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L’intégration des arts aux structures universitaires et à l’enseignement supérieur soulève un ensemble de questions à propos de l’institutionnalisation de l’art, de la professionnalisation des artistes et de la socialisation des arts et de la culture, et de ces mondes. Le phénomène souligne aussi une diversité des modes d’intégration des arts aux structures universitaires actuelles ainsi que la pluralisation des formes d’implication de l’université dans le champ artistique. Réparti sur des fronts multiples, le phénomène concerne non plus seulement le domaine de l’enseignement, mais aussi celui de la recherche, notamment avec le développement des phénomènes de recherche-création, et celui de l’action communautaire des universités, domaine dans lequel les arts et la culture sont devenus des outils d’intervention de premier plan. Pourtant, la présence des arts à l’université n’en demeure pas moins un angle mort de la recherche actuelle en sociologie de l’art et de la culture, celle-ci ayant plutôt tendance à se focaliser sur le rôle que jouent d’autres institutions plus spontanément et directement associées aux milieux artistiques professionnels : ministères de la Culture et Conseils des arts, grandes institutions culturelles publiques ou privées (musées, théâtres, maisons d’opéra, etc.), marchés de l’art ou industries de la culture et des médias.

Ce numéro propose une première exploration de cette thématique des arts à l’université, en convoquant un regard sociologique actuel sur un ensemble de volets de la présence des arts dans le monde universitaire et de l’enseignement supérieur ainsi qu’un regard sociohistorique visant à mieux comprendre certaines des tensions ayant pu présider à la relation entre ces deux univers et aux circonstances de leur rapprochement qui aura donné naissance à de nouvelles dimensions de l’action culturelle et artistique des universités contemporaines.

Les arts et le monde universitaire : quelques considérations historiques

Dans un court article datant de 1974, le sociologue américain Richard Sennett décrivait les artistes oeuvrant au sein d’établissements universitaires comme une « communauté de réfugiés » : mésadaptés ou lassés des villes modernes, qui les soumettent aux logiques entrepreneuriales, ils viendraient y chercher un havre pour leur activité créatrice. L’image évoque à cet égard l’idée d’un refuge à la fois physique et intellectuel : refuge physique contre l’agitation et le bruit de la ville, les campus étant traditionnellement conçus comme de vastes jardins, souvent clos, parsemés de pavillons dédiés aux activités de l’esprit (Lagueux, 2021) ; refuge intellectuel, le concept initial d’université destinant cette institution à être le lieu du développement, de l’accumulation et de la diffusion de l’ensemble des connaissances humaines. Pourtant, remarque Sennett, loin de trouver dans cette enceinte le lieu idéal qui offre temps et espace pour se consacrer pleinement à la réflexion et à la création, les artistes font plutôt face rapidement à une lourde bureaucratie, qui impose des contraintes exogènes à leurs processus de création, ainsi qu’à un milieu professionnel hiérarchisé qui se structure autour d’affinités et de conceptions communes du monde. Ce milieu peut se révéler favorable pour certains, lorsque leurs pairs partagent des vues semblables sur le monde, mais aussi particulièrement hostile pour d’autres, qui se trouvent plutôt plongés dans un milieu qui contredit leur vision et freine leur projet créateur.

Bien que les mondes universitaires, culturels et artistiques semblent, de prime abord, faits pour s’entendre, les remarques de Sennett suggèrent au contraire que leur rencontre ne se fait pas toujours sans heurts. Le rôle culturel de l’université, entendu au sens fort d’action civilisatrice, est pourtant au coeur du projet universitaire depuis ses origines, cette institution s’étant donné pour mission première d’apporter lumière et connaissance au monde, de lutter contre les hérésies et l’obscurantisme. L’ambition encyclopédique du projet semblait d’ailleurs le destiner à accorder d’emblée une place déterminante aux arts, à la culture et à la création. Comment expliquer alors que les arts soient demeurés si longtemps, pour les universitaires, un simple objet d’étude historiographique (au sein de départements d’études littéraires ou d’histoire de l’art par exemple), sans que l’université ne s’implique dans la formation des créateurs, et ne cherche à les intégrer à son corps professoral ?

En effet, l’enseignement des arts s’est longtemps développé en marge des institutions universitaires, s’organisant plutôt autour d’écoles spécialisées, d’académies savantes, de conservatoires. L’origine de ce schisme est sans doute à chercher dans ce « système académique » décrit par Harrison et Cynthia White (2009 [1965]), lorsque l’Académie royale de peinture et de sculpture s’imposait en France comme l’institution pivot de la vie artistique. Pour tout jeune peintre ou sculpteur aspirant à une carrière dans ces milieux, l’École des beaux-arts de Paris, où enseignaient les membres les plus en vue de l’académie, constituait alors la principale porte d’entrée pouvant éventuellement mener aux reconnaissances symboliques (médailles et prix) et aux commandes prestigieuses de l’État. La conception de l’enseignement des arts, prévalant au sein de ces grandes écoles placées sous la tutelle des académies, a marqué durablement les milieux artistiques en France et plus largement dans le monde occidental. L’enseignement y était alors conçu comme une transmission générationnelle qui mettait l’accent sur la relation maître/apprenti, sur un apprentissage par compagnonnage, sur la maîtrise de savoir-faire artisanaux qui exige une fréquentation longue et assidue de la classe du maître. Or, cette vision de l’enseignement correspond peu au monde universitaire moderne qui valorise plutôt l’exposition des étudiants à des influences diverses, l’érudition et les savoirs empiriquement vérifiables, des programmes d’enseignements normés et bien définis dans le temps, conduisant à un diplôme. Pourtant, dans le monde des arts, comme c’est le cas aussi dans plusieurs domaines des sciences sociales, le diplôme ne garantit pas (encore) l’entrée de l’étudiant dans la carrière, comme c’est le cas en médecine, en droit ou en génie.

Or, depuis le milieu du XXe siècle, on note un rapprochement constant entre les mondes des arts et de la culture et les universités. L’étude pionnière de Judith Adler, Artists in Offices (2017 [1979]), devenue un classique de la sociologie de l’art, fait état de cette nouvelle réalité qui faisait naître de grands espoirs dans les milieux artistiques américains au début des années 1970. Basé sur un travail ethnographique réalisé au California Institute for the Arts, le livre décrit les changements profonds qu’entraîne « l’académisation » du monde de l’art, tant pour les jeunes artistes, socialisés dans un environnement bureaucratique, que pour les artistes établis qui y enseignent et acquièrent ainsi un statut d’employés au sein de ces vastes institutions.

Au Québec, cette histoire est durablement marquée par la publication du rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec (1969), couramment appelé rapport Rioux. Faisant suite au rapport Parent publié dans la première moitié de la décennie, lequel avait enclenché une grande réforme de l’enseignement supérieur au Québec, la Commission est chargée d’étudier la place de l’enseignement des arts dans le développement des nouvelles institutions d’enseignement supérieur (Corbo, 2006). Son président, le sociologue de la culture Marcel Rioux, estime que le Québec entre alors dans une société « postindustrielle » qui est marquée davantage par des luttes entre les générations que par les luttes de classes qui caractérisent la société industrielle. Dans ce nouveau contexte, les arts sont amenés à jouer un rôle émancipatoire de premier plan. Le lien entre l’université et cet art émancipateur est également pensé à travers deux thèmes qui demeurent centraux dans les relations entre les arts, la culture et les universités au Québec.

Le premier est celui de la « démocratie culturelle », développé en complémentarité avec la démocratisation du système scolaire, dont le rapport Parent s’était fait le promoteur. Alors que l’on entre dans une ère de massification de l’éducation postsecondaire, le développement de la culture générale par l’université est perçu comme moyen d’assurer la mobilité sociale des étudiants. Cette perspective idéaliste proposée par le rapport Rioux cherche à infléchir les mécanismes de reproduction sociale de la culture, décrits à la même époque par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur célèbre étude Les héritiers : les étudiants et la culture (Bourdieu et Passeron, 1964).

Le second thème mis de l’avant par le rapport est celui de « l’interdisciplinarité », le décloisonnement disciplinaire étant alors proposé comme alternative aux corporatismes et à une certaine figure traditionnelle de l’artiste. Derrière la nouvelle image de l’artiste enseignant universitaire se profilait également celles du créateur-chercheur et de l’intervenant social, du médiateur culturel dirait-on aujourd’hui. L’intégration des artistes au sein du corps professoral des universités permettrait par ailleurs une fertilisation croisée avec d’autres disciplines, dans laquelle on peut voir les prémisses de la recherche-création telle qu’elle est largement promue aujourd’hui.

Des modèles d’intégration des arts à l’université

D’un point de vue institutionnel, l’une des recommandations phare du rapport Rioux était l’intégration des deux Écoles des beaux-arts, de Montréal et de Québec, au système universitaire[1]. On peut ainsi lire dans le rapport Rioux les prémisses d’une transition d’un modèle de formation artistique à un autre, le passage « de l’école à la faculté » pour reprendre les termes de Louise Poissant (2018). Le second modèle n’a toutefois pas complètement remplacé le premier, si bien qu’on retrouve au Québec un système hybride où coexistent deux modèles de formation artistique : celui des grandes écoles d’art « à l’européenne » et celui des facultés artistiques « à l’américaine ».

En France, où prime le premier modèle, on retrouve de grandes écoles prestigieuses, relativement imperméables à la tutelle de l’université, dans lesquelles on enseigne par exemple les arts visuels, l’architecture ou les arts décoratifs (Vandenbunder, 2015 ; Bordeaux et Deschamps, 2013), ainsi que des conservatoires de danse, musique et art dramatique. Si ces écoles sont généralement axées sur la pratique artistique, plusieurs n’en intègrent pas moins des savoirs disciplinaires de type universitaire, l’histoire de l’art notamment, mais aussi la sociologie (voir par exemple Chadoin, 2009). Par contraste, le second modèle qui s’est imposé aux États-Unis est dominé par des programmes, des départements et des facultés universitaires dédiés aux différentes disciplines artistiques. Ainsi, le fameux MFA (Master of Fine Arts) s’est désormais imposé comme diplôme de référence dans le monde des arts aux États-Unis (Harback, 2014). L’intégration aux universités américaines n’en réintroduit pas moins des formes d’apprentissage typiques des anciennes écoles d’art, entre autres ces cours de studio art (Sawyer, 2018), où l’enseignement par projet artistique place la pratique des étudiants au coeur de la démarche, et recrée en partie la relation maître/apprenti des master class traditionnels. Les deux idéaux-types, bien qu’opposés, se conjuguent ainsi par plus d’un aspect.

Le Québec emprunte à ces deux modèles. D’un point de vue institutionnel, on retrouve à la fois de grandes écoles d’art, sur le modèle européen, notamment les conservatoires de musique et d’art dramatique[2], ainsi que de multiples départements et facultés universitaires voués aux différentes pratiques artistiques, qui rappellent le modèle américain. Ces structures universitaires consacrées aux arts connaîtront un important développement au Québec à partir des années 1970 dans la foulée du rapport Rioux. À ce chapitre, il est intéressant de relever une situation paradoxale où les responsables universitaires tendent à reconstituer au sein même des structures universitaires le modèle des écoles, cherchant peut-être de la sorte à préserver les logiques et processus proprement artistiques[3].

La pluralité des actions artistiques et culturelles à et de l’université

Il reste que l’intégration des arts aux structures universitaires a complexifié sensiblement la mission traditionnellement assumée par les grandes écoles spécialisées. La mission initiale visant la formation d’artistes professionnels s’est ainsi d’abord élargie à celle des enseignants d’art, puis à celle de travailleurs culturels. De nouvelles missions s’y sont aussi ajoutées qui visent par exemple le développement de la recherche-création sur le modèle scientifique, ou encore de l’action culturelle au sein des collectivités sur le modèle de l’action sociale, politique ou communautaire. Dès lors, les arts et la culture sont mobilisés en vue de la réalisation des trois missions centrales de l’université : l’enseignement, la recherche, le service à la collectivité.

Sur le plan de l’enseignement, les universités développent dorénavant des programmes qui forment des créateurs non seulement dans l’ensemble des disciplines artistiques, mais aussi dans les différentes filières des industries culturelles (cinéma et audiovisuel) ou plus récemment créatives (design, mode). D’autres programmes sont également destinés à former la main-d’oeuvre des différents métiers de la culture (gestionnaires, intermédiaires, médiateurs, etc.). Certains de ces programmes d’étude s’étendent d’ailleurs maintenant jusqu’au troisième cycle universitaire (Darras, 2015). Or, l’un des problèmes majeurs posés par le développement de programmes universitaires en art est précisément le recrutement de professeurs détenteurs d’un diplôme de doctorat, une denrée rare au départ parmi les artistes. Si le problème tend à s’estomper avec le temps, les universités ayant pu décerner de tels diplômes, on est en droit de se demander quels en ont été les effets sur les pratiques artistiques. On peut suggérer à cet égard au moins deux pistes de réflexion.

La première concerne l’allongement des parcours universitaires des artistes et la tendance à cumuler les diplômes. En effet, les logiques institutionnelles semblent inexorablement pousser les diplômés vers un programme de cycle supérieur, si bien que les maîtrises, voire les doctorats, deviennent de plus en plus courants au sein de certains segments du milieu artistique. La seconde, conséquence sans doute de la première, concerne l’importance grandissante du discours des artistes sur leurs propres pratiques. En effet, la légitimité des diplômes de cycles supérieurs tient généralement à la capacité des étudiants de développer un discours autoréflexif sur leur pratique. À cet égard, des études de sociologie de l’art montrent fort bien le rôle incontournable que ce discours autoréflexif et critique tient lors de ces séminaires où les étudiants doivent présenter et justifier leur production devant leurs pairs pour la défendre et la justifier, et convaincre de sa pertinence (Thornton, 2008 ; Fine, 2018). Ces « crits », exercices tenus collectivement, réunissant étudiants et professeurs, sont devenus pratiques courantes et ils constituent l’un des temps forts de la formation universitaire des générations actuelles d’artistes.

L’intégration des artistes aux établissements universitaires a aussi posé des défis considérables en ce qui a trait à cette autre grande mission universitaire qu’est la recherche. En effet, que signifie la recherche pour un artiste ? Si l’oeuvre est l’aboutissement d’un long processus, ce processus est-il équivalent ou simplement comparable à celui de la recherche scientifique (Renucci et al., 2015) ? L’intégration des artistes au corps professoral des universités a favorisé le développement et l’institutionnalisation de ce nouveau champ dit de « recherche-création » (Gosselin et Le Coguiec, 2006 ; Manning et Brian, 2018). Les polémiques que soulève l’émergence de ces nouvelles pratiques (Lowry, 2015 ; Matcham, 2014) tiennent entre autres à un certain flou entourant la nature de ce type de recherche : s’agit-il d’une recherche esthétique, philosophique, littéraire ou humaniste, d’une recherche scientifique de nature fondamentale ou de recherche et développement au sens industriel ?

Si les glissements sémantiques entre ces différentes utilisations du terme ont l’avantage de favoriser les rapprochements entre des pratiques hétérogènes, des éthos et des habitus contrastés, ils sont également la source de malentendus qui risquent de perturber les aspirations à l’interdisciplinarité. L’émergence de ce nouveau paradigme de recherche peut dès lors être perçue de façon contradictoire. Certains s’en réjouissent, y voyant un potentiel de renouvellement non seulement des arts et de la culture, mais bien de l’ensemble des pratiques de recherches universitaires. Les promoteurs du nouveau paradigme louent généralement de la sorte les dialogues interdisciplinaires qu’il permet, ou encore les liens entre théorie et pratique qu’il favorise. À l’inverse, les détracteurs dénonceront un champ de recherche brouillon, impossible à évaluer, ne permettant pas le cumul critique des connaissances, tant méthodes, théories et positions épistémologiques varient de manière opportuniste en fonction des projets. Certains n’y voient bien souvent qu’une stratégie de légitimation des artistes au sein de l’institution universitaire. La dénonciation peut aussi provenir des mondes de l’art eux-mêmes : sous cet angle elle visera principalement la création d’un écosystème artistique parallèle, réservé aux artistes universitaires, où règnent des logiques et contraintes propres au monde universitaire.

Le développement de la recherche-création dans les universités a ainsi été le plus souvent associé à la « science », principalement aux sciences « dures » et aux technosciences. L’intégration des arts à l’université a toutefois aussi favorisé des formes de recherches relevant des sciences sociales. C’est le cas notamment de projets de « recherche-action » généralement menés par des chercheurs universitaires en partenariat avec les milieux culturels professionnels. Ces projets, qui peuvent aussi entraîner leurs lots de malentendus entre universitaires et partenaires (voir par exemple Segré, 2014), n’en soulignent pas moins, à l’encontre de représentations courantes de l’université comme tour d’ivoire, une nouvelle forme d’implication au sein des communautés locales. Ce type de projets permet ainsi de donner vie à cette troisième grande mission de l’université contemporaine qu’est le service à la collectivité. Or, cette mission ne se limite pas à la recherche, mais relève aussi d’une action pédagogique et culturelle, développée notamment en relation aux nouvelles pratiques de médiation culturelle (Casemajor et al., 2017). Ces projets prennent la forme de centres de recherche, de « hubs créatifs » et de projets de loisirs culturels. Situés à mi-chemin entre communauté universitaire et collectivité locale, savoirs légitimes et savoirs populaires, ils posent ainsi un ensemble de questions critiques. S’agit-il de mettre en oeuvre une nouvelle forme d’éducation populaire qui, en liant action altruiste et perspective humaniste, conduit à réaffirmer le rôle culturel, civilisationnel, de l’université ? Cela sert-il plutôt à revamper l’image de marque des universités, leur permettant de se défaire d’une aura d’élitisme peu attractive, dans le seul but de séduire de nouvelles clientèles ?

Perturbations dans le monde universitaire

Il est intéressant de noter que cette implication accrue des universités dans les collectivités, et le rôle qu’elles accordent ainsi aux actions culturelles, survient à un moment où l’institution connaît elle-même de profonds changements. Plusieurs adoptent des points de vue critiques à cet égard, diagnostiquant tour à tour son « naufrage » (Freitag, 2021 [1995]), sa « ruine » (Reading, 2013 [1996]) ou sa « destruction » (Granger, 2015). Ce que ces auteurs reprochent aux universités actuelles est précisément l’abandon de leur rôle culturel, voire de leur mission civilisatrice, au profit d’une approche utilitariste et opportuniste. Selon Freitag, l’idée même d’université en tant que lieu de synthèse critique des connaissances est menacée par la montée non seulement de la recherche programmée et subventionnée, mais aussi par l’interdisciplinarité. Reading s’attaque pour sa part à l’omniprésence du discours de l’excellence qui transforme l’université en un marché de production et de consommation comme les autres. Granger dénonce le fait que la formation et la recherche soient graduellement livrées aux impératifs de l’industrie et des marchés d’emploi. Cette attitude affairiste des universités se traduirait par une fragmentation de leur offre, alors qu’elles tendent à délaisser la culture générale au profit de programmes de formation et de recherche taillés sur mesure pour répondre aux besoins, ou aux désirs, des étudiants et de leurs différents partenaires. On est donc certainement en droit de se demander quels rôles jouent les arts et la culture dans cette « grande course des universités » (Musselin, 2017) qui, désormais, se déroule à une échelle non plus seulement nationale mais aussi internationale.

Par ailleurs, cette évolution aura aussi conduit les universités à tenir un rôle central au sein des milieux culturels professionnels. Les programmes d’études en arts, les infrastructures culturelles des campus (musées, centres d’exposition, salles de spectacle, cinémas, etc.) et les programmes de médiation culturelle auront engendré une circulation constante des artistes et des travailleurs culturels dans le périmètre universitaire. Plus qu’un simple lieu d’apprentissage artistique et créatif, les universités sont devenues en fait des pôles incontournables de l’écosystème culturel professionnel, une institution de soutien au développement de ces pratiques, un lieu de socialisation et d’échange entre artistes et travailleurs culturels, un centre d’expérimentation et un foyer de diffusion. Ainsi, sont-elles peut-être devenues un élément clé et une part intégrante de l’industrie culturelle, ou créative ?

Si le moment de l’entrée des arts à l’université correspond à celui de la transformation de l’idée même d’université, il correspond aussi à l’extension des notions de culture et de créativité. Une université créative plutôt que culturelle ? L’hypothèse est à prendre au sérieux : d’institution proprement culturelle, l’université serait devenue une organisation créative (Ferguson, 2014 ; Dressmann et al., 2014 ; Harte et al., 2019), épousant à son tour l’idéologie devenue dominante dans les milieux culturels à la faveur des discours sur « l’économie créative » (Hartley et al., 2015, Bouquillon, 2012) et la « ville créative » (Mould, 2015 ; Vivant, 2009). À cet égard, Angela McRobbie (2016) s’étonnait récemment que des programmes d’études culturelles, conçus dans une perspective résolument critique, soient devenus les programmes de prédilection d’étudiants se destinant à une carrière au sein de ladite « nouvelle économie créative ». Cette évolution est à mettre en relation avec celle du statut socioprofessionnel des artistes, perçus tour à tour comme « artisans », puis comme « travailleurs » ou « professionnels », avant de se revendiquer plus récemment encore comme « entrepreneurs ». Comme Raymonde Moulin le rappelait en 1983, l’identité et le statut de l’artiste résultent en fait d’une superposition de réalités historiques,

[...] legs d’une histoire multiséculaire au cours de laquelle les modes d’organisation de la profession et les modes de reconnaissance de [son] identité [...] se sont succédé sans s’annuler complètement, de sorte que le décalage, l’incompatibilité et la contradiction n’ont cessé de s’accroître entre les diverses définitions possibles

Moulin, 1983, p. 388

Les artistes qui oeuvrent au sein des structures universitaires actuelles sont les héritiers de cette longue tradition. Leur pratique évolue de la sorte dans une tension entre désir de préserver indépendance et liberté d’expression, et pressions institutionnelles arrimées à des programmes d’enseignement et de recherche au service de l’industrie culturelle/créative (Ramsay et White, 2015).

Le thème de la créativité déborde de ce fait largement le périmètre des départements d’arts (littérature, arts visuels, arts d’interprétation) pour s’étendre dorénavant à l’ensemble des domaines universitaires. Il déborde aussi celui des campus, pour s’étendre à la ville. La mobilisation accrue des arts, de la culture et de la créativité par les établissements d’enseignement supérieur contribue ainsi à leur marquage symbolique dans les villes postmodernes. Cela se manifeste à travers le discours sur la créativité aujourd’hui au coeur de la mise en marché des programmes d’étude, bien au-delà des facultés d’art, et la mise en valeur des expertises du corps professoral. Cela s’incarne également dans la matérialité des campus (Poirrier, 2009), le recours aux formes architecturales et aux oeuvres d’art audacieuses concourant à la spectacularisation des espaces dédiés à la recherche et à l’apprentissage. À la fois pouvoir foncier et promoteurs immobiliers, les universités tiennent de la sorte un rôle de premier plan dans l’édification des milieux urbains (Haar, 2011) et le développement régional (Cross et Pickering, 2008). Ces dynamiques excèdent largement les frontières des campus, l’action immobilière des universités contribuant à la revitalisation des quartiers centraux et à la requalification des territoires (Abbie, 2019 ; Bose, 2015). Participant ainsi à refaçonner les centres-villes pour les rendre attractifs aux populations jeunes, éduquées et créatives, les universités alimentent non seulement les phénomènes de gentrification (Moos et al., 2019), mais aussi ce que l’on peut désormais qualifier de « studentification » (Haar, 2011) des quartiers centraux des villes contemporaines.

Les thématiques du numéro

Le numéro propose d’explorer la thématique de l’intégration des arts à l’université à travers différents phénomènes d’institutionnalisation et une pluralité d’actions artistiques et culturelles mises en place par des universités qui évoluent dans des contextes nationaux variés. Le numéro permet ainsi de se déplacer entre la réalité québécoise (explorée par Chantal Provost ; Philippe Gauthier ; Martin Lépine, Anne Nadeau et Audrey Bélanger ; Jonathan Rouleau, Marcel Fournier) et les modèles français (chez Marie-Christine Bordeaux et chez Jean-Paul Callède) et états-uniens (chez Anne Benichou et Gabrielle Larocque), tout en proposant une incursion en Équateur (Pablo Cardoso et Ramiro Noriega). Ces neuf contributions sont regroupées en trois parties, chacune explorant une dimension de cette problématique des arts et de la culture dans l’université contemporaine.

Modèles contemporains d’intégration des arts

Cette première partie explore les processus d’intégration et d’institutionnalisation des arts intervenus au sein des structures universitaires au cours des dernières décennies en France et aux États-Unis. Cela permet de présenter l’évolution de modèles très différents en matière d’intégration des arts à l’université. Les trois articles de cette première partie questionnent également le rôle culturel spécifique que peut jouer l’université dans ses rapports avec d’autres acteurs culturels des mondes de l’art.

L’article de Marie-Christine Bordeaux nous plonge au coeur du système universitaire français, en abordant ces dynamiques d’intégration sous un angle encore peu couvert par la recherche, celui des politiques culturelles universitaires. Après un retour sur l’évolution des politiques culturelles en France, le texte examine les conditions particulières qui conditionnent l’élaboration de politiques proprement culturelles dans les universités[4]. Tout en portant un regard sociohistorique sur le développement de l’action culturelle des universités françaises, l’article questionne la dimension sociopolitique de la relation que les étudiants universitaires entretiennent avec la culture.

L’étude du cas français se poursuit avec le texte de Jean-Paul Callède, qui considère l’histoire de l’aménagement du campus de l’Université de Bordeaux à Talence-Pessac-Gradignan, en périphérie du centre-ville. Son étude, qui couvre la période 1968-1995, permet de constater le poids des influences nord-américaines sur le développement urbanistique, architectural et artistique de ce nouveau complexe universitaire ainsi que les relations complexes qui se jouaient à l’époque entre cette université et l’École des beaux-arts de Bordeaux.

L’article d’Anne Bénichou et Gabrielle Larocque invite, quant à lui, à plonger dans le modèle américain pour considérer plus spécifiquement les processus d’institutionnalisation des arts de la performance, à la fois à l’université et dans des organisations des mondes de l’art. L’article, construit autour d’une double étude de cas, s’attarde à deux organisations vouées aux arts de la performance : Hemispheric Institute of Performance and Politics (HEMI), dont les activités lient recherches universitaires et pratiques artistiques ; et Performa, à la fois biennale et institut, dont la mission est de documenter et de diffuser l’art performance. L’étude de ces deux structures liées à deux composantes distinctes de la New York University (NYU) permet aux autrices d’explorer les relations entre mondes de l’art et milieux universitaires.

Un espace de recherche, de création, de médiation

La seconde partie du numéro réunit des contributions qui étudient des formes de recherche qui se sont développées dans les universités québécoises à la suite du mouvement d’intégration des arts. Deux premiers articles se penchent de la sorte sur les pratiques de recherche-création, en retraçant d’abord son développement au Québec puis en évaluant certains des enjeux liés à son développement futur, alors que la troisième contribution offre pour sa part un exemple de recherche-action participative qui permet la rencontre des milieux culturels et des milieux universitaires.

L’article de Chantal Provost brosse un portrait sociohistorique du développement de la recherche-création au Québec. Adoptant le modèle développé par Yves Gingras par rapport à d’autres secteurs de recherche, l’autrice montre comment, depuis la fin des années 1960, on assiste à l’émergence, puis à l’institutionnalisation de ce type de recherche, avant que n’émergent une identité sociale et une communauté de chercheurs-créateurs qui lui soient clairement associées. Se basant sur une riche documentation archivistique et des données qualitatives provenant des organismes subventionnaires, l’article permet de considérer un ensemble de questions reliées au développement de ces pratiques, notamment celles de la définition de ce champ de recherche, de l’intégration des Écoles des beaux-arts aux institutions universitaires et des critères d’embauche des artistes-professeurs universitaires.

L’article de Philippe Gauthier prolonge cette réflexion sur la recherche-création à l’université en proposant de réfléchir à ses perspectives futures au sein de l’organisation universitaire. L’auteur adopte à cet égard une posture inédite par rapport à l’objet, le soumettant à un exercice prospectif qui le conduit à imaginer quatre scénarios de développement possibles. Chacun de ces scénarios permet d’identifier des tensions spécifiquement liées à l’organisation administrative du travail scientifique, qui conditionnent l’inclusion de telles pratiques à l’habitus universitaire.

Le troisième article de cette partie est le résultat d’une expérimentation menée auprès des étudiants en enseignement inscrits à l’Université de Sherbrooke. Martin Lépine, Anne Nadeau et Audrey Bélanger reviennent ici sur le programme Passeurs culturels, mis en place par l’université dans le but de développer chez les étudiants une certaine familiarité avec les arts ainsi que leurs habiletés pédagogiques en cette matière. L’analyse présentée permet d’évaluer dans quelle mesure ce programme contribue à modifier les perceptions et les pratiques culturelles des participants. Plus largement, l’étude pose aussi la question du rôle culturel des universités dans la formation des futurs enseignants.

L’université créative dans la ville postmoderne

La troisième partie explore plus en profondeur l’une des hypothèses proposées dans le cadre de ce numéro, soit la mutation de l’université, qui passerait d’une institution culturelle à une « organisation créative ». Dans cette optique, l’université devient le relais de l’industrie créative, en fournissant des travailleurs, et s’imposant plus largement comme interface entre les milieux culturels et la ville dite « créative ». Ce faisant, l’université tire non plus seulement profit des arts et de la créativité dans une perspective communicationnelle ; elle peut elle-même apparaître comme une entreprise culturelle et médiatique de plein droit.

L’article de Jonathan Rouleau, qui ouvre cette dernière partie, développe une proposition théorique qui invite à considérer l’université contemporaine comme une scène culturelle. En se référant au concept de scène tel qu’il a été développé dans le champ des études culturelles au cours des dernières décennies, l’auteur propose de considérer les universités urbaines comme élément clé de la vie culturelle des villes. Le cas de Montréal, et des actions culturelles entreprises par ses grandes universités, sert à étayer cette thèse.

Pablo Cardoso et Ramiro Noriega proposent, quant à eux, une étude du cas de l’Université des arts de l’Équateur, située à Guayaquil. Fondée en 2013, dans la foulée d’une réforme de l’enseignement supérieur, cette université cherche à développer un modèle d’enseignement des arts en lien constant avec les communautés environnantes et les milieux artistiques. Cette approche coïncide avec l’implantation de l’université dans le coeur historique de la ville de Guayaquil, l’institution occupant aujourd’hui plusieurs de ses bâtiments historiques, restaurés et revitalisés par la présence de la communauté universitaire.

Le numéro se conclut sur un texte de Marcel Fournier (en collaboration avec Dan Antonat), dans lequel l’auteur s’intéresse à l’édification du pavillon principal de l’École des Hautes Études commerciales, situé sur le chemin de la Côte-Sainte-Catherine à Montréal. Oeuvre de Dan Hanganu, architecte souvent associé au courant postmoderne, le bâtiment construit en 1995 illustre la tendance qui émerge alors au Québec d’avoir recours à des « starchitectes » pour développer des propositions audacieuses destinées à loger les établissements universitaires. En l’occurrence, le sociologue s’intéresse à l’architecture comme phénomène social, analysant à la fois les dynamiques ayant présidé à la conception de ce lieu et la réception de celui-ci par ses utilisateurs.