Corps de l’article

En 2014, Marc[1] fait une chute de quelques mètres en tombant d’un toit sur son lieu de travail, une chute qui le laissera avec d’importantes limitations. À la suite de l’accident, tout se déroule sans embûches, alors que sa réclamation est immédiatement acceptée par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après, « CNESST ») comme accident du travail. Environ un an et demi après cet accident, Marc commence alors à faire face à différents problèmes : multiplication des dossiers, refus répétés de la CNESST notamment quant aux traitements et à l’aide à domicile. Ces refus engendrent alors différentes contestations et évaluations médicales. Arrive un moment où il se trouve complètement submergé par les différents refus et les contestations. Il fera alors appel à un avocat pour s’occuper de son dossier, malgré une situation financière plutôt difficile. Marc s’est blessé depuis plus de quatre ans, et est encore, chaque jour, plongé dans son dossier avec la CNESST.

Dans cet article, nous porterons notre attention sur les personnes accidentées ou malades du travail (ci-après, « personnes AMT ») qui ont vu leur processus d’indemnisation se judiciariser. Le processus d’appel est un passage parfois obligé pour un certain nombre de travailleur-euses afin que les protections mises en place par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [2] (ci-après, « LATMP ») soient effectives. Nous entendons ainsi rendre compte de ce processus dans une perspective d’accès à la justice. Il s’agit d’un thème souvent discuté en droit civil, mais l’accès à la justice demeure peu abordé en matière de droit administratif (Gallié et Besner, 2017 ; Urbani et coll., 2014 ; Lippel et coll., 2005). Pourtant, l’accès à la justice est au cœur de la mission des tribunaux administratifs. Cet article sera d’abord l’occasion de présenter une partie de la problématique de recherche de laquelle découlent les résultats que nous exposerons ainsi qu’une brève revue de la littérature s’étant intéressée au processus d’appel en matière d’indemnisation des lésions professionnelles (1). Nous définirons ensuite les indicateurs conceptuels mobilisés au cours de cette recherche, soit les coûts humains et financiers que les personnes AMT doivent assumer (2). Dans un troisième temps, nous présenterons l’approche méthodologique préconisée (3). Nous présenterons ensuite certains résultats de notre recherche s’intéressant aux coûts de la justice et illustrerons trois éléments découlant du processus qui ont un impact sur ces coûts (4). Nous terminerons par une discussion concernant le processus judiciarisé d’indemnisation des lésions professionnelles qui peut être compris comme une couche de vulnérabilité supplémentaire (5).

1. Problématique de la recherche et brève revue de la littérature

La LATMP est une loi d’ordre public et elle a pour objet la réparation des lésions professionnelles et leurs conséquences (LATMP, art. 1 et 4). Sur le plan administratif, c’est la CNESST qui intervient au premier chef, alors qu’une personne lui soumet une réclamation quand elle considère avoir été victime d’une lésion professionnelle. Il est toutefois possible qu’une décision rendue par la CNESST soit contestée devant le Tribunal administratif du travail (ci-après, le « TAT »)[3], soit par le travailleur, advenant un refus de la CNESST, soit par son employeur, qui serait en désaccord avec une décision. Ce processus de reconnaissance et de réparation des lésions professionnelles est donc susceptible de judiciarisation. Un certain nombre de recherches ont étudié les répercussions des accidents du travail, tant sur la santé physique que mentale, et sur différentes facettes de la vie des personnes AMT (Kirsh et McKee, 2003 ; Dembe, 2001). Mais qu’en est-il du processus judiciarisé en tant que tel ? Au Québec, ce processus pris isolément a été étudié par la professeure Katherine Lippel qui a identifié les effets thérapeutiques et antithérapeutiques de celui-ci sur les personnes AMT (Lippel et coll., 2005). En Ontario, certaines autrices se sont penchées sur le cas des travailleur-euses aux prises avec une réclamation dite problématique (Howse, 2017) ou sur le sentiment de justice des personnes AMT qui naviguent dans le processus d’indemnisation (Franche et coll., 2009). Plusieurs auteur-trices se sont concentré-es sur la question du retour au travail ou de la réadaptation des personnes AMT. Dans ces recherches, ce sont les facteurs qui influent sur un retour efficace et prompt en emploi qui sont étudiés : la judiciarisation du processus y est identifiée comme un élément parmi d’autres ayant un impact sur le retour en emploi (Gewurtz et coll., 2019 ; MacEachen et coll., 2010 ; Kilgour et coll., 2009 ; Baril et coll., 2003). Ainsi, des effets thérapeutiques et antithérapeutiques engendrés par ce processus ont été rapportés (Lippel et coll., 2005). Du côté des effets thérapeutiques, c’est vraisemblablement un accès aux bénéfices en l’absence de situation litigieuse qui agira positivement sur la santé physique et mentale (Lippel et coll., 2005). Quant aux effets antithérapeutiques, le fait d’avoir une réclamation contestée a été identifié comme une barrière significative à une bonne santé mentale (Cacciacarro et Kirsh, 2005), alors qu’un sentiment de détresse, la formulation d’idées suicidaires ou même le développement d’une nouvelle lésion, psychique cette fois, peuvent survenir (Lippel et coll., 2005 ; Kilgour et coll., 2009). La prévalence d’un sentiment de stigmatisation a également été identifié (Lippel, 2007). Par ailleurs, en matière d’indemnisation des lésions professionnelles, le processus est souvent hautement médicalisé, c’est-à-dire qu’il est caractérisé par une multiplication d’examens médicaux (Guberman et Côté, 2005) qui seront requis pour constituer la preuve de la personne AMT, de l’employeur, ou encore pour fonder les décisions prises par la CNESST. La professeure Lippel a identifié les multiples convocations pour différentes expertises comme une source de stress importante pour les personnes AMT (Lippel et coll., 2005). Il appert également que les coûts relatifs aux expertises sont souvent difficiles à supporter pour les travailleur-euses (Lippel, 2006). Si une preuve médicale est requise aux fins du dossier, des coûts prohibitifs peuvent devoir être déboursés (MacEachen, 2010). La question des délais qui s’allongent dans le cadre d’un dossier de lésion professionnelle a été étudiée par les autrices Gewurtz, Premji et Holness qui ont souligné les impacts néfastes qu’ont les paiements refusés ou différés tant sur la santé personnelle que financière des personnes AMT (Gewurtz et coll., 2018).

Force est de constater qu’au Québec, un nombre relativement restreint de recherches se sont intéressées à la judiciarisation du processus en tant que tel et à la manière dont celui-ci est vécu par les personnes AMT.

2. Indicateurs conceptuels : les coûts humains et financiers de la justice

Notre recherche étudie la trajectoire juridique des justiciables en se concentrant sur une analyse des coûts humains et financiers qui sont engagés ou anticipés par ceux-ci (Gramatikov, 2009). Notre objectif est, d’une part, d’identifier ces coûts de la justice et, d’autre part, d’identifier les effets de ces coûts. Pour ce faire, nous empruntons au chercheur Martin Gramatikov la typologie des coûts individuels de la justice. Selon Gramatikov, les coûts individuels de la justice se catégorisent de façon bicéphale : les coûts financiers d’un côté et les coûts humains de l’autre. Les coûts financiers se subdivisent en deux sous-catégories, soit les coûts tangibles et monétaires (out-of-pockets costs) et les coûts temporels ou d’opportunité, reliés au temps alloué par le justiciable à sa démarche judiciaire. Les coûts humains découlent principalement de l’impact émotionnel de l’expérience judiciaire, s’agissant par exemple du stress vécu et des effets sur les relations interpersonnelles ou familiales (Gramatikov, 2009). Tous ces coûts peuvent par ailleurs être subis ou être anticipés. L’intérêt de cette typologie est qu’elle nous permet de regrouper sous un même vocable différentes composantes du processus : les coûts subis ou anticipés ; les coûts financiers, temporels ou humains. D’autre part, l’idée des coûts sous-tend une valeur transactionnelle qui permet de comprendre quelles stratégies les justiciables mobilisent tout au long de leur trajectoire en réponse à ceux-ci.

3. Contexte et méthode de recherche

La présente recherche s’insère dans une recherche plus vaste, le chantier 18[4], qui porte sur les coûts du processus judiciaire dans trois domaines de droit spécifiques : le droit familial, le droit criminel et le droit social et du travail. Ce dernier sous-chantier s’intéresse plus particulièrement à la trajectoire des personnes AMT qui font une réclamation à la CNESST. Ce texte propose de présenter certains résultats qui sont issus de ce dernier sous-chantier (Gesualdi-Fecteau et coll., 2020). Il sera question du processus d’indemnisation qui fait l’objet d’une judiciarisation.

Il s’agit d’une recherche de nature qualitative pour laquelle des entretiens semi-dirigés ont été menés auprès d’acteurs clés et de personnes AMT dont le dossier avait été déféré au TAT à la suite d’une contestation par elles ou leur employeur. Cette recherche s’est construite suivant l’opération inductive. Au lieu de partir d’une hypothèse identifiée en prémisse par la chercheuse, nous avons opté pour que le sens émerge des données qui auront été recueillies (Thomas, 2006). La question de recherche en appelait à une telle production de sens : nous souhaitions d’abord rendre compte des coûts, puis saisir leurs effets aussi divers soient-ils. Notre approche visait à déployer des « stratégies visant à saisir et à documenter la réalité » et s’inscrit dans le champ des recherches issues de la phénoménologie (Gaudet et Robert, 2018). Dans le contexte de cette recherche, deux groupes de répondant-es ont été rencontrés : des acteurs clés jouant un rôle dans le processus judiciarisé et des personnes AMT. Les acteurs clés incluent des praticiens du droit, juristes[5] (n = 8) et non-juristes (n = 5). Le recrutement des acteurs clés s’est fait principalement par des contacts personnels des membres de l’équipe du chantier 18 et au moyen de courriels envoyés au hasard de nos recherches sur Internet. L’échantillon de personnes AMT est composé de 23 travailleurs et travailleuses. Le recrutement des participant-es s’est fait principalement grâce à des partenariats avec des cabinets d’avocat-es qui acceptaient de discuter du projet de recherche avec leurs client-es ou encore via des organismes de défense des droits[6]. Toutes les personnes rencontrées se sont donc portées volontaires à participer à la recherche, souhaitant verbaliser l’expérience qu’elles étaient en train de vivre ou qu’elles avaient vécue. Parmi les personnes AMT rencontrées, il y avait 16 hommes et 7 femmes, âgé-es entre 25 et 64 ans au moment de l’entrevue. Certain-es étaient admissibles à l’aide juridique et avaient retenu les services d’un-e avocat-e employé-e par l’aide juridique (n = 5)[7]. D’autres, n’étant pas admissibles, avaient retenu les services d’un-e avocat-e de pratique privée (n = 12). D’autres encore se représentaient seules (n = 6). Toutes étaient non syndiquées[8].

Notre intention de départ était d’adopter une méthode qui s’apparentait à une méthode de recherche longitudinale : nous aurions mené un entretien avec une personne AMT à un premier temps de mesure, soit alors que le dossier était actif (T1), puis un second une fois celui-ci terminé (T2). Ce faisant, nous aurions pu prendre la mesure des coûts auprès de la même personne, mais à deux moments différents. Or, nous avons dû modifier notre plan en cours de route. En effet, les entrevues ont débuté à l’automne 2018, mais après quelques mois, nous avons réalisé qu’il nous serait difficile de revoir plusieurs personnes rencontrées au T1[9]. Ainsi, seulement deux personnes ont été rencontrées à deux reprises, soit au T1 et au T2. Toutefois, pour avoir la possibilité de prendre la mesure des coûts une fois le processus terminé, nous avons décidé de recruter des personnes AMT qui n’avaient pas été rencontrées au T1, mais dont le processus judiciaire s’était terminé. Ainsi, les personnes AMT rencontrées au T1 sont celles dont le dossier était encore judiciarisé au moment de l’entretien (n = 14). Quant aux répondant-es du T2, il s’agit des personnes AMT rencontrées après que leur dossier ait été réglé au moyen d’une conciliation, d’une entente hors cour, après qu’il y ait eu désistement ou après qu’elles aient été entendues par le TAT (n = 11). Ces entretiens furent par la suite retranscrits et codés à l’aide du logiciel NVivo. La construction de l’arbre thématique pour le codage des entretiens s’est faite de manière collective avec les chercheuses du chantier 18. En cours de processus de codage, nous avons ajouté certains thèmes propres au processus d’indemnisation : des thèmes récurrents qui nous apparaissaient significatifs et qui n’avaient pas été identifiés a priori. Ainsi, nous avions des codes prédéfinis liés à des thèmes : types des coûts ; les délais ; la représentation (les personnes AMT sont-elles représentées ? Par qui ? Pourquoi avoir fait ce choix ?), etc.

4. Nos résultats : un processus judiciarisé qui module les coûts humains et financiers de la justice

Aux fins de la présente, nous nous intéresserons à trois éléments qui se sont démarqués lors des entretiens que nous avons menés et qui ont une incidence sur les coûts qui sont engagés par les personnes AMT dans le cadre d’un processus judiciarisé visant la réparation d’une lésion professionnelle. D’abord, ce sont des questions médicales qui sont souvent au cœur de ce processus et cela engendre différents types de coûts et pose certains défis (4.1). Nous aborderons également les délais inhérents au processus (4.2), ainsi que l’impact de la complexité du droit et du processus en cause sur la manière dont les personnes AMT vivent ce processus judiciarisé (4.3).

4.1. La médicalisation du processus

La question de la médicalisation du processus nous est apparue comme incontournable lors de l’étude du processus judiciarisé visant la réparation d’une lésion professionnelle. En effet, ce sont souvent des questions médicales qui seront débattues devant le TAT. Or, cela n’est pas sans effet sur les coûts qui sont subis par les personnes AMT, principalement à cause des expertises pouvant être requises de part et d’autre. Cette médicalisation engendre par ailleurs son lot de contraintes en lien avec la disponibilité des expert-es, qui sont prêts à prendre le dossier d’une personne AMT aux fins d’une expertise médicale. Encore ici, des coûts et des délais risquent d’être supportés par les personnes AMT.

Pour les travailleur-euses non admissibles à l’aide juridique, les coûts liés aux expertises peuvent être astronomiques, ceux qui nous ont été rapportés oscillaient entre 1500 $ et 2500 $. Les travailleur-euses et acteurs clés nous rapportaient le rôle primordial de la famille et de l’entourage, auprès desquels les personnes AMT peuvent devoir s’endetter, si ce réseau social existe. Pour d’autres, l’endettement auprès d’institutions financières était envisagé. Pour certaines personnes, il s’agissait d’une impasse majeure :

« Là, ils [ses avocats] m’ont dit de me préparer, j’aurai deux expertises à aller passer à 3500 piasses la copie. J’ai pas les sous, moi ! Je suis sur la CSST pis la SAAQ, j’ai pas ça là ! Moi j’ai pas de famille, j’ai pas rien, j’ai pas personne pour m’aider, pour m’avancer, rien, rien. […]. Fait que là, je sais pas qu’est-ce que je vais faire, je vais-tu pouvoir m’arranger avec les avocats, voir si… je sais pas pantoute. Ça, j’ai pas hâte. » (Travailleur).

Ces sommes déboursées s’ajoutent parfois aux honoraires, si les services d’un-e avocat-e sont retenus. Toutefois, il peut être impossible pour les travailleur-euses de voir s’additionner ces coûts. Les personnes AMT peuvent se trouver devant un dilemme où elles doivent choisir entre une preuve médicale ou une représentation par avocat-e :

« Et souvent, nous, on regarde la preuve à faire, pis on se dit : “T’as besoin d’un avocat, pis t’as besoin d’une expertise”. Et là, ben, “c’est parce que je peux pas payer les deux”. Alors c’est sûr que les gens ont tendance à dire : “Moi je vais prendre l’avocat, il va parler pour moi”. Je dis : “Oui, mais c’est parce que, y’a beau parler, c’est parce que si y’a rien à dire parce qu’y a pas de preuve, ça donne rien.” Alors, c’est peut-être mieux d’y aller sur l’expertise, pis là : “Oui, mais c’est parce que je veux pas être là tout seul.” Alors c’est des arbitrages, souvent que les gens doivent faire, pis que nous autres aussi là, on leur donne un coup de main là-dedans. C’est pas facile, mais c’est régulier qu’on a à faire ces choix-là » (Répondante, groupe de défense des droits).

Également, des acteurs clés nous ont rapporté que lorsque les frais s’avèrent trop importants pour leurs client-es, ils peuvent alors choisir, de concert avec leur client-e, d’avoir recours à des stratégies alternatives à l’expertise médicale, comme faire la preuve requise avec le ou la médecin spécialiste consultée ou encore avec le ou la médecin traitante. Dans ces cas, les coûts sont moindres, mais cela n’est pas toujours envisageable : « Puis sinon, ça peut être si un médecin de famille collabore bien, on peut peut-être lui demander des lettres plus détaillées, mais souvent les médecins de famille collaborent pas » (Avocate). Pour les personnes AMT hors des centres urbains, des défis supplémentaires apparaissent : l’absence d’expert-es dans certains domaines engendre d’importants coûts, tant quant aux déplacements requis pour aller rencontrer l’expert-e, qu’aux fins d’une audition lors de laquelle l’expert-e pourrait être appelé-e à témoigner. Un enjeu de crédibilité peut alors se présenter. Si la personne experte de l’employeur est présente lors de l’audience, parce que celui-ci a la capacité financière de la faire venir, le simple dépôt du rapport de l’expert-e de la personne AMT pourrait potentiellement lui nuire.

La question de la disponibilité des expert-es a émergé de nos résultats de recherche et apparaît se poser de manière particulièrement aiguë pour les personnes admissibles à l’aide juridique. Il s’agit vraisemblablement d’une quête à l’expert-e, afin de trouver celui ou celle qui acceptera d’être rémunéré-e aux tarifs remboursés par l’aide juridique. Les avocat-es rencontré-es nous expliquaient les difficultés parfois insurmontables qui sont rencontrées, les plaçant dans une véritable impasse sur le plan de sa preuve :

« J’ai eu une discussion avec mon client, je l’ai appelé et j’ai dit : “Monsieur, je sais pas quoi vous dire… on a besoin d’une preuve en ORL pour votre dossier, je trouve personne, puis c’est pas que j’ai pas essayé”. J’ai appelé l’ordre des ORL, mes autres experts dans d’autres domaines pour voir s’ils connaissaient quelqu’un, on a fait des cold calls à certains médecins en disant “seriez-vous prêt à faire l’expertise”. Personne. Fait que y’a déjà fallu que je reporte un dossier… mettons ce procès-là qui s’en vient, il était fixé il y a un an, on l’a reporté parce qu’on a dit : “On n’en trouve pas, on en a besoin d’un autre”. Et là je me re-cogne le nez encore là aujourd’hui, et que je dis : “Bien j’ai pas encore mon expert”. Je sais pas ce qu’on va faire. Va peut-être falloir que j’aille voir un expert hors spécialité, donc la crédibilité, évidemment, va être beaucoup moindre » (Avocate).

Cette quête de l’expert-e risque donc d’engendrer des délais pour les personnes AMT, mais également des coûts supplémentaires. En effet, les acteurs clés rencontrés nous ont rapporté que les montants remboursés par les bureaux d’aide juridique étaient souvent insuffisants par rapport aux taux demandés par les médecins expert-es. Les avocat-es n’ont alors d’autres choix que de demander à leur client de payer la différence entre ce que l’expert-e demande et ce que l’aide juridique rembourse. Il s’agit évidemment d’une pratique qui va à l’encontre du Règlement sur l’aide juridique [10] (article 23), mais c’est vraisemblablement l’une des stratégies mobilisées pour que les personnes AMT puissent avoir accès à une preuve médicale crédible[11].

4.2 Les délais du processus

L’allongement du temps dans la procédure est susceptible d’avoir un effet sur la manière dont les personnes AMT vivront ce processus judiciarisé. Les délais de révision administrative ou ceux pour obtenir une date d’audition peuvent parfois être longs. Or, une des problématiques afférentes à cela est en lien avec la nature des décisions rendues par la CNESST, à savoir l’effet non suspensif des décisions administratives (LATMP, art. 361 et 362). Ainsi, dans les cas où la CNESST met fin ou coupe l’indemnité de remplacement du revenu, les décisions sont exécutoires, malgré la contestation par la personne AMT. Certes, le

« Tribunal peut ordonner de surseoir à l’exécution de la décision contestée quant à cette conclusion et de continuer à donner effet à la décision initiale, pour la période qu’il indique, si le bénéficiaire lui démontre qu’il y a urgence ou qu’il subirait un préjudice grave du fait que la décision initiale de la Commission cesse d’avoir effet » (LATMP, art. 359 al 2).

Toutefois, une avocate nous rapportait que ce type de recours était, à sa connaissance, plutôt exceptionnel. Ces délais de nature administrative se superposent par ailleurs aux délais médicaux, qui sont liés à la réalisation de l’expertise ou de la contre-expertise. Ainsi, selon des acteurs clés rencontrés, certaines personnes AMT peuvent être appelées à choisir entre l’audition devant le tribunal dont la date a déjà été fixée, ou encore, l’option de faire une demande de remise afin d’obtenir une meilleure preuve médicale. Or, c’est un choix qui revêt des conséquences majeures sur la vie des personnes AMT. Elles peuvent devoir choisir entre « la meilleure preuve » et, de fait, allonger les délais, ou procéder rapidement, souhaitant s’extraire le plus rapidement possible du processus en espérant retrouver un revenu décent :

« Des fois on leur dit, ça vaut la peine — admettons qu’ils veulent absolument procéder à l’audience dans un mois —, mais on leur dit que ça prendrait une bonne preuve, pour que ça vaille la peine, et des fois ils veulent pas parce qu’ils ont des enjeux financiers. Ils ont pas la meilleure preuve, mais c’est eux qui prennent cette décision… mais pour avoir tout de suite une audience et peut-être espérer avoir une décision qui leur donne gain de cause et d’avoir des revenus » (Avocate).

Ces délais pouvant être longs en attente d’une décision finale, la seule option qui demeure peut être de faire appel à l’aide sociale, ou encore si un tel soutien est possible et existe, l’appui de l’entourage devient indispensable. Or, le fait de se retrouver sur l’aide sociale peut avoir des conséquences dans diverses sphères de la vie sociale. Bien que la décision puisse être infirmée par le TAT, cela se fera plusieurs mois après la décision initiale :

« Des fois c’est des gens qui travaillaient, ils sont rendus sur l’aide sociale. Là, la CSST paye pas, t’es pas capable de travailler, puis on t’a mis dehors parce qu’on dit que c’est un départ volontaire parce que t’es pas revenu travailler quand la CSST a dit que tu pouvais revenir travailler. T’as pas de chômage, je veux dire, tu t’en vas sur l’aide sociale puis that’s it. Fait que pendant deux ans, ils sont là dans le système judiciaire, pas de traitement, dans à peu près tous les cas, dans la vaste majorité des cas, […] on va aussi voir des diagnostics psychologiques qui vont commencer à apparaître… » (Avocate).

Cette situation d’indigence peut survenir plus ou moins rapidement, les barèmes prévus par règlements étant très bas pour devenir admissible à l’aide de dernier recours. En effet, un-e adulte sans enfant à charge ne peut posséder plus de 2500 $ en avoirs liquides aux fins de son admissibilité au programme[12]. Parmi nos répondant-es, un seul a dû recourir aux aides de dernier recours lorsque ses prestations ont été coupées. Une autre avait recours aux banques d’aide alimentaire pour se nourrir, mais elle n’était pas admissible à l’aide de dernier recours. Pour plusieurs autres, à l’exception de deux répondants à la situation financière aisée, les coûts liés au processus judiciarisé devenaient lourds à porter. Des coûts humains aussi sont alors engendrés. Ainsi, ces délais peuvent créer une situation financière difficile à vivre, alors que pendant tout ce temps, les personnes accidentées se sentent « en suspens », un peu comme si leur vie était « sur le hold » (Avocate), en attendant que leur dossier soit enfin résolu.

4.3 La complexité du droit en cause

Le processus visant la reconnaissance ou la réparation d’une lésion professionnelle peut être sinueux, tant quant au processus que d’un point de vue substantif. Sur le plan processuel, à partir du moment où il y a une contestation, les travailleur-euses sont confronté-es à une loi complexe. Les personnes AMT doivent alors se familiariser avec un nouveau langage, et chez plusieurs répondant-es, un sentiment d’inadéquation était palpable :

« C’est frustrant, tu peux pas te défendre tout seul, parce que t’as pas les vrais mots, les vrais termes ; eux autres ils connaissent tout, pis go ! » (Travailleur).

« Décevant. Décevant de pas être capable de comprendre tout ça » (Travailleuse).

En sus d’un nouveau langage, il importe pour elles de comprendre les rouages du fonctionnement avec la CNESST, avec la révision administrative et la multiplication des dossiers dans lesquels différentes décisions sont rendues. Cela s’avère crucial notamment afin d’éviter que des décisions soient contestées hors délai, comme ce fut le cas chez certain-es répondant-es. Plusieurs des personnes rencontrées nous témoignaient de leur frustration face à leur dossier, de leurs craintes à l’idée de se représenter seules, de leur désorientation face au dossier

« parce que t’sais c’est compliqué un petit peu… parce que c’est des papiers, là ! Puis toi t’es un simple mortel… tu connais pas ça là » (Travailleuse),

et d’un sentiment de manquer d’outils pour naviguer adéquatement dans le processus « tu le sais pas au début, tu le sais pas ! Tu sais pas aussi les choses, les vraies choses. Les méthodes, comment le faire… » (Travailleur).

De rares répondant‑es étaient en complète maîtrise des enjeux de leur dossier. Ces personnes nous sont apparues comme des cas d’exception. Elles s’étaient représentées seules à un moment ou à un autre, et elles s’étaient alors véritablement immergées dans leur dossier, et comprenaient très bien les éléments qui étaient en jeu. Par contre, les avocat-es rencontré-es nous ont fait part du fait que, bien souvent, leur-s client-es ne comprenaient pas ce qu’il se passait dans leur dossier, exception faite pour les personnes envoyées par un organisme de défense des droits qui avaient été accompagnées par celui-ci. Par contre, au-delà de l’incompréhension de certains enjeux de leur dossier, certaines des personnes rencontrées ne savaient pas ce qui était concrètement en jeu : pourquoi se battent-elles ? Qu’obtiendront-elles à la fin ? Une indemnité de remplacement de revenu ? Un montant forfaitaire ?

« J’vais-tu me retrouver le cul assis sur la paille ? T’sais, j’m’en vais, j’ai dans tête de dire “je gagne”, mais je gagne quoi ? C’est quoi au juste que tu vas avoir ? C’est-tu 600 piasses, c’est-tu 1000 piasses, c’est quoi ? Je le sais pas pantoute. Fait que je sais pas jusqu’où ça va aller… combien de temps ça va durer ça de même ? » (Travailleur).

Sur le plan substantif, malgré le fait que la procédure administrative se veut plus allégée, les personnes AMT doivent néanmoins naviguer au milieu des codes propres au domaine juridique relativement à la preuve et à la procédure, et au cœur d’un débat qui pourra, dans certains cas, porter sur des questions médicales complexes. De plus, il s’agit d’un processus contradictoire qui se déroule devant le TAT, auquel les personnes AMT ne sont pas nécessairement rompues. La complexité des dossiers en matière d’indemnisation des lésions professionnelles est susceptible d’engendrer un stress important vu l’ampleur de la tâche à laquelle les personnes AMT font face, en plus d’avoir un impact sur la vie familiale et sociale de celles-ci. Ainsi, un certain nombre de travailleur-euses rencontré-es nous ont indiqué avoir eu recours à la représentation experte afin de soulager ces effets négatifs. L’un d’eux nous racontait que sa psychiatre, tout en l’encourageant à poursuivre son dossier, lui recommandait fortement de faire appel aux services d’un-e avocat-e « parce que sinon, tu vas embarquer dans le système et là tu vas encore faire une dépression » (Travailleur). Des travailleur-euses ont témoigné des avantages de faire appel à une représentation experte. Pour plusieurs personnes AMT rencontrées, le fait d’être représentées leur avait permis d’obtenir des avantages auxquels elles avaient droit, mais dont elles ignoraient l’existence. Nous mettons d’ailleurs volontairement l’accent sur l’idée de la représentation experte, puisque tous-tes les avocat-es rencontré-es nous rappelaient les subtilités, autant médicales que juridiques, qui caractérisent ces dossiers et qui requièrent une bonne connaissance de la loi et du système afin d’orienter la personnes AMT dans la meilleure direction, notamment lors des négociations hors cour :

« Je vois beaucoup d’employeurs s’essayer avec nous et je sais même pas pourquoi ils le font : de dire, ‟[on] renverse l’admissibilité et on vous donne deux mille piasses” ». C’est parce que renverse l’admissibilité, ça a des conséquences pour la vie de la personne ! C’est extrêmement rare que je vais suggérer à un de mes clients, oui prenons le deal qui enlève l’admissibilité, mais j’ai vu des clients le prendre pour dire, ‟eille, 3 000 $ dans mes poches !” » (Avocate).

Dans un contexte où la majorité des dossiers se règlent hors cour, et où le contenu des ententes échappe à l’examen d’un-e juge administratif-ve (Charbonneau et Hébert, 2020), la question de l’importance de l’accompagnement des personnes AMT se pose avec d’autant plus d’acuité. Toutefois, le fait de faire appel à une représentation experte entraîne des coûts financiers qui peuvent être importants. Les seuils d’admissibilité à l’aide juridique ont certes été relevés récemment, mais il n’en demeure pas moins qu’une frange importante de la société est trop riche pour l’aide juridique, mais ne peut réalistement se payer un-e avocat-e à plein tarif (Trebilcock et coll., 2012). Une travailleuse rencontrée, inadmissible à l’aide juridique à cause des revenus de son conjoint, conservait une indemnité mensuelle résiduelle de quelques centaines de dollars. Elle nous témoignait de son appauvrissement personnel inévitable si elle voulait poursuivre son dossier et espérer faire reconnaître ses droits :

« Y’en a combien là, qui attendent leurs choses au TAT, qui sont rendus sur le bien-être social ! Des fois, c’est comme la seule solution que t’as pour avoir de l’aide juridique puis te faire aider. J’y ai même pensé moi ! […]. De dire à mon mari, “regarde, change d’adresse, va vivre chez quelqu’un”, et je vais me sacrer sur l’aide sociale. T’sais à un moment donné, si je veux du service à quelque part, vas-tu falloir que je m’appauvrisse encore plus ? Pour pouvoir avoir du service à quelque part ? T’sais quand c’est rendu que tu penses à ça, tu te dis que ça a pas de bon sens ! Mais combien y ont pensé ? Beaucoup. Beaucoup. Ça fait dur hen ? » (Travailleuse).

Le fait de recourir aux services d’un-e avocat-e était pour plusieurs des personnes rencontrées un endettement, un investissement des revenus du ou de la conjointe et donc un fardeau familial supplémentaire. En effet, seuls deux répondants ne semblaient pas préoccupés par leur situation financière. Les autres avaient tous dû mobiliser des stratégies pour faire face à ces coûts : emprunter de l’argent à une institution financière ou encore à ses proches, ou encore opter pour l’autoreprésentation. Pour les personnes non représentées, il appert que les coûts monétaires sont peu élevés en comparaison aux répondant-es ayant retenu les services d’un-e avocat-e, mais les coûts humains et d’opportunité étaient alors disproportionnés. En effet, le temps passé à préparer son dossier en vue d’une audience, à tenter de comprendre la loi, semblait considérable chez tous les justiciables non représentés rencontrés. Quant aux personnes AMT admissibles à l’aide juridique, elles sont vraisemblablement confrontées à d’importantes difficultés lorsque vient le temps de trouver un-e avocat-e pouvant les représenter. En effet, une avocate rencontrée nous affirmait que peu d’avocat-es salarié-es de l’aide juridique prennent des dossiers de CNESST, même dans les grands centres urbains[13]. Hors de ceux-ci, l’accès à la représentation semble également être un défi de taille. Au cours de nos entrevues avec des acteurs clés en région éloignée, nous avons peiné à rencontrer des avocat-es qui représentaient des personnes AMT. En effet, une avocate de pratique privée rencontrée témoignait du fait que ses collègues faisant des dossiers de lésions professionnelles étaient rares dans sa région, et que les rares avocat-es qui prenaient des dossiers de cette nature – incluant elle-même – ne prenaient pas de mandats d’aide juridique :

« Moi je fais pas de mandats d’aide juridique, pourquoi ? Parce que c’est ridicule, ils vont te payer 700 $ pour un dossier, c’est ridicule, c’est pas compliqué ! […] Fait qu’ils [les clients] ont pas les moyens, fait que là tu fais quoi ? Tu payes pour ton client, si tu prends le dossier ! […]. Moi je refuse beaucoup de dossiers, je les fais pas les mandats […] » (Avocate) — « Et à votre connaissance, qu’est-ce qu’ils font les gens ? » (Intervieweuse) — « Je sais pas… je les réfère pas à d’autres avocats, personne en fait ici. Y’en font pas ! » (Avocate).

Force est de constater que certains éléments caractéristiques du processus influent sur les différents coûts de la justice qui sont supportés par les travailleur-euses, faisant de la trajectoire judiciaire des personnes AMT un chemin parfois semé d’embûches.

5. Discussion : Quelques réflexions sur le processus judiciaire comme susceptible d’engendrer de la précarité

La précarité se définit par son sens commun comme ce qui est précaire, soit dont l’avenir ou la durée ne sont pas assurés. Il s’agit du caractère de ce qui est fragile ou instable (Cingolani, 2017). Or, la notion de précarité revêt une pluralité de significations et de formes, ayant parfois été comprise comme un « prolongement de la pauvreté » (Pierret, 2013). À d’autres moments, elle a plutôt été associée au « délitement des liens sociaux » (Pierret, 2013), mais elle conserve de manière générale la capacité de s’accoler tant aux situations personnelles et individuelles qu’à des questions relevant du collectif (Burgi, 2007). Aux fins de la présente proposition, nous entendons définir la précarité du point de vue de la vie sociale et, à l’instar de Noëlle Burgi, nous désignerons la précarité comme une forme de « vulnérabilité sociale » :

« La précarité peut se définir comme une situation sociale vécue caractérisée par une insécurité essentielle, à la fois matérielle et existentielle, qui tend à reléguer les sujets aux marges de la société et à les enfermer dans un présent sans avenir. Elle renvoie à une réalité et à une expérience multidimensionnelles, à la fois intimes et collectives, objectives et imaginées, travaillées par la dynamique des rapports de forces, les formes mouvantes de leur institutionnalisation et leurs modes de légitimation » (Burgi, 2007).

Selon Burgi, la précarité est comprise de manière bicéphale – via une insécurité à la fois matérielle et existentielle – et elle est consubstantielle à l’idée de vulnérabilité. L’insécurité matérielle renvoie à une composante très concrète de la vie, à savoir la possession des moyens et ressources pour mener une vie décente (Burgi, 2014) soit la capacité à payer un loyer, à nourrir sa famille, etc. Quant à l’insécurité existentielle, il s’agira notamment d’une forme de « désœuvrement » où l’impuissance de l’individu face à sa condition est ressassée (Clot, 1999). La vulnérabilité est au cœur de ces réflexions. Or, si ce concept est souvent apposé comme une simple étiquette sur une catégorie de personnes alors qualifiées de vulnérables (Luna, 2009), il est possible de concevoir la vulnérabilité, ou plutôt les vulnérabilités, de manière dynamique. Florencia Luna, comme d’autres avant elle, rejette un étiquetage de populations comme essentiellement et intrinsèquement vulnérables (les femmes, les personnes âgées par exemple), ce qui revient à rallier ces groupes à des stéréotypes qui les précèdent. Sa définition de la vulnérabilité en appelle à considérer d’autres formes de vulnérabilités qui pourraient émaner de la condition sociale, économique ou politique, et qui sont appelées à changer en fonction du temps ou de circonstances particulières :

« The metaphor of a layer gives the idea of something “softer,” something that may be multiple and different, and that may be removed layer by layer. It is not “a solid and unique vulnerability” that exhausts the category ; there might be different vulnerabilities, different layers operating. These layers may overlap : some of them may be related to problems with informed consent, others to social circumstances. The idea of layers of vulnerability gives flexibility to the concept of vulnerability » (Luna, 2009).

Ainsi, plusieurs facteurs peuvent contribuer de manière cumulative à une situation de précarité du point de vue de la vie sociale. Il serait donc possible de concevoir le processus judiciarisé comme une couche de vulnérabilité. Ce faisant, il devient alors aisé de le superposer à d’autres formes de vulnérabilités préexistantes, pensons ici à l’occupation d’un emploi atypique, au statut migratoire ou à la condition d’accidenté-e du travail.

Nous croyons qu’il est porteur de mobiliser cette acception des couches de vulnérabilité afin de rendre compte de la situation des personnes AMT. Cette façon de conceptualiser le processus permet également d’envisager, éventuellement, des solutions qui permettraient d’atténuer cette précarité induite, tout en mettant en lumière les éléments propres au processus qui entravent l’accès à la justice. Ainsi, nos résultats suggèrent que les différents éléments du processus mentionnés ci-haut ont tous un impact sur les différents coûts de la justice, soient-ils humains ou financiers, qui sont subis par les personnes AMT. En sus des coûts générés, ces éléments sont également susceptibles d’avoir pour effet d’induire une insécurité matérielle et existentielle chez les personnes AMT. Les deux facettes de la précarité évoquées permettent de rendre compte des multiples effets du processus sur divers aspects de la vie des personnes AMT, tant sur leur vie personnelle et familiale que sur leur situation financière. L’utilisation du concept de précarité permet enfin de souligner l’adversité dans laquelle le processus judiciarisé peut plonger les personnes AMT. Lorsqu’il se judiciarise, ce processus entraîne dans son sillage une série d’éléments qui risquent d’inhiber un accès effectif à la justice. En effet, les coûts supportés par les personnes AMT, ainsi que la précarisation qui peut s’en suivre nous apparaissent comme révélateurs d’un accès à la justice qui deviendra parfois illusoire pour certaines personnes.

6. Conclusion

L’exemple de Marc évoqué au tout début reflète bien la manière dont le processus d’indemnisation des lésions professionnelles peut précariser les personnes AMT sur le plan de la vie sociale. Le processus dans lequel il s’est trouvé a tendu à le précariser, via des coûts financiers et humains exorbitants, des délais et une complexité du processus et de la loi. Si ce sont les coûts subis et anticipés dans le cadre du processus judiciaire qui nous intéressaient dans cette recherche, la question de la précarité a émergé de manière connexe à nos réflexions initiales sur les coûts lors de l’analyse des narratifs des personnes AMT rencontrées. Nous avons alors été à même de constater que certains éléments liés au processus et à la manière dont il est vécu sont susceptibles d’engendrer chez les personnes AMT une insécurité à la fois matérielle et existentielle.

Enfin, rappelons que ce processus judiciarisé est de nature contradictoire, et cela sous-tend un rapport de force inégalitaire entre le ou la travailleuse, son employeur et la CNESST (Lippel, 2006). Cela a d’ailleurs été identifié comme un facteur ayant un impact délétère sur la santé : « The adversarial nature of the process exacerbates this imbalance [of power], and when litigation is frequent, adverse health consequences may be more prevalent » (Lippel, 2012). Qu’une personne AMT navigue ce processus seule ou avec le soutien d’un-e avocat-e ou d’un groupe de défense des droits, un fait demeure : elle y joue ultimement sa santé physique et financière dont les ressources sont limitées. Or, les employeurs et la CNESST n’ont, quant à eux, qu’à gérer des coûts monétaires qu’il s’agisse d’une dépense d’entreprise ou issue du fonds de l’organisme administratif et provenant des cotisations des employeurs. Cela nous apparaît comme révélateur du débalancement des forces en présence. Le contexte dans lequel la mise en œuvre de la LATMP se déploie fait en sorte que les employeurs et la CNESST peuvent mobiliser des stratégies à plus grande échelle, ont souvent une expérience préalable qui permet de structurer les actions et avenues futures et ont la capacité de prendre des risques calculés. Ils s’apparentent à ce que Marc Galanter appelle des repeat players, soit les parties qui s’engagent de manière récurrente dans des litiges d’une nature similaire (Galanter, 1974). Les personnes AMT ne pourront, de manière générale, mobiliser de telles stratégies, étant aux prises avec leurs problèmes personnels, leurs limites financières et psychologiques à elles. Ainsi, les personnes AMT rappellent les one-shotters de la typologie de Galanter, celles-ci ne pouvant qu’exceptionnellement voir la potentielle portée plus large d’une décision ou l’impact qu’elle aurait pour d’autres personnes dans une situation semblable par exemple. Une avocate rencontrée témoignait du fait qu’ultimement cette asymétrie des forces en présence pourrait avoir un impact non seulement sur l’issue du dossier, mais aussi sur les courants jurisprudentiels :

« Puis c’est quelque chose que je dis souvent, mais t’sais les tendances de jurisprudence, je vois ça un peu moi comme un jeu de souque à la corde : t’as du monde qui tire de leur bord, t’as du monde qui tire de l’autre bord, fait que d’un côté, les administrés, de l’autre côté t’as l’État et t’as les grandes entreprises qui veulent pas, admettons, en matière de CSST que ça soit reconnu ! Fait que si y’a une mauvaise décision qui est rendue, si c’est du côté de toute la gang qui sont là, ils vont la faire corriger ! De l’autre côté, si y’a une mauvaise décision qui est rendue à l’endroit d’un administré, qui sont représentés, dans quoi ? 20, 25 % des cas ? Et que même s’ils sont représentés, est-ce qu’ils ont les moyens eux d’aller en contrôle judiciaire par la suite ? Peut-être pas ! » (Avocat).

Pour assurer un accès effectif à la justice, les personnes AMT qui entament un processus judiciarisé devraient le faire sur le même pied d’égalité que les autres parties au litige. Le rapport de force qui caractérise actuellement les relations entre la CNESST, l’employeur et le ou la travailleuse se doit en conséquence d’être rééquilibré.