Corps de l’article

1. Introduction

Les troubles musculo-squelettiques (TMS) représentent un important fardeau humain et économique au sein des pays industrialisés (Vos et al., 2016; WHO scientific group, 2003). Au Québec, sur la période 2015-2017, les TMS avec perte de temps indemnisée (PTI) représentaient en moyenne près de 34 % de l’ensemble des lésions PTI et ils ont engendré environ 296 M$ de débours par année (Lebeau, 2021).

Bien que considérables, ces valeurs d’indemnisation des TMS liés au travail s’avèrent sous-estimées, notamment, en raison de la sous-déclaration (Luckhaupt et Calvert, 2010; Morse, Dillon, Warren, Hall et Hovey, 2001; Morse et al., 2004; Rosenman et al., 2000; Stock et al., 2014). Entre autres, selon une étude réalisée au Québec, moins de 20 % des employés salariés (non cadres) avec une absence du travail pour des TMS liés au travail d’origine non traumatique avait déposé une demande d’indemnisation (période 2007-2008) (Stock et al., 2014). Des résultats similaires ont été obtenus en France (période 2009) où l’on rapporte qu’entre 59 % et 73 % des TMS liés au travail n’auraient pas été déclarés en maladie professionnelle alors qu’ils pouvaient faire l’objet d’une déclaration (Riviere, Penven, Cadeac-Birman, Roquelaure et Valenty, 2014; Rivière, Penven, Cadéac-Birman, Roquelaure et Valenty, 2013). Le refus du travailleur de déclarer sa situation en maladie professionnelle était évoqué comme l’une des principales raisons de non-déclaration et celle-ci était plus fréquente auprès des salariés temporaires et saisonniers que les permanents (Rivière, Martinaud, Roquelaure et Chatelot, 2018). Une telle situation rend difficile l’identification des groupes de travailleurs et des situations de travail à risque et à cibler d’un secteur d’activité à l’autre, ainsi qu’au sein d’un même milieu de travail.

Les saisonniers semblent effectivement un groupe de travailleurs particulièrement concernés par les TMS liés au travail. Pour une grande proportion des secteurs où l’activité est saisonnière (ex. : foresterie, agriculture, transformation alimentaire, pêcherie, etc.), celle-ci se démarque par une pénibilité physique du travail, avec souvent peu de moyens à la disposition des travailleurs ou des moyens inadéquats, et accentuée par des contraintes temporelles (Major et al., 2020b). Peu de données et d’études sur l’état de santé musculo-squelettique des travailleurs saisonniers et des moyens de prévention des TMS adaptés à un tel contexte de travail sont disponibles (Major et al., 2020b). Cette situation pourrait, entre autres, s’expliquer par l’incompatibilité que représente le contexte du travail saisonnier avec un suivi médical et professionnel (Chopard et al., 2000; Earle-Richardson et al., 2003; Neis, Grzetic et Pidgeon, 2001; Roux et al., 2004).

Ces difficultés de suivi et d’identification des TMS auprès des travailleurs saisonniers le sont d’autant plus que le développement des TMS n’est pas linéaire allant de micro-lésions à des pathologies avérées et incapacitantes (Aublet-Cuvelier, Aptel et Weber, 2006; Cole, Manno, Beaton et Swift, 2002; Roquelaure et al., 2002; Silverstein et al., 2006; Takala, Viikari-Juntura, Moneta, Saarenmaa et Kaivanto, 1992). Cependant, on en sait très peu sur la variabilité de ce caractère fluctuant des TMS au cours du temps. Le suivi longitudinal de l’évolution des TMS pose des défis, d’une part, pour le chercheur qui peut être confronté à une quantité importante de données pour comprendre et saisir cette variabilité du décours temporel des TMS et, d’autre part, pour l’intervenant dont les actions sont – habituellement – délimitées dans un temps. Pourtant, il est bien reconnu que l’approche préventive ne peut faire abstraction d’une prise en compte des caractéristiques de l’évolution des TMS (Aptel et Vézina, 2008).

L’objectif de cet article est d’exposer le développement d’une méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS qui repose sur l’identification d’indicateurs et de profils. Ce développement méthodologique souhaite contribuer à une meilleure compréhension des TMS liés au travail. Plus spécifiquement, l’article présente comment à partir d’un suivi fréquent des douleurs rapportées par des travailleuses saisonnières (soit plus de 135 000 scores de douleur), il a été possible de dégager des indicateurs et des profils qui permettent de mieux comprendre et de décrire diverses formes sous lesquelles peut se manifester la variabilité du décours temporel des TMS. Le présent article se concentre sur ce développement méthodologique. Pour le lecteur intéressé à en savoir davantage sur les résultats générés par cette méthode d’analyse du suivi longitudinal, ceux-ci sont disponibles dans Major, Wild et Clabault (Major et al., 2020b). Il est à noter que seuls certains des résultats obtenus à l’issue de ce développement méthodologique sont présentés dans cet article pour permettre d’illustrer la pertinence des indicateurs. Les résultats détaillés obtenus par l’entremise de ce développement méthodologique seront présentés dans des publications distinctes qui s’intéresseront et discuteront de ces résultats de manière spécifique et approfondie.

2. Méthodologie

Ce développement d’une méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS repose sur l’analyse d’une base de données recueillies dans le cadre d’un projet antérieur (Major, 2011). Ce projet avait pour objectifs d’identifier les stratégies développées par des travailleuses pour gérer leur douleur et se maintenir au travail, ainsi que d’élaborer et de tester empiriquement un cadre de référence pour l’étude des stratégies des travailleurs (Major, 2011; Major et Vézina, 2011, 2015). Le projet consistait en une étude de cas multiples (Yin, 2009) combinée à une démarche d’analyse ergonomique de l’activité de travail (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg et Kerguelen, 2006; St-Vincent et al., 2011). Cette étude de cas fut menée auprès de 16 travailleuses saisonnières de l’industrie de la transformation du crabe dont huit provenaient d’une usine située à Terre-Neuve (province canadienne) et les huit autres, d’une usine de la Côte-Nord au Québec (province canadienne). Les travailleuses sélectionnées au sein d’une même usine occupaient des postes de travail différents (empaquetage, pesage, emballage, transformation de la chair, etc.) afin de permettre l’obtention d’un portrait d’un éventail de situations de travail. Elles devaient également vivre des épisodes de douleur au travail. La moyenne d’âge et d’ancienneté des huit travailleuses de l’usine du Québec était de 46 ans (± 7,7) et 12 années (± 3,9), respectivement. Pour les huit travailleuses de Terre-Neuve, celles-ci étaient de 48 ans (± 5,7) et 23 années (± 6,4), respectivement. Au sein des deux usines, le procédé industriel de transformation du crabe est assez comparable hormis le fait que le nombre de postes et la parcellisation des tâches sont plus importants pour l’usine de Terre-Neuve qui possède des équipements plus modernes. Dans les deux usines, le travail est semi-automatisé avec la présence de convoyeurs qui imposent en partie le rythme de travail aux travailleuses. Le travail est très répétitif et intense. Plusieurs situations avaient été relevées comme contraignantes sur le plan musculo-squelettique (ex. : contraintes posturales, force et effort, etc.) (Major, 2011; Major et Vézina, 2011, 2015) et les travailleuses étaient soumises à de fortes contraintes temporelles (Major et Vézina, 2017).

Diverses méthodes de collecte des données ont été utilisées : des observations de l’activité et de l’organisation du travail, des entretiens divers, des calendriers de travail, un questionnaire sur les impacts des lésions musculo-squelettiques sur certaines dimensions de la vie touchées par ces problèmes, des documents des entreprises (recueils de production, planification et organisation de la production), ainsi que des schémas corporels. Les indicateurs de suivi longitudinal ont été produits principalement à partir des données issues des schémas corporels. Toutefois, certaines analyses des schémas corporels ainsi que des résultats de ces analyses ont été contextualisés ou mis en relation avec des données quantitatives et/ou qualitatives provenant des entretiens, des observations de l’activité et de l’organisation du travail. Celles-ci ont permis d’approfondir l’identification et la compréhension de certains indicateurs afin de définir différents profils, chacun correspondant aux différentes modalités d’un indicateur. Les indicateurs et les profils obtenus sont présentés à la section des résultats. À titre d’exemple, l’un des indicateurs identifiés est celui de « douleurs spécifiques et/ou diffuses » et les profils identifiés sont « douleurs diffuses et spécifiques », « douleurs diffuses mais pas spécifiques » et « douleurs spécifiques mais pas diffuses » (voir section résultats).

2.1 Méthodes : schémas corporels, entretiens et observations de l’activité de travail

2.1.1 Les données quantitatives issues des schémas corporels

Les symptômes de TMS ont été recueillis à l’aide d’un schéma corporel (Major, 2011) (en annexe figure S1). Ce schéma est une version évolutive de ceux utilisés dans des projets de recherche en ergonomie (Laperrière, Ngomo, Thibault et Messing, 2006; Ngomo, Messing, Perrault et Comtois, 2008; Vézina, Ouellet et Major, 2009; Vézina, Stock, Simard, et al., 1998) et, tout comme chez ces derniers, est une adaptation du questionnaire Nordique (Kuorinka et al., 1987; Kuorinka et al., 1994). Le schéma corporel comportait 33 régions corporelles, occupant chacune une division, pour permettre une localisation précise des régions du corps qui sont sollicitées par le travail (Vézina et al., 2009). Le schéma corporel visait à dresser un portrait des problèmes musculo-squelettiques définis comme des douleurs, des gênes, des courbatures ou des inconforts rapportés par les travailleuses. Ces dernières devaient indiquer le degré d’inconfort ressenti pour chacune des régions corporelles au moment de compléter le schéma sur une échelle numérique (1 à 5; « Aucun inconfort » à « Inconfort insupportable »). L’échelle numérique était accompagnée de courtes descriptions afin d’établir une référence dans les niveaux de douleurs auto rapportées (Messing et al., 2008). Ces courtes descriptions avaient été élaborées avec les travailleuses et testées lors de l’étude pilote sur une durée de quatre semaines (au début et à la fin de chaque journée de travail) au cours de la saison précédant la collecte des données. Pour faciliter la compréhension et tenter d’atteindre une certaine uniformité dans l’interprétation de l’expression « problème musculo-squelettique » entre les travailleuses, le terme « inconfort » avait été retenu. Ce terme englobait des douleurs, des gênes et des courbatures. Dans le présent article, le terme « douleur » sera utlisé puisqu’il semble plus représentatif de ces travailleuses qui, malgré d’importants problèmes musculo-squelettiques (ex. : tendinite, canal carpien), se maintiennent au travail pour assurer leur éligibilité au régime d’assurance-emploi lors de la période hors saison (Major et Vézina, 2017).

Les travailleuses devaient compléter le schéma corporel au début et à la fin de chaque journée (quart) de travail pour une durée complète de deux saisons de travail (2005 et 2006). De plus, l’administration du schéma était accompagnée d’un court entretien (5-10 minutes) où la travailleuse était interrogée sur les raisons d’une augmentation et/ou d’une diminution de la douleur, sur les stratégies développées ainsi que sur les éléments ou les événements pouvant être liés à ces douleurs (dans la perspective qu’il s’agissait d’un projet de recherche-intervention en ergonomie). Si pour diverses raisons, il était impossible à la chercheuse d’être disponible pour tous les entretiens quotidiens de suivi de chacune des travailleuses suivies, celles-ci procédaient de façon auto administrée et un suivi a posteriori était fait par la chercheuse. L’ensemble des données ont été colligées dans un fichier Excel et exportées dans le logiciel Stata (©1996–2018 StataCorp LP) pour les fins des présentes analyses. Le déroulé du développement méthodologique d’analyse des schémas corporels est présenté à la section résultats. Cette démarche a permis l’élaboration d’une typologie d’indicateurs et de profils.

2.1.2 Les données qualitatives issues des entretiens et des observations de l’activité de travail et de la production

Divers types d’entretiens (entretiens semi-dirigés, entretiens de suivi et rencontres d’autoconfrontation) avaient été réalisés à différents moments au cours des deux saisons de travail (début, milieu et fin saison) dans le cadre du projet antérieur (Major, 2011; Major et Vézina, 2015). Des observations de l’activité et de l’organisation du travail avaient aussi été réalisées au cours des deux saisons dans les deux usines à différents moments de la journée de travail pour une période totale de 20 semaines (incluant les périodes d’observation de l’étude pilote) (Major, 2011; Major et Vézina, 2015, 2017). Les analyses des entretiens et des observations avaient permis, entre autres, d’établir un portrait de chacune des travailleuses (état de santé, poste(s) occupé(s), caractéristiques sociodémographiques, etc.), de comprendre le travail et les exigences, d’identifier et de comprendre les stratégies développées par les travailleuses pour gérer leur douleur et parvenir à se maintenir au travail, ainsi que d’aider à cibler des déterminants (Major, 2011; Major et Vézina, 2015). Ces méthodes avaient été utilisées dans une logique de triangulation des méthodes et l’interprétation des résultats avait été validée auprès des travailleuses et des acteurs pertinents. Pour les fins du présent projet, ces données et ces résultats (Major, 2011; Major et Vézina, 2015) ont été utilisés pour contextualiser et apporter un éclairage aux résultats issus des schémas corporels, ainsi que pour guider le développement des indicateurs et des profils.

2.1.3 Analyses statistiques collectives

À la suite du développement de la méthode d’analyse par l’identification d’indicateurs et de profils du suivi longitudinal des TMS, des analyses statistiques ont été réalisées pour objectiver collectivement les résultats. Ces analyses reposaient sur un certain nombre d’indicateurs quantitatifs globaux :

  • Les moyennes par saison des scores de douleur en début et en fin de quart de travail pour les différents regroupements corporels.

  • Les moyennes pour toutes les régions corporelles par saison des scores de douleur ainsi que le nombre de régions signalées avec de la douleur à un moment donné dans la saison, respectivement en début et en fin de quart de travail.

  • La région corporelle pour laquelle le score de douleur moyen était maximal en fin de quart et les moyennes de score de douleur pour cette région en début et fin de quart de travail.

  • Les différents profils issus de la méthode d’analyse développée à partir des analyses fines des données et des résultats des schémas corporels (méthode détaillée à la section des résultats).

Dans un premier temps, les relations entre les scores moyens de douleur en fin de quart et en début de quart de travail ont été présentées globalement afin de documenter collectivement les relations ou l’absence de relation entre ces deux moments. Dans un deuxième temps, les scores moyens de douleur sur la saison ont été comparés selon les différents profils afin de mettre en évidence dans quelle mesure les indicateurs décrivant les scores moyens de douleur sur la saison contiennent les mêmes informations que les profils issus de l’analyse détaillée des mêmes données.

Pour ce faire, les moyennes sur toute la saison de ces scores ont été comparées entre les groupes de travailleuses des différents profils au sein de chaque indicateur. Dans le cas de deux groupes (ex. : douleurs diffuses vs douleurs non diffuses), cette comparaison a été réalisée à l’aide du test T de Student. Dans le cas de plus de deux groupes (ex. : les différents regroupements corporels identifiés avec des douleurs chroniques), cette comparaison a été réalisée à l’aide d’une analyse de variance à un facteur. Une différence était considérée comme significative dans le cas où la probabilité p sous l’hypothèse nulle était inférieure à 5 %.

3. Résultats

En cohérence avec l’objectif de cet article, les résultats présentés concernent le développement méthodologique de la méthode d’analyse du suivi longitudinal de certains indicateurs de l’état de santé musculo-squelettique. Des résultats obtenus par la méthode d’analyse sont intégrés pour illustrer et comprendre le déroulé de ce développement méthodologique. En dernière partie, au titre d’une validation interne, les résultats de certaines des analyses statistiques sont présentés.

3.1 Analyse en profondeur des schémas corporels et identification d’indicateurs et de profils pour le suivi longidinal des TMS

3.1.1 Portrait descriptif des données

À la suite de la collecte de l’ensemble des données des schémas corporels et au vu du grand nombre de régions corporelles (n = 33), ces dernières ont été regroupées sur la base des régions du corps sollicitées par les travailleuses en quatre grands regroupements : les membres supérieurs proximaux (épaules, bras et coudes), les membres supérieurs distaux (avant-bras, poignets, doigts et pouces), la région cou-dos-hanches (cou, haut du dos, milieu du dos, bas du dos et hanches) et les membres inférieurs (fesses, cuisses, genoux, jambes-mollets, chevilles et pieds). Pour faciliter l’analyse des données, des diagrammes de Kiviat (ou en radar ou en toile d’araignée) ont été produits. La notion de période a été introduite et correspond à un laps de temps durant lequel les saisonnières ont travaillé. Par défaut, les périodes correspondent à un nombre de jours successifs de travail sans jour de repos. Toutefois, les périodes de longue durée (c’est-à-dire plus de sept jours de travail consécutifs sans congé) ont été divisées en périodes d’au plus six jours. Celles-ci ont été désignées par les lettres A, B, C, etc., pour permettre la comparaison de ces périodes successives à l’intérieur de longues périodes sans congé. Pour chaque région corporelle et pour chaque travailleuse, deux types de scores moyens de douleur ont été calculés pour le début et la fin du quart de travail (dq : début quart de travail; fq : fin quart de travail). Le premier type de score calculé correspond à la moyenne des niveaux de douleur pour une région corporelle pour l’ensemble des périodes de la saison (dq moy/fq moy); tandis que le second type est le score moyen de douleur pour une région corporelle pour chacune des périodes de la saison décrites ci-dessus (dq per/fq per) pour cette même travailleuse. Un exemple de diagramme illustre ces données (figure 1). De tels diagrammes ont été réalisés pour chaque travailleuse, pour les deux saisons de travail, pour chacune des périodes de la saison et pour chaque regroupement corporel.

Figure 1

Explication des diagrammes en toile d’araignée pour chacun des regroupements corporels présentant les niveaux de douleur rapportés par travailleuse et par région corporelle selon chacune des périodes de la saison

Explication des diagrammes en toile d’araignée pour chacun des regroupements corporels présentant les niveaux de douleur rapportés par travailleuse et par région corporelle selon chacune des périodes de la saison

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Ces diagrammes de Kiviat ont permis de constater que l’évolution temporelle des douleurs des différentes régions corporelles varie grandement d’une travailleuse à l’autre et peut également varier chez une même travailleuse au cours d’une saison et d’une saison à l’autre. Une analyse approfondie de ces graphiques a été réalisée afin de caractériser d’abord qualitativement le profil global des douleurs rapportées en considérant leur évolution. Cette caractérisation a été réalisée en portant une attention particulière aux douleurs rapportées en début versus en fin de quart de travail, à l’évolution lors des longues périodes de travail sans jour de congé, ainsi qu’à la cohérence entre les deux saisons.

Ces analyses ont permis l’identification de différents indicateurs pertinents pour le suivi longitudinal des TMS et, à partir de ces indicateurs, des profils ont été dressés (Major et al., 2020a). Le tableau 1 présente une synthèse de l’ensemble des indicateurs et des profils obtenus. Les propos qui suivent présentent les différents indicateurs et, selon les cas, les profils qui en ont résulté.

Tableau 1

Synthèse des indicateurs et profils identifiés pour une meilleure compréhension des TMS.

Synthèse des indicateurs et profils identifiés pour une meilleure compréhension des TMS.

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3.1.2 Indicateur selon le nombre de régions corporelles atteintes

L’indicateur du nombre de régions corporelles prend en compte toute région corporelle rapportée avec de la douleur, à un moment ou un autre durant la saison de travail (tableau 2). Les résultats permettent de constater que certaines travailleuses présentent des douleurs localisées à quelques régions corporelles (travailleuses 3 et 5, usine du Québec) tandis que d’autres travailleuses rapportent des douleurs sur l’ensemble des régions corporelles (travailleuse 1, usine de Terre-Neuve, saison 1). De façon générale, cet indicateur permet de constater que les travailleuses de l’usine de Terre-Neuve semblent rapporter davantage de régions corporelles avec des douleurs comparativement à celles de l’usine du Québec. 

Tableau 2

Profils des travailleuses de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec), durant les saisons 1 et 2, en fonction de l’indicateur : nombre de régions corporelles rapportées avec de la douleur à un moment ou un autre durant la saison.

Profils des travailleuses de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec), durant les saisons 1 et 2, en fonction de l’indicateur : nombre de régions corporelles rapportées avec de la douleur à un moment ou un autre durant la saison.

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* : Pas de schémas corporels. L’ensemble des schémas corporels n’a pas été complété par ces travailleuses en début et fin de quart de travail. En raison de l’objectif de ce projet (développement d’une méthode d’analyse de suivi), les données disponibles des schémas corporels de ces travailleuses n’ont pas été considérées pour les saisons où des schémas étaient manquants.

3.1.3 Indicateur selon la présence de douleurs spécifiques et/ou diffuses et ses profils

L’analyse des données issues de l’indicateur précédent, combinée aux descriptions des douleurs des travailleuses provenant des entretiens, a permis d’identifier l’indicateur de douleurs spécifiques (douleurs localisées sur quelques régions corporelles) et/ou diffuses (ensemble de régions, souvent d’un même regroupement corporel avec des niveaux de douleur similaires entre les régions). Trois profils, mutuellement exclusifs, ont été identifiés : 1) Douleurs diffuses et spécifiques : douleurs présentes sur plusieurs régions corporelles d’un même ou de plusieurs regroupements corporels et douleurs ressortant de manière ciblée sur certaines régions corporelles; 2) Douleurs diffuses mais pas spécifiques : douleurs présentes de manière sensiblement similaire (même niveau de douleur) sur plusieurs régions corporelles sans qu’une région ressorte de manière marquée ou ciblée; 3) Douleurs spécifiques mais pas diffuses : douleurs présentes de manière ciblée ou localisée sur certaines régions corporelles. Des exemples pour chacun de ces profils sont illustrés à la figure 2. La comparaison de ces profils entre les deux saisons permet, entre autres, de dresser une perspective longitudinale.

Figure 2

Profils identifiés pour l’indicateur présence de douleurs diffuses et/ou spécifiques

Profils identifiés pour l’indicateur présence de douleurs diffuses et/ou spécifiques

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3.1.4 Indicateur selon la présence de douleurs chroniques ou non chroniques et ses profils

À la suite du constat que certaines douleurs sont présentes dès le début de la journée de travail et qu’elles persistent sur l’ensemble de la saison en opposition avec d’autres douleurs présentent uniquement à certains moments de la saison, l’indicateur chronicité a été développé. Sur la base de l’analyse des diagrammes de Kiviat de l’ensemble des travailleuses et pour chacune des deux saisons, une douleur a été qualifiée comme « chronique » si elle était présente en début (dq) et en fin de quart de travail (fq) pour la très grande majorité des périodes de la saison (au-delà de deux périodes sans douleur soit en début ou fin de quart, cette dernière n’a pas été considérée comme chronique).

Chez les travailleuses suivies, cette douleur chronique s’est démarquée sur certaines régions corporelles et, en particulier, aux épaules. Ainsi, sur la base des analyses des schémas corporels, quatre profils pour l’indicateur de chronicité sont ressortis : 1) uniquement aux épaules; 2) sur plusieurs régions corporelles et aux épaules; 3) sur plusieurs régions corporelles mais sans les épaules; ainsi que 4) pas de chronicité (tableau 3). Plusieurs travailleuses présentent des douleurs chroniques (8 pour la saison 1 et 10 pour la saison 2). De plus, ce type de douleur ressort particulièrement auprès des travailleuses de l’usine de Terre-Neuve (7/7) et surtout au niveau des épaules (6/7).

Tableau 3

Profils des travailleuses de Terre-Neuve et de la Côte-Nord (Québec), durant les deux saisons, en fonction de l’indicateur : présence de douleurs chroniques ou non chroniques

Profils des travailleuses de Terre-Neuve et de la Côte-Nord (Québec), durant les deux saisons, en fonction de l’indicateur : présence de douleurs chroniques ou non chroniques

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E : uniquement aux épaules; RC+E : plusieurs régions corporelles et épaules; RC-E : plusieurs régions corporelles mais sans épaules; non chron. : pas de chronicité

3.1.5 Indicateur selon la trajectoire temporelle des douleurs et ses profils

Les résultats obtenus pour les indicateurs de distribution des douleurs sur les différents regroupements corporels et celui de chronicité des douleurs portent à approfondir l’aspect temporel de l’évolution des douleurs au cours de la saison. Ce regard a été porté en particulier sur la région corporelle des épaules en raison du caractère chronique, du nombre élevé de travailleuses rapportant des douleurs à cette région corporelle (saison 1 : 14 travailleuses; saison 2 : 12 travailleuses) et de la nature du travail qui sollicite fortement cette région.

La production de graphiques illustrant, pour chaque travailleuse, les scores moyens de douleur en début (dq) et en fin de quart de travail (fq), pour chacune des périodes de la saison, pour les deux épaules, a été nécessaire pour analyser la trajectoire des douleurs aux épaules des travailleuses. Sept différents profils ont été identifiés pour l’évolution temporelle des douleurs chez ces travailleuses. Les profils identifiés sont décrits au tableau 4 et illustrés en annexe à la figure S2. Ces analyses permettent de constater des distinctions d’évolution temporelle des douleurs d’une travailleuse à l’autre (inter-individuel) et chez une même travailleuse d’une saison à l’autre (intra-individuel) (d’une saison à l’autre) (tableaux 4 et 5). Le profil d’évolution « stable et plutôt stable » est celui qui est le plus présent chez ces travailleuses.

Tableau 4

Description des différents profils de l’indicateur trajectoire temporelle des douleurs aux épaules et bilan de ces profils selon les saisons (saison 1-2005 et saison 2-2006) et les usines (Terre-Neuve (TN) et Côte-Nord (CN) (Québec))

Description des différents profils de l’indicateur trajectoire temporelle des douleurs aux épaules et bilan de ces profils selon les saisons (saison 1-2005 et saison 2-2006) et les usines (Terre-Neuve (TN) et Côte-Nord (CN) (Québec))

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Tableau 5 – Profils des travailleuses de l’usine de Terre

Neuve (TN) et de celle de la Côte-Nord (CN) (Québec), durant les deux saisons, en fonction de l’indicateur : trajectoire temporelle des douleurs aux épaules droite et gauche

Neuve (TN) et de celle de la Côte-Nord (CN) (Québec), durant les deux saisons, en fonction de l’indicateur : trajectoire temporelle des douleurs aux épaules droite et gauche

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3.1.6 Indicateur selon les périodes longues de travail

En raison des longues périodes de travail, c’est-à-dire plusieurs jours consécutifs de travail sans jour de congé (max. : 20 jours de travail consécutifs), un regard a été porté sur l’évolution du score moyen de douleur au cours de ces périodes. Aucune tendance ne s’est dégagée pour ces participantes sur l’une ou l’autre des saisons (et pour chacune des deux usines) au cours des périodes longues de travail. Cet indicateur demeure pertinent à approfondir. Notamment, une attention pourrait être portée sur l’évolution des scores de douleur à la suite de ces périodes.

3.1.7 Indicateur selon le nombre de régions corporelles avec des douleurs en début (dq) et en fin de quart de travail (fq)

Cet indicateur a été développé afin de pouvoir comparer le nombre total de régions corporelles avec des douleurs en début et en fin de quart de travail. Pour la majorité des travailleuses, une augmentation du nombre de régions corporelles présentant des douleurs entre le début et la fin du quart de travail est présente (figure 3).

Figure 3

Nombre total de régions corporelles (n max = 33) avec douleur en début et en fin de quart de travail, chez les travailleuses des usines de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec), pour les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006)

Nombre total de régions corporelles (n max = 33) avec douleur en début et en fin de quart de travail, chez les travailleuses des usines de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec), pour les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006)

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3.1.8 Indicateur selon le score de douleur en début (dq) et en fin de quart de travail (fq)

Cet indicateur illustre l’évolution des douleurs entre le début et la fin de la journée de travail pour les différents regroupements corporels. Cet indicateur permet, entre autres, de mettre en évidence des contraintes musculo-squelettiques imposées par les conditions de travail, à l’échelle d’une journée. Pour les travailleuses de l’usine de Terre-Neuve, cet indicateur a permis de mettre en exergue une augmentation de l’intensité de la douleur entre le début et la fin du quart de travail pour tous les regroupements corporels et, en particulier, pour les membres supérieurs distaux (figure 4). Ce constat, non observé auprès des travailleuses de l’usine du Québec, pourrait s’expliquer, notamment, par une plus grande parcellisation des tâches et une intensité de travail plus élevée à l’usine de Terre-Neuve (Major, 2011; Major et Vézina, 2017).

Figure 4

Évolution du score moyen de douleur entre le début et la fin du quart de travail pour chacune des travailleuses de l’usine de Terre-Neuve (TN) et de celle de la Côte-Nord (CN) (Québec) durant les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006) pour : A) les épaules (droite et gauche), B) les membres supérieurs proximaux (côtés droit et gauche) excluant les épaules, C) les membres supérieurs distaux (côtés droit et gauche) et D) les membres inférieurs (côtés droit et gauche)

Évolution du score moyen de douleur entre le début et la fin du quart de travail pour chacune des travailleuses de l’usine de Terre-Neuve (TN) et de celle de la Côte-Nord (CN) (Québec) durant les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006) pour : A) les épaules (droite et gauche), B) les membres supérieurs proximaux (côtés droit et gauche) excluant les épaules, C) les membres supérieurs distaux (côtés droit et gauche) et D) les membres inférieurs (côtés droit et gauche)

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3.2 Bilan des statistiques collectives

À la suite de ces analyses dressant un regard davantage individuel, des analyses statistiques collectives considérant les travailleuses dans leur ensemble ont été réalisées. Celles-ci visaient une confrontation des indicateurs entre eux afin de mettre en évidence des relations globales entre ces indicateurs. À titre d’exemple, il peut être pertinent de mettre en relation le nombre de régions corporelles avec des douleurs en fin de quart (fq) en fonction du nombre de régions corporelles avec des douleurs en début de quart (dq) de travail et la moyenne sur la saison du score moyen de douleur sur toutes les régions en fin de quart (fq) par rapport à celle en début de quart (dq) de travail. Ces analyses statistiques collectives ont permis de montrer que, pour la plupart des travailleuses, le nombre de régions avec des douleurs augmente fortement entre le début et la fin du quart de travail. Ce résultat pourrait s’expliquer à la fois par la nature du travail et par ses conditions de réalisation (données non présentées). Dans ce même ordre d’idées, la figure 5 permet de constater que la moyenne sur l’année du score moyen sur toutes les régions de douleur des travailleuses est supérieur en fin de quart par rapport à celui du début de quart de travail, et ce, particulièrement chez les travailleuses de l’usine de Terre-Neuve. Cette augmentation du score moyen de douleur entre le début et la fin du quart de travail est, en partie, une conséquence de l’augmentation du nombre de régions corporelles avec des douleurs. D’autre part, certaines travailleuses présentent en début de quart de travail des régions corporelles quasi sans douleur alors que ces mêmes régions en fin de quart de travail ont des scores de douleur élevés (données non présentées), ce qui correspond à des douleurs non (ou pas encore) chroniques et où l’on peut penser à la possibilité d’une réversibilité par des actions sur l’amélioration des conditions de réalisation du travail, notamment.

Figure 5

Moyenne sur la saison du score moyen de douleur sur toutes les régions en fin de quart en fonction du début de quart de travail pour chacune des travailleuses des usines de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec) selon les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006)

Moyenne sur la saison du score moyen de douleur sur toutes les régions en fin de quart en fonction du début de quart de travail pour chacune des travailleuses des usines de Terre-Neuve (TN) et de la Côte-Nord (CN) (Québec) selon les deux saisons de travail (saison 1-2005 et saison 2-2006)

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Il s’est avéré également pertinent de comparer des scores moyens de douleur sur la saison selon les différents profils identifiés, par exemple : les douleurs diffuses versus les douleurs non diffuses, les douleurs spécifiques versus les douleurs non spécifiques ou encore les scores moyens de douleur aux épaules par rapport aux différents profils de l’indicateur trajectoire temporelle. Ces comparaisons ont été réalisées en début et en fin de quart de travail séparément et en faisant la différence entre le début et la fin du quart de travail. De plus, chaque combinaison travailleuse-saison peut être considérée de façon indépendante. Ces analyses ont permis de constater, entre autres, que les travailleuses avec des profils de douleurs diffuses ont des scores moyens de douleur pour tous les regroupements corporels plus élevés que les travailleuses ne signalant pas de douleurs diffuses. Les scores moyens de douleur des travailleuses avec des profils de douleurs spécifiques ne se distinguent pas de façon statistiquement significative de ceux des travailleuses ne signalant pas de douleur spécifique, et ce, pour chacun des regroupements corporels. Pour les régions des membres inférieurs, des membres supérieurs distaux et proximaux hors épaules, les scores moyens de douleur en début de quart de travail sur la saison étaient significativement plus élevés chez les travailleuses classées en profil douleurs diffuses.

4. Discussion

L’objectif de ce projet en ergonomie visait à développer une méthode d’analyse du suivi longitudinal de certains indicateurs de l’état de santé musculo-squelettique de travailleuses saisonnières à partir d’une base de données déjà existante. Les données analysées pour ce développement méthodologique provenaient de schémas corporels complétés par des travailleuses saisonnières (n = 16) de deux usines de transformation du crabe de deux provinces canadiennes différentes (Québec et Terre-Neuve). Ces données représentent les douleurs rapportées par ces travailleuses en début et en fin de quart pour chacune des journées de travail au cours de deux saisons consécutives. Ainsi, ce développement méthodologique repose sur l’analyse de 135 000 scores de douleur.

La méthode d’analyse développée, présentée dans cet article, ainsi que certains des résultats obtenus par l’entremise de celle-ci permettent de guider d’éventuels choix scientifiques et méthodologiques pour de futures démarches de prévention et d’études visant la prévention des TMS dans les milieux de travail.

4.1. Une méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS reposant sur des indicateurs et des profils

L’analyse approfondie des douleurs décrites par les travailleuses saisonnières durant deux saisons consécutives a permis de développer une méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS composée de différents indicateurs et profils. Ce développement méthodologique, synthétisé au tableau 1, est unique et novateur. Il apporte un descriptif qui permet de caractériser l’évolution des TMS, notamment, le caractère chronique et la difficulté que peuvent avoir certaines travailleuses à récupérer d’une saison à l’autre et même d’une journée à l’autre. L’analyse approfondie des données a mené à l’identification d’indicateurs et de profils qui contribuent également à décrire sous diverses formes la variabilité de la fluctuation elle-même des TMS au cours du temps. Au meilleur de notre connaissance, de tels indicateurs et profils permettant de dresser un portrait descriptif du suivi longitudinal des TMS chez des travailleurs n’existaient pas. La présente méthode pourrait avoir des retombées méthodologiques autant dans les études de suivi des TMS que dans la conduite et l’évaluation d’interventions visant la prévention des TMS dans les milieux de travail.

L’enjeu de ce projet était de parvenir à développer une méthode d’analyse sensible à cette variabilité des TMS, c’est-à-dire qui permettrait à la fois de saisir, de décrire et d’intégrer les diverses formes possibles que peut avoir cette variabilité. Dans cette perspective, le recours à des modèles statistiques mixtes (effets fixes et aléatoires) adaptés à des données longitudinales a été écarté puisque ceux-ci ne permettaient pas d’avoir accès à ce degré de sensibilité pour faire ressortir à la fois les variations du décours temporel des TMS et les variations de douleurs entre les travailleuses et chez une même travailleuse (entre les régions corporelles rapportées, entre le nombre de régions avec des douleurs ainsi que l’intensité des douleurs inter-cas et intra-cas). Par conséquent, une démarche reposant à la fois sur des approches complémentaires et séquentielles d’analyses a été choisie pour parvenir à ce développement méthodologique.

Dans un premier temps, une analyse qualitative en profondeur et minutieuse des évolutions de douleurs par région corporelle pour chacune des travailleuses au début et à la fin de chaque quart de travail pour les deux saisons a été effectuée. Ces analyses, d’abord réalisées de manière intra-cas et ensuite inter-cas, ont mené à l’identification de différents indicateurs et profils qui intègrent et contribuent à décrire et mieux comprendre sous diverses formes la variabilité du caractère fluctuant des TMS au cours du temps. Dans un deuxième temps, les indicateurs et les profils ont été confrontés statistiquement à deux séries d’indicateurs quantitatifs moyens pour identifier leur cohérence entre eux (validation interne) ou leur apport respectif à la compréhension de l’évolution des TMS.

Les indicateurs obtenus par cette méthode d’analyse permettent à la fois des analyses transversales (comparaison des travailleuses entre elles) et longitudinales. Ce dernier type d’analyse permet de comparer des douleurs d’une saison à l’autre, d’étudier l’évolution temporelle des TMS au cours d’une saison de travail ou encore de l’évaluer sous l’angle de l’alternance entre des saisons de travail et des périodes en saison et hors saison. Un tel suivi apporte une meilleure compréhension des effets des expositions interrompues sur les TMS et contribue au développement d’interventions adaptées au contexte du travail saisonnier (saison de travail, hors saison et retour au travail après une période d’arrêt). Ces indicateurs offrent aussi l’opportunité de comparer des douleurs chez des travailleuses et des travailleurs exerçant un même type d’activité dans des usines ou des entreprises différentes permettant de mettre en évidence des situations de travail davantage à risque (rythme de travail, parcellisation des tâches, etc.). Ainsi, l’usage de tels indicateurs contribue à instruire le choix des situations de travail prioritaires à cibler, ce qui représente une étape clé de la démarche d’intervention ergonomique (St-Vincent et al., 2011) visant la prévention des TMS. Les douleurs rapportées par les travailleuses et les travailleurs sont effectivement reconnues comme un moyen pertinent pour cibler des risques et orienter des interventions (Keith et Brophy, 2004; Keith et al., 2001; Thomas, Hare et Cameron, 2018), mais peu d’indicateurs sont à la disposition des ergonomes pour guider les choix et orienter les actions de prévention (Messing et al., 2008). Cette méthode de suivi des TMS pourrait même être intégrée dans une perspective d’analyse différenciée selon le sexe/genre.

Par ailleurs, cette méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS offre le potentiel de pouvoir être combinée à d’autres données telles qu’à une trajectoire des événements survenant dans le cadre du travail (ex. : changements des équipes, changements dans les stratégies développées, changements des produits, changements organisationnels, etc.) (Vézina et al., 2009; Vézina, Stock, Saint-Jacques, et al., 1998). La combinaison du modèle des situations de travail centré sur la personne en activité de travail (St-Vincent et al., 2011; Vézina, 2001) sur lequel reposait cette étude de cas (Major et Vézina, 2011, 2015) fait écho à l’intégration d’un modèle diachronique d’approche des interactions entre le travail et la santé (Mardon, Buchmann et Volkoff, 2013; Volkoff, 2005; Volkoff et Gaudart, 2015) avec une perspective longitudinale pour permettre de mieux mettre en évidence des variables explicatives potentielles.

4.2 Adaptation et généralisation possible de la méthode d’analyse reposant sur des indicateurs et des profils

Le schéma corporel utilisé permettait de distinguer 33 régions corporelles. Cette distinction d’autant de régions corporelles est utile à l’intervention ergonomique puisqu’elle permet d’identifier la sursollicitation de certaines régions spécifiques en fonction de l’activité, des conditions du travail et des personnes (Vézina et al., 2009). Ce nombre élevé de régions corporelles permet ensuite de faire des regroupements judicieux. En effet, le choix des regroupements corporels pourrait être différent de celui qui s’est avéré pertinent aux fins de la présente étude. Ce choix est dépendant de l’activité de travail réalisée et des conditions de réalisation du travail qui sous-tendent la mobilisation du corps et des diverses régions corporelles sollicitées. Un examen préliminaire des régions corporelles rapportées avec des douleurs par les travailleuses s’est ainsi avéré incontournable pour orienter le choix des regroupements corporels.

De la même façon, dans cette étude, des indicateurs et des profils ont été développés pour le suivi longitudinal des TMS chez ces travailleuses. Si certains profils, voire indicateurs, peuvent être spécifiques à cette étude de cas, il n’en demeure pas moins que ces indicateurs peuvent servir de référence pour des analyses du suivi longitudinal des TMS chez les travailleuses et les travailleurs. L’étude de cas sur laquelle repose ce développement méthodologique a permis une analyse en profondeur des cas, ce qui a contribué à la mise en évidence de ces indicateurs et ces profils. L’un des intérêts de l’étude de cas est d’ailleurs de rendre compte de la complexité de phénomènes ou de situations pour en dégager des traits généraux, voire universels (Van der Maren, 1996; Yin, 2014). Cette étude détaillée et en profondeur des évolutions de douleurs de ces travailleuses saisonnières a permis l’explicitation et la généralisation d’une méthode d’analyse reposant sur des indicateurs et des profils. La puissance explicative de cette méthode repose sur la profondeur de l’analyse de chacun des cas individuellement et entre eux (Contandriopoulos, Champagne, Potvin, Denis et Boyle, 1990).

De plus, cette méthode d’analyse du suivi longitudinal, qui repose sur des indicateurs et des profils, a le potentiel d’être adaptée et enrichie selon le contexte étudié. À titre d’exemple, de nouveaux profils pourraient être identifiés pour l’indicateur « trajectoire temporelle des douleurs aux épaules » selon le secteur d’activité ou encore selon la région corporelle étudiée. Dans la même perspective, un plus grand nombre de participants permettrait aussi de tester statistiquement, à partir des indicateurs et des profils identifiés, s’il est possible d’établir quels facteurs sont les plus déterminants dans la variation des scores de douleur.

Le développement de cette méthode repose sur l’analyse de 135 000 scores de douleur. Au-delà du développement des indicateurs, la démarche globale d’analyse a permis de constater que le recueil d’un nombre aussi important de scores de douleur ne s’avère pas indispensable pour procéder à un recueil longitudinal de données. Les analyses des données font ressortir l’importance de certains moments clés tels qu’en début et en fin de journée de travail et à différents moments dans la saison de travail. Il convient de trouver « la juste mesure » de la prise de données selon la nature même du travail réalisé et sa variabilité, ainsi qu’en fonction de l’intervention ou du suivi à mettre en place, à la fois dans la fréquence et dans la durée en prenant en compte que cela affectera la finesse de son analyse et la robustesse des résultats obtenus. Les résultats de cette étude soulignent qu’un recueil sur une base ponctuelle (ex. : avant et après l’implantation d’un programme visant la prévention des TMS en contexte saisonnier) ne saurait correspondre au caractère fluctuant des TMS et représenterait, en ce sens, une limite à l’évaluation des effets d’une intervention.

4.3 Amélioration du suivi longitudinal des TMS

Ce projet contribue à l’étude du suivi longitudinal des TMS chez les travailleurs. Au travers des résultats obtenus auprès de travailleuses saisonnières de l’industrie de la transformation du crabe, la variation des douleurs au cours du temps a pu être illustrée à la fois entre le début et la fin d’une journée de travail, au cours d’une même saison ou encore d’une saison à l’autre. Le caractère fluctuant des TMS que fait ressortir cette étude a aussi déjà été mis en évidence, et ce, dans divers secteurs d’activité tels que l’industrie du vêtement, la bureautique, les banques, l’assemblage d’imprimantes ou encore la découpe de la viande (Aublet-Cuvelier et al., 2006; Cole et al., 2002; Roquelaure et al., 2002; Silverstein et al., 2006; Takala et al., 1992). Cette fluctuation des TMS a été démontrée par l’entremise de diverses méthodes de recueil de données dont des autoquestionnaires de type questionnaire Nordique et des protocoles d’examen clinique standardisés tel que le consensus européen SALTSA (Aublet-Cuvelier, Leclerc et Chastang, 2007, 2008). Notre étude, tout en confirmant la fluctuation des TMS au cours du temps, contribue à l’avancement des connaissances en permettant de décrire et de mieux saisir en quoi consiste cette variabilité.

Documenter la trajectoire temporelle des douleurs sur une période donnée apparaît d’une grande pertinence (Major et al., 2020b). En effet, une meilleure connaissance et une compréhension des trajectoires temporelles (stables et non stables) et plus généralement de la variabilité de l’évolution des TMS au cours du temps pourraient faciliter l’identification de variables explicatives à la fois professionnelles et personnelles liées aux TMS (Aublet-Cuvelier et al., 2008). D’autre part, dans l’objectif de développer des moyens pour la mise en place d’interventions ergonomiques, ce projet de recherche a mis en exergue la pertinence d’inclure, dans les enquêtes en milieu de travail[1], une dimension longitudinale. Ceci permettrait, par exemple, d’aider à cibler des situations de travail prioritaires ou de suivre des projets de changement implantés. Effectivement, au cours des dernières années, les entreprises ont eu tendance à fabriquer de moins en moins leurs produits en grande série pour développer davantage le service à la clientèle en offrant une grande variété de produits spécifiques aux besoins et aux différents goûts des consommateurs. Ceci a entraîné une variabilité de plus en plus grande des conditions de travail selon les caractéristiques du produit fabriqué. Les conditions de travail étant très variables, il s’avère difficile pour l’ergonome de cibler les situations critiques. Une enquête longitudinale auprès des travailleurs permettant de suivre la variabilité de leurs douleurs musculo-squelettiques en fonction de la variabilité des conditions de travail peut permettre de cibler plus facilement les situations à risque qui seront à transformer.

De plus, ce projet démontre l’importance de la variabilité dans le rapport des douleurs musculo-squelettiques fait par une personne au travail. Dans le cas de l’évaluation d’interventions ergonomiques, Coutarel et al. ont souligné les limites d’utiliser une comparaison simple des douleurs musculo-squelettiques rapportées de façon ponctuelle avant et après des changements des conditions du travail (Coutarel et al., 2009). Le suivi longitudinal des douleurs musculo-squelettiques avant et après des changements apportés par une intervention ergonomique pourrait s’avérer plus approprié pour en comprendre les effets.

5. Limites

Tel qu’évoqué précédemment, l’identification des indicateurs et des profils présentés dans cet article est basée sur un devis d’étude de cas de travailleuses saisonnières de l’industrie de la transformation du crabe. Les indicateurs sont donc indéniablement liés aux caractéristiques de ces travailleuses (sexe féminin, ayant des épisodes de douleur au travail, issues de deux usines de deux provinces canadiennes), aux conditions de travail et au contexte du travail (travail saisonnier). Les participantes ont été recrutées sur la base du volontariat en raison de l’implication requise et non sur la base d’un échantillonnage probabiliste. Enfin, les analyses qualitatives issues des entretiens et des observations, bien qu’utilisées pour éclairer et confirmer certains choix méthodologiques et des résultats, auraient pu aussi être davantage exploitées (Major et al., 2020b). En effet, dans le cadre d’éventuelles études, il serait pertinent de combiner à ce suivi celui de la trajectoire des événements qui surviennent dans le cadre du travail réalisé au fil de la saison et/ou celui de l’évolution des stratégies développées par les travailleurs pour gérer leur douleur et se maintenir au travail ou encore celle du suivi des parcours professionnels afin de mieux comprendre et potentiellement d’expliquer l’évolution temporelle des TMS.

6. Conclusion

Cette étude contribue à une meilleure compréhension de l’évolution des TMS et à leur suivi en milieux de travail. La méthode d’analyse du suivi longitudinal des TMS développée, basée sur l’analyse détaillée des douleurs rapportées, au cours de deux saisons de travail, par des travailleuses saisonnières, repose sur une série d’indicateurs et de profils. Cette méthode peut servir d’assise à des démarches de prévention et d’études d’interventions en milieux de travail visant la compréhension du développement et de l’évolution des TMS, ou encore être intégrée dans le cadre de projets de recherche en évaluation des interventions ergonomiques visant la prévention des TMS.