Corps de l’article

Introduction

Les dimensions institutionnelles de la cession et de l’exploitation des ressources naturelles demeurent encore trop peu étudiées au Québec et au Canada, en dépit d’un regain d’intérêt sur ces questions au cours de la dernière décennie. Cet article contribuera à remédier à cette lacune. Il portera sur une ressource qui a joué un rôle majeur dans l’histoire du Québec: les droits hydrauliques, particulièrement ceux qui sont consacrés à la production d’aluminium primaire, dont le Québec s’est fait le champion[1].

L’hydroélectricité à faible coût, au Canada, joue un rôle décisif dans la localisation de l’industrie de l’aluminium[2]. Cela s’explique par le fait que la plus grande part des coûts de production se trouve non pas dans le matériau brut de la bauxite ou son dérivé l’alumine, mais dans l’énergie nécessaire au processus d’électrolyse qui transforme l’alumine en aluminium. Et il y a plus : au bas prix de l’électricité s’ajoutent les conditions institutionnelles favorables à l’implantation de cette industrie, conditions assurant la fiabilité et la stabilité à long terme, voire à très long terme, des activités de production. Cette stabilité est influencée par le type de tenure et par les modalités d’accès à l’énergie nécessaire, d’où l’intérêt de s’y attarder.

L’analyse proposée consiste à suivre la même entreprise dans le temps et à travers deux zones périphériques : la Mauricie, mais surtout le Saguenay–Lac-Saint-Jean (SLSJ). Il serait aussi pertinent d’analyser l’installation de l’entreprise en Colombie-Britannique au début des années 1950, mais il n’est pas possible de le faire ici. Comme le panorama est non seulement géographique mais aussi historique puisqu’il traverse plus d’un siècle, l’entreprise industrielle en cause change de nom et de mains. Elle maintient toutefois une continuité dans ses activités, inhabituelle pour l’industrie manufacturière tant par ses actifs exceptionnels de production d’hydroélectricité que par la longévité plus que centenaire de la production d’aluminium primaire. Peu d’industries peuvent se vanter d’un tel exploit. Cette entreprise, longtemps nommée Alcan et aujourd’hui connue sous le nom de Rio Tinto, évolue dans le temps entre deux zones périphériques québécoises pour établir ses activités de production d’aluminium primaire. Une première périphérie, la Mauricie où elle produit ses premiers lingots dès 1901, est vite dépassée par la seconde, où elle s’établit à demeure à partir de 1926, soit le SLSJ.

Après avoir brièvement abordé l’expérimentation maintenant terminée d’un approvisionnement par contrat d’achat d’électricité en Mauricie, nous rendrons compte des étapes d’acquisition des droits hydrauliques par la multinationale au SLSJ. En plus des importantes publications sur le sujet et des autres sources généralement disponibles (débats parlementaires et législation), nous utiliserons des sources qui seront ici révélées pour la première fois : les discussions et documents émanant du Conseil exécutif de l’État québécois au dernier quart du XXe siècle et conservés à la BAnQ (Bibliothèque et archives nationales du Québec). Ces documents inédits permettront de prolonger jusqu’en 2006 le regard historique que posait Igartua (1985), il y a plus de 35 ans, quant à la stratégie poursuivie en 1925 par les deux redoutables hommes d’affaires américains qu’étaient James Buchanan Duke et Arthur Vining Davis, dont l’union a été le point de départ de l’aventure de l’aluminium au SLSJ. Igartua concluait que les régions ressources n’étaient alors que de simples pions dans les stratégies globales de ces multinationales capitalistes. Notre article permet de prolonger et renouveler l’observation quant au rôle de l’État québécois et de ses institutions de 1983 à 2006.

Comme les droits hydrauliques sont pluriels et qu’ils ont changé au fil du temps, il faut s’attarder à l’évolution historique des mécanismes qui tissent les liens d’ancrage entre l’industrie, l’hydroélectricité et l’État québécois, notamment par la différence entre la cession en pleine propriété et la cession par bail.

Pleine propriété, bail ou emphytéose

Par cet article, nous ne visons pas à discuter en profondeur des trois concepts juridiques distincts que sont la propriété pleine et entière, l’emphytéose[3] et le simple bail. La qualification des droits conférés à Alcan est une question de grande importance, mais ne peut être discutée ici. Nous nous attardons à la seule différence entre la perpétuité de la pleine propriété des droits hydrauliques et son caractère temporaire, commun au bail et à l’emphytéose. Nous ne nous prononçons pas sur la qualification des droits cédés par le Québec à Alcan sur la rivière Péribonka, en tant qu’emphytéose ou bail[4]. Le terme retenu dans les documents officiels sera utilisé, soit le « bail ». Évidemment, des différences déterminantes séparent le bail de l’emphytéose, mais nous gardons ces distinctions pour une autre discussion.

La propriété « est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue », comme le disait l’article 406 Code civil du Bas-Canada (CCBC) à l’époque de la cession des droits discutés ici[5]. Que l’aliénation procède par cession perpétuelle en pleine propriété ou temporaire par bail, les droits hydrauliques sont un droit accessoire au bien foncier cédé, c’est-à-dire le lit et les rives des lacs et rivières dont l’occupation est nécessaire aux opérations industrielles.

En effet, les droits hydrauliques servant à la production d’électricité apparaissent comme des droits rattachés à la propriété ou à l’usage du lit de la rivière ou du lac. Les droits hydrauliques, bien qu’immatériels, sont toujours rattachés à l’usage d’un terrain, pour y turbiner ou emmagasiner l’eau. Ils ne rendent toutefois jamais le titulaire des droits propriétaire de l’eau elle-même[6] (Normand, 2000 : 62). Dans les rivières et lacs navigables ou flottables (où l’on peut faire flotter du bois), le lit de ces plans d’eau appartient au départ à l’État du Québec (art. 400 CCBC ; art. 919 CcQ), qui peut en disposer. Le Québec a utilisé deux méthodes pour leur aliénation : d’abord en cédant la pleine propriété des terrains nécessaires à l’installation des équipements puis, graduellement à partir du début du XXe siècle, jusqu’à devenir le seul mode de cession, en cédant les terrains visés par un contrat dit de « louage », à long terme et structuré par tranches, qui autorisait la construction des installations de turbinage ou d’emmagasinement de l’eau. Tous ces contrats de « louage » ou qualifiés de « baux » sont temporaires et doivent être régulièrement renouvelés.

Voyons maintenant comment, et surtout pourquoi, la production de l’aluminium primaire s’est déplacée entre deux périphéries québécoises. Nous analyserons ensuite plus en détail l’évolution et les modalités d’acquisition des droits hydrauliques.

La Mauricie : une première installation

Miser sur un site

C’est en Mauricie, à Shawinigan, sur les bords de la rivière Saint-Maurice, qu’a débuté l’histoire québécoise de la fabrication de l’aluminium primaire, où cette industrie n’a toutefois pas su prendre l’expansion observée ailleurs ni s’y maintenir jusqu’à ce jour. Attirée par l’abondance d’électricité à bon prix, l’entreprise alors nommée Pittsburgh Reduction y avait pris pied à la fin du XIXe siècle avec l’appui du financier étatsunien Robert Mellon. Dès 1901, elle produit ses premiers lingots d’aluminium, après avoir conclu avec Shawinigan Water & Power (SWP), en 1899, une entente à long terme pour la fourniture d’électricité à prix avantageux (Bellavance, 1994). SWP, incorporée en 1898[7], avait acquis en pleine propriété le site des chutes de Shawinigan, le Trou du diable, et ses droits hydrauliques.

L’événement n’est pas anodin dans l’histoire de l’installation de l’industrie de l’aluminium dans les périphéries canadiennes. Loin d’être un joueur secondaire, Pittsburgh Reduction est la précurseure d’Alcoa qui, en 1925, devient Aluminium Company of Canada, qui devient Alcan, puis est rachetée en 2007 par Rio Tinto, grande multinationale australo-britannique du secteur minier.

Dales (1957) a analysé le processus par lequel les premiers grands acquéreurs de droits hydrauliques du Québec, comme SWP, devaient prospecter pour l’installation d’industries énergivores à proximité, afin de financer la construction des centrales hydroélectriques, qui exigent des investissements colossaux. Les détenteurs de droits hydrauliques signaient, avec la grande industrie, des contrats à long terme de fourniture d’électricité à faible coût. Ces contrats, comme celui conclu entre SWP et l’industrie de l’aluminium à Shawinigan, étaient fort complexes. Ils étaient négociés à la pièce avec des prix dits « administrés », en ce sens qu’ils n’étaient pas soumis à la simple règle de l’offre et de la demande (Dales, 1957)[8]. Ce processus d’ententes plurielles entre les producteurs d’hydroélectricité et l’industrie énergivore a caractérisé le développement industriel le long de la rivière Saint-Maurice, surtout sous l’égide de SWP, avec ses ramifications sous forme d’ententes pluripartites entre l’industrie énergivore et les municipalités hôtes des installations industrielles (Prémont, 2019).

Vulnérabilité de l’entreprise par sa dépendance à l’achat d’électricité

Vingt-cinq ans plus tard, soit à partir de 1926, l’aluminerie de Shawinigan ne parvient plus à conclure une entente satisfaisante avec SWP pour l’expansion de sa production d’aluminium primaire. Déjà, le coût de l’électricité atteint le double de celui convenu en 1900, pendant que le prix de l’aluminium baisse (Côté, 1988 : 85). C’est qu’entre-temps, grâce à son entente avec la Montreal Light, Heat and Power, SWP a pu profiter de l’expansion rapide du marché lucratif de la vente au détail dans la région métropolitaine de Montréal, ce qui a réduit sa dépendance, et ses faveurs, à l’industrie de proximité.

Cette situation déclenche chez l’entreprise (devenue Northern Aluminum Co, filiale d’Alcoa) une volonté de s’installer ailleurs pour prendre de l’expansion. En effet, la multinationale a vite compris la vulnérabilité qu’entraîne sa dépendance à un fournisseur d’électricité qu’elle ne contrôle pas. Au cours des décennies suivantes, la production d’aluminium primaire en Mauricie fluctue, stagne, décline et agonise pour finalement s’éteindre en 2014. Dès que s’ouvre une option plus prometteuse pour contrôler son environnement d’affaires et asseoir ses droits, l’entreprise privilégie une autre périphérie pour sa croissance. Cette occasion se présente au SLSJ, où la compagnie sera particulièrement déterminée à s’approprier un contrôle étroit, sur le très long terme, pour asseoir son accès à l’électricité à faible coût. De son expérience en Mauricie, elle sait que même les tarifs avantageux obtenus par contrat d’une ou deux décennies ne suffisent pas. La mainmise sur les droits hydrauliques eux-mêmes devient pour la multinationale de l’aluminium la clé de voûte lui promettant une longévité exceptionnelle qu’elle pourra ancrer dans deux périphéries canadiennes. L’acquisition de droits sur le bassin hydrographique du Saguenay marquera le début de la fin pour la production d’aluminium à Shawinigan. L’entreprise déplacera ses plus grands projets d’expansion de production d’aluminium primaire là où elle raffle les meilleurs droits hydrauliques : le SLSJ, au Québec.

Le SLSJ et la première phase de l’implantation: des droits hydrauliques en pleine propriété

La multinationale a appris de son expérience en Mauricie. Une acquisition définitive de droits hydrauliques devient une condition essentielle à sa décision d’implantation, et c’est ce qu’elle attendra d’obtenir avant d’y lancer la construction de sa première aluminerie à Arvida (aujourd’hui composante de Ville de Saguenay) en 1925. L’acquisition de droits en pleine propriété se déroule en deux temps: d’abord les droits hydrauliques sur la rivière Saguenay, puis, le droit d’emmagasiner l’eau du lac Saint-Jean.

La figure 1 permet de visualiser la localisation des installations de production d’hydroélectricité appartenant à Alcan au début des années 1960, sur la rivière Saguenay et sur la rivière Péribonka, ainsi que les réservoirs des lacs Saint-Jean, Manouane et des Passes-Dangereuses (Péribonka).

Le droit de turbiner l’eau du Saguenay

Au SLSJ comme en Mauricie, la première phase d’acquisition de droits hydrauliques se fait à la même époque en pleine propriété. Comme la propriété du lit d’une rivière comporte le droit d’utiliser les forces hydrauliques, l’un vient avec l’autre. Dans cette conception, la force hydraulique est un attribut de la propriété du lit[9]. Les premières cessions de droits hydrauliques sont donc accompagnées d’une cession du lit des lacs et cours d’eau, sous forme de lettres patentes ou d’actes notariés autorisés par arrêtés en conseil (Lord, 1977).

Les acquéreurs se mettent ensuite à la recherche d’industriels énergivores. Entre 1900 et 1903, bien avant que ne s’installe la production d’aluminium, les droits hydrauliques et le lit de la rivière Saguenay, depuis la décharge du lac Saint-Jean jusqu’à l’embouchure de la rivière Shipshaw – ce qui comprend environ 40 km de rivière et inclut les futurs sites de trois centrales hydroélectriques : Isle-Maligne, Chute-à-Caron et Shipshaw – passent du domaine public au domaine privé. Les hommes politiques, notamment le premier ministre Simon-Napoléon Parent, poursuivent alors une politique de développement économique qui s’appuie sur deux moteurs. D’abord, la cession de droits hydrauliques ne coûte rien à l’État, soutient-on, tout en générant d’importantes retombées économiques. Ensuite, les bénéfices sont particulièrement significatifs pour les périphéries rurales et éloignées, et servent en même temps à endiguer le fléau de l’émigration de la nation canadienne-française vers la Nouvelle-Angleterre. Les hommes politiques transigent directement avec les « capitalistes », comme les appelle Massell (2000). Les cessions de droits hydrauliques se font rapidement.

FIGURE 1

Localisation des installations de production d’hydroélectricité appartenant à Alcan au début des années 1960

Localisation des installations de production d’hydroélectricité appartenant à Alcan au début des années 1960
Source: Prémont, 2022 | Conception : Département de géographie, Université Laval

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La méthode de cession en pleine propriété des terrains et des droits hydrauliques sous la seule autorité d’un ministre ou du cabinet tirait pourtant à sa fin. En 1906, le premier ministre Lomer Gouin avait annoncé qu’il n’était plus question de dilapider les ressources naturelles et que les droits hydrauliques seraient dorénavant cédés par baux à long terme et non en pleine propriété. Mais ce changement sera long à s’implanter puisqu’on craint qu’il provoque une réduction des investissements. Entre 1905 et 1909, seulement trois cessions sur trente-trois se feront par bail (Massell, 2000). Mais comme les droits déjà cédés ont définitivement quitté le giron du domaine public, ils peuvent librement changer de mains. C’est ce qui se produira avec les droits sur le Saguenay.

Les propriétaires privés des droits sur le Saguenay sont d’abord Thomas Leopold Willson, un industriel ontarien qui veut installer une usine de carbure, puis de fertilisants, et une entreprise enregistrée sous le nom d’Oyamel dans l’État du New Jersey, aux États-Unis. Leurs représentants, Benjamin Alexander Scott et Louis Terah Haggin, se mettent à la recherche d’industriels énergivores pour les associer au projet de construction de centrales hydroélectriques (Massell, 2000). À l’invitation de Willson, le financier étatsunien James Buchanan Duke visite le site en 1912, en compagnie du président d’Alcoa, Arthur Vining Davis[10] ainsi que Richard B. Mellon, actionnaire important qui avait été étroitement associé à l’implantation de l’aluminerie de Shawinigan. Dès 1914, les droits sur le Saguenay passent entre les mains de Duke, qui avait flairé la bonne affaire. Avec ses associés, le financier a cependant vite compris qu’une telle acquisition ne présentait pas encore tous les atouts nécessaires pour la rentabiliser. En effet, la réelle valeur des droits sur le Saguenay reposait sur des droits appartenant encore à l’État québécois, c’est-à-dire le droit d’utiliser le lac Saint-Jean comme réservoir. De longues négociations se sont donc poursuivies sur toute une décennie pour l’acquisition de ce droit (Massell, 2000).

Transformer le lac Saint-Jean en réservoir naturel allait permettre, au bas mot, de doubler le potentiel des droits hydrauliques de la rivière Saguenay. C’est pourquoi Duke (qui crée alors la société Quebec Development) a la prudence d’acquérir les droits sur le Saguenay sous une condition, soit celle d’obtenir les droits hydrauliques du lac Saint-Jean, en élevant substantiellement son niveau, ce qui entraînera irrémédiablement l’ennoiement de terres déjà concédées.

Le droit de transformer le lac Saint-Jean en réservoir

La condition posée par Duke à l’achat des droits hydrauliques du Saguenay représente un énorme défi qui lie les deux parties à la transaction dans un effort commun de démarchage auprès des autorités du Québec. Les deux ont dès lors un puissant intérêt à travailler de pair pour mettre la main sur les droits du lac Saint-Jean qui, non seulement permettraient de sceller l’entente, mais surtout décupleraient la puissance des droits déjà acquis. La régularisation des flots du Saguenay est dans leur mire. Jamais une telle cession à des intérêts privés n’avait eu lieu au Québec.

Les négociations s’engagent avec l’État québécois qui, grâce à la vigilance et à l’expertise de l’ingénieur Arthur Amos du ministère des Terres et Forêts, puis de la Commission des eaux courantes, met tout en oeuvre pour tirer le maximum d’une telle convoitise et empêcher que les hommes politiques ne cèdent trop facilement aux demandes (Massell, 2000).

À la même époque, l’État refusait de céder de tels droits de contrôle d’un bassin hydrographique entier à l’entreprise privée. Par exemple, même en face de la puissante société SWP et en dépit de la cession d’importantes sections de la rivière faisant l’objet d’un imposant développement hydroélectrique et industriel, le Québec a conservé ses pouvoirs de contrôle sur le Saint-Maurice. Par la Commission des eaux courantes, il avait aussi maintenu sous propriété et contrôle publics le réservoir à la Loutre (plus tard appelé réservoir Gouin) alors en construction pour régulariser les eaux du Saint-Maurice et accroître la puissance des centrales privées[11]. Pourquoi le régime de contrôle allait-il être différent au SLSJ et cédé à l’entreprise privée, au lieu d’être confié à la Commission des eaux courantes comme en Mauricie ?

Les historiens ayant fouillé ces négociations ont révélé plusieurs éléments qui, sans tout expliquer, nous éclairent : notamment l’installation du siège social de Quebec Development dans une chambre du Château Frontenac, à un jet de pierre du Parlement du Québec, afin d’avoir un accès prompt et étroit aux décideurs politiques et administratifs de l’État. Massell (2000) a aussi souligné que le premier ministre Taschereau connaissait bien le dossier de l’élévation du niveau du lac Saint-Jean, puisque avant son entrée en politique, le cabinet d’avocats dont il faisait partie avait représenté Duke dans ses négociations avec l’État québécois. On sait aussi qu’après avoir éjecté Willson et Scott de la Quebec Developement, Duke s’est associé à William Price (Price Brothers and Company, dont l’un des principaux actionnaires était l’influent Lord Beaverbrook[12]), industriel détenant une grande partie des droits de coupe forestière du SLSJ.

Avec ces changements à la tête de la société détenant les droits hydrauliques sur le Saguenay, l’allure des négociations qui traînaient depuis une décennie prend soudainement un autre tournant. En juillet 1921, Price et les associés de Duke rencontrent le premier ministre Taschereau ainsi que le ministre des Terres et Forêts, Honoré Mercier. Ces rencontres relancent les négociations au faîte de l’État et non plus dans les dédales de l’administration publique, laquelle continuait de résister en exigeant davantage. Les négociations sont vite conclues à l’avantage de Quebec Developement, qui accroît ses droits et obtient l’autorisation convoitée d’élever le niveau du lac Saint-Jean jusqu’à 17,5 pieds (5,3 mètres), à la faveur d’un décret adopté en décembre 1922.

Fort de cette autorisation, Duke poursuit ses recherches d’un autre industriel énergivore puisque, au mieux, Price Brothers ne pourra absorber que la moitié de l’énergie produite à la future centrale d’Isle-Maligne. Il y mettra deux ans et demi, ce qui l’incitera même à envisager de produire lui-même de l’aluminium (Igartua, 1985) ou de faire l’exportation de l’électricité excédentaire aux États-Unis (Massell, 2000) ; cependant, cette porte se referme en 1926 par l’adoption d’une loi qui exige d’ajouter à toute cession de droits hydrauliques une clause interdisant l’exportation de l’électricité (Prémont, 2022). Une entente conclue en 1925 entre Duke et Alcoa ramène finalement l’entreprise de l’aluminium au SLSJ, non plus pour une simple visite comme en 1912, mais pour y prendre une fulgurante expansion. Cette entente survient au moment où l’entreprise connaît des difficultés en Mauricie pour renouveler son contrat d’achat d’électricité à prix avantageux avec SWP. Le choix du territoire étant conditionnel aux intérêts de l’entreprise, la mobilité entre périphéries est vite consommée.

En effet, l’entente conclue en 1925 entre Duke (Duke-Price Power) et Davis (Alcoa) scelle les intérêts de l’un dans l’entreprise de l’autre. Peu après le début de la construction de la centrale d’Isle-Maligne, les autorisations sont émises pour construire aussi la centrale de Chute-à-Caron, pendant qu’on se prépare à ériger l’aluminerie d’Arvida. Avec le décès subit de Price en 1924, suivi de celui de Duke en octobre 1925, Alcoa raflera toutes les billes au cours des années suivantes. Une fois que la multinationale obtient les droits perpétuels pour exploiter la ressource hydraulique, le rôle de l’État se limite à lui faciliter la voie en autorisant toutes les mesures accessoires.

Sur le territoire du SLSJ, l’entreprise déploie un vaste modus operandi qui lui permet de maîtriser l’ensemble du processus industriel. Non seulement elle planifie et contrôle la mise en place de la ville qui permettra d’accueillir le personnel nécessaire à l’aluminerie (Arvida), mais elle s’assure aussi que ses premières installations hydroélectriques bénéficient de leur propre territoire municipal (Isle Maligne, 1926, fusionnée à Alma en 1962 ; et Racine, 1928, fusionnée à Arvida en 1944) dont les ficelles politiques et financières demeurent sous son emprise (Prémont, 2017). Avec l’expansion fulgurante d’Alcoa/Alcan sur son territoire, le SLSJ devient rapidement le plus grand producteur d’aluminium au monde.

Parmi toutes les activités industrielles établies au Québec au cours du XXe siècle, l’industrie de l’aluminium primaire au SLSJ témoigne d’une pérennité hors du commun, avec bientôt un siècle de fonctionnement depuis la production de ses premiers lingots. Les droits acquis par Alcoa dans les années 1920 ne suffisent pourtant pas pour expliquer cette pérennité. Ils devront encore s’étendre pour mieux appuyer son expansion, et ce, en dépit de changements majeurs dans les politiques publiques québécoises qui resserrent pourtant les règles de la cession de droits hydrauliques. Il faut donc continuer l’analyse des droits obtenus par l’entreprise afin de mieux comprendre comment ils émergent de contraintes qui semblent pourtant se durcir.

Le SLSJ et la deuxième phase de l’expansion : des droits hydrauliques sous bail

Alcan revient frapper à la porte de Québec en deux temps pour obtenir des droits hydrauliques supplémentaires : d’abord à l’orée de la Seconde Guerre, puis au cours des années 1950. Malgré les demandes insistantes de la multinationale, Québec tient bon et refuse une cession en pleine propriété, privilégiant plutôt la technique du bail, alors bien établie depuis un quart de siècle pour les autres cessionnaires.

Outre la différence quant au mode de cession, les droits recherchés par Alcan sont aussi de deux types, comme pendant la phase d’implantation : le droit de construire une centrale et le droit de constituer un réservoir pour emmagasiner l’eau. La séquence sera toutefois inversée. Alcan obtient d’abord l’augmentation de la capacité d’emmagasinement et, six ans plus tard, sollicite le droit de turbiner l’eau de la rivière Péribonka. Ces demandes débouchent sur la conclusion des premiers baux entre l’État québécois et Alcan.

La création de deux nouveaux réservoirs privés en temps de guerre

Environ deux décennies après l’acquisition par Alcoa des droits de Duke-Price sur le Saguenay et des droits d’emmagasinement de l’eau du lac Saint-Jean de l’État québécois, la puissance générée se révèle encore insuffisante à l’expansion de la multinationale. À l’approche de la Seconde Guerre, la demande industrielle d’aluminium explose. Alcan se bute à la limite supérieure de l’élévation du lac Saint-Jean, qui plafonne la capacité de ses deux centrales de l’Isle-Maligne et de Chute-à-Caron sur le Saguenay. Il est alors impensable de répéter le coup de la « tragédie du lac Saint-Jean » (Girard et Perron, 1989 : 30-31) en inondant davantage de terres pour augmenter la capacité du lac transformé en réservoir 13 ans plus tôt, au détriment des propriétaires riverains. Il devient évident qu’Alcan devra plutôt utiliser les cours d’eau tributaires du lac pour obtenir une puissance accrue, particulièrement la rivière Péribonka qui puise sa source loin dans la taïga subarctique. Cette voie lui permet d’emprisonner davantage d’eau et d’accroître, plus bas, la force de frappe de la tête hydrique (Massell, 2004 et 2011).

Mais les embûches à l’accaparement des ressources hydriques de l’État se sont depuis additionnées. Après l’adoption de la loi de 1926 qui, dans les contrats de cession de droits hydrauliques, interdit l’exportation d’électricité[13], le gouvernement Taschereau adopte en 1935 une loi qui interdit cette fois à l’exécutif de l’État de céder les droits hydrauliques par simple arrêté en conseil. Nulle cession ne peut procéder sans l’assentiment de la Législature et l’adoption d’une loi[14]. Les ententes de gré à gré entre industriels et hommes politiques ne peuvent plus, en principe, produire les résultats expéditifs survenus en 1921 et 1922. Après l’intermède du gouvernement de l’Union nationale, de 1936 à 1939, où Duplessis avait résisté aux demandes d’Alcan pour des droits hydrauliques supplémentaires, Adélard Godbout, chef du Parti libéral, renchérit et promet même, durant la campagne électorale menant à son élection du 25 octobre 1939, de nationaliser l’hydroélectricité dans la région de Montréal. Pourtant, au cours de son mandat de 1939 à 1944, soit juste avant la création d’Hydro-Québec en avril 1944[15], les droits d’Alcan sur le réseau hydrique du Saguenay progressent de façon considérable, renversant du même coup le refus de Duplessis, en mai 1939, pour la création du réservoir Manouane (Massell, 2004).

Sous les pressions de la guerre et de l’appui ferme du gouvernement fédéral, la demande reformulée par Alcan est entendue et accordée de façon expéditive. Le Québec donne à l’entreprise privée le droit de créer deux nouveaux réservoirs, ce qui élargit le contrôle privé du bassin hydrographique du Saguenay. La négociation du lac Saint-Jean avait exigé plus d’une décennie, face au refus de l’entreprise de payer un prix décent à l’État québécois (ce que Massell souligne comme un oubli volontaire du livre d’histoire rédigé par Alcan qui invoque plutôt la crise économique pour expliquer ce délai). L’autorisation des réservoirs de Manouane et des Passes-Dangereuses est, au contraire, acquise en un temps record. Godbout qualifie plutôt cette cession de « contribution majeure du Québec à l’effort de guerre » en répondant présent à la forte hausse de la demande en aluminium.

Turbiner les eaux de la Péribonka : en deux temps, trois centrales

Ce n’était qu’une question de temps avant qu’Alcan demande le droit de turbiner l’eau de la Péribonka, dont le débit était dorénavant régularisé par les nouveaux réservoirs Manouane et Passes-Dangereuses. En 1950, Alcan obtient l’autorisation d’ériger deux nouvelles centrales qui prennent le nom des sites où elles s’installent : la Chute-du-Diable et la Chute-à-la-Savane. Les autorisations sont accordées dans une même loi[16], suivie de la signature d’un bail. Québec instaure alors, pour la première fois avec Alcan, la cession par bail à long terme d’une centrale. Ce mode opératoire permet notamment au Québec d’attacher certaines conditions à la cession, comme le recrutement de personnel de la région ou du Québec pendant la construction, et un usage industriel de l’électricité produite.

En 1950, le gouvernement Duplessis profite donc de la conclusion du bail en trois tranches pour la construction de nouvelles centrales comme levier pour imposer ce type de conditions. Les autorisations prennent la forme (qui se répète lors de la cession de 1956) d’une loi qui accorde au gouvernement (c’est-à-dire au Conseil des ministres) le pouvoir de conclure un bail qui doit obligatoirement comprendre 3 tranches de 25 ans, précédées d’une période d’organisation qui tient, dans le premier cas, jusqu’au 1er décembre 1953. La deuxième tranche est activée à la fin de la première, à la discrétion de l’entreprise, tandis que la troisième repose sur la discrétion du gouvernement, selon les conditions qu’il détermine, le tout pour un terme total de 75 ans menant à une échéance en 2028.

L’échéance de la deuxième tranche au 1er décembre 2003, soit 50 ans après la mise en service de la centrale, permet au gouvernement de fixer les conditions d’utilisation des droits hydrauliques par l’entremise d’une troisième tranche du bail qui s’ouvre à la discrétion du gouvernement. L’État tente ainsi de tirer le maximum du nouveau mode de cession par bail puisque nul ne connaît les circonstances qui prévaudront plus d’un demi-siècle après la signature d’un tel bail. Le gouvernement se réserve en outre le pouvoir d’annuler la dernière tranche de 25 ans du bail en cas d’insatisfaction de l’usage fait de la ressource, ou si l’entreprise refuse l’augmentation de la rente que souhaiterait imposer Québec.

La loi de 1950 précise aussi la nature des demandes formulées par l’État en matière de développement économique auxquelles doit répondre l’entreprise. L’objectif de développement industriel par les ressources harnachées est énoncé à la loi et impose à Alcan de fournir en outre de l’électricité à toute entreprise de la région qui en aurait besoin. À l’exception de l’alimentation de ses filiales à Shawinigan ou à La Tuque, la loi interdit non seulement à l’entreprise d’exporter l’électricité hors de la province, mais aussi de la transporter à l’extérieur d’un périmètre défini par les districts de Chicoutimi, Lac-Saint-Jean, Roberval, Saguenay et Chibougamau. Dans le contexte de l’époque, où il n’existe aucun fournisseur d’électricité comme Hydro-Québec dans la région, la ressource concédée doit servir d’abord et avant tout au développement industriel de la région d’où elle émane.

Lors des débats parlementaires, le premier ministre Duplessis va même plus loin en soutenant que l’objectif visé par la nouvelle concession à Alcan n’est pas de répondre aux seuls besoins du producteur d’aluminium, mais plutôt de permettre de développer les forêts et les mines de la région. Il souligne que les industries minière et forestière génèrent quatre fois plus d’emplois par cheval-vapeur que la production d’aluminium, et que ces industries régionales doivent donc être favorisées par les politiques publiques. Il espère que ce nouveau développement hydroélectrique sur la Péribonka servira à l’expansion de Chibougamau (Débats de l’Assemblée législative, 3 avril 1950). Ce faisant, dès la première signature des baux de la Péribonka, Québec est conscient que la production d’aluminium primaire ne permet pas à elle seule de retourner à la région un bénéfice à la mesure de la concession (Prémont et Proulx, 2019). Les conditions prévues à la loi pour la conclusion du bail tentent d’y remédier. Le bail est signé le 27 octobre 1950 (Direction générale, 1981).

En 1955, une loi réitère et renforce l’interdiction de cession définitive de droits hydrauliques en précisant que, même par bail, une cession exige une loi[17]. Deux mois plus tard, le Québec autorise par loi[18] une troisième centrale sur la Péribonka, la centrale des Passes-Dangereuses. Suivant le modèle de 1950, le gouvernement est autorisé à signer un bail avec Alcan pour la construction d’une nouvelle centrale à la sortie de l’immense réservoir des Passes-Dangereuses. Le bail doit également être structuré en trois tranches successives de 25 ans (après une période d’organisation jusqu’au 1er octobre 1960). L’ouverture de la dernière tranche de 25 ans, pour une prolongation jusqu’en 2035, repose sur la discrétion du gouvernement et s’établit aux conditions qu’il peut fixer. Le gouvernement a profité de la cession par bail pour imposer à nouveau des objectifs de développement économique assez similaires à ceux des deux premières centrales de la Péribonka, avec l’obligation, autant que possible, d’utiliser la main d’oeuvre locale et des techniciens du Québec, tout en interdisant à Alcan (sauf pour ses propres usines) d’exporter l’électricité hors de la grande région du SLSJ, élargie jusqu’à Chibougamau.

Le premier ministre Duplessis explique le besoin supplémentaire d’Alcan par l’épisode de sécheresse de l’été 1955, qui aurait démontré que la situation risquait de devenir désastreuse en l’absence d’un coussin dans la production d’électricité de l’entreprise. La capacité excédentaire des réservoirs de Manouane et des Passes-Dangereuses apparaissait la solution la plus avantageuse pour l’intérêt public, évitant l’inondation d’autres terres (Débats de l’Assemblée législative, 22 février 1956).

Le SLSJ et la troisième phase : recul de l’État et modification des baux

Au milieu des années 1970, Alcan dispose donc de trois centrales de production installées sur la base de droits en pleine propriété et trois centrales sur la base de baux. La répartition de la puissance installée entre ces deux modes de tenure se situe à 57 % en pleine propriété et 43 % pour les baux (Laliberté, 1978). Il est clair que la production d’hydroélectricité d’Alcan sur la base des baux est très significative et atteint sans doute plus de la moitié, si on considère que la productivité des centrales sur le Saguenay dépend aussi des réservoirs à la source de la Péribonka, sous tenure par bail.

Au cours des années 1960, certaines modifications ont été apportées au bail des deux centrales Chute-du-Diable et Chute-à-la-Savane, par un bail supplémentaire prolongeant la première tranche de 25 à 30 ans, repoussant l’échéance pour l’activation de la dernière tranche au 1er décembre 2008, donc à moins d’un an de l’échéance du bail des Passes-Dangereuses, prévue le 9 octobre 2009 (MERN, 1981 : Annexe 1).

Un changement plus radical est toutefois apporté aux deux baux au cours des années 1980, sous le gouvernement du Parti Québécois. Enfin, une dernière modification sera adoptée de façon précipitée et opaque en 2006, sous le gouvernement libéral de Jean Charest. Ces deux modifications au fonctionnement original des baux par tranches touchent le coeur même de leur logique, au point d’effacer en quelque sorte la distinction fondamentale entre la perpétuité de la cession en pleine propriété et le caractère temporaire de la cession par bail. Voyons plus en détail.

La loi de 1984 : renouvellement avant échéance

La deuxième tranche des deux baux de la Péribonka vient à peine de commencer que le gouvernement du Parti Québécois adopte, en 1984, une loi qui remplace les lois de 1950 et 1956[19]. L’étude de ce changement important est portée à l’attention du Conseil des ministres en octobre 1983 par le ministre de l’Énergie et des Ressources de l’époque, Yves Duhaime.

La loi adoptée en 1984 fusionne les deux baux, mais prolonge aussi à 50 ans la durée de la deuxième tranche (au lieu des 25 ans prévus à l’origine) et, par le fait même, à 100 ans le terme total du bail (au lieu de 75 ans). Mais un changement encore plus important en découle : la dernière tranche de 25 ans n’est plus reconduite à la discrétion du gouvernement. C’est plutôt d’un commun accord entre les parties que seront dorénavant fixées les conditions de la troisième tranche, dans l’année qui précède la date de 2034. Comment expliquer que le gouvernement du Parti Québécois ait accordé une prolongation de 25 ans, sans exiger en contrepartie des conditions supplémentaires inscrites à la loi, tout en amputant le pouvoir discrétionnaire de l’État sur la troisième tranche révisée ?

Les discussions au Conseil des ministres révèlent les informations qui ont servi d’appui à la décision gouvernementale. La prolongation des baux d’Alcan y est discutée pour la première fois le 5 octobre 1983, soit environ un mois avant l’échéance de la première tranche du premier bail de la Péribonka (Mémoire de délibérations du Conseil exécutif, 5 octobre 1983). Le ministre Duhaime explique qu’Alcan propose d’entreprendre, sur une période de 30 ans (de 1984 à 2015), un programme massif d’investissements de plus de trois milliards de dollars visant à remplacer ses quatre alumineries vétustes situées à Arvida, Isle-Maligne, Beauharnois et Shawinigan. Le programme serait lancé avec la mise en chantier de la nouvelle aluminerie de Laterrière dès le printemps 1984, soit avec un devancement de deux ans sur le programme qui avait été annoncé. L’entreprise soutient que ce programme permettra d’accroître sa capacité de production de 790 000 à 996 000 tonnes métriques par année. Alcan fait cependant du renforcement de ses droits sur la rivière Péribonka une condition de ses investissements. L’entreprise exige que la vie utile des actifs à construire corresponde à la durée de ses droits hydrauliques. L’exigence se traduit par la prolongation immédiate de 25 ans de ces droits, autant pour les centrales que pour les réservoirs (Duhaime, 1983). Le ministre demande au Conseil des ministres d’acquiescer à la demande de l’entreprise et de l’autoriser à négocier avec elle une modification des baux. La discussion démontre clairement que le prolongement des baux est accordé en contrepartie d’une promesse d’Alcan d’investissements importants pour mettre à niveau toutes ses alumineries du Québec.

Après la réponse positive du Conseil des ministres, en octobre 1983, une entente de principe est conclue avec Alcan dès le 30 novembre suivant et présentée à nouveau pour approbation du Conseil exécutif, en janvier 1984 (Mémoire de délibérations, 18 janvier 1984). Le ministre Duhaime explique que la prolongation est consentie « sous réserve de la réalisation par Alcan vers le 31 décembre 2015 de son programme d’investissements ». Le nouveau bail permet à l’État de percevoir une rente additionnelle estimée à 50 millions de dollars entre 1984 et 2008 par rapport aux baux remplacés.

Bernard Landry, alors ministre des Relations internationales et ministre du Commerce extérieur, souligne qu’Alcan fait très peu de transformation de l’aluminium au Québec et demande si on ne devrait pas en profiter pour augmenter cette part. Le ministre Duhaime répond qu’Alcan effectue sa transformation à 50 % au Québec et qu’il est difficile de la contraindre à augmenter cette part quand rien ne l’empêche de développer ses installations hors Québec. Il estime que le Québec tire un bon parti de cette entente. Mais le ministre des Finances, Jacques Parizeau, ajoute quant à lui que les redevances perçues demeurent faibles et qu’Alcan continue ses investissements en Colombie-Britannique. Il demande à Duhaime d’obtenir des garanties fermes d’Alcan, particulièrement en ce qui concerne l’usine de Laterrière. Sur ce, le Conseil des ministres accepte les recommandations.

La loi est sanctionnée le 4 juin 1984[20], confirmant l’attribution d’un bail de 50 ans à compter du 1er janvier 1984, avec possibilité de le prolonger de 25 ans, sur préavis d’Alcan dans les 12 mois qui précèdent l’échéance du 1er janvier 2034. Les conditions devront être établies d’un commun accord au cours de ces 12 mois précédant l’échéance. En plus de prolonger sans autre discussion le bail de 25 ans, l’amendement de 1984 démontre qu’au lieu d’utiliser la force de négociation des droits hydrauliques de l’État pour amener la multinationale à atteindre certains objectifs de développement économique fixés par le Québec, c’est plutôt le Québec qui se plie et s’ajuste au programme d’investissement déterminé par l’entreprise dans son propre intérêt. Les droits hydrauliques cédés se moulent tout simplement à la vie utile des installations décidées par l’entreprise, qui se limitent évidemment à la production d’aluminium primaire sans aucune considération pour sa transformation au Québec.

La loi de 2006 : retour à la case départ

L’amendement de 1984 ne laissait plus, comme réel pouvoir de contrôle sur l’utilisation de l’électricité produite à partir des ressources de l’État, que le faible maillon de l’entente à laquelle les deux parties devaient parvenir par des négociations sur les conditions, au seuil de l’ouverture de la troisième et dernière tranche du bail, repoussée à 2034. Même ainsi anémié, le pouvoir de l’État devait l’être encore davantage par un autre amendement en 2006.

Deux dimensions doivent être soulignées quant à cet amendement de 2006 : sa signification et la procédure utilisée. Sur le fond, l’amendement pourrait passer inaperçu, et sans doute en fut-il ainsi pour plusieurs députés qui ont voté sur le projet de loi au milieu de la nuit. Placé par un simple papillon[21] à la toute fin d’un projet de loi sans aucun rapport avec la modification proposée[22], la disposition en cause mérite d’être reproduite pour mieux voir qu’il y a peu à comprendre de sa seule lecture.

Article 61. L’article 3 de la Loi sur la location de forces hydrauliques de la rivière Péribonca à Aluminium du Canada, Limitée (1983, chapitre 19) est modifié par la suppression, dans le troisième alinéa, de « dans les douze mois qui précèdent le 1er janvier 2034 ».

Il est essentiel de retourner à la loi de 1984. La disposition de 2006 accomplit, pour la troisième et dernière tranche du bail, en gros ce qu’avait fait l’amendement de 1984, c’est-à-dire devancer de 25 ans le renouvellement de la troisième tranche et effacer la mesure de contrôle de l’État quant à la cession de ses droits hydrauliques.

En soustrayant « dans les douze mois qui précèdent le 1er janvier 2034 », la loi autorisait le gouvernement Charest à s’entendre immédiatement avec Alcan, ce qu’il avait fait avant même l’adoption de la loi, puisqu’on apprenait, en 2012, que l’entente secrète avait été signée le jour même de la sanction de la loi (Dutrisac, 2012). L’État se commettait sur le champ quant aux conditions applicables 28 ans plus tard pour une autre période de 25 ans, jusqu’en 2059 ! Exit la formule du bail par tranche qui accordait à l’État un certain contrôle sur les fonds et les droits hydrauliques qui lui appartiennent. L’amendement effectue un délestage tel des pouvoirs de l’État, que le titre obtenu sur les ressources publiques s’approche, dans les faits, d’un titre perpétuel de propriété, pourtant honni depuis un siècle. À toute fin pratique, la prolongation des droits hydrauliques d’Alcan sur un tel horizon lui accorde des droits d’une ampleur qui se confond avec la pleine propriété.

La dimension procédurale empruntée par l’Exécutif de l’État devant l’Assemblée nationale mérite aussi d’être soulignée, en tant que négation de l’évolution historique accomplie depuis 1935 et renforcée en 1955, interdisant, sans débat possible, toute cession de droits hydrauliques d’importance.

Non seulement la disposition a été insérée dans un projet de loi étranger à l’objet en cause, mais l’amendement est même absent du texte soumis à la discussion de l’Assemblée nationale lors de la présentation du projet de loi, le 14 novembre 2006. Personne ne pouvait donc se douter que la proposition allait tomber du ciel à minuit moins une de son adoption le 13 décembre suivant. Aucune discussion n’a pu se faire lors des débats en commission parlementaire, traitant de sujets totalement étrangers au bail de la Péribonka, comme l’efficacité énergétique et les mesures de financement de la réduction des gaz à effet de serre.

Au final, sans tambours ni trompettes, les droits hydrauliques conférés à la multinationale dans la périphérie du SLSJ depuis la Seconde Guerre mondiale ont été entre 1984 et 2006 convertis, sans le mot, en une forme de propriété pérenne des ressources hydrauliques du Québec. Si les Québécois ont été tenus à l’écart de l’amendement nocturne du bail et les députés appelés à voter maintenus dans l’ombre, d’autres n’ont pas manqué d’en tirer rapidement leurs bénéfices. Quelques mois plus tard, Alcan qui, par ces amendements disposait de droits quasi perpétuels sur l’un des bassins hydriques les plus puissants du monde, est passée entre les mains de Rio Tinto. Les principaux bénéficiaires de ce transfert de propriété ont été les actionnaires et dirigeants d’Alcan, qui ont encaissé l’immense cadeau offert par les amendements aux baux originaux. Depuis, l’État est devenu un propriétaire dénudé de ses droits hydrauliques, lesquels échappent à son contrôle jusqu’en 2059, c’est-à-dire une éternité.

Conclusion

Lors de son implantation au SLSJ, Alcan a opéré un double changement de paradigme qui explique son ancrage séculaire dans le territoire pour la production d’aluminium primaire. Elle s’est d’abord définitivement écartée de la simple acquisition d’électricité par contrat à long terme avec un producteur d’énergie, pour mettre directement la main sur d’imposants droits hydrauliques l’autorisant à construire ses propres centrales d’électricité. En cela, l’entreprise ne s’est pas limitée à acquérir des sites de production d’hydroélectricité. Elle a, par étapes, pu mettre la main sur tout le bassin hydrographique du Saguenay, sur lequel elle exerce son contrôle. Cette deuxième dimension du changement de paradigme trouve sa source dans la mise en place de trois immenses réservoirs privés, à partir de plans d’eau naturels. Alcan a été la première et la dernière entreprise du Québec à réussir un tel exploit dans l’acquisition de droits hydrauliques. Les six centrales, appartenant aujourd’hui à Rio Tinto, sont en outre les principales installations construites sur la base des ressources hydrauliques du Québec qui ont été épargnées par la grande nationalisation des entreprises d’électricité, sous le gouvernement de Jean Lesage au début des années 1960.

Mieux que quiconque, Alcan a réussi à bien tirer son épingle du jeu de la mutation de la cession de droits hydrauliques de la pleine propriété au bail. Ce mode de cession avait été implanté pour permettre à l’État d’exercer un meilleur contrôle de l’usage des ressources publiques pendant la durée du bail. Sa division en trois tranches, et surtout la dernière qui était renouvelable à la discrétion de l’État, permettait aux pouvoirs publics d’imposer des conditions, voire des objectifs de développement économique. L’entreprise devait s’y soumettre pour obtenir l’usage des droits hydrauliques, une fois atteint le seuil de cette troisième tranche. Les amendements aux baux originaux, introduits en 1984 puis en 2006, ont éradiqué cette caractéristique et porté le coup fatal à la tentative de contrôle de l’État quant à l’usage des droits consentis, ramenant plus ou moins le statut de la périphérie du XXIe siècle à celui du XIXe siècle.

Si Igartua avait pu conclure que les régions ressources du Québec, au début du XXe siècle, étaient utilisées comme de simples pions dans la stratégie des multinationales américaines, l’analyse proposée ici permet de prolonger cette observation jusqu’au XXIe siècle, en levant le voile sur le rôle joué jusqu’au sommet de l’État québécois. En effet, ce sont les plus hautes instances du gouvernement québécois, en 1984 et en 2006, qui se sont volontairement pliées aux desiderata de la multinationale en anéantissant tout effort tenté par l’État québécois de voir se développer une industrie de la transformation de l’aluminium. Il faut en outre se désoler de l’obscurité dans laquelle ont été plongés les députés qui ont dû voter sur ces mesures, et particulièrement de la rédaction cryptique de 2006, cachée dans un projet de loi sans lien avec l’amendement et soumise quelques heures avant un vote nocturne. Une rédaction qui n’autorisait aucune discussion et qui ne pouvait être que totalement incompréhensible à ceux et celles qui l’ont appuyée. Une telle mise en échec de la transparence du processus démocratique et des mesures de contrôle élaborées sur plus d’un siècle pour mieux protéger le patrimoine public des droits hydrauliques ne peut que laisser pantois.