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Les organisations de coopération internationale mènent des processus de suivi, d’évaluation, d’apprentissage et de redevabilité (SEAR) afin de mesurer la pertinence, l’efficacité, l’efficience, la durabilité et l’impact de leurs programmes. Les données recueillies permettent de documenter les processus, de guider la planification stratégique, mais aussi de tirer les leçons des stratégies et des approches ayant plus ou moins bien fonctionné. Il s’agit d’un exercice de reddition de compte envers les bailleurs de fonds, mais aussi, et surtout, de redevabilité communautaire.

Depuis plusieurs années, en parallèle avec le développement d’une approche féministe de la coopération internationale, des efforts importants ont été réalisés pour intégrer le genre dans le SEAR afin de mesurer les progrès atteints dans l’effectivité des droits des femmes et de l’égalité des genres (AQOCI, 2019). Cependant, les outils standardisés de la gestion axée sur les résultats (GAR) limitent l’adoption d’une véritable approche féministe au SEAR. En effet, ces outils ont peu de souplesse pour s’adapter aux contextes d’intervention variables et socialement hétérogènes, ou pour suivre des changements souvent complexes et nuancés, par exemple en matière de relations de pouvoir et d’évolution du tissu social (AQOCI, 2019).

Par ailleurs, l’intégration du genre dans le SEAR ne suffit pas à répondre aux exigences des organisations comme Oxfam-Québec, qui placent les principes féministes au coeur de l’ensemble de leurs actions, dont l’engagement à s’assurer de la participation des femmes aux décisions, de contester et transformer les systèmes de pouvoir, et de s’attaquer aux causes profondes des inégalités.

L’approche féministe de SEAR (Oxfam-Québec, 2021) présentée ici et illustrée à travers l’exemple du Núcleo Impulsor de Actúa.pe au Pérou vise donc à dépasser la simple intégration du genre dans les systèmes de SEAR. Elle vise à renforcer les pratiques sensibles et réceptives au genre, tout en approfondissant la participation et l’inclusion vers un changement transformateur sur le genre. Ainsi, le système de SEAR dans son ensemble (planification, collecte et analyse de données, apprentissage et rétroaction) doit intégrer une analyse du pouvoir, renforcer la participation des femmes et des diversités (sexuelles et de genre, ethniques, etc.) aux décisions, et contribuer à un processus transformateur des relations de genres.

Cette approche n’est pas une méthodologie ou un ensemble d’instructions spécifiques, mais plutôt une façon de repenser le SEAR en façonnant son processus en cocréation/codéveloppement et en intégrant la justice de genre et des droits des femmes dans sa mise en oeuvre. Nous explorons ici la trajectoire d’une approche de SEAR féministe, en termes d’attitudes, de connaissances, de processus, de plateformes et d’espaces dans les projets et programmes.

Présentation de l’approche d’Oxfam en termes de SEAR féministe

Contexte et description de l’approche

Oxfam-Québec est une organisation de coopération internationale qui s’est fixé comme objectif de placer les principes féministes, la justice de genre et les droits des femmes au premier plan de toutes ses actions. Cela comprend les activités de SEAR et signifie que nos actions comme personnes évaluatrices peuvent et doivent contribuer à un changement social transformateur en soutenant l’autonomisation et en améliorant le pouvoir d’agir des personnes concernées par nos processus de SEAR, en particulier les femmes.

Pour répondre à cette ambition, une approche féministe du SEAR a été codéveloppée par un groupe de travail représentant des membres de différents contextes régionaux d’intervention d’Oxfam-Québec, entre août 2020 et avril 2021, dans le cadre du lancement d’un nouveau programme de coopération volontaire (Égalité en action 2020-2027) mis en oeuvre dans 11 pays en Afrique subsaharienne (Bénin, Burkina Faso, Ghana et Sénégal), en Amérique latine et Caraïbes (Bolivie, El Salvador, Haïti, Honduras et Pérou) et au Moyen-Orient (Jordanie et Palestine). Cette approche étant, par sa nature, évolutive, nous présentons ici une expérience continue qui s’enrichira de son processus de socialisation dans les contextes régionaux d’intervention.

L’approche proposée par Oxfam-Québec se veut souple, politique, intersectionnelle, hautement participative et axée sur l’apprentissage. Souple, car elle ne prescrit pas une méthodologie ou des instructions spécifiques; elle est plutôt itérative, axée sur les processus et fondée sur des méthodes mixtes contextualisées. Politique, car elle contribue à contester les structures de pouvoir qui maintiennent les inégalités tout en démystifiant, décloisonnant et décolonisant la vision populaire de mesure des transformations sociales, et intersectionnelles, car elle reconnaît que les inégalités découlent de différentes identités sociales (p. ex., genre, statut, ethnicité, classe, âge) portées par les individus. Elle génère donc des données probantes sur des formes d’exclusion et de domination différenciées, parfois invisibles. Hautement participative, car elle soutient la collaboration à toutes les étapes, tout en reconnaissant le droit de décider si et comment participer. Enfin, axée sur l’apprentissage, car elle favorise les espaces de réflexion et de codéveloppement qui facilitent le partage de connaissances avec les pairs.

L’ambition de cette pratique est de s’assurer que les processus d’évaluation, en particulier, et de SEAR, en général, soient tout autant transformateurs de genre que les résultats auxquels ils cherchent à contribuer. Il s’agit de travailler explicitement avec tous les membres de la communauté pour faire avancer la justice de genre et les droits des femmes, et pour contribuer à modifier les relations de pouvoir en faveur des groupes marginalisés, par exemple, en favorisant l’inclusion de voix qui ne sont pas suffisamment entendues.

Cela nécessite de renforcer les pratiques sensibles au genre et la réceptivité au genre dans le développement des processus d’évaluation, en approfondissant la participation et l’inclusion. La mise en oeuvre de cette pratique est donc graduelle et itérative. Son succès dépend d’une transformation au niveau des personnes, des processus et des plateformes et espaces. En effet, adopter l’approche de SEAR féministe exige de l’engagement, du temps, la présence ou la création d’espaces de dialogue et de partage, et la volonté de changer les choses. Les processus de cocréation nécessitent un renforcement des compétences de l’ensemble des parties prenantes en termes de savoir-être, de savoir, et de savoir-faire (par exemple des compétences en facilitation de travail collectif, en gestion des conflits, etc.). Afin de permettre la création de connaissances, des plateformes et des espaces en ligne et hors-ligne sont nécessaires pour mettre les personnes en contact et pour favoriser les échanges et les partages.

Fonctionnement de la pratique : Une expérience de cocréation et de codéveloppement d’un processus de SEAR

Comme la flexibilité de cette approche de SEAR donne priorité à la cocréation avant l’uniformité des instruments, plusieurs initiatives des programmes d’Oxfam-Québec disposent de leur propre système de SEAR adapté à leurs besoins particuliers. C’est le cas au Pérou, où un processus hautement participatif s’est établi de manière indépendante au cours des six dernières années.

Actúa.pe (https://actua.pe/) est une plateforme de communication et d’activisme en ligne d’Oxfam au Pérou appuyée par Oxfam-Québec, qui surveille, connecte et amplifie des actions citoyennes visant à contrer les inégalités économiques, environnementales et de genre. Elle stimule les débats publics et l’activisme jeunesse afin que chaque personne ait les mêmes opportunités et droits. Le laboratoire national d’activisme jeunesse est un projet récurrent de Actúa.pe; il a vu le jour afin d’offrir un espace de coordination et d’apprentissage pour les jeunes engagé.e.s. Tous les mois de février depuis 2018, entre 60 et 120 jeunes de toutes les régions du Pérou se réunissent pour conceptualiser les débats d’actualité, renforcer leurs capacités comme activistes, connecter leurs initiatives avec celles d’autres activistes et planifier des actions concrètes liées au changement social. Ensuite, les personnes participantes renforcent leurs nouvelles connexions et consolident leurs apprentissages en planifiant leurs propres laboratoires régionaux et en propulsant des actions adaptées à leurs contextes locaux.

Créé pour répartir le pouvoir décisionnel associé à la gestion du financement, le comité organisateur de ces laboratoires — nommé Núcleo Impulsor (NI) (comité organisateur) — est composé de deux membres d’Oxfam-Québec et de onze jeunes provenant de cinq organismes communautaires abordant une diversité de problématiques sociales. Il s’agit de l’espace décisionnel principal de Actúa.pe, dont la cocréation et le partage du pouvoir sont les principes fondamentaux. Les décisions relatives à l’organisation des laboratoires, ainsi que celles liées au SEAR sont toujours prises à l’unanimité. La sous-commission SEAR, composée d’au moins un.e membre de chaque organisation, se charge d’établir les objectifs et les résultats à atteindre, de créer et de réviser le système de suivi de ces objectifs, et d’agréger les données probantes démontrant l’atteinte de ces résultats.

Ce processus hautement participatif a permis d’améliorer le système SEAR en l’adaptant progressivement aux besoins et aux intérêts des mouvements sociaux jeunesse représentés par les membres du comité organisateur. Des retraites et des activités de réflexion commune sont prévues entre les participant.e.s et entre les membres du comité organisateur pour identifier les succès et bonnes pratiques à répéter ou à renforcer, ainsi que les échecs qui requièrent une adaptation. Les membres du NI systématisent et transmettent les leçons qu’ils ont tirées de ces enseignements, à ceux et celles qui désirent mettre en oeuvre le modèle des laboratoires.

Cet espace participatif permet d’aborder des questions techniques, mais aussi des questions relevant de la réflexivité et de la positionalité (Jacobson et Mustafa, 2019) du comité organisateur par rapport aux personnes participant aux activités et aux populations affectées par les problématiques abordées. Par exemple, les représentantes de l’organisation féministe du comité organisateur proposent des ajustements à la collecte des données afin de prendre en compte les effets de genre aux réponses à des questionnaires de suivi. Ou alors, les représentant.e.s environnementales suggèrent des pistes pour engager davantage les leaders autochtones de zones peu couvertes par le réseau internet.

De plus, un effort soutenu assure la diversité, l’inclusion et l’égalité des opportunités dans les activités de SEAR du comité. D’abord, les organisations membres siègent au comité de façon rotative, de même que les membres qui les représentent. De plus, grâce à une réflexion commune sur l’importance de la décentralisation, le NI privilégie l’inclusion des activistes provenant de différentes régions du Pérou. Enfin, la sélection des personnes participant aux activités repose sur des quotas de genre, d’âge, de diversité sexuelle et ethnique.

En somme, les pratiques de SEAR des laboratoires de Actúa.pe intègrent des principes de cocréation, de réflexivité et de représentation pour mettre en place et maintenir un système qui répond aux besoins des parties prenantes, et qui est surtout lui-même porteur de changement social transformateur.

Retombées de l’approche utilisée

Les laboratoires d’activisme et le comité organisateur de Actúa.pe jouissent d’une excellente réputation au sein des mouvements citoyens jeunesse au Pérou, notamment pour leurs processus hautement participatifs émanant des jeunes et au service des jeunes, comme en témoignent les 500 à 700 candidatures annuelles pour faire partie de ces activités.

Après quatre ans d’accompagnement SEAR et de cycles de réflexion et d’adaptation, les personnes qui participent à la commission SEAR depuis longtemps ont internalisé l’utilité du suivi et évaluation des activités, et peuvent à leur tour renforcer les capacités des nouveaux membres. La dynamique de travail est plus claire et efficace, et fonctionne maintenant avec plusieurs co-leaderships, dont celui d’Oxfam. Les membres du comité organisateur proposent leurs propres méthodes innovantes, participent aux activités de systématisation des apprentissages et mettent les leçons apprises en pratique au sein de leurs propres organisations.

En plus de renforcer les connaissances générales du comité organisateur en suivi, évaluation et apprentissage, ce processus de SEAR féministe a stimulé la créativité de ses membres et amélioré les capacités de synthétisation de l’information et d’écoute des autres. L’équipe multidisciplinaire et l’attention particulière portée à la cocréation ont permis d’harmoniser les divers points de vue des jeunes activistes touchant une grande diversité de problématiques et d’éviter la déconnexion entre l’information recueillie sur le projet et la réalité même du projet.

Par contre, ce succès ne vient pas sans défis. Le changement graduel caractéristique de cette pratique ralentit le processus de reddition des comptes, car les outils de collecte de données sont adaptés en fonction de la rétroaction obtenue, et le système est en dialogue constant avec les personnes bénéficiant des initiatives. Dans le cas du NI, avoir besoin de l’unanimité pour toutes les décisions — notamment pour celles qui impliquent des différences philosophiques entre les organisations membres — peut entraver l’enchaînement rapide de la planification.

De plus, un défi fondamental depuis le début de cette collaboration a été l’appropriation de la charge de travail par les membres du NI. Comme les membres sont tous et toutes bénévoles, le leadership est relégué par défaut aux ressources humaines employées par Oxfam lorsqu’apparaissent des sujets complexes ou conflictuels. En ce sens, il est souvent difficile d’articuler les principes de cocréation, de collaboration et de reddition des comptes liés au financement des activités. Pour y remédier, Oxfam emploie une assistance rémunérée pour certains travaux plus intenses en nombre d’heures ou lors des périodes occupées.

Pour tenter de corriger ce problème, il existe aussi des espaces de réflexion pour améliorer l’efficacité et la qualité des conditions des bénévoles (identification des goulots d’étranglement, communication, répartition de la charge de travail, contraintes de temps). Ces espaces permettent de clarifier les responsabilités de chacune et de chacun, de trouver de nouveaux outils organisationnels adaptés aux besoins des membres, et d’améliorer les outils existants.

Enfin, le chemin parcouru par NI est le résultat d’un long processus d’essais-erreurs de son système SEAR, flexible et féministe. On y met l’accent sur la cocréation du projet et du système qui l’évalue, la représentation dans la prise de décisions et la réflexivité (Jacobson et Mustafa, 2019) au service d’une programmation plus inclusive et d’un système plus efficace. Cela a permis l’appropriation de l’initiative, une plus grande sensibilité au genre transformationnel et des apprentissages transférables pour les personnes utilisatrices du système.

Conclusion

Comme cela a été illustré par l’exemple du Núcleo Impulsor, le développement d’une approche féministe du SEAR ressort d’un besoin et d’un intérêt pour un travail fondé sur des faits probants, dans lesquels des données et des connaissances sont accessibles et utiles pour toutes les parties prenantes. Pour Oxfam et ses partenaires, mettre en oeuvre cette approche représente un changement de paradigme qui exige des transformations à tous les niveaux, du personnel au collectif. Bien que l’approche présentée ici n’ait pas pour objectif de fournir une méthodologie rigide ou un ensemble d’instructions spécifiques, elle permet de concrétiser une vision commune des objectifs d’un système de SEAR féministe. En soulignant le principe selon lequel le processus est aussi important que le résultat, cette approche reconnaît que le SEAR ne doit pas seulement suivre le changement transformateur, mais également y contribuer par une cocréation avec les partenaires et une répartition équitable du pouvoir.

Promouvoir l’adoption de cette approche dans l’ensemble de sa programmation force Oxfam-Québec à une autoévaluation et une réflexion permanente sur ses méthodes et outils de travail, aussi bien durant la planification, que pendant la collecte ou l’analyse des données. Ainsi, nous portons maintenant attention à l’intégration d’analyses de pouvoir, au renforcement de la participation, à l’autonomisation, et à la contribution du processus de SEAR à une transformation des relations de genres et des systèmes d’oppression.

En pratique, la mise en oeuvre de l’approche de SEAR féministe nécessite des compromis face aux attentes des différentes parties prenantes, notamment des exigences, des cibles et des échéances fixées par les bailleurs de fonds. Nous avons relativement peu de flexibilité pour décider de ce que nous évaluons. En effet, certains outils, comme le modèle logique ou le cadre de mesure du rendement, sont souvent imposés par le bailleur de fonds. Nous pouvons cependant faire preuve de créativité au niveau du choix des indicateurs, des méthodes de collecte, ou encore des canaux de redevabilité, en privilégiant un fort degré d’implication des parties prenantes.

Cette approche du SEAR féministe dans le cadre du programme Égalité en action 2020-2027 est actuellement partagée et socialisée auprès de l’ensemble des équipes d’Oxfam-Québec, et vise à orienter le travail de SEAR dans sa programmation. Puisque la mise en oeuvre de cette approche est une expérience d’apprentissage collectif, elle intègre un processus de changement graduel. Son application se fera progressivement en analysant ce qui a bien fonctionné (et pourquoi), et en l’adaptant et en l’enrichissant en conséquence.