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Autochtonies est un ouvrage de 419 pages, paru en 2021, qui dévoile un sous-titre explicite Regards croisés sur les territorialités et les territoires des peuples autochtones. Il rassemble 17 auteurs, en majorité des géographes, qui apportent sur ce thème des analyses de cas fouillés et des questionnements novateurs. Il est constitué de 14 chapitres, distribués dans trois parties, en plus d’une introduction et d’une conclusion éclairantes sur les débats contemporains concernant la place, la reconnaissance et les dynamiques des peuples autochtones dans un grand nombre de sociétés du sud et du nord de la planète. L’ouvrage est préfacé par Jean-Marc Besse, qui invite la communauté scientifique, particulièrement celle des géographes, à continuer de renouveler, comme le fait l’ouvrage, les méthodes d’observation et d’analyse des revendications territoriales portées par les peuples autochtones bien au-delà des espaces d’où ils ont été exclus. Le préfacier va jusqu’à s’interroger sur le bien-fondé du terme « territorialisation » qu’il trouve trop limité pour qualifier la volonté de ces peuples de rendre visibles leurs existences.

L’introduction générale rappelle les processus de colonisation, les facteurs de marginalisation sociale et politique qui ont affecté les peuples autochtones, mais aussi les luttes pour faire reconnaître les droits collectifs d’accès à la terre qu’ils ont fini par obtenir. La notion de peuple autochtone est largement discutée, comme les diverses formes d’hésitation ou d’évitement de reconnaissance des droits dont ont fait preuve plusieurs États (comme en Europe de l’Ouest). Cette contribution souligne également comment nombre de populations concernées ont gagné leur autonomie tout en résistant aux tentatives d’assimilation. Elle évoque aussi comment les jeunes générations s’émancipent plus que celles qui les ont précédées des dimensions de spiritualité ayant forgé l’identité des peuples autochtones et leurs engagements pour améliorer leurs conditions de vie.

Dans une première partie centrée sur la nature des revendications et intitulée « Revendiquer son droit (à accéder) au(x) territoire(s) », Irène Bellier présente la réalité démographique des peuples autochtones, le rôle de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2007 en faveur de l’autodétermination, mais aussi les menaces qui continuent de peser sur l’effectivité de ces droits, quand des entreprises extractives, de grands barrages ou des concessions d’exploitation bafouent les appartenances territoriales. L’auteure insiste sur le fait que les peuples autochtones recherchent une reconnaissance politique plutôt qu’identitaire, et constatent qu’ils restent peu associés par les institutions aux décisions qui les concernent.

En analysant la situation des Métis du Canada, Étienne Rivard constate que la reconnaissance des droits est moins poussée par les États, notamment en milieu urbain, parlant même d’« invisibilité » des peuples autochtones. L’auteur montre bien, en outre, l’attitude différente de l’État entre sa reconnaissance des droits des Métis dans l’ouest du Canada et une attitude inverse vis-à-vis des mêmes populations plus dispersées à l’est.

S’intéressant aux Mapuches du Chili, Bastien Sepùlveda. fait les mêmes constats quant à la non-reconnaissance des droits de ce peuple dans la capitale du pays. Il suggère de réactiver le « droit à la ville » d’Henri Lefebvre, entendu comme capacité d’agir en faveur d’une justice spatiale. Afin de valider cette orientation, il montre comment les Mapuches, pour exprimer leur citoyenneté, se sont investis à Santiago dans la création de « comités logement ».

Pierre-Christophe Pantz analyse la situation des Kanaks en Nouvelle-Calédonie. Il montre la forme originale d’appropriation des terres qu’ils ont conçue en combinant une « multirésidentialité » à une hypermobilité sur l’archipel, l’auteur les qualifiant ainsi de « fins géographes ». Mais il insiste aussi sur les conditions sociales difficiles que les Kanaks doivent affronter quotidiennement.

Dans une deuxième partie, titrée « Clamer son être au monde » et centrée sur les initiatives déployées par les peuples autochtones pour se faire mieux entendre des autorités, Éric Glon montre comment les Lil’wat, en Colombie-Britannique (Canada), se sont réapproprié leur territoire en nommant les lieux dont ils sont originaires. Il place cette action dans un mouvement d’« agentivité », c’est-à-dire dans la recherche d’une puissance d’agir selon les contextes de vie.

Fabrice Dubertret mesure l’intérêt, pour les peuples autochtones, de se doter d’un nouveau savoir-faire, celui d’élaborer des « contre-cartographies » autochtones pour sécuriser les revendications territoriales et faire reconnaître l’« extension des territorialités vers de nouveaux espaces, souvent bien au-delà de leurs terres ancestrales ».

Fabienne Joliet et Laine Chanteloup ont conduit leurs recherches dans les terres inuites canadiennes. Elles ont cherché à favoriser la réappropriation territoriale en utilisant la photographie, montrant notamment comment les Inuits, comme les autres peuples autochtones, « impriment » leur territorialité par la pensée holiste mêlant nature et vie humaine.

Sylvain Guyot s’est intéressé aux Griqua d’Afrique du Sud (des métis) et à leurs pratiques originales de forte mobilité pour construire une même territorialité faite de successions de vie sur différents territoires, sans craindre que l’inscription dans des stratégies de développement touristique n’altèrent leurs droits et reconnaissances.

Benjamin Leclère a comparé les modes d’insertion urbaine des Ohlone de la baie de San Francisco à ceux des Noongar dans l’agglomération de Perth, en Australie. Il a constaté, là encore, que les États et les gouvernements locaux s’appuyaient sur l’hétérogénéité des pratiques pour ne pas reconnaître les droits des peuples autochtones dans les milieux urbains et, ainsi, ignorer leurs revendications foncières.

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « Conquérir sa place : enjeux de gouvernance territoriale et politiques publiques ». Les auteurs soulignent les « écoutes » inégales dont font preuve les pouvoirs en place, mais également les tensions qui existent entre les communautés, dans le dialogue qu’elles engagent avec les pouvoirs en place. Ils s’intéressent aussi aux effets « essentialisants » que pourrait exercer le pôle de conservation de la biodiversité en tant qu’activité politique des autochtones.

François-Michel Le Tourneau insiste sur le regard « à fronts renversés » qui qualifie la comparaison de la situation des peuples autochtones des États-Unis et du Brésil : une souveraineté des populations amérindiennes plus forte aux États-Unis, mais une préservation environnementale très préoccupante, alors que les autorités brésiliennes font une gestion directe des « terres indigènes », mais considèrent leurs habitants comme les « artisans des jardins de la forêt ».

Marta de Azevedo Irving s’intéresse au statut des aires protégées, au Brésil. Elle constate comment les menaces sur la « sociodiversité » exercées par certains acteurs économiques affectent le rapport fondamental à la terre des populations et des peuples autochtones, fragilisant ainsi leurs droits, qui intègrent, de fait, un rapport équilibré avec la nature.

Stéphane Héritier va dans le même sens en insistant sur la « conception holistique de la relation des peuples autochtones avec la terre ». Cette conception n’est pas reconnue par les civilisations occidentales, qui se placent d’ailleurs en opposition avec plusieurs visions du monde mises en avant par les populations autochtones.

Simon Maraud évoque lui aussi le rôle ambigu des aires protégées, en prenant appui sur l’action des Samis de Suède, qui revendiquent d’inscrire leur territorialité dans un contexte plus large que leurs territoires d’origine.

Caroline Desbiens et Carole Lévesque montrent, de leur côté, la nécessité de se doter d’un nouvel outil d’analyse pour apprécier la multiplicité des appartenances territoriales des peuples autochtones. Elles en apportent une nouvelle preuve par l’analyse du rôle des « centres d’amitié autochtones » à travers tout le Québec, pour lesquels elles sollicitent l’appui des autorités, en espérant leur faire prendre conscience que les territoires des peuples autochtones ne se résument pas aux « réserves ».

En conclusion, Éric Glon et Bastien Sepùlveda reviennent sur le nouvel enjeu qu’ont bien mis en valeur les différents auteurs de cette publication : le droit à la ville. Ils synthétisent par trois mots-clés les points de vue exprimés : la « diversité » des positionnements et des pratiques des peuples autochtones, mais en privilégiant toujours l’importance du droit à la terre ; leur « adaptabilité » spatiale ; leurs recherches constantes de « visibilité ».

Mais les deux directeurs de l’ouvrage ne cachent pas le mal-être qu’expriment les peuples autochtones par leur difficile adaptation à des territorialités cloisonnées. C’est bien à une prise en compte de la pluralité de ces territorialités qu’aspirent, aujourd’hui, la majorité des peuples autochtones.