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Publié chez Albin Michel, en 2019, l’ouvrage est un récit de travail qui n’est pas anodin, mais très original. Son auteure, Cristina Cattaneo, est professeure à l’Université de Milan (Italie), médecin légiste et directrice du laboratoire d’anthropologie et d’odontologie forensique, le LABANOF, de la même université. À travers un texte très simple et facile à suivre, elle décrit son travail d’enquête pour identifier les morts recueillis en Méditerranée.

L’idée qui l’a menée à ce travail a pris naissance au décès de son père. Cet événement, une perte difficile pour elle, l’avait amenée à penser à la douleur des autres personnes dans la même situation, particulièrement celles qui ne pouvaient accorder une sépulture à leurs disparus, en faire le deuil puis cheminer vers la résilience. Elle a également été motivée par le fait que l’identification d’une personne décédée est importante pour éviter tout un ensemble de problèmes, surtout administratifs, pouvant surgir lorsque des héritiers veulent faire valoir leurs droits à une succession, en l’absence de certificat de décès.

Pour atteindre son but, Cristina Cattaneo a dû livrer un combat acharné, rempli de déboires et d’incompréhension parce que l’accueil et l’intégration des « immigrés illégaux » suscitent beaucoup de polémique. Elle a éprouvé un sentiment d’injustice, entre autres concernant la façon de prendre en charge l’identification des personnes retrouvées mortes. Par exemple, lorsque ces morts sont recueillis sur le territoire européen lors d’une catastrophe aérienne, tout est mis en branle pour mobiliser très vite les familles des victimes, qui apportent rapidement des informations permettant l’identification de leurs proches. Mais les corps des naufragés de la Méditerranée ne bénéficient généralement pas du même traitement, la catastrophe étant souvent réduite à un fait banal. Grâce à son combat, la directrice du LABANOF a réussi à renverser l’ordre des choses.

Dans son ouvrage, Cristina Cattaneo commence par décrire les carences administratives dans la gestion des dossiers relatifs aux personnes inconnues trouvées mortes sur le sol italien. Elle a, entre autres, manifesté son inquiétude quant à l’absence d’un bureau dont la tâche serait de rassembler et de consigner dans une sorte de « livre des morts »toutes les données sur les caractéristiques des personnes disparues en territoire italien. Une démarche en ce sens a été engagée par l’équipe du LABANOF auprès du gouvernement italien. En a résulté la naissance du Bureau du commissaire extraordinaire pour les personnes disparues.

Plus loin dans son récit, l’auteure raconte son travail de terrain. Elle évoque d’abord un naufrage survenu au large de l’île italienne Lampedusa, en octobre 2013. Le drame s’est soldé par la mort de plus de 600 Érythréens, dont seulement 366 cadavres ont été récupérés. Cette catastrophe n’a pas été sans conséquences. Elle a secoué les consciences et favorisé des changements dans la prise en charge des personnes mortes en mer, depuis les photographies des corps et les indices relevés sur les dépouilles, jusqu’aux prélèvements d’ADN effectués par l’équipe du LABANOF.

Par contre, obtenir des renseignements sur les victimes auprès de parents proches relevait presque de l’impossible, ceux-ci n’étant pas informés des disparitions ou ne pouvant pas se permettre le voyage vers le pays d’accueil. D’où la nécessité d’établir une collaboration avec les organisations humanitaires internationales pour convaincre les familles des disparus de l’importance de fournir des informations nécessaires à l’identification des morts. Dans le cas du naufrage de Lampedusa, 19 familles érythréennes vivant en Europe ont ainsi pu effectuer le déplacement à Rome dans l’espoir d’identifier leurs disparus parmi les corps retrouvés.

L’auteure raconte des scènes émouvantes par exemple, celle d’un père venu d’Allemagne, dont le fils avait embarqué de Libye la veille de la catastrophe, ou celle d’un homme et d’une femme qui attendaient le certificat de décès de leur soeur disparue pour que l’un ou l’autre puisse adopter le fils de cette dernière. Elle évoque également l’histoire d’un homme cherchant sa nièce qui avait obtenu une bourse d’études dans une université européenne et qui avait pris le bateau en pensant pouvoir arriver plus vite pour affronter les lenteurs bureaucratiques.

Le récit de cette expérience est suivi de celui du drame du Barcone, un bateau de pêcheurs qui avait à son bord plus de 800 personnes, alors qu’il ne devait pas en transporter plus de 30. Trop chargé, le Barcone a chaviré à 100 km des côtes libyennes, le 18 avril 2015. Le drame a entraîné la mobilisation de tout un ensemble de corps d’activités italiens, y compris des militaires qui ont érigé un camp sur une base de la marine, sur la côte sicilienne, pour le travail d’information sur les dépouilles.

Après avoir mis en lumière le savoir-faire des pompiers, qui ont retiré de la cale du navire des corps en état de dégradation, Cristina Cattaneo relate certaines découvertes faites par des membres de son équipe, par exemple, le sac de terre accroché à la ceinture d’un jeune homme, qui confirme l’attachement profond de ce passager à son pays d’origine. On retiendra aussi la découverte du bulletin scolaire d’un jeune Malien qui, sans doute, espérait faire valoir ses bons résultats dans le pays d’accueil. Une fois le travail scientifique réalisé, on a procédé à l’inhumation des dépouilles, tout en accompagnant chaque tombe du numéro de dossier de la sépulture. On permettait ainsi aux familles ayant pu fournir des données ante mortem de savoir, plus tard, où reposaient leurs proches.

À la fin de l’ouvrage, l’auteure fait part du sentiment qui habitait les membres de son équipe, une fois le Barcone vidé de son contenu : le navire n’a pas été détruit mais conservé, afin de le faire connaître et pour parer à l’oubli. À travers lui, on se souviendra toujours des hécatombes survenues en mer. Le Barcone et sa cargaison d’êtres humains entassés dans une cale rappellent les anciens navires négriers, les violences, les répercussions diverses et ce qui ne devrait plus exister.

Le livre de Cristina Cattaneo constitue une oeuvre tout à fait magistrale. Il est à lire absolument, même si le lecteur restera quelquefois sur sa soif par rapport aux histoires racontées, parce que méritant de plus amples développements. Mais à la décharge de l’auteure, on comprendra que l’indigence des informations glanées n’aurait pas permis de mieux étoffer les récits, d’autant que le but recherché était surtout de décrire les péripéties d’un travail scientifique qui a permis de restituer leur identité à des morts.