler les enjeux liés au corps, à l’art et à la politique. Ainsi, en 2007 à Buenos Aires, l’événement portait sur les corps politiques dans les Amériques, tandis qu’en 2014 à Montréal, l’enjeu privilégié était la chorégraphie des mouvements sociaux et les différentes manières de manifester.

Figure 1

Les biennales Encuentro de 2000 à 2019

Les biennales Encuentro de 2000 à 2019

-> Voir la liste des figures

Figure 2

L’hybridité des activités d’Encuentro 7, Bogotá, Colombie, 2009

L’hybridité des activités d’Encuentro 7, Bogotá, Colombie, 2009

-> Voir la liste des figures

Ces événements adoptent des formes hybrides qui mixtent les conventions des mondes universitaires, artistiques et du militantisme créatif. Par exemple, lors de la septième édition qui eut lieu en 2009 à Bogotá en Colombie, la programmation comprenait environ soixante-dix activités liées aux conventions du festival d’arts vivants et une vingtaine à celles de l’université[10] (figure 2). Dans l’esprit des PS, la pratique y tient une place essentielle. Trois des groupes de travail d’Encuentro 7 utilisent le jeu pour élaborer des concepts et produire des savoirs : un atelier sur la notion d’AfroAmerindia offert par un chercheur et metteur en scène[11], un autre, mené par un artiste, autour du théâtre des opprimés[12], et un troisième sur la désobéissance civile numérique donné par une artiste, théoricienne et activiste Web[13]. Même les conférences dévient de leur format universitaire traditionnel. Ainsi, une chercheure en géolinguistique appuie ses propos sur une véritable mise en scène pour mettre en pratique l’idée du langage comme action[14].

Le premier Encuentro semble avoir donné forme à une volonté de faire de cette manifestation l’occasion d’un engagement social et militant in situ. L’événement s’est déroulé à l’Université de Rio de Janeiro alors figée par une grève et occupée par des manifestant.e.s, un contexte qui provoqua un espace-temps où les intérêts politiques des artistes, activistes et chercheurs d’Hemi rejoignaient ceux des individus sur place en pleine revendication (Taylor, 2010, p. 30). En 2014, alors que la rencontre se tenait à Montréal, deux ans après les imposantes grèves et manifestations étudiantes qui déferlèrent à travers le Québec, Encuentro propose de travailler sur le thème de la manifestation et des formes performatives de contestation sociale.

Chaque biennale compte sur les institutions de son réseau de chercheur.e.s affilié.e.s pour se développer, et en retour consolider le réseau d’Hemi. Par exemple, les quatre premiers Encuentros organisés à quelques mois d’intervalle entre 2000 et 2003 semblent avoir été planifiés en fonction des universités d’attache des quatre fondateurs et fondatrices d’Hemi. Ou encore, l’Encuentro de 2014 s’est tenu à Montréal alors que Diana Taylor venait tout juste d’être nommée co-directrice du Canada Consortium of Performance and Politics in the Americas avec d’autres chercheur.e.s canadienn.e.s de l’Université du Manitoba et de l’Université York en Ontario, notamment. Le choix des lieux répond donc à des considérations pragmatiques, la présence de personnes ayant la capacité et le désir de mettre en mouvement des réseaux locaux. Cela module également le rythme de l’événement qui, bien qu’il soit identifié comme une biennale, fluctue en fonction des modes de coopération des réseaux impliqués. L’horizontalité de cette organisation est à souligner puisque, pour chaque édition, un comité est formé afin de discuter et de décider des orientations. Il se compose de certain.e.s membres du réseau d’Hemi, mais s’adjoint des personnes issues des institutions et des communautés des villes hôtes, afin d’assurer un ancrage local pertinent.

Bien que la majorité des éditions s’allie à une université locale, d’autres types de lieux peuvent les accueillir. Les biennales deviennent dès lors l’occasion pour Hemi d’accroître son champ d’action au-delà de l’université (figure1). D’autres activités contribuent à cet élargissement. Pour ne prendre qu’un exemple, le Hemispheric New York Performance Network (HNYPN) mis en oeuvre en 2011 crée des partenariats novateurs et à long terme avec des organisations clés du milieu artistique de New York, afin de fournir un soutien et des formations à des artistes locaux et d’accroître la visibilité des artistes latino-américains. Parmi ces organisations, on compte La MaMa et le BAX/Brooklyn Arts Exchange. Fondée en 1961, la première joua un rôle important dans le développement de la scène alternative dite Off-Off-Broadway et soutient aujourd’hui la production et la diffusion d’oeuvres théâtrales expérimentales conçues par des artistes issu.e.s de communautés sous-représentées. Le deuxième, créé en 1991, oeuvre à l’intersection des arts et de la justice sociale à travers des programmes éducatifs, des résidences d’artistes, la location d’espaces de répétition abordables.

Bien que la gouvernance d’Hemi présente certaines dissymétries, que le projet d’un binôme avec le Centro Hemisférico n’ait duré que cinq ans, ses programmes d’activités viennent pallier ces lacunes : neuf Encuentros sur douze se sont tenus en Amérique latine ; les organismes culturels et de justice sociale sont impliqués dans les orientations, la programmation et l’organisation de chaque édition d’Encuentro ; des initiatives comme le HNYPN accroissent l’impact d’Hemi sur les milieux artistiques communautaires et militants.

Performa dans les « champs élargis » des arts visuels et de l’histoire de l’art

Qu’en est-il de Performa ? Comment une institution non universitaire vouée aux pratiques artistiques performatives et à l’organisation d’une biennale internationale à New York conçoit-elle un Institut ? Quel est son fonctionnement ? Quels liens entretient-il avec les universités ? Comment les activités de l’Institut s’articulent-elles à la biennale ? Quels réseaux ces deux entités parviennent-elles à construire ?

Le mandat de Performa est d’explorer par le biais de sa biennale « le rôle critique de l’art de la performance dans l’histoire de l’art du XXe siècle » et d’appuyer ses « nouvelles orientations » pour le XXIe siècle[15]. L’organisme est fondé par l’historienne de l’art Roselee Goldberg en 2004, une année avant la tenue de la première biennale à New York, nommée Performa. L’Institut, quant à lui, portant le même nom, n’est officiellement créé qu’en 2011, mais les activités qu’il prend en charge, toutes étroitement liées à la biennale, sont déjà mises en oeuvre dès 2005 grâce à des collaborations et des partenariats avec des universités new-yorkaises, notamment la NYU.

Comme le laisse entendre la formulation de son mandat, les motivations qui sous-tendent la fondation de Performa sont ancrées dans la discipline de l’histoire de l’art. Pour bien saisir ce soubassement disciplinaire et épistémologique, il convient de rappeler le parcours de sa fondatrice et directrice, Goldberg, encore aux rênes de l’institution aujourd’hui. Son ouvrage Performance Art : From Futurism to the Present paru en 1979, régulièrement réédité et mis à jour en 2011, traduit en huit langues, a contribué à faire entrer les pratiques artistiques performatives dans les grands récits historiques et esthétiques de l’art moderne et contemporain dont elles étaient exclues pour la plupart. Originaire d’Afrique du Sud, formée au Courtauld Institute of Art et au Royal College of Art Gallery de Londres, Goldberg arrive à New York en 1975. De 1978 à 1980, elle dirige la célèbre Kitchen, un centre autogéré d’artistes créé en 1971 par Woody et Steina Vasulka et incorporé deux ans plus tard en tant qu’organisme à but non lucratif, orienté vers les pratiques artistiques expérimentales en vidéo et en performance surtout. Dès 1987, Golberg enseigne à la NYU et continue encore aujourd’hui à donner des cours en gestion des arts et en histoire de l’art[16] au Département d’art et de professions artistiques (Department of Art and Art Professions) qui relève de la Steinhardt School of Culture, Education, and Human Development. Elle y a le titre d’artiste émérite en résidence (distinguished artist in residency).

L’Institut Performa, pour prendre le relais de l’université

Dès 2004, au moment de la création de Performa et sept ans avant la fondation de l’Institut, Goldberg organisa à la Steinhardt School, au sein du Département d’art et de professions artistiques, une série de tables rondes et de rencontres avec des artistes, des commissaires, des universitaires et d’autres professionnel.le.s de l’art et de la culture. Elle l’intitula Not for Sale, en guise de critique de l’importance que prenait alors le marché dans les discours sur l’art. La plupart de ces débats se tenaient à la NYU parallèlement à la Biennale et étaient structurés autour d’enjeux liés à l’art de la performance (figure 3, p. 98). L’Institut est créé dans le prolongement de cette série, Not for Sale étant même considéré comme sa forme antérieure (Ayas, 2011, p. 347). Lancé à l’occasion de Performa 11, il est conçu comme une « plateforme pédagogique » favorisant la connaissance et la compréhension des pratiques artistiques performatives, développant un réseau d’institutions d’enseignement, et proposant de nouvelles formes pédagogiques à même les « salles de classe » (Ayas, 2011, p. 347). Des partenariats ont été développés avec d’autres facultés de la NYU et d’autres universités comme la School of Visual Arts en 2007 (notamment son programme de maîtrise Writing Art orienté vers la critique d’art) ou plus récemment, le Cooper Union for the Advancement of Science and Art, la Colombia University, le Hunter College et la Parsons The New School for Design (Ayas, 2011).

En dépit de cette diversification, la Steinhardt School et en particulier le Département d’art et de professions artistiques restent les partenaires principaux de l’Institut et continuent à accueillir une bonne part des programmes publics. Une bourse annuelle pour les chercheur.e.s postdoctoraux a même été créée afin d’encourager les recherches sur les commandes d’oeuvres de Performa dans le cadre des biennales ou pour participer à l’élaboration des programmes de conférences et des publications.

Même si la relation privilégiée de Performa avec la Steinhardt School repose en grande partie sur des liens individuels, notamment l’implication de Goldberg dans l’équipe professorale, l’observation de ses orientations disciplinaires permet de mieux situer Performa en regard d’Hemi et du champ des PS. Ayant le même statut que la Tisch School, revendiquant également l’interdisciplinarité, la Steinhardt School est créée en 1890 sous le nom de School of Pedagogy et est initialement dédiée à la formation des enseignant.e.s. Elle intègre très vite la psychologie, l’art, la musique et s’ouvre dès 1910 aux pédagogies expérimentales. Après avoir adopté en 2001 le nom d’un couple de mécènes, en 2007, on ajoute à son intitulé les domaines de la culture et du développement humain. Cet élargissement disciplinaire et l’empiètement sur des domaines d’autres facultés et écoles de la NYU sont justifiés par le désir de favoriser une approche plus holistique de l’éducation et de contribuer à la formation des professionnel.le.s qui offrent des services à la personne. Aujourd’hui, la Steinhardt School compte onze départements qui proposent des programmes interdisciplinaires d’enseignement, de gestion des arts et de la culture, et du bien-être humain. Les principales disciplines qu’ils recoupent sont l’éducation (surtout l’éducation spécialisée : l’art thérapie, la réhabilitation des troubles du langage et de l’audition, etc.), les sciences de la gestion, les médias et les technologies, la psychologie appliquée, les sciences appliquées, les sciences sociales, les communications, la nutrition et la diététique, les arts performatifs (la musique, le théâtre et l’enseignement de la danse).

Le Département d’art et de professions artistiques avec lequel l’équipe de Performa collabore régulièrement offre quant à lui des formations dans les domaines suivants : les arts visuels (la pratique et la théorie) ; l’art thérapie ; l’éducation artistique (dans le système éducatif et dans les milieux communautaires) ; les études du costume ; l’administration des arts visuels. Cette dernière « se concentre sur la gestion des arts visuels dans des contextes traditionnels et alternatifs » et prend en considération « l’impact culturel et économique des arts visuels à l’échelle nationale et internationale, ainsi que les défis auxquels les arts sont confrontés aujourd’hui » (Steinhardt, 2022). Le champ des arts visuels élargi qui est privilégié par ce département et les enjeux de gestion d’organismes culturels dans le contexte des mutations actuelles des économies de l’art et de la culture recoupent très bien les orientations de Performa. En effet, en tant que biennale nouvellement créée, Performa s’inscrit dans l’économie des industries créatives et culturelles. Les employé.e.s régulier.ère.s de l’institution sont en majorité formé.e.s en histoire de l’art ou en gestion d’événements culturels, ou ont acquis leur expertise à travers des expériences professionnelles dans ces domaines.

Figure 3

La série Not for Sale et les activités de l’Institut Performa entre 2004 et 2019 (sélection)

La série Not for Sale et les activités de l’Institut Performa entre 2004 et 2019 (sélection)

Figure 3 (suite)

La série Not for Sale et les activités de l’Institut Performa entre 2004 et 2019 (sélection)

-> Voir la liste des figures

Au fur et à mesure du développement de l’Institut, plusieurs volets d’activités parallèles à la Biennale sont regroupés sous sa bannière : enseignement, formation, recherche, archivage, édition, ainsi que l’élaboration de la programmation et des commandes d’oeuvres des biennales (Performa, 2022). Ce regroupement d’activités diverses sous une même entité permet de donner une visibilité et une cohérence au travail périphérique aux biennales. Depuis 2013, les activités publiques de l’Institut ont presque toutes lieu au Performa Hub, le quartier général de la biennale qui élit domicile à différentes adresses à chaque édition. La création de l’institut puis sa localisation dans les hubs tend à amenuiser les liens de Performa avec l’université, tout au moins à les rendre moins visibles, et à privilégier d’autres publics que les communautés universitaires.

La Biennale Performa : légitimer et produire selon un réseau centripète

Depuis 2005, la Biennale Performa se tient à New York, à l’automne, et dure deux semaines. Cet événement de grande envergure rythme l’ensemble des activités de l’institution, puisque, pour chaque édition, viennent se greffer en aval et en amont des commandes d’oeuvres nécessitant d’étroites collaborations (les commissions), la publication d’un catalogue, l’organisation d’activités pédagogiques, de médiation et d’autres rencontres publiques. Au moment de la biennale, le noyau permanent d’une dizaine d’employés se voit augmenter de plus de vingt personnes.

Figure 4

Les thématiques, les commandes et les partenaires des biennales Performa de 2005 à 2019

Les thématiques, les commandes et les partenaires des biennales Performa de 2005 à 2019

-> Voir la liste des figures

Chaque édition est organisée autour d’un thème ou d’un enjeu qui a des résonances avec un mouvement de l’histoire de l’art moderne, par exemple, le futurisme en 2009 avec Back to Futurism, à l’occasion du centième anniversaire du premier manifeste du mouvement italien, le surréalisme en 2013, avec Surrealism. The Voice. Citizenship (figure 4). Du matériel historique est distribué aux collaborateurs, artistes, commissaires et partenaires, afin d’enrichir leurs réflexions et leurs propositions[17]. Cette manière assez systématique de faire dialoguer les pratiques artistiques d’aujourd’hui avec celles du passé permet de faire de Performa l’un des producteurs des récits historiques de l’art de la performance. Elle contribue également à légitimer les pratiques performatives en les intégrant à une histoire de l’art officielle (conçue comme une succession des mouvements artistiques).

La Biennale Performa n’est donc pas un simple diffuseur, mais un producteur. Elle commande et produit dix à quinze oeuvres par édition. L’analyse de quatre biennales[18] a permis de constater qu’environ la moitié des artistes impliqué.e.s n’ont pas de pratique performative avant leur passage à Performa. La biennale joue le rôle de promoteur d’un médium auprès d’artistes dont le travail présente certaines prédispositions. Les collaborations entre les artistes et les commissaires se déploient sur deux années, selon une méthode que l’institution qualifie de « flexible et réactive » (Performa, n.d.)[19] parce qu’elle s’adapte aux modes de création singuliers de chaque artiste. La commande procède donc d’une forme d’apprentissage. Il est d’ailleurs notable de constater dans les portfolios des artistes que des formes de performativité sont intégrées à leur démarche artistique, à la suite de leur collaboration avec Performa. L’organisme développe une véritable expertise puisque ses employé.e.s sont sollicités par d’autres institutions culturelles pour la programmation d’oeuvres ayant des dimensions performatives.

Pour assurer la diffusion des oeuvres sélectionnées et produites lors des Biennales, Performa a formé un réseau de partenaires institutionnels new-yorkais constitué depuis 2009 en consortium d’institutions, le Biennial Consortium[20]. Il regroupe principalement des organismes artistiques de création, de production et de diffusion (par exemple, Participants Inc., Art in General, Anthology Film Archives, The Kitchen), des grandes institutions dédiées à l’art contemporain (Swiss Insitute/Contemporary Art, Museum of Modern Art, Goethe Institute of New York) et d’autres vouées aux arts performatifs (entre autres, Abrons Arts Center, Danspace Project, White Columns). Les collaborations vont du co-commissariat à la coproduction des commandes, en passant par la simple co-diffusion (Houdrouge, 2015, p. 35). Enfin, depuis 2013, Performa ajoute à chaque Biennale un volet international intitulé les Pavilions Without Walls qui présente le travail d’artistes issus de pays invités : la Norvège et la Pologne en 2013, l’Australie en 2015, l’Afrique du Sud et l’Estonie en 2017, Taïwan et la Suède en 2019[21]. Cette programmation, qui est le fruit de collaborations tant commissariales que financières, permet d’étendre et de renforcer le réseau international de Performa et d’intégrer au consortium des partenaires d’autres pays.

Ce réseau institutionnel a donc deux caractéristiques. Il est essentiellement new-yorkais puisque la Biennale se tient dans la métropole. Quant aux partenaires internationaux, ils sont invités à collaborer à un événement organisé dans la métropole, selon des déplacements et des mouvements centripètes, inverses à la logique qui anime le réseau d’Hemi. À cet égard, il est important de souligner que la fabrication d’une métropole cosmopolite contemporaine et la contribution d’événements artistiques comme Performa sont des enjeux récurrents dans les discours produits par Goldberg et son équipe.

Pourquoi une étanchéité au lieu d’une complémentarité ?

Hemi et Performa construisent donc deux réseaux bien distincts, voire deux mondes de l’art. Pour établir et légitimer de nouvelles pratiques artistiques, Becker (1988) identifie deux possibilités : obtenir la collaboration de réseaux déjà existants et des organisations qui les composent, voire parvenir à les contrôler, ou bien construire un nouveau monde de l’art, ce qui nécessite la coopération de personnes qui n’avaient encore jamais travaillé ensemble (p. 310). C’est la première voie qu’Hemi et Performa ont empruntée, mais avec des partenaires, des réseaux et donc des mondes de l’art différents, en dépit de leur intérêt pour un même type de pratiques artistiques.

Les recoupements trouvés entre leurs partenaires institutionnels sont en effet très rares, au nombre de deux : le BAAD ! (Bronx Academy of Arts and Dance) et l’Abrons Art Center, deux organisations new-yorkaises dédiées aux pratiques performatives et au soutien des communautés minorisées. Une seule employée de Performa a reçu sa formation en PS à la NYU[22]. Le réseau d’Hemi est centrifuge et exponentiel. Il mobilise des acteurs et actrices appartenant aux mondes artistiques, universitaires, militants, locaux et internationaux. Quant à Performa, son réseau est plutôt centripète, impliquant des professionnel.le.s du monde de l’art new-yorkais et amenant celles et ceux d’ailleurs vers la métropole. Si les activités que produisent ces deux institutions ont de très nombreux points communs puisqu’elles sont en partie dictées par le format incarné, éphémère et situé des pratiques performatives auxquelles elles se consacrent, elles ont des manières très différentes de circonscrire le champ de la performance. Né d’une école d’art et d’un département de PS, Hemi adopte l’interdisciplinarité voire la postdisciplinarité des PS, son engagement politique, son acception très large de la performance. S’appuyant sur une étroite collaboration avec une école d’éducation et un département d’art et de professions artistiques spécialisé dans les arts visuels, Performa inscrit son mandat et ses activités dans les « champs élargis » de l’histoire de l’art et des arts visuels, et associe ses intérêts au domaine des sciences de la gestion des organismes culturels.

Comment expliquer cette étanchéité des réseaux, sur un territoire pourtant partagé, le Downtown Manhattan ? Pourquoi l’implication de la NYU dans les deux réseaux n’a-t-elle pas facilité les recoupements ? Trois pistes de réponse peuvent être avancées : la première concerne les relations entre les PS et l’histoire de l’art dans les programmes universitaires ; la deuxième touche à la place des arts au sein de l’université ; la troisième relève des modèles économiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques artistiques performatives.

Les relations des performance studies et de l’histoire de l’art

Hemi est issu des PS telles qu’elles se sont constituées à la NYU, tout en contribuant à les renouveler, notamment par les échanges transnationaux à travers les Amériques et par une ouverture disciplinaire de plus en plus large, au fur et à mesure de son développement. Performa se constitue sur les bases épistémologiques de l’histoire de l’art et s’inscrit dans la lignée de ce que l’on appelle le « champ élargi des arts visuels » pour désigner le croisement, l’hybridation et l’extension des médiums artistiques au sein de la discipline des arts visuels.

Cet écart disciplinaire et épistémologique s’explique en partie par la séparation qu’il est possible d’observer jusqu’au début des années 2000 entre les pratiques performatives issues des arts visuels et les corpus d’études des PS. Comme l’a montré Amelia Jones (2008, p. 151-165), les chercheur.e.s des PS privilégiaient auparavant les objets non réductibles à un médium spécifique et affichaient une réticence idéologique à l’égard de la discipline de l’histoire de l’art, soupçonnée d’entretenir des liens trop étroits avec le marché de l’art et ses institutions. Dès lors, les pratiques performatives issues des arts visuels, auxquelles certain.e.s historien.ne.s d’art avaient commencé à s’intéresser au début des années 1980, n’étaient pas intégrées aux corpus d’étude des PS, et les réflexions et théories produites dans ces champs respectifs étaient restées relativement étanches. Cette distance a toutefois commencé à s’estomper au tournant du millénaire dans les enseignements et dans les productions critiques et théoriques. On vit les corpus des arts visuels intégrer les PS et vice versa (Jones, 2008). Si cette circulation se confirme au sein des universités, dans les enseignements et les productions discursives (l’enseignement des PS à la NYU intègre bel et bien ces corpus ; le Canada Consortium of Performance and Politics in the Americas les inclut à ses champs de recherche privilégiés ; à partir de 2007, Hemi compte parmi ses collaborations le Département d’histoire de l’art de la NYU), elle ne semble toutefois pas se concrétiser au niveau des réseaux institutionnels qui tendent à maintenir une étanchéité et à construire deux scènes artistiques distinctes, voire deux mondes de l’art.

La place des arts au sein de l’université

Le développement de ces deux réseaux parallèles de l’art de la performance est également le signe de manières différentes de concevoir les arts à l’université. Au moment de leur émergence au sein de la Faculté des arts de la NYU, la Tisch School of the Arts, les performance studies sont apparues comme une manière de décloisonner les facultés et les départements en établissant des croisements et des dialogues entre les pratiques artistiques et les disciplines académiques plus établies. Elles permirent également de valoriser la pratique et l’expérience sensible et de reconnaître leur entière contribution à l’élaboration des savoirs. Pratiques artistiques et non artistiques étaient mises à contribution pareillement, sans que les unes soient valorisées au détriment des autres. Ce fut l’un des rôles importants assumés par Hemi jusqu’à son autonomisation en 2007, ce qui permit à la Tisch School d’étendre ses assises et ses influences au sein de l’université et de susciter un intérêt pour les différents arts qui y étaient enseignés de la part d’une multiplicité de départements et de facultés. Par la suite, Hemi misa sur des réseaux d’universités et d’organisations artistiques et militantes non universitaires dispersées sur l’ensemble des Amériques, lui permettant d’élargir son champ d’action au-delà de l’université et de se doter d’un ancrage au sein des milieux communautaires et militants, indispensable en regard de son mandat.

Faculté d’enseignement établie de longue date à la NYU, la Steinhardt School intègre les arts dans une perspective pédagogique (l’enseignement des arts), de bien-être (la contribution des arts au mieux-être) et de gestion (l’administration des organismes artistiques). Son association avec Performa dès 2007 procède en partie d’opportunités, l’implication de Goldberg au sein du corps professoral et le besoin de Performa d’espaces et d’infrastructures pour organiser des conférences et des rencontres parallèlement à sa biennale. Elle répond à deux de ses trois orientations principales, l’enseignement et la gestion des arts. Les premières collaborations avec la série Not for Sale établissent un partage des activités selon lequel la production et la diffusion des discours critiques reviennent à l’université. Performa offre également aux étudiantes et étudiants du Département d’art et de professions artistiques des possibilités de stages, de bourses et d’implications professionnelles, le contexte de la biennale répondant très bien aux orientations des programmes des différentes formations qui sont offertes. Les arts de la performance offrent à la Steinhardt School des objets et des contextes d’études, alors qu’à la Tisch School et à Hemi, un moyen et même une méthodologie pour repenser la production des connaissances et l’action militante.

Les mutations d’une « communauté de marché »

Ce que l’analyse comparative d’Hemi et de Performa met également en évidence est la mutation de l’économie dans laquelle s’inscrit l’art de la performance. Le Downtown Manhattan fut le lieu d’émergence d’une scène de la performance dans les années 1970. Elle se développa à Soho dans les espaces industriels abandonnés et s’adressait à un public restreint. Les artistes y tenaient des discours critiques à l’égard des institutions et du marché de l’art. Comme l’a analysé Meredith Mowder (2018), la décennie suivante, la scène de la performance se déplaça vers l’East Village et le Lower East Side et prit des formes plus proches du divertissement. Ses lieux de prédilection étaient les clubs, les boîtes de nuit, les salles de spectacle[23]. Se développa alors un marché combinant deux modèles économiques. Une économie de l’immatériel basée sur l’expérience et les affects encourageait les performers à adopter le modèle de l’artiste entrepreneur capable d’attirer et de fidéliser son public en lui faisant vivre des « expériences inoubliables » (Mowder). Une économie de service était prise en charge par des « sociétés de gestion de clusters » en arts de la scène, comme le Performing Artservices Inc.[24]. Leur mission était de fournir des services de gestion, d’administration, de finance, de fiscalité à des collectifs d’artistes de la danse, du théâtre et de la musique, incluant les demandes de subvention, l’organisation des tournées, la négociation des contrats, la publicité et la promotion. Grâce à elles, des artistes de cette scène très expérimentale parvinrent à obtenir des fonds du New York State Council on the Arts, de la Rockefeller Foundation et de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation. Aussi, toujours selon Mowder, la communauté que formaient les artistes de la performance n’était pas soudée uniquement autour de convictions esthétiques et politiques, ou de revendications identitaires, mais se fédérait autour d’intérêts partagés liés au marché alors émergent de l’art de la performance. Plusieurs auteurs et autrices parlent d’une « communauté de marché », dans la lignée de Max Weber (1971 [1921]).

Les PS, telles qu’elles se sont développées à la NYU, sont contemporaines de cette scène et plusieurs de ses acteurs appartenaient à cette « communauté de marché ». L’université qu’ils ont intégrée apparaît comme un nouveau joueur de l’économie de la performance et une organisation comme Hemi, acteur important des humanités numériques, contribue à son intégration aux économies des savoirs et de l’immatériel, ou à ce que Yann Moulier Boutang appelle le capitalisme cognitif (2007). Quant à Performa, dont la fondatrice et directrice fut une protagoniste importante de la scène de la performance du Downtown Manhattan, elle semble chercher à adapter l’économie de services des années 1980, dont elle reprend le modèle aux « sociétés de gestion de clusters », aux nouvelles exigences des industries culturelles et créatives dans lesquelles s’inscrivent les biennales et les festivals. Ces deux économies, capitalisme cognitif et industries culturelles et créatives, pourraient expliquer en partie l’étanchéité de ces deux scènes. L’évolution organisationnelle des deux institutions permet d’abonder dans ce sens. La gouvernance d’Hemi se recentre sur l’université alors que son réseau s’étend à de nombreuses organisations artistiques et militantes dont les activités sont documentées et diffusées sur le site et les plateformes de l’institut. Performa se détache progressivement du modèle de l’université, le mandat pédagogique de son institut, central dans les premières années, s’estompant au profit d’une valorisation de la biennale et de la visibilité de toutes les activités nécessaires à son organisation, en amont comme en aval.