Corps de l’article

Introduction

Depuis les premières rencontres entre les Autochtones et Allochtones[1] jusqu’à aujourd’hui, les relations sont connues comme étant tensionnelles, empreintes de clivages, de conflits et de rapports de pouvoir. Le poids de l’histoire, les inégalités et le racisme qui subsistent polarisent toujours ces populations (Denis, 2020). Le décès tragique de Joyce Echaquan, jeune mère atikamekw de Manawan, à l’hôpital de Joliette en octobre 2020, ravive insoutenablement les effets délétères et destructeurs de l’histoire et du présent colonial qui se répercutent à plusieurs échelles des relations. À l’échelle étatique, les évidences sont très bien documentées, entre autres dans les témoignages explicites recueillis au sein d’importantes commissions et enquêtes menées au Canada et au Québec[2]. Nul ne peut nier l’existence des fossés culturel, social, économique et environnemental entre les nations, fossés qui se révèlent aussi dans le quotidien par l’entremise d’actes et de représentations discriminatoires, d’exclusion, de violence et de racisme sous toutes ses formes.

Malgré ce portrait sombre qui oppose les Allochtones aux Autochtones, de nombreux exemples de rapprochement interculturel existent au sein de plusieurs territoires et communautés. Si leurs relations sont bien documentées en sein de la gouvernance, notamment de « nation à nation », et dans les négociations d’ententes territoriales, dont l’exemple par excellence est la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, il s’avère que les modalités de cette rencontre au quotidien, dans les activités de tous les jours, demeurent quant à elles peu connues et peu valorisées.

Dans cet article, nous nous intéressons à la cohabitation des populations autochtones et allochtones sur la Côte-Nord, territoire marqué par son interculturalité. Nous effectuons une incursion dans les dynamiques interculturelles et territoriales des populations innues et macacaines (gentilé des personnes descendantes acadiennes de Natashquan) dans les communautés voisines de Nutashkuan et de Natashquan, situées dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Minganie, à l’extrémité est de la Côte-Nord. À partir d’une démarche partenariale et qualitative, nous proposons d’explorer les facteurs de rapprochement et de distance au sein des communautés elles-mêmes (villages) ainsi que sur le Nitassinan[3], territoire ancestral innu partagé depuis plus de 165 ans avec la population macacaine. Plus largement, nous étudions l’expérience du vivre-ensemble des individus et des communautés dites périphériques. Entre épanouissement culturel et quête d’une justice territoriale, les populations innue et macacaine expriment un désir commun d’harmonie dans la cohabitation, notamment pour assurer un développement inclusif et à l’image de la réalité interculturelle de ce territoire.

Cohabitation interculturelle dans le Nord

L’histoire des relations entre les Autochtones et les sociétés coloniales repose sur le socle du territoire et, par extension, son développement et les rapports de pouvoir qui ont dicté sa dépossession (Harris, 2008). L’exclusion socioterritoriale des peuples autochtones par le haut s’est incrustée insidieusement et profondément dans les relations interculturelles, et a façonné la dichotomie Autochtones-Allochtones (Mailhot, 1996 et 2021). Les politiques, les idéologies et les institutions inscrites dans le poids de l’histoire agissent ardemment sur les pratiques et les attitudes des gens « ordinaires » envers les Autochtones (Furniss, 1999). Au Canada comme au Québec, le Nord est un terreau fertile pour nous questionner sur ces relations parce qu’il est éminemment interculturel, tant dans ses structures politiques et économiques que dans ses dynamiques sociales, culturelles, démographiques et communautaires.

Pour les tenants des sciences naturelles, les frontières du Nord sont déterminées par des caractéristiques géophysiques (limite des arbres, climat, pergélisol, etc.). Pour les personnes habitant au Québec méridional, les paysages nordiques marquent l’imaginaire : les territoires septentrionaux apparaissent hostiles et peu propices à la vie humaine. C’est cette construction du Nord en apparence faiblement habité, éloigné des écoumènes et sans lien marqué avec les centres économiques qui contribue à en faire une région périphérique, voire marginalisée (Lévy, 2003 ; Rivard et al., 2017). Les qualités du Nord deviennent ainsi celles de la périphérie. Pourtant, tel qu’il en sera question plus loin dans cet article, ce sont ces mêmes qualités du territoire, de la périphérie – et conséquemment de l’espace nordique – qui forment la base de la condition habitante des populations innue et macacaine. Plutôt qu’un grand espace uniforme, le Nord est composé de régions, de localités et de cultures distinctes, et ses frontières sont malléables, ou même imaginaires (Chartier, 2018). Nous désirons, par cet article, mettre en question la périphérie en proposant de considérer le Nord en tant que lieu de cohabitation et d’hétérogénéité fortement vécu (Hamelin, 1996 et 1999). Périphérie et centre étant forcément liés, et l’un comme l’autre désignant des « macro-objets géographiques » (Lévy, 2003 : 143), nous choisissons d’étudier, à plus petite échelle, comment centre et périphérie, puis communauté et territoire agissent sur les rapports de cohabitation entre les populations innue et allochtone. Leydet explique les modalités de cette cohabitation interculturelle, qui diffèrent selon la géographie, en ce qui concerne la négociation d’un traité par exemple:

[...] si pour les habitants des grands centres urbains, les Autochtones apparaissent comme un autre étranger et abstrait, avec lequel il existe très peu de rapports, dans une région comme la Côte Nord [sic], les communautés autochtones apparaissent, certes, comme des communautés autres, mais avec lesquelles on co-existe sur un même territoire. Dans ce contexte, l’Autochtone apparaît à la fois étranger et proche. Dans le scénario optimiste, on pourrait croire que cette plus grande proximité engendre une meilleure compréhension mutuelle et que la discussion sur la reconnaissance du statut de nation et ses implications concrètes soit plus facile puisque ce débat rassemblerait des communautés moins éloignées les unes des autres sur des enjeux pratiques et d’intérêt commun.

La réalité est plutôt que cette proximité est le plus souvent une source de conflits potentiellement intenses. Des questions comme celles du partage des ressources, des droits de pêche ou de chasse, restent pour les Montréalais des questions abstraites dont ils perçoivent mal les implications lesquelles, du reste, ne les toucheront pas directement. Mais pour le résidant des Bergeronnes ou des Escoumins, elles ont des implications beaucoup plus réelles, et ce d’autant plus qu’elles s’insèrent dans un contexte socio-économique difficile, où l’on peut craindre que les avantages reçus par les uns n’impliquent des coûts pour les autres

Leydet, 2007 : 63

Nous nous positionnons dans une approche qui embrasse pleinement la « coexistence » (Hamelin, 2005). Pour cela, nous nous inspirons de travaux géographiques sur le « chantier interculturel » potentiel que constitue le développement nordique québécois, surtout à partir d’une perspective véritablement « locale et ascendante », et la multiethnicité comme richesse territoriale à valoriser davantage (Rivard et Desbiens, 2008 et 2011 ; Desbiens et Rivard, 2013). C’est en mobilisant ensemble, et non de manière distincte, les parties prenantes nordiques que s’ouvre un dialogue interculturel significatif autour d’enjeux partagés. D’autres écrits sur des rapprochements probables entre nations autochtones et allochtones voisines démontrent que l’appartenance au territoire et la prise de conscience réciproque de valeurs et d’intérêts participent à des alliances interculturelles fructueuses, dépassant leurs différences (Bouchard et Vézina, 2003 ; Larsen, 2003 ; Willow, 2012 ; Grossman, 2017 ; Guimond et Desmeules, 2019a).

Au-delà des alliances institutionnelles et étatiques plutôt formelles et des initiatives citoyennes ponctuelles rassemblant les nations pour un objectif commun, comment s’opère la cohabitation sur les territoires du quotidien, dans les activités de tous les jours ? À quel point les populations autochtones et allochtones vivent-elles des existences parallèles ? Comment les milieux de vie nordiques, soit les communautés et le nutshimit (arrière-pays en forêt, à l’intérieur des terres) les rapprochent ou les éloignent-elles ? Sur ces questions, la littérature nordique demeure discrète, malgré certains travaux ethnographiques en Colombie-Britannique rurale (Furniss, 1999) et sociologiques dans le nord de l’Ontario (Denis, 2020) qui démontrent que les processus d’exclusion et d’aliénation régionale découlent de pratiques et d’attitudes coloniales et paternalistes alimentant le racisme.

Nous explorons ces interrogations par le prisme de l’habiter, concept qui servira de clé de lecture principale à ce qui suit. Conçu par plusieurs comme façon d’« être » dans l’espace, l’habiter dépasse la condition ontologique et s’appréhende plutôt comme manière de « faire avec l’espace » des habitants, et leur manière de « faire ensemble dans l’espace » (Lazzarotti, 2006 ; Stock, 2007 et 2012), voire d’y cohabiter. Ainsi, l’espace de rencontre et de cohabitation se construit en passant par des solidarités, des rapprochements, des conflits, jusqu’à de la concurrence, mais avant tout par des relations alimentées par la proximité géographique des communautés et les pratiques territoriales dans l’arrière-pays, dans le cas étudié ici. Relevant du vivre-ensemble que suppose toute condition d’habitation géographique, la cohabitation est marquée par « les pratiques locales d’évitement et de côtoiement » entre les parties prenantes, tel que décrit par Germain, Leloup et Radice en contexte urbain (2014 : 46). Nous étudions la cohabitation, d’une part, par le truchement de sa matérialité, soit les pratiques et rencontres selon les lieux dans lesquels elles se réalisent au quotidien. D’autre part, nous nous intéressons à son immatérialité, qui se révèle dans les rapports subjectifs et les sens qui y sont conférés, les représentations de l’Autre et les aspirations.

De l’étincelle à la concrétisation

Ce projet de recherche est né de l’idée d’une citoyenne impliquée de Natashquan qui observe, depuis des années, des rapprochements entre les personnes innues et macacaines, spécialement sur le territoire du chemin du 5e, un ancien chemin forestier utilisé aujourd’hui pour pénétrer à l’intérieur des terres. Ce chemin mène à la 5e chute de la Grande Rivière Natashquan que tous parcourent, montent et descendent, surtout pendant les périodes de chasse et de pêche. Si, dans les communautés de Natashquan et de Nutashkuan, des tensions interculturelles sont observées, les frontières semblent s’estomper en forêt. Les réalités communes au sein d’un territoire partagé seraient porteuses de rapprochements. Cette volonté de mieux cohabiter est carrément inscrite dans un protocole d’entente signé en 1999 par la municipalité de Natashquan et le Conseil des Innus de Nutashkuan (CMN et CMN, 1999), cela pour assurer une plus grande concertation et coopération entre les citoyens, citoyennes et les instances de ces communautés. Le respect mutuel, le partage, l’échange, le bon voisinage et l’atténuation des conflits sont au coeur de cette entente qui est le gage d’une volonté commune de meilleures relations.

Notre projet est entièrement appuyé sur une approche à la fois partenariale entre les partenaires locaux de Natashquan et Nutashkuan et l’UQAM, à la fois interculturelle, les membres de l’équipe étant innues et allochtones. Chaque étape a été étroitement encadrée par un comité de suivi (deux partenaires locales et une chercheuse), à savoir l’élaboration du projet (protocole de recherche, demande d’approbation éthique, préparation des grilles d’entrevues), le travail de terrain (logistique, suggestion des personnes à interviewer, assistance lors de la réalisation des entrevues), l’analyse, la validation des données et les activités de diffusion scientifiques et grand public. Des jeunes Innues ont été formées à la recherche en tant qu’assistantes sur le terrain et lors des activités de diffusion, tout comme des étudiantes de premier et deuxième cycles en géographie ont été impliquées dans le travail empirique, le traitement et l’analyse des données ainsi que la rédaction.

Respectant les principes d’éthique en matière de recherche autochtone, essentiellement le Protocole de recherche des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL, 2014), nous avons rencontré au total 21 personnes de Nutashkuan (9) et de Natashquan (12) afin de recueillir leurs témoignages[4] lors d’entrevues individuelles (14) et de groupe réunissant des personnes innues et allochtones impliquées localement (3). D’une durée moyenne de 70 minutes, les entrevues ont été menées dans les communautés et au chemin du 5e, en septembre et octobre 2018, pendant la saison de chasse aux petits et gros gibiers. L’analyse n’a pas révélé de différences significatives entre les propos recueillis dans les communautés et en territoire, ni entre les entrevues individuelles et de groupe. Les résultats sont aussi basés sur des données et des savoirs issus de l’observation participante des auteures, qui y détiennent de solides expériences de vie, d’implication, d’engagement, de travail et de cohabitation.

Une brève histoire des relations interculturelles au bout de la route

La communauté innue de Nutashkuan[5] et le village de Natashquan sont situés à l’extrémité est de la MRC de Minganie, sur la Côte-Nord et au sein du Nitassinan (figures 1 et 2)[6]. Respectivement posées entre les embouchures de la Grande Rivière Natashquan, à l’est, et de la Petite Rivière Natashquan, à l’ouest, les deux communautés se trouvent à environ sept kilomètres l’une de l’autre, face au golfe du Saint-Laurent. À partir de là, il faut parcourir 150 km vers le sud-ouest pour rejoindre Havre-Saint-Pierre, centre de services de la Minganie, ou encore plus de 350 km pour atteindre la ville de Sept-Îles. Ces communautés se trouvent donc à la périphérie de la périphérie, avec les défis sociodémographiques, économiques, d’accès à des services de proximité et d’approvisionnement que cela implique (Guimond et Desmeules, 2019b). En revanche, elles tirent aussi profit de cette condition géographique qui permet une grande liberté, sécurité, convivialité et entraide au quotidien. En outre, malgré la réglementation formelle encadrant les activités de chasse et de pêche, il existe, dans cette périphérie, une certaine latitude quant aux pratiques sous-jacentes qu’on retrouve moins dans les territoires plus densément peuplés.

Bien que les ancêtres des personnes innues fréquentent depuis des millénaires la Grande Rivière Natashquan, riche en saumons, le peu de fouilles archéologiques entreprises en Minganie ne permettent pas de dater précisément leur présence dans ces environs. Leur occupation sur la Côte-Nord date de 8 000 ans et celle sur la rivière Unaman-Shipu/Romaine remonte à 6 500 ans (Archéotec, 2018), ce qui laisse deviner une occupation aussi ancienne à Natashquan. Les petits groupes innus qui fréquentaient le golfe du Saint-Laurent l’été ont utilisé la Grande Rivière Natashquan et les autres rivières avoisinantes comme voies de circulation pour pénétrer dans le nutshimit. Dès le XVIe siècle, des pêcheurs basques faisaient la traite avec différentes nations autochtones, dont les groupes innus qu’ils croisaient en saison estivale.

Le toponyme innu « Nutashkuan » – signifiant « là où l’on fait la chasse à l’ours » – serait apparu en 1680 à la suite de l’établissement d’un poste de traite à l’embouchure de la Grande Rivière Natashquan, qui témoigne d’une cohabitation entre entre populations innue et allochtone précédant l’établissement du village de Natashquan au milieu du XIXe siècle. La cohabitation et les premiers échanges culturels reposaient alors sur le commerce et l’évangélisation. À l’époque du monopole de la traite de fourrure exercé par la Compagnie de la Baie d’Hudson, entre 1831 et 1844, les missionnaires itinérants effectuaient des voyages annuels aux postes de traite, et la population innue disposait toujours du contrôle de ses ressources sur le territoire ancestral (Mailhot, 1996). Un encadrement de plus en plus serré a été instauré par le clergé eu égard à la gestion de l’utilisation des ressources du territoire, notamment le saumon qui constituait le « principal moyen de subsistance l’été » de la population innue (Idem : 337). Un partage plutôt pacifique des emplacements de pêche s’est installé dans les années 1830, mais devint conflictuel lorsque la compétition augmenta avec le retrait des droits exclusifs de la Baie d’Hudson en 1842, en parallèle avec les stocks de poissons diminués par la surpêche, réduisant dramatiquement l’accès des personnes innues à cette ressource (Charest, 2001). Après de nombreuses luttes et revendications afin de récupérer et conserver leurs droits ancestraux, ce n’est qu’à la fin des années 1970 qu’elles ont retrouvé l’usage exclusif de quelques stations de pêche (Mailhot, 1996).

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les personnes innues passaient leurs hivers dans le territoire, en petites bandes familiales, et se retrouvaient l’été en larges groupes à « la pointe » – Matshiteu en innu-aimun (Adèle, citée par Maltais-Landry, 2015). Il s’agit de l’endroit où la réserve a été établie sur un lot cédé au gouvernement fédéral après un arrêté en conseil du gouvernement du Canada, le 13 juillet 1954 (Charest et Landry, 2010), à la suite de vives réactions de la municipalité de Natashquan s’opposant à un éventuel établissement de la réserve à proximité de Natashquan (Charest, 2020 : 273). Les témoignages des personnes aînées innues quant à la création de la réserve de Nutashkuan et de son emplacement révèlent une tension nourrie par la nostalgie du mode de vie traditionnel et un sentiment de dépossession (Maltais-Landry, 2015).

FIGURE 1

Carte du Nitassinan de l’ensemble des communautés innues du Québec et du Labrador

Carte du Nitassinan de l’ensemble des communautés innues du Québec et du Labrador
Source : Carte originale de la nation innue, modifiée par Mourad Djaballah, GÉOLAB, Département de géographie, UQAM

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Les premiers allochtones de Natashquan étaient des pêcheurs madelinots, descendants des Acadiens ayant vécu la déportation de 1755. C’est en 1855, lorsque la région s’est ouverte au peuplement libre, après l’abolition des privilèges de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans le Domaine du Roi en 1852, que cinq familles s’y installèrent sous l’oeil attentif des Innu-e-s (Charest, 2010 ; Maltais-Landry, 2015). Arrivés à bord de leurs propres goélettes, les pêcheurs étaient surtout de petits entrepreneurs indépendants poursuivant leur principale activité halieutique, la pêche à la morue et au hareng, puis la chasse au loup-marin (Charest et Landry, 2010). La population de Natashquan a subséquemment connu plusieurs fluctuations et une importante mobilité en raison des aléas climatiques, du rendement halieutique et de la migration de travail vers les chantiers et les usines (Devoe, 2009). Natashquan, à l’époque une municipalité de canton, a été officiellement fondée en 1907.

FIGURE 2

Localisation de la MRC de Minganie, de ses municipalités et communautés innues

Localisation de la MRC de Minganie, de ses municipalités et communautés innues
Source : André Parent, GÉOLAB, Département de géographie, UQAM

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Ainsi, les communautés de Nutashkuan et de Natashquan évoluent avec deux systèmes politiques parallèles qui s’entrecroisent parfois, ne serait-ce que pour la prestation de certains services comme la gestion des matières résiduelles. La première relève du conseil de bande dont les droits et les responsabilités sont définis dans la Loi sur les Indiens, adoptée par le gouvernement du Canada en 1876. Le Conseil des Innus de Nutashkuan est responsable de la santé, de l’éducation, de la culture, de l’habitation, de l’emploi, de la justice, de l’environnement, de la police, de l’aide sociale et du développement économique. La communauté de Nutashkuan fait partie du Conseil tribal Mamit Innuat, qui regroupe Ekuanitshit, Unamen Shipu et Pakua Shipu. Il s’agit d’une structure commune de développement économique, social et culturel qui représente les intérêts de ses communautés auprès des organismes provinciaux, nationaux et internationaux (Mamit-Innuat, 2011). Nutashkuan, Mashteuiatsh et Essipit forment le Regroupement Petapan qui oeuvre à la négociation d’un traité avec les gouvernements du Canada et du Québec.

La deuxième communauté, Natashquan, est une municipalité de l’organisation municipale québécoise administrée par un conseil municipal, régie par le Code municipal du Québec. Son rôle est de veiller à la mise en place et au maintien des milieux de vie adaptés aux besoins des citoyens tout en assurant des activités propices au développement économique.

Aujourd’hui, la différence entre les profils démographiques des deux communautés est frappante : Natashquan compte une population de 263 personnes dont l’âge médian est de 53,5 ans (Statistique Canada, 2017a) et Nutashkuan accueille 1115 personnes[7] (MAADNC, 2019) ; l’âge médian y est de 26,7 ans (Statistique Canada, 2017b). Au fil des décennies, le poids démographique s’est complètement inversé alors que dans les années 1950, on dénombrait une personne innue pour trois personnes allochtones (Maltais-Landry, 2015). Le français est la principale langue parlée à Natashquan, et la langue secondaire la plus répandue à Nutashkuan où la langue maternelle est l’innu-aimun.

L’ensemble de ces facteurs géographiques, historiques, politiques, communautaires, sociodémographiques et culturels jette les bases pour mieux contextualiser les relations contemporaines telles que décrites par les personnes innues et macacaines.

Une cohabitation marquée par la géographie et l’occupation du territoire

…et ancrée dans la nostalgie de la survivance

La rencontre entre la population innue et les premiers pêcheurs madelinots remonte déjà à plus de 165 ans. C’est grâce à cette rencontre, dit-on, qu’ont pu survivre les nouvelles personnes acadiennes arrivant en Minganie. Une histoire de survivance intimement liée à l’entraide, aux échanges et aux amitiés se déploie en filigrane dans les témoignages livrés :

Si les Acadiens des Îles-de-la-Madeleine n’avaient pas eu les Innus pour les hivers, probablement qu’ils seraient morts, ils n’auraient pas toffé [duré]. Puis, les Innus ont appris des Acadiens des choses qui ne leur ont pas sauvé la vie, mais qui ont amélioré leur sort. [...] La liaison des deux cultures a commencé à se faire là

2BI[8]

Dans ce temps-là, [...] c’était tu t’entraides ou sinon tu crèves

8M

Charest et Landry ont documenté la nature de ces relations lors d’activités de subsistance et d’apport économique, notamment au début du XXe siècle lorsque les pêcheurs de Natashquan se sont mis à piéger les animaux à fourrure dans le Nitassinan : « Il semble que les Innus se soient assez bien accommodés de cette présence allochtone, possiblement parce qu’ils [les Allochtones] étaient relativement peu nombreux et en raison de l’immensité de leur territoire » (2010 : 34). Semble-t-il que les conflits étaient plutôt rares, certains pêcheurs ayant même adopté le mode de vie en forêt des personnes innues. Chasseurs et trappeurs innus et acadiens se voisinaient en forêt, surtout lorsque leurs campements se trouvaient près les uns des autres (Dominique, 1989, cité dans Charest et Landry, 2010). Chérissant les souvenirs d’une « belle cohabitation », plusieurs personnes macacaines ont souligné que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents, en particulier les hommes, parlaient couramment innu-aimun. Se sont ainsi tissées des amitiés durables qui génèrent une nostalgie dans les discours alors que les relations d’autrefois sont considérées comme ayant été plus harmonieuses que celles d’aujourd’hui.

Les politiques coloniales ont grandement influencé le cours des relations interculturelles. D’abord, la pêche intensive et plus tard sportive[9], et l’emplacement de la réserve n’ont pas fait l’unanimité. Aux dires des personnes interrogées, les relations étaient plus clémentes avant la création de la réserve et la ségrégation sociospatiale subséquente. Selon plusieurs témoignages, les traumatismes historiques ancrés dans un continuum colonial subsistent. Par exemple, les empreintes d’abus passés dans les relations marchandes sont palpables et résultent en une perte de confiance dans les partenariats économiques interculturels. À ce titre, Charest et Landry (2010 : 243) ont réalisé une minutieuse recension des notes dans les journaux des commerçants de Natashquan, dont les employées et employés semblaient agacés par la présence de la population innue.

La loi sur les Indiens, en ce qu’elle dicte la gouvernance des communautés des Premières Nations, a empêché et empêche encore une réelle concertation avec les municipalités, de sorte que les deux entités évoluent en silo. Une inadéquation dans les services offerts localement de part et d’autre engendre des frustrations. Qui plus est, la question des droits ancestraux, sur laquelle nous reviendrons, suscite un sentiment d’injustice et d’envie de la part de la population macacaine.

Bonjour-kuei : faire communauté aujourd’hui

Le respect, ce n’est pas une vraie cohabitation. C’est juste une façade, un mur !

14I

À première vue, les relations entre les personnes innues et macacaines semblent généralement bonnes et respectueuses. Elles se côtoient quotidiennement dans les espaces publics de Natashquan où la majorité des personnes innues se rendent pour utiliser les services de proximité. Longtemps hors de portée de la route 138, Natashquan et Nutashkuan sont reliées à la route en 1996. Bien qu’elles soient séparées géographiquement, plusieurs services essentiels de Natashquan sont partagés par les deux communautés (bureau de poste, quincaillerie, épicerie, restaurant, caisse populaire). En contrepartie, les Macacains et Macacaines fréquentent peu Nutashkuan, sauf pour visiter ponctuellement des connaissances ou pour y travailler dans les établissements scolaires, de santé et de services sociaux : « Ils [les Blancs[10]] ne viennent pas ici [à Nutashkuan], non ! Ils sont seulement de passage. [...] C’est juste… comment je dirais ça ? Des... des spectres (14I) ».

Les milieux de travail dans les deux communautés sont spécialement propices aux côtoiements et aux rapprochements, car les personnes innues et macacaines s’y affairent sur des dossiers communs, ou y interagissent entre clients et employés. Il en est de même lors de l’implication communautaire, sociale, culturelle, séculière ou religeuse, selon le rôle de spectateur, d’utilisateur ou de bénévole siégeant à un conseil d’administration. Des événements annuels rassembleurs se tiennent à Natashquan : le festival des Macacains, les Rencontres de la Création de Natashquan, la Mi-Carême. Le Festival du conte et de la légende de l’Innucadie, qui se déroule annuellement depuis 2006 dans les deux communautés, est communément cité en exemple : « C’est un festival qui a été bâti pour les deux communautés [...] C’est un festival qui rapproche quand même assez » (1M) (voir aussi Bourgeois, 2011).

À Nutashkuan s’organisent des makushan, danses traditionnelles et rassemblements innus, où toutes et tous sont bienvenus. Des campements innus sont érigés lors d’événements spéciaux, dont la Fête des aînés et la Fête du saumon, à l’île Sainte-Hélène non loin de la communauté. Les célébrations religieuses (Noël, Sainte-Anne à la montagne Bleue au chemin du 5e, etc.) les mariages ou les funérailles favorisent aussi la mixité, offrant un contexte inédit de compassion, de solidarité et d’entraide : « Le respect fraternel est quelque chose de beau entre les deux peuples » (2bI). Aux dires des participants et participantes, les unions conjugales exogames sont communes et généralement bien perçues, vécues et accueillies.

À Natashquan, l’école Roger-Martineau, fréquentée par des élèves de Natashquan et majoritairement de Nutashkuan, constitue un lieu de rencontre important entre les jeunes des deux communautés, qui y sont scolarisés ensemble dès le préscolaire[11]. Cette cohabitation scolaire se déroulerait bien, en particulier au préscolaire et aux premier et deuxième cycles du primaire. À noter que nos entrevues n’ont pas permis de scruter cette question. Compte tenu de la diminution du nombre d’enfants à Natashquan, la présence essentielle à la survie de l’école des élèves innus est soulignée maintes fois : « Une chance qu’ils [élèves innus] sont là, sinon l’école fermerait » (2aM). Le même discours s’entend quant à la pérennité de tous les services de proximité à Natashquan, qui fait office de centre de services : « Si Nutashkuan n’était pas là, Natashquan serait fermée déjà » (11I). Le déséquilibre démographique et les dynamiques sous-jacentes dérangent en particulier les personnes macacaines, qui craignent pour l’avenir de Natashquan. À l’opposé, cette interdépendance, dans les communautés comme en forêt, s’avère cruciale pour assurer la pérennité et la prospérité du développement socioéconomique. Les différences culturelles sont aussi une source d’enrichissement et de partage : « [Les Innus] connaissent des choses à leur manière que les Blancs ne connaissent pas. [...] Puis tu mixes [sic] les deux ensemble, ce n’est quand même pas pire, parce que chacun a sa manière de vivre, et c’est correct de même » (6M).

Cette ouverture, le passé partagé et les espaces de rencontre contribuent à l’établissement et au maintien de relations amicales capitales pour construire les relations d’avenir. Paradoxalement, les personnes interrogées expriment que les relations quotidiennes, même celles d’amitié, demeurent superficielles, et rarement intimes et personnelles. Elles se résument à des discussions et des rencontres informelles et courtoises, des taquineries, l’usage de surnoms affectueux et des salutations cordiales de type « Bonjour ? Ça va ? Point final » (14I).

Ceci mène à s’interroger sur la nature des relations, à savoir si elles débordent d’un caractère fonctionnel, voire d’un pragmatisme économique ou démographique. La cohabitation ne se fait pas toujours sans heurt. La quasi-totalité des personnes interviewées relatent des altercations éphémères, des discussions tendues, de la cyberintimidation, des actes racistes ou discriminatoires de part et d’autre et qui font partie du quotidien. Plusieurs témoignages rapportent des tensions, un sentiment d’exclusion, de la méfiance, de la jalousie et des préjugés défavorables envers les personnes innues. Certaines différences culturelles sont parfois contrariantes, dont la notion de temps qui est récurrente dans les discours:

Eux [les Innus], ils ne vont pas se préparer longtemps d’avance, ils savent que ça va arriver : « Inquiétez-vous pas ! ». Ils nous disaient ça, les Innus : « Inquiète-toi pas, ça va arriver ! ». Mais ça va arriver quand ?

4M

Chez les Blancs, ils vont tout le temps travailler à rénover la maison, à rendre ça beau dehors la pelouse. Puis tandis que nous, on vit comme dans le moment présent... Admettons [que] tu as une invitation d’aller à Sept-Îles, puis tu es en rénovation chez vous ; bien, tu vas aller à l’invitation. La chasse ou la pêche vont passer en premier. Je pense que c’est plus au niveau culturel. [...] Les Blancs étaient sédentaires. Ils avaient leurs maisons [dont] ils prenaient soin… Tandis que nous autres, c’était dans des tentes alors on rembarque, on s’en va

10I

Relations brouillées : la question épineuse des droits ancestraux

Au-delà des spécificités culturelles somme toute respectées, une impression générale d’impuissance face aux politiques et aux structures décisionnelles se dégage des témoignages livrés. En plus d’être tenus responsables des conflits issus des droits, les gouvernements provinciaux et fédéraux sont carrément représentés en tant que « barrière » qui rendrait impossible le changement. Ces barrières sont réelles et palpables dans les dynamiques communautaires, et particulièrement hermétiques lorsqu’elles touchent la question des droits ancestraux intrinsèques au titre autochtone affirmant le droit lié à l’occupation immémoriale du territoire. Au Canada, ces droits sont inscrits dans la Constitution de 1982 qui reconnaît le statut distinct des Premières Nations. Les droits ancestraux, qui reconnaissent et protègent le mode de vie, les coutumes, les pratiques et les traditions autochtones, font partie des revendications territoriales actuelles de la nation innue. C’est en octroyant des droits de chasse et de pêche par des quotas à respecter pouvant être quasi inexistants ou moindres que ceux des Allochtones que sont matérialisés les droits ancestraux. « Les relations entre les communautés innues et les municipalités et gouvernements allochtones sont caractérisées par une paix relative qui est remuée par des tensions épisodiques » (Cook, 2016 : 32). En particulier dans un contexte socioéconomique précaire, ces droits et le partage des ressources « deviennent des sources de conflit potentiellement intense au niveau local » (Cook, 2013 : 66).

Les personnes innues et macacaines interrogées s’entendent pour dire que les droits ancestraux sont importants, agissent à titre de protection de la culture innue et constituent, au minimum, une forme de restitution pour les torts causés aux peuples autochtones. Qui plus est, les droits ancestraux faciliteraient la protection du patrimoine culturel innu, tout en le mettant en valeur et en le réaffirmant : « L’innu-aitun [la culture innue intrinsèque au territoire] est toujours omniprésent, mais sans définition écrite » (14I). Quelques personnes macacaines mentionnent toutefois qu’elles aimeraient aussi se voir octroyer des droits ancestraux pour obtenir une certaine reconnaissance de leur culture : « Si je regarde la question de la pêche sportive en mer, moi je n’appelle pas ça de la pêche sportive, j’appelle ça de la pêche de subsistance. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas » (16M).

La question des permis de chasse, de piégeage, de pêche et de baux de villégiature (droits de construire camps et chalets) revient dans les discours s’opposant aux politiques du deux-poids-deux-mesures. Devant se procurer des permis, en surcroît des quotas qui y sont associés et qu’ils estiment insuffisants pour leur subsistance, la communauté macacaine exprime une certaine amertume face aux droits ancestraux de la population innue. Sans attribuer la responsabilité ou la faute de ces tensions à l’une ou l’autre des nations, la plupart l’attribuent, encore une fois, directement aux « gouvernements ». C’est que si, au sein du territoire, un partage des terrains de chasse et des prises s’effectue sur une base informelle (renseignements permettant de localiser les animaux, sorties de chasse entre amis, partage d’équipement,etc.), il semblerait qu’à l’échelle provinciale, les décisions et règlements aient été mis en place hors de la réalité nord-côtière, minganoise, voire macacaine et innue. Dans plusieurs témoignages, on dénonce l’ingérence politique et l’adoption de lois qui divisent maintenant les communautés innue et macacaine là où elles sentent devoir rester unies :

Mais c’est les gouvernements. Je vais vous donner un exemple : mon chum était à la chasse au petit gibier avec son bon ami. Il était dans les bonnes dates, mais il n’était pas sur le bon territoire de chasse. [...] Mon chum a plein d’amis innus. Un moment donné, les garde-chasses sont arrivées là, ils ont dit : « On vous arrête, mais si vous aviez été des Innus on ne vous aurait pas arrêtés ». [...] C’est ça qui va créer plus de tensions entre les peuples. Ce n’est pas eux autres [les Innus], ils n’ont rien à voir là-dedans

2aM

Ici, quand même, le territoire est à tout le monde. C’est dans notre tête, c’est dans mes pensées, c’est le territoire est à tout le monde. C’est pour ça que je dis que les Blancs qui sont ici, on les a accueillis, les Autochtones ont quand même un bon sens du partage, on veut partager le territoire, on veut que les gens viennent nous voir

12I

Le saumon, c’était vraiment important dans notre histoire. À toutes les Saint-Jean-Baptiste, il y avait un repas de saumon. Tout le village du côté macacain. Le gouvernement a tout acheté ça. Ça fait de la bisbille parce que les Autochtones peuvent pêcher le saumon n’importe quand. [...] Les gens sont frustrés de ça. C’est des droits de même, des différends qui font la bisbille

6M

Plusieurs personnes macacaines expriment d’ailleurs s’être senties dépouillées d’une partie de leur identité lors de l’établissement de lois restreignant la pêche et la chasse. Il s’agit, encore aujourd’hui, d’un sujet épineux qui, de leur avis, pourrait être évité si les instances gouvernementales reconnaissaient que la pêche et la chasse ont été, et sont toujours, aussi nécessaires aux Macacains et aux Macacaines pour vivre convenablement. Cette question est là où le bât blesse dans les relations interculturelles, puisque l’occupation et le partage du territoire semblent, autrement, se faire de manière fluide. Cela étant dit, les revendications du Nitassinan par des personnes innues dérangent et même le mot « Nitassinan » fait grimacer, à Natashquan.

Une minorité de personnes macacaines interviewées sont plutôt défavorables ou agacées par la question des droits ancestraux, témoignages révélateurs d’autres formes discursives auxquelles elles ont recours. Au-delà du fait d’exprimer leur désaccord, certaines, dans leur manière de parler, minimisent carrément les différences entre les communautés en faisant usage d’un vocabulaire basé sur « l’égalité » ou la similitude pour décrire leur histoire, leur mode de vie, leur statut d’usager et d’usagère du territoire. Cette perception d’égalité en serait plutôt une qui efface l’histoire autochtone, ou qui nie la reconnaissance de la différence et des inégalités systémiques auxquelles se heurte la population innue. Elle pourrait exprimer une forme d’appropriation de l’identité autochtone qui serait au service des Allochtones, reflétant des rapports de pouvoir contemporains découlant du colonialisme (Tuck et Yang, 2012). À certains égards, ce type de discours dépeignant les questions des droits territoriaux et des revendications autochtones comme futiles semble relever d’un besoin d’affirmation d’appartenance au territoire des Macacains et des Macacaines :

Les droits ancestraux, [...] ils [les Innus] veulent avoir leurs droits, bien moi aussi. J’ai peut-être plus de misère avec ça parce que… pour moi c’est pas important. Je me dis… on est chez nous, puis tout le monde est chez eux puis… moi je ne me battrai pas pour un terrain puis me battrai pas pour « c’est mon territoire puis c’est ton territoire »

17BM

Ceci étant dit, lorsque questionnées sur l’idée d’octroyer des droits ancestraux aux Macacains et aux Macacaines, quelques personnes innues et allochtones se disent favorables à l’idée dans la mesure où une telle règle faciliterait la pêche et la chasse de subsistance, ce qui pourrait constituer une forme de reconnaissance des pratiques culturelles établies par les personnes de descendance acadienne. D’autres affirment toutefois ne pas ressentir le besoin d’obtenir de tels droits, évaluant que le territoire est déjà partagé équitablement.

Faire communauté en territoire

En Minganie et sur le Nitassinan, l’engouement pour la chasse, la trappe, la pêche et la cueillette, ou simplement le fait de profiter de la forêt, des grands espaces naturels et du bien-être qui en découle est synonyme de complicité. Le territoire occupe une place centrale dans l’expression et la transmission des pratiques traditionnelles de subsistance. La socialisation avec le voisinage et les gens croisés lors des déplacements fait partie de l’expérience du chemin du 5e. Dans le cadre de cette recherche, nous l’avons documenté dans le court métrage Mamuku meskanat — Ensemble sur le chemin (Productions Perceptions 3i Inc., 2022).

La majorité des personnes rencontrées estiment se rendre souvent dans le territoire au gré des saisons, minimalement les fins de semaine. Ce territoire, ils et elles le racontent avec passion, admiration, émotion, amour et enthousiasme. D’une beauté enlevante par la limpidité de ses lacs et rivières, ses grands espaces, sa végétation riche (forêt, tourbières, taïga, etc.) et sa faune singulière, cette nature représente un attrait inestimable pour ceux et celles qui la fréquentent :

Là-bas, ah ! C’est un beau paysage, c’est direct au bord de la rivière. Il y a plein de sortes d’animaux qu’on peut manger là-bas : le porc-épic, le castor, l’orignal, le caribou, des truites... Ah oui, c’est vraiment beau là-bas

13I

Plusieurs décrivent l’immensité de la nature et l’absence de limites qu’elle évoque, puis les sensations qui émergent lorsqu’on s’y trouve, ainsi que la nature des relations à soi, à l’Autre et à l’environnement, que le territoire permet. C’est d’autant plus le cas pour certaines personnes innues qui dépeignent leur communauté en tant que lieu de sédentarisation forcée, sujette à la loi sur les Indiens, révélant des émotions contradictoires :

Le gouvernement nous met à l’écart. À l’écart de toute nationalité. On est des humains, on peut se parler. [...] Quand je m’en vais dans le Nord, à 98 miles, quand je descends de l’avion, on ne me demande pas : « C’est quoi ton numéro de bande ? »

3I

C’est un coin, c’est une immensité reculée, loin de tout…je ne sais pas… loin de la civilisation, loin des préjugés, loin des dettes, loin de tout. Où c’est juste toi et… les autres qui sont là. C’est un territoire où tout le monde est là et pratique chasse, pêche, où tout le monde se respecte. [...] Chaque fois, quand on va au chalet ou dans le territoire plus haut là-bas, il y a tout le temps quelque chose qui est fort, que moi [prénom], mon identité c’est là-bas. [...] En voiture en s’en venant, on commence à voir quelques maisons, ah il n’y a rien ici. Je ne me reconnais pas. Il y a tellement de choses là-bas dans le territoire. Quand on revient, on a tout le temps hâte d’aller encore là-bas

10I

Quand je suis dans la communauté là, je sens la tristesse, la haine, tandis que là-bas, dans le territoire, tu es connecté à la nature. Tu entends des chants d’oiseaux. Tu sens l’entraide, le partage, là-bas. Tu es connecté à la nature, tu es connecté. C’est l’au-delà. C’est comme ça que je décrirais le territoire

12I

La faune et la flore, ainsi que les aspérités du territoire et ses qualités nourricières forment un tout dont la beauté dépasse l’entendement. Ce sont ces qualités qui génèrent un état de symbiose inégalée. Au-delà de ses caractéristiques biogéographiques et des activités qui y sont pratiquées, le territoire est apprécié pour la paix d’esprit qu’il induit. L’éloignement des problèmes du quotidien et la liberté, la tranquillité et le silence ainsi que la « connexion » ressentie avec la nature et avec les autres sont autant de raisons qui expliquent la différence dans les relations entre territoire et communauté. Cet état d’esprit facilite d’ailleurs les relations interculturelles, car le fait de se côtoyer y est plus naturel et permet de trouver un espace d’acceptation mutuelle :

La rencontre est autre. Tu sais là… on dirait que quand on est dans le territoire, il n’y a pas le racisme. On dirait que ça, ça disparaît. Mais tout disparaît dans la grande nature

4NI

Moi, j’ai été à la chasse dans la rivière, des années. Et eux autres [2 chasseurs innus] étaient en arrière et le premier qui tuait un orignal ramenait un morceau aux autres. [...] Ils nous ont amené une fesse d’orignal. Puis nous autres, c’est pareil, quand on tuait les premiers on leur demandait s’ils voulaient avoir du coeur ou du foie et on échangeait

2bNI

Tu t’en viens ici, pis c’est comme une grosse famille. Tout le monde se visite… tu peux te ramasser quinze en après-midi ici, autant les Innus que des Blancs… Tout le monde, tu sais ? Y’a comme plus rien entre personne ! [...] il va y avoir des conflits avant ça, tu arrives ici [...] il n’y a plus rien qui existe à part les relations pis l’amitié. Tout le monde s’entend bien là, c’est le fun, c’est le fun tout ça

17I

Ouverture : une interdépendance connue et admise

Les géographies de la rencontre des personnes innues et macacaines commandent une lecture nouvelle des relations interculturelles dans le Nord, où le territoire en est partie prenante. La nostalgie de la survivance évoquée pour relater la cohabitation de jadis, transcende les discours de l’occupation commune du chemin du 5e. Si cette cohabitation dans le territoire peut a priori paraître romantique ou idyllique, les pratiques démontrent qu’elle est bien concrète : se voisiner, prendre le thé, rire, fraterniser, informer de la localisation approximative des animaux, partager les prises de chasse, s’entraider lors d’une panne, etc. L’appartenance au territoire se voit exprimée par le truchement de discours attribuant une grande importance aux rapprochements interculturels qui y prennent place.

Paradoxalement, par des pratiques communes, le territoire contribue à déconstruire les frontières artificielles et structurelles contraignantes entre entre personnes innues et macacaines. Il permet de surpasser les récits dominants dans l’imaginaire collectif. Il oblige la nécessaire « acceptation du distinctivisme culturel » (Hamelin, 1999 : 69). En son sein, les communautés ont su développer une sensibilité particulière à l’Autre puis des ententes tacites et fonctionnelles pour garantir leur survie mutuelle. Ainsi, à l’échelle locale, le territoire constitue la pierre angulaire de la cohabitation en ce qu’il permet de dépasser les mythes et les préjugés et de consolider les relations sur la base d’une appartenance, d’une identité et d’une histoire communes. Les tensions qui se manifestent dans les communautés prennent un tout autre sens et s’enracinent différemment dans les récits, qui sont ceux d’une cohabitation directe depuis plus de 165 ans.

S’il est vrai que les cultures y évoluent dans des rapports d’interdépendance, elles sont toutefois prises en étau entre les politiques publiques que les personnes innues et macacaines décrient comme étant incompatibles avec la réalité du quotidien, surtout les politiques de gestion fauniques et halieutiques qui font fi des relations. Ainsi, questionner la cohabitation interculturelle sur la Côte-Nord et en périphérie reviendrait à mettre en question, plus largement, la relation même entre les politiques et les modes d’habiter qui s’avèrent inadéquats, voire incongrus, à bien des égards.

Les spécifiés du fait de vivre ensemble en « périphérie » permettent de creuser la vraie nature des relations interculturelles sur les territoires du quotidien. Miser sur les savoirs, les compétences, les expériences locales et régionales en prenant le gage d’entendre, de voir et de comprendre pleinement les régions nordiques à partir d’elles-mêmes est le chemin à prendre pour embrasser les périphéries. C’est-à-dire que la mise en valeur des périphéries, avant toute notion de développement, passe inévitablement par la reconnaissance de leurs points de vue sur ce que signifie l’habiter périphérique, dont la cohabitation est partie prenante. Miser sur les périphéries revient ainsi à repenser leur signification. Car si, aux échelles nationale et provinciale, des communautés telles que celles de Natashquan et Nutashkuan constituent la périphérie, pour les personnes qui y résident, elles sont plutôt un centre, et ce qui s’y joue est d’une importance capitale pour le vivre-ensemble à plus large échelle. Peut-être aurions-nous à tirer leçon des relations interculturelles qui se déploient là où les rapports d’interdépendance sont intimement liés à la survie, et s’inscrivent encore aujourd’hui dans de telles dynamiques. En ce sens, la périphérie est une condition géographique pour désigner les communautés nordiques, tel que l’évoque l’énoncé « Mamuapuat au bout de la route » de notre titre. Mamuapuat signifie, en langue innue, ils sont assis ensemble, ils habitent ensemble. Sans périphérie, il y aurait moins de rapprochements, moins de relations entre les communautés.

En effet, la vitalité, la pérennité et l’avenir de la Minganie, de la Côte-Nord et du Nord dépendent de la synergie entre leurs diverses communautés, fragilisées par l’éloignement physique des grands centres, un isolement relatif et une situation sociodémographique et économique précaire (Guimond et Plante, 2022). Les personnes innues et macacaines sont unanimes : le développement ne peut se faire sans l’autre à tout point de vue ; les communautés ne peuvent plus évoluer en opposition, en vase clos. L’interculturalisme, qui passe par des projets collaboratifs à vocation territoriale, est au coeur de la Minganie et de la Côte-Nord. Le contexte de proximité entre les communautés et les cultures est saillant. Il faut donc l’utiliser à bon escient pour que les deux communautés, innue et macacaine, puissent s’épanouir :

Ce n’est pas deux communautés qui vivent une à côté de l’autre, ça devrait être une communauté qui vit ensemble

6M

On est tellement isolé ici à Natashquan qu’on ne peut pas s’entretuer entre nous autres, il faut s’entraider

12I

On est éloigné, mais le fait d’être éloigné, des fois, ça nous rapproche parce que si on est en panne bien on se dépanne

2cM

Avec l’arrivée de la route, les Macacains et autant les Autochtones, on est allé voir qu’est-ce qui se passe sur la planète, hein ? Il ne faut pas oublier que la première lumière de circulation est à 4h30 d’ici ! Puis, bien souvent, si on est longtemps sans sortir, on ne la voit pas la lumière, il faut y penser qu’il y a des lumières ! Donc c’est pour vous dire qu’on est encore en région éloignée, on est attaché avec le reste de la province, mais… c’est tout un autre genre de vie, style de vie

15M

Les récits imprégnés de l’histoire et la littérature enseignent que la présence de l’Autre a toujours été acceptée à Nutashkuan et à Natashquan, malgré des altercations et des tensions de part et d’autre, à différentes époques. Notre recherche démontre que le territoire, la forêt, la plaine, la rivière, les lacs, le chemin du 5e font s’estomper, voire tomber, les barrières culturelles, alors que les milieux de vie que sont les communautés ravivent paradoxalement certaines tensions liées à l’occupation et à l’usage de ce même territoire. Une hypothèse que nous suggérons pour expliquer ce paradoxe est celle du revirement du poids démographique en faveur de la communauté innue de Nutashkuan, ce qui devient un facteur déterminant des relations. Maltais-Landry l’a d’ailleurs cerné en analysant des histoires orales innues : « Les Innus ont aussi un pouvoir nouveau. Avec ce changement démographique, il n’est plus de bon ton d’exprimer ouvertement du racisme envers les Innus. Il semble même y avoir une certaine honte, aujourd’hui, à reconnaître que ce racisme ait déjà existé » (2015 : 47).

Tous et toutes en sont conscients : l’avenir et la vitalité de la communauté de Natashquan sont fortement tributaires de la présence des Innues et des Innus, aujourd’hui quatre fois plus nombreux. Les Macacains et les Macacaines se trouvent donc dans une situation délicate qui fait écho en forêt. Ainsi, ils et elles vont user de stratégies pour occuper le territoire, par exemple en demandant la permission aux personnes innues avant d’installer une roulotte ou encore en s’associant avec avec d’autres connaissances innues pour construire un camp ou un chalet. Si les personnes macacaines étaient plus nombreuses et plus entreprenantes, les relations seraient peut-être autres. Aujourd’hui, elles incarnent moins les lois et les politiques coloniales qui ont façonné les relations interculturelles. De cette situation démographique qui engendrerait la disparition tranquille de Natashquan, un peu à l’image de celle de La Romaine en Basse-Côte-Nord, ou, à la limite, celle de Schefferville dans l’arrière-pays, assistons-nous ici à une inversion des rôles où le rapport de force est rééquilibré à la faveur des Innues et des Innus ? Comment ce retour de balancier se manifeste-t-il dans d’autres sphères locales, notamment économique et politique ?

Chose certaine, alors que les périphéries sont appelées à s’intégrer aux réseaux globaux de communications et que les mobilités s’accélèrent, leurs territorialités sont inévitablement redéfinies. L’occupation du territoire, tout comme les pratiques traditionnelles en forêt, sont de plus en plus difficilement accessibles en raison des changements climatiques, dont les effets sont accentués dans le Nord, et des coûts associés (véhicule motorisé et tout-terrain approprié, motoneige, essence, matériaux de construction, etc.). Les périphéries les plus éloignées font partie du monde global, avec les avantages et les inconvénients que cela comporte. Si le territoire est de moins en moins accessible, donc les relations en forêt moins fréquentes, comment faire en sorte que les racines du vivre-ensemble ne s’effritent pas, qu’elles ne soient pas dissoutes dans le XXIe siècle ? Repensons la périphérie nordique non pas en tant que subordonnée, mais en tant que centre où les spécificités territoriales, sociales et culturelles ainsi que les dynamiques locales informent de manière sensible le vivre-ensemble. L’ouverture du Québec – du Sud au Nord – permet d’intégrer et d’inviter à une plus grande acceptation de la diversité des modes d’habiter en respectant l’équation sociale et culturelle des nations autochtones et allochtones. (Re)conceptualisons la périphérie en entrecroisant les voix nordiques, intrinsèquement interculturelles.