Corps de l’article

En août 2009, quelques mois avant que le peuple suisse s’exprime au sujet de l’interdiction d’édifier de nouveaux minarets sur le sol helvétique, le portail public d’information en ligne Swissinfo publiait un article intitulé Formation d’imams en Suisse : un casse-tête (Eichenberger 2009). S’appuyant sur une étude récente, l’auteure signalait l’existence « chez les musulmans comme les non-musulmans » d’un « large consensus en faveur de la formation du clergé et des pédagogues musulmans en Suisse ». En même temps, l’article attirait l’attention des lectrices et lecteurs sur un nombre de défis d’ordre institutionnel, formatif, juridique et politique qui demeuraient à relever afin de traduire ces aspirations dans la pratique. Dix ans plus tard, en novembre 2019, le quotidien Le Temps revenait sur cette question avec une chronique intitulée La formation des imams, casse-tête national (Zünd 2019). Une comparaison superficielle des titres pourrait laisser présupposer que dans ce laps de temps, rien n’a bougé dans les discussions autour de la formation des cadres associatifs et religieux musulmans en Suisse. Une telle conclusion s’avère cependant lacunaire.

Si d’un côté il est vrai que plusieurs problèmes identifiés en 2009 n’ont pas encore trouvé de solution et qu’au moment de rédiger ces lignes une formation des cadres musulmans sur le plan national n’existe pas, de l’autre les contours du débat ont évolué. En particulier, le Conseil fédéral suisse a récemment souligné que

[p]lutôt que de se concentrer sur une formation des imams, il est important de proposer une offre de formation diversifiée, qui cible aussi les autres accompagnants musulmans socialisés en Suisse, tels que les professeurs d’éducation religieuse, les aumôniers, les responsables de groupes de femmes ou de jeunes, sans oublier les femmes »

Conseil fédéral 2021, 4

Ces considérations ont été formulées, entre autres, à la lumière d’initiatives concrètes qui ont vu le jour ces dernières années sur le plan local, cantonal et fédéral.

Cette contribution explore la tension entre stagnation dans certains domaines et innovation dans d’autres. Son objectif n’est pas de dresser une liste exhaustive des faits qui ont marqué ce dossier et des acteurs qui sont actifs dans ce domaine (cf. Schmid, Schneuwly Purdie, et Lang 2016; Schmid et Trucco 2019a; Eser Devolio et al. 2020 : 40-44). Bien plus, il s’agira d’aborder cette thématique complexe comme une étude de cas permettant d’analyser les processus de construction et mise en oeuvre de stratégies créatives pouvant répondre aux besoins et attentes de différents acteurs sociaux. À cette fin, cette contribution est structurée en deux parties. La première partie propose quelques points de repère démographiques et sociologiques pour mieux comprendre la composition et les modalités d’organisation de l’islam en Suisse, ainsi qu’une chronologie essentielle des événements qui ont contribué à façonner les débats sur la création d’offres formatives destinées aux musulmans depuis le tournant du millénaire.

La seconde partie suit une approche plus systématique, ayant pour but de faire ressortir les interactions que la thématique de la formation des cadres musulmans engendre entre les médias, la politique, la formation, le droit, l’économie et la religion. Tout en mettant l’accent, tour à tour, sur l’un de ces systèmes sociaux, la démarche choisie s’inspire libéralement des travaux de l’anthropologue et sociologue Marcel Mauss, et notamment du concept de « fait social total » qu’il met en avant dans son célèbre Essai sur le don (Mauss 2009). Pour Mauss, certains phénomènes sociaux méritent la qualification de « totaux », car leurs effets ne demeurent pas circonscrits à certains domaines du vivre commun, mais mettent en branle la totalité de la société et de ses institutions (Schneuwly Purdie 2004). La question de la formation des cadres religieux et associatifs musulmans – ce sera la thèse présentée – s’approche d’une telle réalité.

Le cadre suisse

L’islam dans le paysage religieux suisse contemporain

Depuis la Réforme, le paysage religieux suisse a été marqué par le biconfessionnalisme. Tout au long des siècles, la gestion des rapports entre catholiques et réformés a constitué un facteur structurant qui a influencé l’organisation territoriale, politique et éducative du pays. Concrètement, l’aménagement de ces rapports a généralement été considéré du ressort des cantons, l’État fédéral se limitant à imposer, dès la fin du XIXe siècle, un cadre libéral qui garantit l’exercice des libertés fondamentales sur le plan national. Cependant, à partir des années 1960 les différences confessionnelles ont progressivement perdu d’importance (Schneuwly Purdie et Rota 2015) et de nouvelles tendances marquent désormais le champ religieux suisse (Stolz et al. 2015).

D’un point de vue institutionnel, le phénomène le plus évident est la perte de vitesse des Églises réformées et catholique. Si dans les années 1970, plus de 95% des Suisses se reconnaissaient dans l’une de ces institutions, en 2020 le taux d’affiliation déclarée s’élevait à 34% pour l’Église catholique et à 22% pour les Églises réformées. En parallèle, il est possible de constater une croissance rapide des personnes qui ne déclarent aucune appartenance confessionnelle; à cette catégorie appartiennent aujourd’hui plus d’un quart des personnes résidentes en Suisse (Office fédéral de la statistique 2022). Cette tendance qui s’accélère de génération en génération s’accompagne cependant d’une pluralisation du paysage religieux caractérisée, entre autres, par l’implantation de nouvelles communautés chrétiennes, orthodoxes et musulmanes (Baumann 2012).

En 2020, les personnes de confession musulmane constituaient environ 5,4% de la population suisse, c’est-à-dire environ 390.000 individus.[1] Comme le paysage religieux en général, l’islam en Suisse est à son tour pluriel, aussi bien du point de vue des origines nationales que sur le plan linguistique, de la théologie et des pratiques (Gianni, Giugni, et Michel 2015), avec, de surcroit, des différences importantes en fonction des deux principales régions linguistiques du pays. Sur le plan national, plus d’un tiers des musulmans sont de nationalité suisse et environ un tiers est originaire des Balkans. Une présence turque est plus marquée dans la partie alémanique du pays, tandis qu’en Suisse francophone on trouve davantage de communautés originaires du Maghreb et du Moyen-Orient (Gianni et al. 2010; Schneuwly Purdie et Tunger-Zanetti 2021). En ce qui concerne les lieux de culte, une enquête menée en 2008 par l’Université de Lausanne a recensé 315 lieux de rencontre en Suisse (Stolz et al. 2011 : 13), tandis qu’une carte récemment établie par l’Université de Lucerne fait état de 260 mosquées en Suisse, concentrées principalement dans les centres urbains (Zentrum Religionsforschung 2020). En ce qui concerne les imams régulièrement actifs au sein d’une communauté, d’après une étude publiée en 2019 par le Centre Suisse Islam et Société de l’Université de Fribourg (voir plus bas) leur nombre s’élève à environ 130 personnes (Schmid et Trucco 2019b : 13). Parmi ces imams, une partie seulement exerce cette fonction à plein temps. En outre, l’importance particulière des lieux de culte et des experts religieux ne doit pas cacher le rôle de nombreuses associations sur le plan local et régional – entre 250 et 300 selon des estimations récentes (Schmid, Schneuwly Purdie, et Lang 2016 : 43). En raison du fédéralisme suisse, ce sont notamment ces dernières qui facilitent les contacts institutionnels entre les musulmans et les institutions publiques (Mesgarzadeh, Nedjar, et Bennani-Chraïbi 2013; Monnot 2013b). Néanmoins, deux organisations faitières sont également présentes sur le plan national (Bennani-Chraïbi, Nedjar, et Mesgarzadeh 2010), dont une, cependant, ne représente pas d’associations sur le terrain.

Dans une perspective diachronique, la construction des premiers lieux de culte peut être datée autour des années 1960-1970 en réponse aux besoins de travailleurs immigrés. Le processus de regroupement familial dans la deuxième moitié des années 1970 a eu pour conséquence une diversification des attentes auxquelles ces lieux devaient faire face, ce qui a stimulé la création, une décennie plus tard, d’associations religieuses et culturelles stables (Haenni 1994). Ces organisations sont réglées d’après le droit associatif suisse. En perspective juridique, il faut remarquer que si l’Église catholique romaine et les Églises réformées bénéficient d’une reconnaissance étatique, dans le cadre du droit public ou privé, dans l’ensemble des cantons, et d’autres Églises et communautés religieuses (par exemple des communautés juives) d’un statut semblable dans quelques cantons, aucune communauté musulmane ne bénéficie, à présent, d’une reconnaissance étatique en Suisse (Cattacin et al. 2003).

Un deuxième volet dans l’histoire de l’islam en Suisse s’ouvre avec le nouveau millénaire, caractérisé par une nécessité accrue des acteurs musulmans de se positionner face à l’ordre politique, juridique et social suisse (Behloul 2009). Notamment à la suite des attentats terroristes de Madrid en 2004 et Londres en 2005, l’Islam devient un sujet politiquement controversé (Imhof et Ettinger 2011) et il le demeure jusqu’à aujourd’hui, comme le montre le vote récent du peuple suisse en faveur de l’interdiction de se dissimuler le visage dans l’espace public, une initiative couramment nommée « anti burqa » (Tunger-Zanetti 2021). C’est cependant l’initiative contre la construction de nouveaux minarets, approuvée par le peuple en 2009 contre les attentes de pratiquement tous les partis politiques (Mayer 2018), qui constitue la plaque tournante dans le débat autour de la formation des cadres musulmans.

Jalons de la formation de cadres musulmans en Suisse

Quelques discussions préliminaires autour de la formation de cadres musulmans en Suisse se profilent déjà dans les premières années 2000, sans cependant aboutir à des projets concrets. Par exemple, une collaboration entre l’Université de Bâle et l’Islamische Religionspädagogische Akademie de Vienne échoue à cause de différences d’opinion sur l’emploi des fonds (Programme National de Recherche 2010 : 20). La nécessité de mieux connaître les nouvelles facettes du religieux en Suisse se révèle cependant de plus en plus pressante, également sur le plan politique. En 2005, le Département fédéral de Justice et Police charge le Fonds national de la recherche scientifique de mettre sur pied un Programme national de recherche intitulé « Communautés religieuses, État et société » (Bochinger 2012). Parmi les 23 projets de recherche financés dans le cadre de ce programme, une étude a pour but de sonder l’avis de différents acteurs sociaux au sujet d’une formation étatique des cadres musulmans. Rendu en 2009, le rapport final de ce projet, auquel se réfère l’article de presse cité dans l’introduction, montre de manière inattendue l’existence d’un consensus très large parmi les acteurs du monde associatif musulman, de l’administration, de la politique et de la société civile autour d’une formation des imams et des enseignants de religion islamique en Suisse (Rudolph, Lüddeckens, et Uehlinger 2009).

Les premières tentatives de tirer profit des résultats de cette étude, en proposant des offres universitaires de formation continue pour les cadres musulmans, échouent faute d’inscrits. Cependant, prenant conscience de ces résultats contrastés – le vote populaire contre l’édification de minarets et le consensus décelé par la recherche académique – le Département fédéral de justice et police souhaite poursuivre un dialogue structuré avec la population musulmane. À ce dialogue participent, entre 2009 et 2011, des cadres associatifs, des représentants de la Confédération et des experts académiques (Département fédéral de justice et police 2011). Cette initiative a servi de base pour la création du Centre Suisse Islam et Société (CSIS), un institut interfacultaire de recherche et d’enseignement qui a ouvert ses portes à l’Université de Fribourg en 2015 (Studinger 2014). Le CSIS, dont il sera question plus bas, propose également des formations destinées à des cadres religieux et associatifs musulmans. En outre, ces dernières années, de nouvelles offres structurées de formation ont été proposées dans différents cantons, notamment à l’Université de Genève entre 2017 et 2019 (Université de Genève 2018), à l’Université de Lausanne depuis 2019 (Gisel et Gonzalez 2022a) et dans le canton de Zurich à partir de 2022 (Canton de Zurich 2022).

La formation au croisement de plusieurs domaines sociaux

Sur la base du cadre esquissé dans les pages précédentes, il est maintenant possible de se pencher sur la question de la formation du personnel religieux et associatifs musulmans de manière plus systématique. Comme il a été indiqué dans la section introductive de cet article, il s’agit notamment de montrer que cette formation n’implique pas uniquement des musulmans d’un côté et des institutions de formation de l’autre; bien plus, elle mobilise un large éventail d’acteurs provenant de différents domaines sociaux qui interagissent entre eux de manière complexe. Sans avoir la prétention de proposer ici une analyse détaillée de ces interactions plurielles, il est néanmoins possible d’attirer l’attention sur quelques exemples choisis qui illustrent, de manière typique, les modalités par lesquelles différents acteurs sociaux se mobilisent et se positionnent les uns par rapport aux autres. Pour ce faire, une approche analytique distinguant différents systèmes sociaux (Luhmann 1998), bien que quelque peu artificielle, aura l’avantage de présenter une discussion structurée.

Médias

Dans les sociétés contemporaines, les médias jouent un rôle fondamental de charnière entre les différents domaines de vie, au point qu’il est possible d’affirmer que « Was wir über unsere Gesellschaft, ja über die Welt, in der wir leben, wissen, wissen wir durch die Massenmedien » (Luhmann 1996 : 9) [2]. La recherche académique et le monde de l’éducation dépendent des médias pour faire connaître leurs résultats et offres. Par exemple, les articles cités dans l’introduction signalaient les deux la parution de rapports d’experts sur la question de la formation de cadres musulmans en suisse.

Néanmoins, les médias sont tenus par leur logique communicative et de marché à présenter des informations en fonction des attentes imaginées de leur public – attentes qu’ils contribuent en même temps à construire et former. Plusieurs recherches parues ces deniers dix ans ont ainsi montré que les médias suisses – mais des conclusions semblables s’appliquent à d’autres contextes nationaux – tendent à dresser un portrait négatif de l’Islam en l’associant à un nombre de questions controversées (Ettinger 2018). De cette manière, les médias contribuent à la construction d’un problème public qui demande une solution sur le plan politique. Ce cadre discursif influe également sur la présentation des débats autour de la formation des cadres religieux et associatifs musulmans. Par exemple, dans l’article du Temps de novembre 2019, c’est l’épisode d’un imam en Suisse alémanique renvoyé par sa communauté à cause de ses propos misogynes qui est mobilisé pour attester la nécessité d’une formation adaptée du personnel religieux musulman et pour présenter une étude sur les imams en Suisse mandatée par le Département fédéral des affaires étrangères (Schmid et Trucco 2019a).

Politique

La logique politique reflète dans une certaine mesure celle des médias. Les questions parlementaires discutées ces dernières années sur le plan fédéral conçoivent l’introduction d’offres de formation avant tout comme une réponse non pas aux besoins exprimés par les acteurs musulmans, mais comme une solution à des problèmes de société, notamment l’intégration des musulmans en Suisse et la bonne entente des religions (Schmid et Trucco 2022). L’attention des responsables politiques porte de manière disproportionnée sur les experts religieux et contribue à construire l’image de l’imam en tant que figure centrale dans la résolution de différents problèmes (Schmid 2020), parmi lesquels figure dernièrement la question de la radicalisation (Conseil fédéral 2021).

À défaut de stratégies claires et consensuelles face à ces questions, la politique a parfois renvoyé la balle au monde académique en précisant que la formation est un domaine de compétence des hautes écoles, ou encore en soulignant la nécessité d’attendre la collecte et l’analyse de nouvelles données avant de prendre des décisions. En même temps, la Confédération a également manifesté son intention de fonder son plan d’action sur des bases scientifiques solides et sur une attitude d’ouverture (Eser Devolio et al. 2020). Notamment en réponse à l’acceptation de l’initiative interdisant la construction de nouveaux minarets, les autorités fédérales ont opté pour une approche proactive centrée sur la coopération avec la population musulmane dans le but « d’exploiter et d’encourager de manière ciblée » le potentiel des communautés religieuses dans le processus d’intégration (Département fédéral de justice et police 2011 : 2). À partir du constat que « [l]es personnes assurant un encadrement religieux assument un rôle essentiel de passerelle entre l’État et les communautés religieuses, entre les différentes communautés religieuses ainsi qu’au sein d’une communauté » (ibid. : 23), la Confédération a manifesté son soutien aux hautes écoles et à leurs efforts pour mettre sur pied des formations continues (Conseil fédéral 2021 : 22-25).

Cette ouverture sur le plan fédéral ne doit cependant pas être interprétée comme le signe d’un consensus à travers le spectre politique. Des propositions visant un rapprochement entre institutions publiques et acteurs musulmans continuent à susciter des oppositions notamment de la part de partis de droite, comme en témoigne, par exemple, une initiative populaire déposée en 2015 dans le Canton de Fribourg dont le but était d’interdire la création d’un centre de compétence universitaire sur l’islam, de crainte de voir des imams formés aux frais des contribuables. Les implications juridiques de cette démarche ont demandé l’intervention du Tribunal fédéral, la plus haute cour du pays, qui a jugé l’initiative contraire au droit constitutionnel et, par conséquent, irrecevable. Le CSIS a donc pu ouvrir ses portes en 2015.

Formation

Le CSIS représente l’aboutissement institutionnel du dialogue entamé par la Confédération avec la population musulmane et peut être considéré comme « le principal centre de recherche et de formation en Suisse traitant les questions sociales actuelles en lien avec l’islam » (Conseil fédéral 2021 : 30). Situé au croisement des Facultés de théologie, lettres et droit, le CSIS bénéficie, en tant que centre de compétence national, d’un soutien financier fédéral (ibid. : 23). Contrairement aux craintes mentionnées dans le paragraphe précédent, le CSIS ne propose aucune formation de base en théologie islamique pour les imams. En revanche, il offre un programme de master intitulé « islam et société » et un programme doctoral en « études islamo-théologiques » soutenu par la Fondation Mercator Suisse. Selon les indications fournies sur le site internet du centre (https://www.unifr.ch/szig/fr/ [23 mars 2022]), le programme de master vise à examiner « scientifiquement l’islam des points de vue externe et interne » en conjuguant des perspectives théologiques et en sciences sociales. Au niveau doctoral, l’enseignement combine un approfondissement du canon classique des disciplines scientifiques de l’islam, tel que le fiqh, avec des approches historiques et en sciences humaines.

En plus des activités de recherche et de formations académiques, le CSIS poursuit plusieurs projets de sensibilisation du public et de formation continue destinés à différents publics cible. Ces offres se basent sur une connaissance approfondie du terrain dans lequel les collaboratrices et collaborateurs du CSIS interviennent. Afin de mieux cerner le contexte dans lequel l’institution était appelée à opérer, un projet de recherche lancé peu après sa fondation a réalisé un recensement de l’ensemble des formations continues touchant à l’islam organisées en Suisse. Le rapport du projet, qui date de 2016, fait état de 17 offres formatives explicitement en lien avec l’Islam. Souvent proposées par des universités ou hautes écoles, ces formations s’adressent rarement à un public spécifiquement musulman (Schmid, Schneuwly Purdie, et Lang 2016). À cette liste s’ajoutent les nombreuses formations que les associations musulmanes elles-mêmes proposent à leurs membres.

La même recherche avait également pour but de dresser un état des lieux des besoins des formations mis en avant par des acteurs musulmans. Sur la base des informations récoltées dans ce cadre et d’analyse successives (Schmid et Trucco 2019a), le CSIS s’engage depuis 2016 dans la conceptions et mise en oeuvre de plusieurs offres de formation continue préparées en collaboration avec des acteurs associatifs musulmans (Schneuwly Purdie et Schmid 2022). Cette démarche, élaborée dans le cadre du projet « Les organisations musulmanes comme actrices sociales » (OMAS), exprime la volonté de ne pas reléguer les acteurs musulmans à un rôle passif, mais de les reconnaître en tant que partenaires dans le domaine de la formation – une démarche inclusive et participative partagée par d’autres projets cantonaux – mais qui ne fait cependant pas l’unanimité parmi les institutions formatrices.

Les formations proposées touchent différents aspects de la vie sociale, religieuse, politique et administrative en Suisse, dans le but de favoriser le perfectionnement de personnes encadrantes à partir de questionnements spécifiques tels que l’accompagnement spirituel dans les institutions publiques (Schmid et al. 2018). Sur un plan général, ces formations s’insèrent dans le projet global du CSIS, qui n’aspire pas à imposer une vision prédéterminée du « bon islam » dans la société, mais souhaite plutôt faciliter un processus d’autoréflexion et auto-interprétation au sein de l’islam en Suisse (Dziri et Schmid 2020).

Droit

La démarche choisie par le CSIS répond également de manière indirecte à certaines considérations en droit suisse. Notamment, la liberté de croyance et de conscience ancrée dans la Constitution fédérale

interdit à l’État de s’immiscer dans les affaires religieuses internes des communautés religieuses organisées selon le droit privé, d’intervenir dans l’organisation de leur pratique professionnelle ou de fixer ou d’imposer des normes de qualité pour ces activités internes au moyen de spécifications contraignantes visant les exigences de formation.

Conseil Fédéral 2021 : 29

Par conséquent, un encadrement professionnel des acteurs associatifs musulmans ne peut que se faire, en principe, sur base volontaire.

Ces garanties à protection de l’autonomie des groupes religieux se trouvent en quelque mesure en tension avec les débats récents sur le statut juridique des associations musulmanes, et plus largement sur l’accès de nouvelles communautés religieuses à une reconnaissance étatique (Pahud de Mortanges 2015). Souvent considérée comme un point de départ pour une coopération plus étroite entre instances religieuses et civiles, la perspective d’une reconnaissance étatique pousse les communautés à adopter de structures semblables à celles des Églises déjà reconnues. En raison du discours public et médiatique autour de l’Islam, cette pression vers l’isomorphisme (Monnot 2013a) est ressentie de manière accrue par les communautés musulmanes et ne manque pas d’influencer les discussions concernant la formation de leurs cadres religieux et associatifs.

Malgré plusieurs décennies de négociations, seul le Canton de Vaud a approuvé par étapes, entre 2003 et 2014, une loi et un règlement qui énumèrent les critères permettant à une communauté religieuse de soumettre une demande de reconnaissance dans le cadre du droit privé auprès des autorités publiques; dans d’autres cantons, des lois semblables ont été rejetées en votation populaire, notamment à Zurich en 2003 et à Neuchâtel en 2021[3]. La loi vaudoise sur la reconnaissance sert de cadre à la formation « Communautés religieuses, pluralisme et enjeux de société » organisée depuis 2019 à l’Université de Lausanne. En particulier,

[l]a formation répond à des exigences explicitées dans la « Déclaration liminaire d’engagement » que signent les communautés au départ du processus pouvant mener à reconnaissance, en particulier « les capacités de leurs représentants de s’exprimer en français, ainsi que leurs connaissances en droit suisse et dans le domaine interreligieux ».

Gisel et Gonzalez 2022b : 74

Une analyse des débats qui ont accompagné le projet de loi vaudois sur la reconnaissance montre bien le rôle que l’islam a joué dans la formulation des critères choisis (Piettre et Monnot 2013; Gardaz 2018). Cependant, la formation proposée est « destinée, et fortement recommandée » à des représentants de différentes communautés religieuses « reconnues ou en voie de reconnaissance » (Gisel et Gonzalez 2022b) et ne s’adresse pas spécifiquement aux musulmans. Dans ce sens, elle s’aligne, en principe, avec le devoir de neutralité de l’État qui exige « que les autorités tiennent compte de manière impartiale et assurent une prise en compte équivalente de toutes les convictions religieuses et philosophiques » (Conseil fédéral 2021 : 29). Cette formation est inspirée par un esprit interreligieux et un « crédo démocratique » (Gisel et Gonzalez 2022b : 58), qui vise à la fois une introduction des acteurs religieux aux règles et institutions de la cité et une « traduction » collective de positions religieuses vers un registre séculier qui puisse les rendre fructueuses pour l’ensemble de la société.

Économie

Au-delà des dimensions juridiques, politiques et symboliques, la question de la reconnaissance renvoie également à des problématiques d’ordre économique. Dans presque tous les cantons, les Églises reconnues bénéficient du droit à relever des impôts ecclésiastiques. Aucune communauté musulmane ne bénéficie d’un tel droit en Suisse. Dans une situation où les activités de la communauté sont soutenues par les dons des membres et par une partie importante de travail bénévole, la question du financement des formations pour les cadres musulmans se pose régulièrement. Le facteur financier ne doit pas être sous-estimé au vu des offres qui ont dû être interrompues ou n’ont jamais vu le jour, faute de participants (cf. supra). Pour la majorité des acteurs associatifs musulmans, il est impossible de porter individuellement les couts d’une telle formation. Dans le cas d’une offre de formation pour les aumôniers musulmans qui a débuté récemment dans le canton de Zurich, la fédération des associations musulmanes du canton, VIOZ, a pu contribuer au lancement du projet à la hauteur de 25'000 francs suisses sur un budget annuel total de presque 400.000 francs (Canton de Zurich 2022). Le reste du financement a été assuré par les Églises réformée et catholique du canton de Zurich (50'000 francs), par la Direction de la justice et de l’intérieur du canton (150.000 francs) et par l’Office fédéral de police dans le cadre d’un plan d’action national contre la radicalisation et l’extrémisme violent (165.000 francs). À partir de 2022, la VIOZ devrait assumer de manière autonome ses tâches d’aumônerie. Ces circonstances attirent cependant l’attention sur la précarité de l’ensemble des offres de formation, qui dépendent pour leur financement de facteurs contextuels et conjoncturels.

Religion

La participation des Églises catholique et réformées au financement de certaines formations ainsi que la participation de Facultés de théologie dans la conception et réalisation d’offres dans ce domaine permettent, finalement, de discuter quelques dynamiques à l’oeuvre dans le champ religieux suisse. Même si les activités formatives proposées ont souvent une perspective interdisciplinaire qui prévoit la participation d’expert·e·s de différentes disciplines – le droit, les sciences des religions, la sociologie, la théologie, et bien d’autres –, les institutions chrétiennes continuent de jouer, aussi bien sur le plan symbolique que dans la pratique, un rôle de « garantes », voire de gatekeepers, quand il s’agit de négocier la présence publique de « nouvelles » communautés religieuses, notamment de communautés musulmanes (Lamine 2005; Rota et Bleisch Bouzar 2012).

Les nouveaux modèles de formation développés ces dix dernières années signalent une évolution vers une plus grande implication d’acteurs musulmans dans la gestion de l’interface entre leurs communautés et les institutions publiques. Ce processus, cependant, n’est qu’à ses débuts. Les cadres associatifs et religieux musulmans dépendent encore en large mesure de médiations externes pour faire entendre leurs besoins et souhaits dans la sphère publique. Par exemple, c’est notamment par le biais de la recherche académique que, dans les premières années 2000, plusieurs acteurs musulmans ont pu manifester leur intérêt à l’égard d’une formation qui permette aux experts religieux de garder un lien avec leurs pays d’origine tout en se familiarisant avec le contexte suisse (Rudolph, Lüddeckens, et Uehlinger 2009 : 5-6). Des années plus tard, c’est surtout grâce aux entretiens menés dans le cadre des recherches du CSIS que des imams ont pu attirer l’attention sur la surcharge de tâches auxquelles ils doivent faire face, et sur la nécessité d’étendre les formations à d’autres membres d’organisations musulmanes (Schmid, Schneuwly Purdie, et Lang 2016 : 75).

Conclusion

En conclusion, ce tour d’horizon permet d’interpréter les défis autour de la formation de cadres religieux et associatifs musulmans comme le résultat, direct ou indirect, de facteurs multiples et d’interactions complexes qui traversent plusieurs domaines sociaux. À des facteurs tels que la diversité interne au sein de l’islam en Suisse et les ressources limitées des associations musulmanes, s’ajoutent des tensions inhérentes au droit suisse et des attentes multiples de la part de la politique, qui s’appuie souvent sur un discours public et médiatique critique à l’égard de l’islam. Néanmoins, les exemples cités montrent que des offres formatives innovantes se mettent progressivement en place en Suisse, notamment grâce à une collaboration plus étroite entre différentes institutions publiques et des acteurs du monde musulman[4].