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Introduction

Ce numéro propose d’étudier les transformations des attentes adressées à l’égard des familles par l’école, d’une part, et les mobilisations parentales envers l’institution scolaire, d’autre part, lorsque la finalité des actions engagées à l’initiative de l’une ou l’autre partie se rapporte à un objectif dit de réussite éducative.

La réussite éducative réside dans le développement global de l’enfant (Demba et Laferrière, 2016), elle fait notamment référence au développement personnel et professionnel, à la réalisation de soi, à la mise en place de projets personnels, et à l’aptitude à vivre en société (Glasman, 2010; Bourgeois, 2010; Glasman, 2007; Lapostolle, 2006). Ce terme englobe donc une vision globale de la réussite, sans pour autant se dissocier de la réussite scolaire, qu’elle inclut également (Demba et Laferrière, 2016). La réussite scolaire, quant à elle, est mise en rapport avec la norme scolaire en accordant une importance particulière aux résultats et à l’obtention d’un diplôme (Lapostole, 2006), associant ainsi le terme de réussite aux notions de performance et de mérite (Demba et Laferrière, 2016).

Le changement de paradigme illustrant le glissement de la lutte contre l’échec scolaire vers la conception de réussite éducative (Glasman, 2010), témoigne de la volonté des politiques éducatives à reconnaître l’importance du développement personnel et social (Feyfant, 2014), notamment pour contribuer au bien-être de la collectivité (Pronovost et al., 2010). Dès lors, la propension actuelle des politiques éducatives est de légitimer, auprès des actrices et acteurs éducatifs, les dimensions de réussite qui ne peuvent être «entièrement indexées sur la réussite scolaire» (Glasman, 2010, p. 15). Ces dimensions se rapportent à l’idée de bien-être physique et psychique présent mais aussi futur (Glasman, 2010). La réussite éducative est donc, comme l’indique Feyfant (2014), subordonnée aux principes de bien-être et de santé. Dans ce contexte, la prise en compte de ces différentes dimensions dans une approche écosystémique, incluant une multitude de protagonistes, en premier lieu les parents, mais aussi les représentantes et représentants institutionnels relevant du champ de la santé, de la protection de l’enfance, de l’animation socioculturelle, est primordiale pour une prise en compte globale de l’enfant et de l’adolescent, et ce en particulier en cas de problématiques sociales et de santé (Feyfant, 2014; Larose et al., 2014). Pour cause, les jeunes issus de milieux défavorisés sont plus souvent confrontés à des contraintes impactant leur réussite éducative (Evans, 2004). En effet, ils capitalisent davantage de facteurs de risques et disposent de moins de facteurs de protection que les jeunes issus des milieux plus favorisés, d’où l’importance de la mise en place d’actions «leur permettant de développer leur plein potentiel» (Réseau québécois pour la réussite éducative, 2023, p. 5) L’objectif de ce numéro est d’examiner la place des familles dans les configurations institutionnelles relevant de la réussite éducative, où des objectifs plus larges que la seule réussite scolaire peuvent être visés, en impliquant à la fois des acteurs et actrices du monde enseignant et d’autres professionnels et professionnelles de la co-éducation (Kherroubi et Lebon, 2017). Quels sont les objectifs éducatifs exprimés dans le cadre de la réussite éducative? Comment les parents s’en saisissent-ils? Quel statut est accordé aux familles en contexte dit de réussite éducative?

Ce numéro est issu des travaux du groupe de recherche sur les Relations école-famille à l’occasion des XVIIe rencontres du Réseau international de recherche en éducation et en formation (REF) organisées par l’Université de Mons et l’Université de Namur les 7 et 8 juillet 2022. Il présente des recherches réalisées dans des contextes nationaux forts variés: la France, la Suisse, la Belgique et le Luxembourg. La comparaison de ces différents contextes de recherche permet d’établir que la notion de réussite éducative n’est pas employée uniformément dans l’ensemble de ces systèmes éducatifs. Par exemple, son usage est plus affirmé en France dans la mesure où elle est explicitement thématisée dans le cadre des politiques éducatives territorialisées (Bourgeois, 2010). Elle l’est aussi au Québec par l’usage du terme de réussite éducative depuis 2017 dans la politique du même nom. En revanche celle-ci ne fait pas partie, par exemple, du champ lexical des textes officiels encadrant la politique scolaire suisse. Pour autant, dans les pays où le terme de réussite éducative n’est pas explicitement employé, des notions équivalentes y font référence dans les textes officiels régissant l’activité des différents protagonistes de la co-éducation, telles que celle de «bien-être», qui met l’accent sur la prise en compte de l’élève en tant que personne, ou bien celle d’«éducation globale» de l’enfant, qui oriente la prise en charge scolaire vers la satisfaction de besoins éducatifs relevant de problématiques sociales et de santé (Demangeclaude, 2018; Grand Conseil, 2015; Béguin et Boillat, 2003).

Les travaux de sociologie de l’école sur la notion de réussite éducative (Feyfant, 2014; Glasman, 2007, 2010) ont particulièrement mis en évidence la grande hétérogénéité des missions que recouvre cette notion, qui visent tant à «socialiser», qu’à «instruire», à «qualifier» et aussi à «adapter les pratiques» (Feyfant, 2014, p. 2). On ne s’étonnera pas ainsi que les différentes contributions à ce numéro éclairent des déclinaisons de la réussite éducative extrêmement diversifiées. Néanmoins, dans la mesure où «le renforcement des relations avec les familles» (Feyfant, 2014, p. 18) est affirmé comme une visée transversale aux différentes missions de la réussite éducative, chacune des contributions à ce numéro poursuit un objectif commun. Celui de documenter la signification des pratiques effectivement déployées sous la bannière de la réussite éducative, en interrogeant plus particulièrement la contribution des familles dans ces contextes.

S’inscrivant dans la tradition scientifique pluraliste des travaux du groupe de recherche sur les Relations école-famille du REF (Lahaye et Carton, 2021; Monceau et Larivée, 2019; Giuliani et Payet, 2014;), les contributeurs et contributrices de ce numéro adoptent des méthodologies et des postures de recherche très diversifiées pour s’approprier cet objet. Certains et certaines visent par leurs recherches l’amélioration des compétences éducatives parentales. Cette orientation peut alors les conduire à conjuguer le travail scientifique avec la mise en oeuvre ou l’évaluation de dispositifs conçus et expérimentés pour améliorer l’efficacité des pratiques d’éducation familiale. La recherche assume alors une dimension normative ou d’intervention (Marcel, 2016) sur la réalité des sujets auprès desquels elle est menée. D’autres chercheurs et chercheuses mobilisent, quant à eux, une perspective critique. Ils mettent en évidence l’absence de consensus, entre les familles et le personnel scolaire, à la fois sur les finalités et sur les modalités de mise en oeuvre des objectifs de réussite éducative. Ce constat, d’un désajustement des perspectives et des attentes réciproques entre les différents protagonistes, ouvre la voie à une analyse visant la compréhension des conduites de chacun, en les reliant à leurs contextes d’émergence, le plus souvent marqués par une inégale distribution des positions, des ressources (cognitives, sociales, culturelles) et des légitimités.

Deux tendances principales ressortent des différents textes. Un premier ensemble de textes documente le point de vue des parents. Il montre que la légitimité d’objectifs autres que la réussite scolaire, lorsqu’ils sont promus par des professionnels et professionnelles du monde scolaire, ne font pas consensus auprès des parents. Mais qu’en revanche les choses se passent différemment lorsque la promotion de valeurs éducatives autres que la seule réussite scolaire est à l’initiative des familles. Certains parents, désireux d’éduquer leurs enfants selon un idéal d’authenticité (Taylor, 1992) valorisant la réalisation de soi-même, la découverte par l’enfant de sa propre identité (de Singly, 2003), se mobilisent pour développer des contextes de scolarisation en accord avec ces normes éducatives. Un second ensemble de textes décrit le statut octroyé aux parents par l’institution scolaire lorsqu’elle situe son action au regard d’objectifs relevant de la réussite éducative. Il en ressort que l’école s’appuie en grande partie sur les familles pour assumer ces objectifs éducatifs, en suscitant et parfois en exigeant l’implication des parents dans un travail éducatif dont le contenu est avant tout pensé et défini par rapport aux normes, aux attentes et aux limites de l’institution scolaire. Nous présentons à présent, pour chaque ensemble de textes, la manière dont chacune des contributions traite la problématique qui nous occupe.

Des perspectives parentales variables selon les déclinaisons institutionnelles de la réussite éducative

Premièrement, concernant le regard porté par les parents, sur les objectifs éducatifs promouvant d’autres valeurs que la seule réussite scolaire, celui-ci dépend de trois facteurs: des acteurs et actrices qui sont à l’initiative de la promotion de ces objectifs de réussite éducative, d’une part, de la relation (de complémentarité, de substitution, de concurrence, etc.) qui est établie dans les pratiques concrètes entre la réussite éducative et la réussite scolaire, d’autre part, du milieu social et culturel des familles, enfin.

L’article soumis par Audrey Boulin, Célia Cyrille, Sofia Hachemi, Gilles Monceau, Nathalia Oria, Julie Pelhate et Clément Pin de l’Université de Cergy-Pontoise examine l’appropriation par les élèves et leurs parents, d’un dispositif d’accompagnement du travail personnel (ATP), développé dans le cadre du programme national Cités éducatives et qui vise le développement des partenariats territoriaux en faveur de la réussite éducative (République française, 2006). Ici, la notion de réussite éducative constitue une notion véhiculée par la politique éducative territorialisée, dont l’esprit est de «lutter contre l’image d’échec associée aux ZEP et recentrer les activités sur les apprentissages» (van Zanten, 2011, p. 93). En effet, avec ce dispositif, censé apprendre aux élèves à développer leur aptitude à l’autonomie par rapport au travail scolaire, l’idée de réussite éducative recouvre celle de réussite scolaire. Et de ce point de vue, ce dispositif remporte l’adhésion des familles de milieux sociaux défavorisés auxquelles il s’adresse. Comme le montrent d’autres recherches menées en milieux dits populaires (Duru-Bellat et al., 2012; Périer, 2005), parce qu’ils savent que l’obtention d’un diplôme qualifiant est le seul moyen d’accès pour leurs enfants à l’insertion socioprofessionnelle, ces parents sont particulièrement soucieux de la scolarité de leurs enfants et de leur réussite scolaire. Bien plus que la réussite éducative qui recouvre souvent des actions d’éducation familiale jugées disqualifiantes par les familles, l’enjeu de réussite scolaire fait sens pour ces familles et suscite leur mobilisation: en plus de la participation au dispositif ATP, tous les parents rencontrés par les chercheurs et chercheures investissent dans des cours particuliers donnés par des étudiants et étudiantes.

Le même attachement des parents à la réussite scolaire de leurs enfants est relevé par les cadres d’une administration scolaire interviewés par Tania Ogay, Xavier Conus, Rahel Banholzer et Loïc Ceriana de l’Université de Fribourg. Ces acteurs et actrices, investis dans la fabrication de la politique scolaire du canton de Fribourg en Suisse, se disent convaincus de la nécessité de défendre une vision large de la réussite, incluant le «développement personnel» et la formation de «citoyens critiques», en contre-modèle «d’une école de la compétition ou de la comparaison entre élèves». Cependant, d’après ces cadres, leur propre conception progressiste de la réussite éducative serait loin d’être partagée par les parents ni par une partie du corps enseignant et des directions d’établissement du canton, selon eux attachés, pour des raisons socioculturelles (poids de la religion catholique et d’un certain conservatisme politique), à une vision plus traditionaliste de l’école.

Ce n’est en revanche pas le cas des parents interrogés par Tabatha Carton, Willy Lahaye, Loïc Seran, Gaëlle Thollembeek, Charles Glineur, Kevine-Larissa Djouoyep et Yaël Brison de l’Université de Mons ayant fait le choix de sociabiliser leur enfant au sein d’une école Démocratique. Ces familles adhèrent à un projet d’école établi prioritairement en accord avec des valeurs éducatives axées sur l’épanouissement personnel de l’enfant, l’accomplissement de sa construction identitaire ainsi que son bien-être présent et futur. Cette volonté de développement global s’approche d’une vision large de la réussite, se détachant de la reconnaissance exclusive accordée à la réussite scolaire, et pouvant être qualifiée de réussite éducative (Lapostolle, 2006). L’école privée au centre de l’étude est caractérisée par une éducation autodirigée, une gouvernance partagée et une absence d’enseignant: les parents sont les acteurs principaux de l’école. Ces derniers, en majorité titulaires d’un diplôme d’études supérieures, souhaitent avant tout offrir à leurs enfants une scolarité fondée sur les principes d’autodétermination, qu’ils estiment ne pas trouver dans les établissements publics.

La place octroyée aux parents en contexte de réussite éducative

Deuxièmement, concernant le statut attribué aux familles par l’institution scolaire au regard de la prise en charge d’objectifs relevant de la réussite éducative, la mobilisation et l’implication des parents semblent requises par les professionnels et professionnelles, selon des normativités très différentes.

Certaines expérimentations menées au titre de la réussite éducative auprès de parents d’enfants du préscolaire cherchent à développer les compétences parentales, non sur des questions d’éducation, mais dans des domaines très proches des apprentissages scolaires. Ce type d’expérimentation fait partie intégrante des missions associées à la réussite éducative, celles relevant de «l’encouragement à la scolarisation précoce». L’expérimentation conduite par Débora Poncelet, Mélanie Tinnes-Vignes, Joëlle Vlassis, Sylvie Kerger et Christophe Direndonck de l’Université du Luxembourg, mobilise des partenaires institutionnels variés: le corps enseignant, des chercheurs et chercheures de l’université, des familles. Elle consiste en la construction d’outils susceptibles de renforcer l’acquisition de compétences numériques en contexte familial. MathPlay vise à développer les premières compétences numériques (comptage, capacité de conservation et comparaison des grandeurs, addition, composition et décomposition) d’enfants du préscolaire (âgés de 4 à 5 ans) au travers d’une intervention basée sur des jeux mathématiques interculturels proposés à l’école et en famille. L’adhésion de l’institution scolaire à ce type de recherche partenariale témoigne du fait que l’école considère les parents non plus seulement comme des actrices et acteurs éducatifs, mais également comme des partenaires de scolarisation à part entière, investis de la mission de délivrer à leurs enfants une éducation préscolaire susceptible de faciliter l’entrée dans les apprentissages scolaires. Il apparaît ici que la réussite éducative correspond à la mise en place de situations d’apprentissage en contexte familial, dans lesquelles parents et enfants développent des compétences utiles à la réussite scolaire. Les familles, susceptibles de mettre en oeuvre à la maison des compétences utiles aux apprentissages scolaires, constituent tout autant que les enfants la cible de ces interventions.

On observe également cette tendance de l’institution scolaire à solliciter l’implication parentale sur des objectifs non exclusivement éducatifs, mais avant tout scolaires, dans la contribution de Stefanie Rienzo de l’Université de Genève. Malgré les préconisations des consignes officielles en faveur du «bien-être» de l’enfant et de son «développement», il ressort des entretiens réalisés par l’auteure avec certains enseignants et enseignantes du canton de Genève que ces objectifs de réussite éducative ne peuvent être concrètement mis en oeuvre au sein de l’école, tant la pression sur les objectifs de réussite scolaire est importante. Dans ces conditions, le corps enseignant tend non seulement à considérer que le bien-être de l’enfant relève de la responsabilité des familles, mais qui plus est, à solliciter l’implication des parents dans le développement d’opportunités d’apprentissages susceptibles de favoriser la réussite scolaire attendue.

Cette implication parentale requise par l’institution scolaire s’affirme également avec force dans le contexte des scolarités négatives, marquées par l’échec, comme le montre la contribution de Frédérique Giuliani et Nilima Changkakoti de l’Université de Genève. Sur ces terrains, la réussite éducative correspond, comme l’a par ailleurs repéré Dominique Glasman (2007), à un dispositif de «gestion des populations en difficulté» (p. 84). Dans cette déclinaison particulière de la réussite éducative, l’enjeu pour les professionnels et professionnelles est de construire une prise en charge singularisée des élèves repérés dans et par l’école comme en grande difficulté, à travers une intervention recouvrant des domaines plus larges que la seule réussite scolaire et maillant une diversité d’acteurs et d’actrices du terrain. Aussi les prises en charge individualisées consistent-elles pour l’essentiel à rechercher de possibles leviers d’action permettant de réguler ces situations où le cours ordinaire de l’action éducative est profondément perturbé. Néanmoins, contraints d’agir au regard de moyens limités, les professionnelles et professionnels se sentent impuissants pour réguler ces conduites. L’issue des prises en charge leur semblant bien incertaine, ils expriment alors, avec une intensité particulière, des attentes spécifiques à l’égard des parents, en les sommant de s’impliquer dans la recherche de solutions aux problèmes que l’institution scolaire est dans l’incapacité de juguler. Le statut attribué aux familles est ainsi marqué par l’ambivalence: elles sont tantôt considérées comme des relais de l’action institutionnelle et sollicitées pour oeuvrer à la réduction des incertitudes, tantôt soumises à de fortes pressions visant à les amener à se soumettre à des décisions prises de manière unilatérales.