Corps de l’article

1. Introduction

Sur le devant de la scène de la relation école-familles se trouvent les parents et le personnel enseignant, entourant les vedettes que sont les enfants/élèves. L’action des enseignantes et enseignants est ancrée dans une institution complexe, faite de plusieurs niveaux (en Suisse: l’établissement, la commune, le canton – qui détient la compétence principale pour la scolarité obligatoire – puis l’intercantonal et le fédéral). Chacun de ces niveaux a ses normes et règles, ses habitudes et implicites, en deux mots sa culture institutionnelle. Et chacun de ces niveaux apporte sa contribution à la forme particulière que prend la culture institutionnelle scolaire qui est déclinée à l’échelle d’un établissement: la culture d’établissement (Gather Thurler, 1994), avec laquelle les parents d’élèves se sentiront diversement à l’aise, selon leur propre vécu scolaire (Kanouté, 2006).

Une première recherche, de type ethnographique, nous a permis d’observer dans un établissement du canton de Fribourg comment s’y construisait la relation entre l’école et les familles, au fil des interactions entre des parents et des enseignantes tout au long de la première année de scolarité. Adoptant une démarche de théorisation ancrée (Lejeune, 2014), nous avons identifié l’ethnocentrisme de l’institution – et non pas des individus, à la différence de la conceptualisation habituelle de l’ethnocentrisme (Bizumic, 2019) – comme obstacle majeur à la collaboration entre l’école et les familles (voir notamment Conus, 2017; Ogay, 2017, accepté). Pour notre deuxième recherche[1], notre regard s’est alors tourné vers l’administration scolaire cantonale, équivalent d’un ministère de l’Éducation mais à l’échelle d’un canton. Et plus particulièrement vers ses cadres[2] qui, depuis les coulisses de la scène scolaire, assurent la conduite de l’école, et qui, à notre connaissance, sont encore absents des travaux de recherche sur la relation école-familles. Nous inspirant cette fois également de l’ethnographie critique de l’éducation proposée par Carspecken (1996), nous cherchons à comprendre (en reprenant les termes de l’analyse sémiopragmatique de la communication développée par Frame, 2013) le rôle joué par les cadres de l’administration scolaire cantonale dans la préfiguration de la relation qui se performe dans le quotidien des interactions entre parents, personnel enseignant et directions d’établissement. Et, plus particulièrement, le rôle des cadres de l’administration cantonale dans la production, l’entretien ou la réduction de cet ethnocentrisme institutionnel dont nous avons pu observer dans notre première recherche combien il pouvait rendre l’école aveugle à la diversité des réalités et besoins des familles, en particulier de celles peu coutumières de la culture de l’institution scolaire, qui en sont réduites à une forme d’invisibilité (Périer, 2019).

En portant le projecteur sur le concept de réussite éducative, élément clé des discours actuels sur l’école (Bourgeois, 2010; Feyfant, 2014; Leproux, 2017), ce texte nous permet d’interroger ce qui inspire les cadres de l’administration cantonale dans leur action en tant que leaders du système éducatif fribourgeois et la place qui y est donnée à la collaboration avec les familles. Bien plus complexe que la réussite scolaire, centrée sur l’élève et son parcours de formation, le concept de réussite éducative pose un regard large sur l’enfant et le jeune, dans son accomplissement en tant qu’individu comme dans sa capacité de vivre en société et d’y déployer ses compétences (voir Larose et al., 2013). La réussite éducative fait ainsi appel à une logique partenariale (Gagnon et al., 2020) dans laquelle familles, personnel enseignant et collectivités se mobilisent de concert autour de l’enfant. L’intervention socioéducative se doit dès lors de devenir systémique (ou écosystémique en référence au modèle de Bronfenbrenner, 1986), prenant en compte toutes les actrices et acteurs et personnes impliquées ainsi que les différents systèmes dans lesquels le développement de l’enfant est inséré (Terrisse et al., 2008).

Comment le concept de réussite éducative est-il interprété par les responsables de l’école fribourgeoise, comment le relient-ils et elles à celui de réussite scolaire? Quels rôles s’y donnent-ils et elles? aux personnels scolaires? Dans quelle mesure les familles et la diversité de leurs réalités et besoins sont-elles prises en compte? L’analyse qualitative inductive présentée ici développe une vision critique du concept de réussite éducative, ou des interprétations qui peuvent en être faites par les responsables d’un système éducatif. À première vue, il peut sembler séduisant d’élargir la préoccupation de la réussite scolaire à celle de la réussite éducative et de sa vision systémique qui met l’enfant et son bien-être au centre et valorise le rôle des familles et de la société en général. Cependant, encore faut-il que cette vision systémique soit entière et englobe l’ensemble des actrices et acteurs formant système pour oeuvrer ensemble au bien-être de l’enfant. Or nos analyses montrent une vision qui s’avère partielle: focalisée sur l’action des familles (mais celles-ci étant perçues de façon indifférenciée), elle n’interroge que très peu l’action de l’école. Le changement de perspective que propose le concept de réussite éducative nous paraît ainsi comporter le risque de permettre à l’institution scolaire de détourner le regard des inégalités de réussite scolaire produites par le système scolaire lui-même, et de déléguer aux parents le fardeau de la réussite des élèves, redéfinie en réussite éducative.

1.1 Éléments de contextualisation

De tradition catholique et rurale, longtemps conservateur (Python, 2018), le canton de Fribourg se trouve sur la ligne de contact entre la Suisse romande, francophone, et la Suisse alémanique, germanophone. L’école fribourgeoise a ainsi la particularité de se décliner en deux versions, tout en étant régie par une même loi scolaire cantonale. Au sein de l’administration cantonale, l’école obligatoire est gérée par deux services[3], complétés par un troisième, bilingue, responsables de l’enseignement spécialisé et des mesures d’aide pour l’ensemble du canton. En réalisant notre recherche au sein de ces trois services, nous avons ainsi la possibilité de découvrir les coulisses d’une institution particulièrement complexe, en tension entre unité et diversité (Morin, 1990).

Comment l’école fribourgeoise conçoit-elle la réussite des élèves? Dans quelle mesure est-elle préoccupée par les inégalités de réussite qui affectent certaines catégories de la population (Haenni Hoti, 2015)? Quelle importance donne-t-elle à la collaboration entre l’école et les familles pour favoriser la réussite des élèves (Gilles et al., 2012; Hampden-Thompson et Galindo, 2017)? Tenter de répondre à ces questions nécessite en premier lieu de se rapporter au prescrit institutionnel. Au regard de la fonction spécifique des cadres d’une administration scolaire cantonale, le prescrit institutionnel prend selon nous trois niveaux de sens: a) tout comme pour les autres professionnelles et professionnels, le prescrit balise l’activité des cadres; b) dans leur tâche de leaders du système éducatif, les cadres ont pour mission de mobiliser le personnel scolaire (en premier lieu les leaders intermédiaires que sont les directions d’établissement) pour la réalisation des objectifs communs donnés par le prescrit (Yvon et al., 2022); c) les cadres sont largement à la source du prescrit institutionnel (comme le relèvent Giauque et Desmarais [2018], pour l’administration au niveau de la Confédération helvétique). Concernant ce dernier niveau de sens, il serait cependant hasardeux de considérer le prescrit comme étant le reflet direct des conceptions des cadres: si, dans le complexe processus d’élaboration des politiques publiques que connaît la Suisse, Giauque et Desmarais (2018) observent effectivement une influence croissante du personnel des administrations, celle-ci est néanmoins filtrée par les phases de consultation puis d’élaboration parlementaire. Le processus prend passablement de temps, ce qui rend probable que ce ne sont souvent pas les cadres en poste mais leurs prédécesseuses et prédécesseurs qui ont élaboré le prescrit actuellement en vigueur. Il est ainsi d’autant plus intéressant d’écouter le discours des cadres: nous pouvons alors non seulement observer comment il se différencie du prescrit actuel mais aussi l’interroger comme une possible préfiguration du prescrit à venir.

L’examen des deux textes fondamentaux que sont la loi scolaire et la loi sur la pédagogie spécialisée (État de Fribourg, 2015, 2017) montre qu’aucun ne fait usage du terme «réussite». Celui-ci apparaît cependant en filigrane dans deux alinéas du troisième article de la loi scolaire:

1 L’école amène les élèves à développer au mieux leurs potentialités. […]

5 L’école permet à chaque élève d’accéder, au terme de la scolarité obligatoire, aux filières de formation post-obligatoires, de s’intégrer dans la société, de s’insérer dans la vie professionnelle et de vivre en harmonie avec lui-même ou elle-même et autrui.

Pour ce qui est de la question des inégalités devant la réussite scolaire, la loi fribourgeoise apparaît bien timorée, ne faisant aucune mention de ce défi alors que la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP, 2003), dont le canton de Fribourg fait partie, a déclaré la «correction des inégalités de chance et de réussite» comme une des missions de l’école publique romande.

Quant à la collaboration entre l’école et les familles, elle est bien présente dans la loi scolaire, à commencer par le premier alinéa de l’article deux, sur les finalités de l’école, qui considère l’action de l’école et celle des parents comme complémentaires. Cependant, plusieurs formulations laissent transparaître un rapport d’autorité de l’école sur les parents, bien différent de ce que l’on attendrait d’un partenariat (voir l’analyse détaillée dans Conus, 2017).

Dans ce rapide état des lieux du prescrit institutionnel, qui constitue l’arrière-plan du discours développé par les cadres lors de nos entretiens, il nous semble pertinent de mentionner encore un élément qui ne relève pas formellement du prescrit mais représente un référentiel actuel important de l’activité des cadres du Service de l’enseignement obligatoire de langue française: le concept pour le «maintien et [le] développement de la qualité de l’école» (SEnOF, s. d.), élaboré au sein du service et actuellement mis en oeuvre dans tous les établissements scolaires francophones. Si l’objectif central est «d’offrir aux élèves des conditions optimales d’apprentissages» (p. 2), le terme «réussite» est presque totalement absent des documents, tout comme «égalité», «inégalité» et «chance(s)». Pour ce qui est de la collaboration entre l’école et les familles, elle fait l’objet d’un des cinq axes proposés aux établissements.

1.2 Méthode

Les données analysées pour cet article ont été produites lors d’un entretien de groupe, ou entretien collectif selon Lefébure (2011), que nous avons proposé aux cadres assurant la direction des trois services de l’école obligatoire fribourgeoise afin d’explorer leurs conceptions de la réussite éducative. L’entretien collectif a été réalisé en ligne le 24 janvier 2022, en français et en allemand, avec les trois chefs de service de l’école obligatoire fribourgeoise ainsi que leurs adjointes et adjoints (quatre hommes et une femme/trois francophones et deux germanophones). Le guide d’entretien – en annexe – a été envoyé aux informatrices et informateurs quelques minutes avant l’entretien, afin de leur permettre de contribuer aux choix du déroulé de l’entretien. L’enregistrement, d’une durée de 81 minutes, a été intégralement transcrit (uniquement le verbal). Il est accompagné d’un rapport d’observation rédigé sur le moment par un membre de l’équipe de recherche, permettant de garder une trace des éléments qui ne subsistent pas dans une transcription de contenu simple, ainsi que d’interprétations esquissées sur le vif.

Notre recherche se réalisant au sein d’une institution explicitement désignée, auprès d’une population peu nombreuse et aisément identifiable, les principes éthiques élaborés de façon concertée au début du projet précisent l’impossibilité de garantir à nos partenaires de terrain qu’ils et elles ne puissent être reconnus dans les publications issues de la recherche, par des personnes internes comme externes à l’école fribourgeoise. Pour préserver au mieux la confidentialité, les extraits d’entretien reproduits dans ce texte ne précisent pas la fonction de leurs autrices et auteurs, et les extraits traduits de l’allemand n’ont pas été signalés comme tels. Cependant, pour faciliter la lecture, les extraits ont été reliés à leur autrice ou auteur en les numérotant par ordre d’apparition, même si, comme le rappelle Lefébure (2011), il convient de rappeler que l’entretien collectif produit un discours construit dans une dynamique collective: c’est le groupe qui constitue l’unité d’analyse, et non les individus qui le composent. Parmi les trois catégories de dynamiques d’interaction discursives définies par Lefébure (2011), l’entretien collectif a très largement produit une dynamique de convergence entre nos informatrices et informateurs, sans aucune occurrence de divergence, dynamique qui serait selon Lefébure la plus favorable à l’approfondissement des raisonnements. Les entretiens individuels réalisés peu de temps après avec chacun des trois chefs de service n’ont pas non plus fait émerger de divergences par rapport au discours produit en collectif. Si cette forte dynamique de convergence peut être interprétée comme une limite de notre recherche, nous y voyons plutôt une manifestation de l’ethnocentrisme institutionnel, qui amène les individus à se fondre dans un «Nous» institutionnel d’autant plus cohésif qu’il se sent menacé ou, du moins, remis en question (voir Ogay, accepté).

Cet entretien collectif s’inscrit dans la troisième étape de la recherche, dite de «production de données dialogiques», prévue par la démarche d’ethnographie critique de l’éducation selon Carspecken (1996), par laquelle l’équipe de recherche entre en dialogue avec les actrices et acteurs de terrain en leur proposant d’explorer des questions soulevées par l’analyse des données récoltées jusque-là[4]. En effet, selon Lather (2011), une des caractéristiques de la recherche critique est que la théorie produite émerge d’une pratique du dialogue entre l’équipe de recherche et les informatrices et les informateurs. Nous considérons ainsi le contenu des entretiens, collectif ou individuels, comme un discours co-construit avec la première autrice, qui en a assuré la modération. Nous comprenons également le discours de nos informatrices et informateurs comme un discours adressé à l’équipe de recherche, avec probablement l’implicite d’une signification partagée, accompagné du souci de recevoir une forme d’assentiment. C’est ce discours co-construit dans les entretiens que nous soumettons ici à l’analyse, tout d’abord descriptive puis dans une perspective critique qui interroge le sens des catégories utilisées, y compris par l’équipe de recherche (Antonio, 1981). C’est ainsi finalement notre propre conception de la réussite éducative qui a pu être remise en question par l’analyse de l’échange réalisé avec les chefs de service et leurs adjointes et adjoints.

2. Première analyse, descriptive

Dans cette partie, nous commençons par décrire la vision exprimée par les chefs de service et leurs adjointes et adjoints[5] vis-à-vis de la réussite éducative et des défis de son implémentation.

2.1 La réussite éducative, un concept plébiscité

Si la thématique de la réussite éducative a été proposée par l’équipe de recherche, cette notion résonne fortement auprès des cadres qui se l’approprient pleinement durant les échanges, sans glissement linguistique vers la notion de réussite scolaire. Les cadres mettent en avant une conception largement partagée de la réussite éducative, qui répond à trois grandes caractéristiques.

Premièrement, la réussite éducative est présentée comme centrée sur l’élève et l’accompagnement de son projet. Cette première caractéristique renvoie à la mission perçue de l’école: «Je pense que nous avons une mission éducative, qui est également définie par des instances politiques mais qui consiste à respecter l’être humain, et plus précisément chaque individu» (cadre 1). Les cadres considèrent que la réussite éducative passe par une individualisation de la prise en charge de l’élève en fonction de ses particularités, intérêts et capacités, avec pour limite le nécessaire respect du plan d’études:

Les élèves ont des conditions différentes, ils ont des intérêts différents, ils ont des possibilités différentes. Et nous, en tant qu’école, nous avons quand même une mission, ou un plan d’études, qui nous donne une mission éducative. Et entre deux il y a des formes à trouver, où l’on soutient les élèves, justement en valorisant ce qu’ils et elles peuvent faire.

cadre 2

L’important est la réalisation du projet de vie de chacune et chacun, plutôt que l’obtention de tel ou tel diplôme pour toutes et tous: «Moi je préfère qu’on écoute les jeunes avec leurs aspirations, leurs talents, leurs compétences ou leurs difficultés aussi. Et c’est là une réussite éducative» (cadre 3). Les cadres positionnent leur vision en opposition à une école de la compétition ou de la comparaison entre élèves. La notion de réussite éducative est associée au développement personnel, que l’école a pour rôle de favoriser. À leurs yeux, cela exige une approche de l’enseignement qui cherche, de manière flexible, à s’appuyer sur les forces de chaque élève plutôt qu’à se focaliser sur ses faiblesses.

Deuxièmement, les cadres associent la réussite éducative au développement de personnalités aptes à porter un regard citoyen sur le monde qui les entoure, en lien avec l’éducation à la citoyenneté démocratique et au développement durable et, plus largement, avec les compétences transversales inscrites dans le plan d’études romand:

La réussite éducative, c’est quand on peut se dire qu’on amène nos jeunes, enfin les enfants, les jeunes, les ados, à développer leur perception du monde, à devenir des fins observateurs du monde dans lequel ils vivent. […] ce n’est pas juste accumuler des connaissances.

cadre 4

Le rôle essentiel que les cadres attribuent à l’école dans cette mission de formation de citoyennes et citoyens critiques s’inscrit dans le prolongement de celui des familles: Aujourd’hui, notre objectif à l’école obligatoire est en fait de renforcer l’action éducative des parents (cadre 1). L’un des cadres souligne qu’oeuvrer à la réussite éducative de toutes et tous inclut d’assurer l’acquisition d’un socle minimal de compétences par chaque élève afin de lui permettre de développer ce regard citoyen sur le monde: Cette réussite éducative, elle est présente quand les plus faibles s’en sortent, quand chacun est capable d’observer le monde dans lequel il vit, de prendre des décisions, de se forger un avis (cadre 4).

Troisièmement, la vision de la réussite éducative défendue par les cadres est qualifiée de systémique. Si l’action de l’école est considérée comme centrale pour la réussite éducative, celle-ci dépend également d’autres actrices et acteurs, en premier lieu la famille mais aussi la société dans son ensemble:

L’école y porte une part assez déterminante, simplement parce que les enfants qui sont sur nos bancs d’école s’y trouvent plusieurs heures par jour, par semaine. Mais la famille évidemment est un endroit où on contribue aussi à la réussite éducative. Je pense que tous les milieux associatifs, c’est un troisième endroit qui contribue à la réussite éducative. Et puis je mettrais même un quatrième lieu, c’est la société en général, elle contribue aussi à la réussite éducative.

cadre 4

La collaboration école-familles est dès lors perçue comme un levier nécessaire à la mise en oeuvre de la réussite éducative, même si très peu est dit lors de l’entretien collectif de comment concrètement activer ce levier: «Ce n’est pas, ce ne peut pas être la tâche de l’école seule, il faut une relation entre les enseignantes et enseignants et les familles» (cadre 2). Il est surtout souligné que la réussite éducative est à «co-construire» entre l’école, les parents et les élèves eux-mêmes, avec peu de précisions sur les modalités concrètes de cette co-construction: «C’est une co-construction je pense, de l’école avec les parents, mais surtout avec les élèves» (cadre 1).

2.2 Une vision de la réussite éducative difficile à concrétiser

Les cadres affirment avec conviction leur adhésion à une vision partagée de la réussite éducative: «Autour de cet écran, on est tous des gens très enthousiastes, on met beaucoup d’énergie à défendre les idées qui, comme vous le voyez, sont des idées partagées» (cadre 4). Toutefois, lorsqu’il leur est proposé de réfléchir aux difficultés rencontrées dans la concrétisation de leur vision de la réussite scolaire, les cadres évoquent des résistances externes à l’institution, de la part de parents, et internes, de la part du corps enseignant et de directions.

Ainsi, au chapitre des résistances externes rencontrées, une partie des parents sont perçus comme opposés au principe souhaité par les cadres de sortir de la compétition et de la comparaison entre élèves. Ces parents, décrits comme provenant avant tout de milieux plutôt favorisés, mettent une forte pression à ce que leur enfant réussisse, dans une vision de la réussite basée sur le diplôme scolaire. À cela s’ajoute que ces attentes parentales apparaissent régulièrement irréalistes aux yeux des cadres, ne tenant compte ni des capacités réelles ni des aspirations de l’enfant: «Moi j’ai encore tous ces parents qui nous talonnent là, avec ces volontés de hautes études, de professions prestigieuses et… moi je préférerais qu’on écoute les jeunes avec leurs aspirations, leurs talents, leurs compétences ou leurs difficultés aussi» (cadre 3). Les cadres considèrent ces décalages de regards sur la réussite éducative comme emblématiques d’une conception traditionaliste de l’école et de la pédagogie chez certains parents, basée sur l’école qu’eux-mêmes ont connue:

On a une frange de parents qui, probablement par peur, moi je dirais que c’est certainement ça qui les guide, reviennent, remontent dans le temps, en se disant mais voilà, nous ce qu’on a connu, on est sûr que ça apporte, ça marche, donc n’allez pas trop dans ces modèles nouveaux.

cadre 4

Aux yeux des cadres, ces visions parentales sont aussi le reflet de résistances politiques et sociétales plus larges: «Et puis c’est la société, c’est vrai. Elle n’est heureusement pas monolithique avec une seule vision, soit élitiste, soit beaucoup plus ouverte. Mais on doit, on a affaire à toutes ces, à toutes ces visions-là» (cadre 3).

Pour ce qui est des résistances internes, elles proviennent d’une partie du corps enseignant et des directions d’établissement. Jugée minoritaire, cette frange des actrices et acteurs de terrain est perçue comme porteuse de la même vision plus traditionaliste de l’école que les parents décrits comme résistants. Considérée comme plus présente dans l’enseignement secondaire qu’au primaire, cette vision fait en même temps l’objet d’une certaine compréhension de la part des cadres: «Il y a des croyances très, très fortement ancrées sur ces éléments-là […]. Ils n’ont pas tout à fait tort, on ne peut pas dire c’est faux ce que vous dites» (cadre 3). Cette relative compréhension tient au fait que ces résistances sont vues comme une affaire, au moins partiellement, de génération au sein du personnel scolaire. La nouvelle génération d’enseignantes et d’enseignants et de directions est considérée comme davantage acquise à la vision prônée par les cadres. Inversement, les cadres soulignent qu’il n’est pas simple, pour le corps enseignant et les directions en place de longue date, de suivre les évolutions de l’école:

Il arrive aussi que nous ayons des directeurs d’école qui restent 38 ans à la tête d’une école. Il y a des enseignants qui restent toute leur vie au même degré. […] Et je pense que c’est un art et un défi de se focaliser sans cesse, indépendamment de son âge, sur de nouveaux défis […]. Et pour quelques personnes il est difficile de se détacher de leurs anciennes convictions ou expériences.

cadre 1

Étant donné l’influence des directions auprès du corps enseignant, les divergences de visions avec les directions sont perçues par les cadres comme particulièrement problématiques: «C’est vrai que pour nous c’est encore plus complexe quand c’est chez des directeurs d’école. Évidemment qu’ils influencent grandement le climat d’une école à propos d’une thématique bien particulière» (cadre 3). Dans une institution complexe marquée par une certaine inertie, les cadres relèvent la nécessité pour atteindre leurs objectifs de contourner ces résistances, ce qui nécessite du temps et de la persévérance: «Ça prend du temps effectivement. On est dans un système qui est assez lourd, qui prend du temps et il faut de la patience pour ça» (cadre 5). Il leur faut accepter des pratiques parfois intermédiaires, en chemin, tenant compte des diverses sensibilités présentes sur le terrain: «Parfois on est refroidi dans notre enthousiasme je dirais, pour résumer, mais il ne faut pas pour autant abandonner ce projet-là» (cadre 3).

Devant la réticence d’une partie des parents, de la société et du personnel scolaire, les cadres soulignent l’inutilité de prétendre simplement décréter ou imposer leur vision de la réussite éducative. Cela passe à leurs yeux par un travail de conviction progressive, à mettre en oeuvre de manière «subtile» en vue d’éviter des formes de résistance plus actives encore en retour. Notamment de la part des professionnelles et professionnels de l’école dont la capacité à mobiliser divers leviers de résistance, au niveau politique par exemple, s’avère d’autant plus importante que leur vision s’y trouve parfois partagée:

Maintenant c’est un petit peu de faire tomber ces derniers bastions, mais d’une manière assez subtile pour ne pas… parce que moi le souci, c’est qu’on revienne après par le politique. C’est-à-dire qu’on y aille trop fort dans notre message, […] ils ne diront rien ce jour-là, mais ça ressortira par la bande au Grand Conseil ou chez le conseiller d’État, pour dire voilà nous on trouve qu’on fout tout en l’air notre école fribourgeoise, il faut être exigeant, vous êtes bien d’accord? Et puis ça je pense qu’il y aurait un écho.

cadre 3

2.3 La communication, outil indispensable mais difficile à maîtriser

La communication est dès lors vue par les cadres comme le principal levier pour susciter davantage d’adhésion à leur vision de la réussite éducative. Mais cette communication est à manipuler avec précaution, de peur qu’une approche trop frontale n’engendre un renforcement des résistances existantes. Vis-à-vis du corps enseignant et des directions, l’accent est ainsi mis sur une communication s’inscrivant dans un discours positif et rassembleur plutôt qu’accusateur:

C’est important de leur dire voilà, on est dans une école, on est ensemble, on est ensemble pour les élèves. Et puis on croit en notre école, et on croit en vous, en ce que vous faites avec nos élèves.

cadre 5

En ce qui concerne l’extérieur de l’école et les parents en particulier, c’est alors l’importance d’une communication contrôlée qui apparaît. Dans une telle communication, il s’agit de ne pas trop en dire afin d’éviter de fournir des arguments supplémentaires aux parents résistants:

Il faudra bien réfléchir quoi, comment. Parce que ce n’est pas à mettre comme ça sur la place publique tout de suite, parce que ça risque de revenir en pleine figure et puis on sera stoppé je pense assez vite.

cadre 3

Disposer de professionnelles et professionnels de terrain convaincus, agissant comme un relais de la vision défendue par l’administration scolaire cantonale, est en outre vu comme le meilleur moyen d’avoir un effet positif face aux résistances provenant d’une partie des parents ou de la société:

Ça ne sert à rien d’essayer de convaincre un parent qui dira «mais moi», parce qu’on a déjà de la peine avec les professionnels, donc on va déjà s’occuper de ceux-ci parce que ce sont eux qui interagissent dans la classe avec l’école.

cadre 3

Certaines résistances sont entretenues par la difficulté à informer clairement sur le sens des nouvelles pratiques qu’implique la vision de l’école prônée autour de la réussite éducative:

On défend actuellement beaucoup de compétences liées aux capacités transversales par exemple. Et puis ça c’est pas très visible, c’est difficile de montrer au public […]. C’est bien moins visible que savoir cracher les livrets, où là tout de suite on voit si c’est su ou pas su, et c’est rassurant. Donc pour moi un des premiers freins, c’est ça, c’est la visibilité, comment est-ce qu’on peut communiquer là-dessus.

cadre 4

Les cadres sont ainsi pris dans un paradoxe: alors que la communication serait le principal levier pour lever les résistances, un simple renforcement de celle-ci ne pourrait suffire à résoudre le problème. Car celui-ci réside dans la complexité du message à faire passer, augmentant d’autant la marge d’interprétation que les actrices et acteurs de terrain appliquent aux messages venant de l’administration cantonale:

On peut voir quand on dit nos enseignants sont-ils de bons enseignants, sont-ils des enseignants qui ont compris la mission qu’on veut pour l’école, oui, ils l’ont comprise, ils l’ont interprétée aussi à leur manière, et puis ils ont compris finalement une partie du message qu’on transmet. La même chose pour nos directions d’école, la même chose pour tous les partenaires finalement de l’école. C’est très très compliqué de communiquer sur ce qu’on veut et comment on le veut.

cadre 5

3. Regard critique

La vision qui se veut systémique de la réussite éducative développée par les cadres souligne l’importance de la relation entre l’école et les familles. En même temps, cette relation nous apparaît prise dans plusieurs tensions sur lesquelles nous nous arrêtons à présent. Ce sont les échanges avec nos partenaires de terrain qui nous ont permis la mise en exergue de ces tensions, qui rendent leur action de pilotage de l’institution scolaire d’autant plus complexe.

3.1 Les parents, acteurs clés dont il s’agit en même temps de se protéger

Si le rôle de la famille est considéré comme étant central, très peu est dit dans nos entretiens au sujet des modalités concrètes de co-construction de la réussite éducative entre l’école et les familles. Cet implicite autour des modalités de collaboration nous semble à mettre en regard avec la perception d’une partie des parents comme constituant un obstacle à la vision de l’école voulue par les cadres. Dénonçant la pression des attentes de ces parents vis-à-vis de l’école, perçues comme peu réalistes, centrées sur leurs seuls enfants et ignorant les réalités du monde scolaire, les cadres décrivent l’école comme étant la seule apte à considérer avec objectivité les trajectoires scolaires des élèves. En cas de divergences de visions avec les parents, l’école a pour rôle de défendre sa position, en espérant que les parents s’y rallient avec le temps: «Les parents ont des attentes différentes, que l’on ne peut pas ou que l’on ne doit pas toutes satisfaire» (cadre 2).

Ce positionnement de l’école s’inscrit dans un contexte où la vision de la réussite éducative défendue par les cadres, empreinte de la relativisation du poids de la réussite scolaire qu’y associe Glasman (2010) avec le passage de la «réussite pour tous» à une «réussite qui convient à chacun» (Rufin et Payet, 2021, p. 77), se heurte parfois à une vision parentale fondée sur une considération plus étroite de la seule réussite scolaire, loin d’être illogique au regard de l’importance du diplôme sur les trajectoires sociales (Duru-Bellat, 2002). Cela débouche sur une première tension, amenant à une vision ambivalente de la collaboration avec les familles: si celles-ci sont considérées comme essentielles à la réussite éducative, les attentes des parents sont régulièrement décrites comme étant illégitimes et déraisonnables, susceptibles de gêner le fonctionnement institutionnel souhaité (Millet et Thin, 2017).

Même si les cadres relèvent à plusieurs reprises la diversité des postures chez les parents dont une partie rejoint leur vision, la relation de l’école avec les parents semble pensée largement en fonction des seuls parents résistants, pourtant une minorité. Nous émettons l’hypothèse que le flou observé dans les échanges de l’entretien collectif quant à la concrétisation des modalités de collaboration avec les parents autour de la réussite éducative des élèves pourrait se trouver doublement entretenu par cette focalisation sur les parents s’opposant à la vision défendue par les cadres: d’une part car ces parents accaparent largement l’attention des cadres, contribuant à une moindre visibilité des autres parents; d’autre part parce que la nécessité de se protéger de ces parents freine le développement de la collaboration entre l’école et les familles, car celle-ci risquerait d’accroître encore le pouvoir de ces parents à imposer leurs vues. Avec comme conséquence que c’est la place de l’ensemble des parents, y compris ceux qui partagent la vision des cadres, qui se trouve limitée dans l’approche systémique pourtant défendue autour de la réussite éducative.

3.2 Une vision systémique partielle

Un deuxième point critique repéré est la mesure dans laquelle la vision systémique dont se réclament les cadres est complète et prend en compte l’ensemble des actrices et acteurs de l’équation complexe permettant la réussite éducative. Or nous observons une tension entre la prise en compte du rôle des familles – favorisée par le concept de réussite éducative – et l’attention également donnée au rôle joué par l’école dans la (re)production des inégalités sociales devant la réussite scolaire, solidement établi par des décennies de recherches (voir par exemple Felouzis et Goastellec, 2015; Rochex et Crinon, 2011).

La vision revendiquée comme systémique esquissée par les cadres reste ainsi très discrète sur le rôle joué par l’école, dont ils et elles s’attachent surtout à montrer qu’elle ne peut résoudre seule les inégalités entre les élèves. C’est évidemment le cas, et l’on doit s’interroger sur la possibilité pour l’école de répondre à la complexité des attentes qui lui sont aujourd’hui adressées, notamment dans une perspective d’équité et d’inclusion. Cependant, sans rendre l’école responsable de tout, il s’agit de ne pas occulter son rôle pour autant. La vision de la réussite éducative qui a été développée dans l’entretien collectif nous semble être affectée d’une tache aveugle sur le rôle joué par l’école, et ceci à deux niveaux.

Le premier niveau concerne la possibilité pour l’école de contribuer à corriger les inégalités qui affectent la société. Comme nous avons pu le voir dans la contextualisation de la recherche, l’institution scolaire fribourgeoise est à ce sujet bien moins ambitieuse que l’organe politique réunissant les responsables des systèmes éducatifs de Suisse romande et italophone (CIIP, 2003). Ainsi, lors des entretiens individuels faisant suite à l’entretien collectif, nous avons proposé aux chefs de service de réagir à une phrase d’un responsable politique de l’école fribourgeoise, parue dans la presse. Celui-ci y affirmait que l’école ne peut empêcher les inégalités entre les élèves, dont la cause est selon lui à chercher dans le cadre familial et non du côté de l’école. Insistant sur la tendance de la presse à simplifier les propos en les sortant de leur contexte, les cadres se distancient de cette affirmation: ils réfutent l’idée d’une causalité des inégalités scolaires et éducatives qui serait à situer du seul côté familial et soulignent que les inégalités familiales s’inscrivent dans le contexte sociétal plus large:

Pour moi c’est une question très sociologique, les inégalités elles existent dans la société. Mais elles ne sont pas avant tout familiales ou avant tout scolaires, elles font partie de la société. Et pour moi, autant l’école que la famille font partie de la société. Et je pense qu’il y a pas de barrière entre la famille et l’école finalement, de dire c’est plutôt ça ou c’est plutôt ça. Les inégalités elles sont, elles font partie de la société. C’est la société qui les crée les inégalités.

cadre 5

Cependant, le propos du responsable politique est en même temps défendu comme une volonté de souligner que l’école ne peut pas compenser les inégalités rencontrées par les enfants selon les milieux familiaux:

De manière générale, il existe des différences qui peuvent avoir une influence sur le parcours scolaire et l’apprentissage des élèves. Heureusement, tous les élèves doivent et peuvent aller à l’école et reçoivent un enseignement adapté à leurs capacités et à leurs conditions, mais l’école ne peut pas tout compenser.

cadre 1

Ainsi, même s’il se trouve relativisé en tant qu’explication unique aux inégalités, le rôle du milieu familial est souligné comme essentiel dans la possible réussite éducative de l’enfant. L’école constate son impuissance à y changer quelque chose, du fait d’une impossibilité à agir sur ce qui est perçu comme se jouant dans le contexte familial:

Alors bien sûr que l’école, face à certaines problématiques familiales, elle est impuissante. […] On n’a pas à savoir tout ce qui se passe dans la famille, ça c’est pour moi évident hein. Je crois qu’il y a des strates, et puis l’école reste l’école. Elle doit faire ce métier-là, elle ne peut pas entrer dans les familles et puis faire ci et puis faire ça.

cadre 3

C’est ici qu’intervient le deuxième niveau sur lequel porte la tache aveugle que nous décelons dans la vision systémique de la réussite éducative développée dans l’entretien collectif: l’occultation du rôle de l’école dans la production des inégalités scolaires et sociales. Dans le propos cité plus haut, le responsable politique ne semble pas envisager la possibilité que l’école elle-même soit un facteur d’inégalités entre les élèves: en reproduisant les inégalités sociales qui affectent les familles et en les transformant en inégalités scolaires (Bourdieu et Passeron, 1970), mais aussi par son organisation et son fonctionnement, produisant des inégalités de réussite entre les différentes catégories d’élèves (Felouzis, 2020). La contribution de l’école à la production d’inégalités n’est mentionnée qu’une seule fois, lors d’un entretien individuel mais après une relance explicite:

L’école crée d’énormes inégalités, ça on le sait les professionnels de l’école. Parce que d’une part, on a déjà une école qui est une école très normative. Je ne sais pas si c’est, le terme est juste et voilà. On a une école qui est, je trouve, normative et élitiste. Même si on essaie un petit peu de casser, mais c’est difficile, alors c’est difficile, d’une part parce que l’école s’est créée ainsi. Par la société encore une fois.

cadre 5

Le sentiment d’impuissance exprimé par les cadres se focalise ainsi sur la possibilité pour l’école de corriger les inégalités sociales afin de contribuer à une meilleure justice sociale. Faire évoluer l’école pour qu’elle-même ne crée pas d’obstacles à la réussite de certaines catégories d’élèves n’est pas spontanément relevé comme une préoccupation, alors que comme le relevait fort justement Kim (2009), c’est bien sur ces obstacles que l’école peut agir le plus efficacement et faire la différence.

Il nous semble dès lors exister un risque que le concept de réussite éducative ne focalise l’attention sur le rôle des familles et de la société, et relativise ainsi celui de l’école, entraînant une forme de dédouanement de responsabilité de la part de l’école et de son personnel, ou d’une partie de celui-ci, face à l’échec de certaines catégories d’élèves, comme cela a été relevé en d’autres contextes (Durler, 2015; Payet et Giuliani, 2014). Et qu’inversement cela ne contribue à la sur-responsabilisation actuelle des parents en tant que cause et solution aux inégalités scolaires et éducatives que dénonce Martin (2014).

3.3 Le risque d’entretenir des conditions inégales de scolarité

Le succès du concept de réussite éducative est à situer dans un contexte politique et institutionnel qui, suivant les principes de la nouvelle gouvernance (Pelletier, 2009), valorise l’autonomie des établissements, leur donnant un cadre prescriptif minimal. Dans une logique de leadership distribué où les changements sont à impulser au niveau de chaque école (Progin et al., 2019), les cadres de l’administration scolaire cantonale considèrent les directions d’établissement comme un acteur essentiel pour agir sur les pratiques du terrain. Conformément aux modes de régulation des systèmes éducatifs prônés depuis un certain temps déjà (Maroy, 2022), le renforcement de l’autonomie des établissements, notamment par une augmentation des ressources mises à leur disposition, est considéré par les cadres comme un levier à la concrétisation de leur vision de la réussite éducative:

Je pense vraiment qu’il faut donner aux écoles la possibilité de trouver des solutions sur place, d’être responsable des élèves en tant qu’équipe. Et de leur trouver des moyens qui leur donnent confiance, et je pense qu’il ne faut pas non plus mettre de côté trop vite, donner du temps aux élèves. Et pour cela, il faut aussi des négociations au sein de l’équipe. Il faut un cadre, mais il faut aussi le courage de donner une autonomie partielle [aux écoles], pour [qu’elles] continuent à se développer. Et de notre côté aussi de là les soutenir.

cadre 2

Dans un fonctionnement scolaire accordant une autonomie marquée aux actrices et acteurs du terrain, le partage du leadership ne s’arrête pas au niveau des directions. La marge de manoeuvre du personnel enseignant contribue également au caractère fluctuant et parfois incertain de la distribution du leadership réel au sein de l’institution (Progin et Perrenoud, 2018). Contraignant les directions à jongler entre les attentes parfois paradoxales des cadres de l’administration cantonale et du terrain (Gather Thurler et al., 2017), elle peut aussi constituer un frein aux impulsions des directions qui iraient dans le sens souhaité par les cadres. Ces dernières et ces derniers soulignent ainsi devoir également tenir compte de l’autonomie et d’éventuelles résistances du corps enseignant dans la gouvernance de l’institution et les orientations impulsées.

Nous voyons ici émerger un paradoxe: la résolution des difficultés que rencontrent les responsables de l’école à orienter celle-ci vers une approche de réussite éducative dépend en grande partie des actrices et acteurs qui y sont parfois peu favorables. Les cadres de l’administration scolaire cantonale apparaissent ainsi logés à la même enseigne que les directions d’établissement décrites par Buisson-Fenet et Dutercq (2015): devant adopter un management qui renforce l’autonomie et la responsabilisation, il ne leur reste que leur capacité de persuasion douce et leur patience pour voir leur conception de l’école se concrétiser sur le terrain scolaire. Cette tension entre orienter, et donc cadrer, les pratiques des professionnelles et des professionnels du terrain et respecter, et même renforcer, leur autonomie (voir aussi Maulini, 2015) est entretenue par le fait que la vision de la réussite éducative exige d’une certaine manière cette autonomie renforcée: seul le corps enseignant, et dans une moindre mesure la direction, peuvent in fine assurer la centration prônée sur l’élève et son développement. De plus, les cadres se heurtent à l’insatisfaction d’une partie du personnel scolaire, dérouté par ce style de management et qui attendrait davantage de prescription:

Souvent ils attendent de nous, qu’on norme encore plus les choses pour les rassurer. Et puis moi, j’ai toujours envie de leur dire mais vous êtes, vous, des professionnels, on a confiance en vous. […] Et c’est cette, comment dire ça, ouais, j’ai envie d’appeler ça confiance en soi en tant que professionnel, qu’on aimerait développer pour véritablement tenir compte encore mieux des différences des élèves, des besoins des élèves, et qu’on soit un peu moins accroché.

cadre 3

Au regard des résistances internes rencontrées, compter sur l’autonomie des directions et du corps enseignant pour la mise en oeuvre de l’approche de la réussite éducative voulue par les cadres implique à notre sens de prendre le risque de voir perdurer l’«effet établissement» (Dumay et Dupriez, 2013) ainsi que l’«effet enseignant» (Fournier, 2019; Morlaix et Tavant, 2021). Dans une dynamique où principe d’équité et marge de manoeuvre des établissements agissent en tension (Huguenin et Solaux, 2017), cela signifie accepter que l’école offre aux élèves des conditions de scolarité inégalement favorables à leur réussite, selon l’établissement et les enseignantes et enseignants auxquels leurs parents les confient et, ainsi, accepter que l’école continue de contribuer à la production d’inégalités. Certes, comme le rappellent Dumay et Dupriez (2013) pour l’effet établissement, la capacité des établissements (ou du corps enseignant) à «faire la différence» ne peut s’expliquer par leurs seules caractéristiques organisationnelles et pédagogiques, y interviennent également les caractéristiques de la population desservie par l’établissement. Cependant, une telle autonomie laissée «au terrain» pour la mise en oeuvre d’une politique de réussite éducative nous semble prétériter de façon importante sa concrétisation, d’autant plus si la vision se voulant systémique permet de détourner le regard de l’action de l’école dans la lutte contre les inégalités.

4. Conclusion

Au terme de notre analyse du concept de réussite éducative, tel que nous avons entendu nos partenaires de terrain se l’approprier, nous ne pouvons que constater l’inextricable complexité de la tâche des responsables d’une administration scolaire, qui apparaissent pris dans de multiples tensions. L’école étant le reflet de la société, elle représente un objet politique sur lequel s’affrontent des visions différentes de celle-ci. L’action des cadres se trouve ainsi nécessairement opposée à une conjonction de résistances en provenance notamment de parents, de directions et d’enseignantes et enseignants. Contraintes et contraints de tenir compte de ces résistances dans leur tentative d’amener l’école vers un certain projet de société, les responsables du système risquent d’y consacrer toute leur attention et de se retrouver bloqués dans leur pouvoir d’agir. Comme le relève Maroy (2007), les cadres de l’administration scolaire sont dans la position inconfortable de devoir assurer l’interface entre le politique, l’État, et le corps enseignant. Ayant très souvent commencé leur carrière dans l’enseignement[6], les cadres se retrouvent à devoir convaincre mais aussi contrôler celles et ceux qui peuvent se considérer comme leurs collègues. Fragilisés par ces menaces de toutes parts, la réaction peut être de faire bloc, gommant la diversité interne pour renforcer la cohésion et ainsi le sentiment de sécurité que procure l’ethnocentrisme (Ogay, accepté).

L’analyse montre aussi que le projet de société qui inspire l’action des responsables d’un système éducatif nécessite d’être sans cesse interrogé, critiqué, car derrière des apparences séduisantes peuvent se cacher des pièges et effets insoupçonnés. Nous ne pouvons aujourd’hui que nous interroger sur les raisons qui font qu’une institution comme l’OCDE, promotrice de la nouvelle gouvernance et d’une vision néolibérale de l’éducation (Lessard, 2021), fasse partie des chantres de la réussite éducative et du partenariat école-familles. Si l’on ne prend le temps de la déconstruire, une conception de la réussite éducative qui ne serait que partiellement systémique court le risque de permettre aux unes et aux autres de se renvoyer la responsabilité de la non-réussite, autorisant ainsi l’école à détourner le regard de sa contribution à la création d’inégalités entre certaines catégories de la population. Nous retrouvons dans cette tendance à faire des attributions externes, à préférer souligner les manquements des autres plutôt que de prendre les siens à bras le corps, un biais de perception (Weber, 1994) qui vient apporter de l’eau au moulin de notre hypothèse de l’ethnocentrisme de l’institution scolaire comme obstacle majeur à la collaboration entre l’école et les familles (Conus et Ogay, 2020), mais également à la résolution des inégalités qui perdurent dans nos sociétés.