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Introduction

Tant dans les organisations publiques que privées, la diversité est une nécessité ou un souhait pour rendre les effectifs plus représentatifs, innovants et créatifs. Former des équipes qui sont représentatives des populations qui reçoivent les services offerts est une motivation pour plus d’équité (Bradbury et Kellough, 2011; Riccucci et Van Ryzin, 2017). La diversité est aussi invoquée pour stimuler l’innovation et la créativité (Zanoni, Thoelen et Ybema, 2017).

L’intention de diversifier les effectifs n’échappe pas à un dénombrement des identités afin de fixer des objectifs, mesurer les écarts de représentation et les corriger. La catégorisation est donc un mal nécessaire à la conception, au suivi et à la reddition de comptes afin de documenter les progrès effectués en termes de représentativité dans les embauches, les rétentions ou les promotions.

L’effort visant à documenter la « diversité » comporte des défis, notamment ceux liés à la catégorisation et l’auto-identification. Dans son dernier rapport triennal, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ, 2020) décrivait l’identification et l’auto-identification comme des enjeux liés à la mise en oeuvre des programmes d’accès à l’égalité en emploi.

Par ailleurs, les catégories, arbitraires, peuvent varier d’une organisation à l’autre et elles omettent l’intersectionnalité. Ces défis mènent aux refus de certains individus à s’identifier à des catégories, soit car ils anticipent une menace de stéréotype (c’est-à-dire l’effet de préjugés stigmatisant l’une de leurs identités) sur leur accès à l’emploi ou leur performance au travail (Kang, DeCelles, Tilcsik et Jun, 2016; Van Laar, Meeussen, Veldman, Van Grootel, Sterk et Jacobs, 2019), soit par crainte d’une valorisation de leur identité au détriment de leurs compétences (Dover, Kaiser et Major, 2020) ou encore par indécision face à une catégorisation binaire (être l’un ou l’autre) (Gillem, Cohn et Throne, 2001) ou unique (n’avoir le choix que d’une seule catégorie d’identification) (Dennissen, Benschop et van den Brink, 2020; Westbrook et Saperstein, 2015). Ces enjeux, s’ils sont ignorés, peuvent se révéler contreproductifs, en naturalisant des inégalités contre lesquelles on tentait initialement de lutter (Risberg et Pilhofer, 2018).

En ayant proposé à des répondants de s’identifier, sans leur proposer de catégories prédéfinies, nous avons exploré la dynamique de divergence/convergence entre l’identification et l’assignation vécue au travail.

Dans un premier temps, nous abordons les paradoxes de l’inclusion à partir du modèle de Shore, Randel, Chung, Dean, Holcombe Ehrhart et Singh (2011) et la littérature critique qui porte sur les conditions de l’inclusion dans ses dimensions politiques et organisationnelles. Ensuite, par le biais de l’exemple des deux programmes s’appliquant à certaines organisations au Québec et au Canada, nous illustrons la variété catégorielle présente au sein d’espaces politiques et administratifs qui se recoupent. Nous poursuivons avec la méthode de collecte et d’analyse puis la présentation des résultats.

Paradoxes de l’inclusion : identités ressemblantes, dissemblables et hiérarchisées

Les écrits sur la gestion de la diversité s’appuient principalement sur des concepts de psychologie sociale tels que l’auto-catégorisation et l’identité sociale (Leonardelli, Pickett et Brewer, 2010; Tajfel, 1974; Turner, Oakes, Haslam et McGarty, 1994; Reynolds, 2017) afin de théoriser l’inclusion. En effet, c’est par l’effet d’un processus cognitif que les individus se catégorisent dans un groupe plutôt qu’un autre en accentuant les similarités de l’endogroupe et les différences de l’exogroupe pour se distinguer et bâtir des frontières entre leur groupe et un autre. La littérature critique, quant à elle, s’éloigne de la polarité inclusion/exclusion grâce à l’intersectionnalité, qui place les identités dans des relations dynamiques et une dimension politique (Dennissen et al., 2020).

Shore et al. (2011) ont proposé un modèle d’inclusion inspiré par la théorie de la distinction optimale (Leonardelli et al., 2010). Postulant que les individus ont besoin de se sentir à la fois similaires au groupe et différents des autres membres afin de combler leurs besoins d’appartenance et de différenciation, ils situent l’expérience d’inclusion à parfaite distance entre dissemblance et ressemblance. La tension que représente cet équilibre leur a permis de décrire quatre expériences (inclusion, assimilation, exclusion et différenciation) selon leurs positions sur les axes d’appartenance et de distinction. Selon ce modèle, l’inclusion est la combinaison à la fois d’un fort degré d’appartenance et d’un fort degré de distinction. En d’autres mots, être inclus au sein d’une organisation correspondrait à se sentir appartenir au groupe tout en se sentant distinct du fait de ses différences avec les autres membres. Ce modèle d’inclusion décrit également l’assimilation (un faible degré de distinction mais un fort degré d’appartenance), l’exclusion (une appartenance et une distinction faibles) et la différenciation (une faible appartenance mais un fort degré d’unicité).

Ferdman (2017) a identifié trois paradoxes de l’inclusion, dont l’un fait référence à l’expression de soi et de son identité en contexte organisationnel. « Qui suis-je? Dans quelle mesure et comment puis-je l’exprimer? » (Ferdman, 2017, p. 242), cette question illustre le paradoxe selon lequel l’inclusion nécessite que chacun puisse exprimer sa différence tout en se sentant similaire aux autres.

Néanmoins, d’autres auteurs tels qu’Adamson, Kelan, Lewis, Śliwa et Rumens (2021) se sont interrogés sur les conditions d’inclusion au sein des organisations qui, alors qu’elles tentent de favoriser l’expression de certaines identités minoritaires, excluent par ailleurs celles qui ne conviendraient pas aux normes ou à leurs dispositions. C’est précisément à cet endroit que l’intersectionnalité est employée dans plusieurs travaux théoriques ou empiriques (Dennissen et al., 2020; Köllen, 2019; McCluney et Rabelo, 2019; Risberg et Pilhofer, 2018), comme outil pour penser les catégories.

La théorie de l’intersectionnalité a d’ailleurs émergé des travaux de recherche et de l’action militante de femmes noires à propos des conditions de celles dont les réalités sociales se trouvaient à la fois exclues de la catégorie « femme » des politiques féministes et de la catégorie « Noir » des politiques antiracistes (Crenshaw et Bonis, 2005). L’intersectionnalité est « une manière de penser le problème de la similarité et de la différence et sa relation avec le pouvoir » (Cho, Crenshaw et McCall, 2013, p. 795).

McCluney et Rabelo (2019), en prenant le cas de femmes noires en milieu professionnel, ont montré que la visibilité de la dissemblance des identités marginalisées devient donc stratégique pour affronter l’adversité du contexte et tenter de correspondre, au mieux, aux catégories existantes. Les éléments de différenciation sont constamment redéfinis et réagencés selon le niveau d’abstraction de l’identification et de la catégorisation, faisant ainsi naviguer les individus dans l’hypervisibilisation ou l’invisibilisation de leurs identités. Les conditions de la visibilité des individus se modulent en fonction de leur perception de la norme organisationnelle, autour de laquelle la hiérarchie institutionnelle s’est historiquement construite, cette « norme évidente » étant celle des identités d’homme, blanc, hétérosexuel et sans handicap (Dennissen et al., 2020, p. 231, DiTomaso, 2021).

Les relations de pouvoir se manifestent, entre autres, par les conditions d’expression des identités marginalisées (McCluney, Durkee, Smith, Robotham et Lee, 2021), mais aussi par la hiérarchisation entre les catégories qui, dans une conception unique, statique et stable, n’ont d’autres choix que de rivaliser entre elles plutôt que de former des coalitions dans le but de lutter contre les différentes formes de discriminations subies. Les « Olympiques de l’oppression » décrivent selon Hancock (2007, p. 68) la compétition politique que doivent se livrer les groupes marginalisés afin d’obtenir plus de représentation, de droits et d’équité dans un contexte de catégorisation unique. Selon Dennissen et al. (2020), dans le cadre des organisations, il s’agit plutôt d’« Olympiques de l’oppression inversée » obligeant les groupes marginalisés non pas à réclamer davantage, mais à démontrer à quel point ils sont meilleurs que d’autres pour contribuer au succès de l’organisation et à mettre sous silence les oppressions auxquelles ils font face.

Van Laer et Zanoni (2020) soutiennent que les dernières années ont été marquées par une inflation des motifs instrumentaux (Dover et al., 2020) dont la raison d’être n’est pas de favoriser l’accès, contribuer à l’équité et lutter contre les discriminations, mais plutôt d’améliorer la compétitivité, accroître la performance et stimuler l’innovation. Dans la littérature anglophone, on parle alors traditionnellement de « business case for diversity ». Ainsi, il est attendu que les catégories désignant les groupes cibles sont utiles au succès de l’organisation et qu’il est d’ailleurs possible d’en rendre compte. Ahmed (2007) a décrit la documentation de la diversité comme une performance organisationnelle. Les documents (plan d’action, suivi des effectifs, tableaux de bord, etc..) sont d’autant plus faciles à gérer que les catégories sont clairement définies et univoques puisqu’elles doivent satisfaire une culture de l’audit permettant de mesurer les effectifs et leur sous-représentation (Ahmed, 2012). L’intersectionnalité, justement, ne présuppose pas que les catégories soient univoques et vise à affronter la complexité de la réalité sociale en reflétant plutôt les « différences qualitatives théoriquement pertinentes » (Hancock, 2007, p. 72) car, selon cette approche, les identités ne peuvent être comptées et additionnées pour rendre compte de l’inclusion des individus.

Certains travaux ont donc pris comme objet d’analyse les catégories elles-mêmes, afin de s’interroger sur leurs frontières, leurs définitions (Juteau, 2015; Risberg et Pilhofer, 2018; Westbrook et Saperstein, 2015), leurs constructions et leurs évolutions, et ce, dans le but de rendre compte des relations de pouvoir et des inégalités au sein des organisations et plus largement dans la construction des politiques publiques (Thompson, 2015 et 2020).

Nommer les discriminations dont souffrent les individus est nécessaire pour pouvoir lutter contre elles. Pour cela, les programmes en équité, diversité et inclusion (ÉDI) ciblent dans leurs actions certaines catégories d’identité. Or catégoriser n’est pas une entreprise technique ou scientifique, c’est avant tout une démarche politique qui participe de l’élaboration de la vie sociale (Schnapper, 2008). Nous avons pris l’exemple de deux programmes d’équité et d’égalité en emploi afin de donner un aperçu de la variété catégorielle au sein de deux ordres de gouvernement, où deux lois sont à l’origine de programmes visant à corriger la représentativité de groupes historiquement sous-représentés.

En prenant l’exemple fédéral avec la Loi sur l’équité en matière d’emploi (1995) et l’exemple de la province du Québec avec la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans les organismes publics (2000), un même individu selon l’espace politique et administratif dans lequel il évoluera pourra être catégorisé de différentes manières, naviguant entre différents groupes cibles ou à l’extérieur de ceux-ci. Le tableau 1 rassemble les définitions des catégories issues de ces deux lois.

Tableau 1

Groupes visés par les programmes d’équité et d’égalité en emploi

Groupes visés par les programmes d’équité et d’égalité en emploi

Tableau 1 (suite)

Groupes visés par les programmes d’équité et d’égalité en emploi

a La Loi sur l’accès à l’égalité en emploi ne précise pas les définitions des groupes visés. Ces définitions sont fournies par la CDPDJ qui est responsable de veiller à l’application des programmes d’accès à l’égalité en emploi (CDPDJ, 2020, p. 61).

b Le terme « Indien » figure toujours dans les définitions des groupes cibles qui se trouvent dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi bien qu’il soit inusité dans les programmes d’équité en emploi. Ancrée dans l’histoire coloniale du Canada, cette catégorie est jugée offensante et stigmatisante, à ce titre le gouvernement reconnaît qu’« il y a lieu de moderniser la terminologie de la Loi concernant les peuples autochtones. » (Gouvernement du Canada, 2021).

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Méthode de collecte et stratégie d’analyse

Dans le cadre d’un projet pilote en ÉDI destiné à mieux comprendre l’expérience d’inclusion dans le milieu professionnel, nous avons élaboré un sondage Survey Monkey qui a été mis en ligne de novembre 2021 à janvier 2022. Diffusé sur les réseaux sociaux et partagé grâce à l’aide de différents groupes et organisations, ce sondage bilingue (anglais et français) s’adressait à des employés de différents secteurs d’activité travaillant et vivant au Canada, dans la province du Québec : 267 individus ont répondu au sondage, en proportion quasiment égale de réponses en français et en anglais.

L’enquête contenait 23 questions, organisées en cinq sections : 1) le profil de l’organisation et son statut vis-à-vis d’une politique d’ÉDI, 2) la nature et les conditions du travail (profession, type de contrat, etc.), 3) l’expérience dans l’organisation et le climat de travail, 4) les stratégies d’adaptation et enfin 5) les données sociodémographiques.

Afin d’éviter les contraintes des catégories fixes et le piège de l’essentialisme, nous avons opté pour un volet qualitatif en incorporant des questions ouvertes auxquelles il était possible de répondre en complétant les trois énoncés suivants :

  • Je suis né·e au/en…

  • Je me considère comme….

  • Je suis souvent perçu·e comme…

Il nous semblait impossible d’évoquer une question sur les identités et les identifications sans considérer la phénoménologie de l’être de Sartre (1976), qui fait la distinction entre l’« être pour soi » et l’« être pour autrui ». La conscience de l’existence d’un individu est toujours couplée à la conscience de son existence dans le monde. Cependant l’« être pour les autres » ajoute de la complexité à cette structure de la liberté humaine, principalement parce que les humains doivent exercer leur liberté dans un monde qui est peuplé d’autres humains et façonné par leurs choix. Sealey (2019) nuance encore plus cette compréhension « d’être pour l’autre », en situant les propositions de Sartre dans les récits de Fanon sur l’expérience des personnes colonisées dans son ouvrage Peau noire, masques blancs. Sealey propose donc une perspective critique de cette phénoménologie, et met ainsi en lumière l’intersubjectivité constituée dans un contexte colonial à travers le différentiel de pouvoir. Ceci nous a donc guidés pour introduire une autre question dans la section socio-démographique, en demandant aux participants de décrire la façon dont ils pensent être perçus.

L’intersectionnalité a été employée comme stratégie d’analyse (Collins, 2015) dans le but d’éclairer sous un angle nouveau l’auto-identification et la catégorisation. De la conception jusqu’à l’analyse et la présentation des résultats en passant par la collecte de données, nous avons navigué entre trois approches décrites par McCall (2005) afin d’employer un cadre d’analyse intersectionnelle.

Si l’on imagine un spectre sur lequel les trois approches seraient situées, à une extrémité se trouverait l’approche anti-catégorielle, à l’autre extrémité l’approche inter-catégorielle et entre les deux l’approche intra-catégorielle. L’approche anti-catégorielle équivaut à rejeter les catégories, puisque la « vie sociale est considérée comme trop irréductiblement complexe – débordant de déterminations multiples et fluides à la fois des sujets et des structures – pour que des catégories fixes ne soient que des fictions sociales simplificatrices qui produisent des inégalités dans le processus de production des différences. » (McCall, 2005, p. 1773). C’est ce que nous avons fait, dans un premier temps, en ne soumettant aucune catégorie prédéfinie au choix des répondants. L’approche inter-catégorielle ne remet pas en cause les catégories en tant que telles, mais s’intéresse aux inégalités qui existent entre elles. Enfin, l’approche intra-catégorielle interroge les frontières entre les groupes, leur perméabilité et plonge à l’intérieur de ceux-ci pour voir non plus seulement les inégalités entre les groupes, mais également les inégalités à l’intérieur de ces derniers. Dans un second temps nous avons donc analysé les réponses des participants dans une perspective inter-catégorielle et intra-catégorielle.

Résultats

Parmi les 267 répondants, 192 répondants ont complété l’énoncé débutant par « je me considère comme… » et 186 répondants ont complété l’énoncé « je suis souvent perçu·e comme… ».

Auto-identifications uniques, multiples et situées dans le temps

Parmi les réponses d’auto-identification se trouve une variété d’éléments identitaires tels que la race, le genre, l’orientation sexuelle, la nationalité (ou la localité : habitant d’une ville ou d’une région). Près de la moitié des réponses (49 %) font référence à des catégorisations uniques. Les autres répondants, quant à eux, ont fourni des éléments d’identifications multiples. Nous avons analysé la multiplicité des identités mentionnées sous deux aspects : la simultanéité (appartenir à une catégorie mais aussi à une autre) et la temporalité (appartenir à une certaine catégorie et à une autre dans peu de temps ou depuis peu de temps).

La simultanéité se traduit à la fois par une appartenance multiple signifiant ici et un ailleurs qui selon les lieux de naissance des répondants s’interprète comme une histoire migratoire, volontaire ou involontaire, d’eux-mêmes ou de leurs ascendants : « canadienne d’origine haïtienne » (participante 5), « Italo-québécoise » (participante 93), « Québécois (adopté) » (participant 55), « Québécoise et 2e génération d’immigrante » (participante 78), « un colon descendant de personnes originaires des îles Britanniques, d’Europe occidentale et des pays nordiques. » [a settler descendant of folks from the British Isles, Western Europe and Nordic countries] (participant 252). L’identification multiple se rattache également à d’autres combinaisons d’éléments autres qu’une nationalité ou un lieu d’habitation. Les répondants ont exprimé leur identité de genre, leur orientation sexuelle, leur âge ou encore leur couleur de peau ou leur race : « franco-ontarienne bisexuelle » (participante 121), « une personne queer, demisexuelle, biromantique, juive ashkénaze » [a genderqueer, demisexual, biromantic, ashkenazi Jewish (mixed) person] (participant·e 211), « une femme blanche latino » [a white latina women] (participante 181), « un immigrant, racisé clair de peau » [an immigrant, racialized (light skin black)] (participant 141).

La temporalité se distingue de la simultanéité car l’identification à une ou des catégorie(s) est circonstancielle et marque l’antériorité d’une catégorie vis-à-vis d’une autre, comme « Colombienne et Néo-québécoise » (participante 21) ou « Française et bientôt Canadienne » (participante 12).

Ce que l’on constate des réponses de l’auto-identification est que les individus mentionnent autant de catégories qui leur semblent significatives et importantes pour décrire leurs identités. Allant d’une à plus de cinq catégories, l’ensemble des réponses reflète le choix des uns et des autres de décrire, dans leurs propres termes, les identités vécues. Ces énumérations d’identités ne sont pas juste des additions accessoires : selon notre cadre d’analyse intersectionnelle, nous considérons ces identités comme un enchevêtrement de conditions et de rapports sociaux qui sont d’autant plus éloquents à propos de l’environnement organisationnel lorsqu’on s’intéresse aux réponses concernant la manière dont les répondants pensent être perçus dans leur milieu de travail.

Identifications et perceptions politisées et stigmatisantes

Une personne a complété l’énoncé « je suis perçu·e comme » par cela « dépend avec qui j’interagis » [depends on who I interact with] (participant·e 175) sans autre élément complémentaire tandis qu’une autre a répondu être perçue comme une « minorité ambigüe » (participant·e 151). Ces réponses offrent un aperçu de la complexité de catégoriser, notamment lorsque l’exercice n’est pas autonome, mais qu’il dépend de celui qui observe et qui interagit avec la personne à catégoriser.

Comme nous l’avons abordé plus haut, la littérature soutient que la catégorisation est toujours fonction du contexte et de l’interaction. Le contexte est à saisir dans le sens social, politique et organisationnel. Plusieurs réponses en témoignent et font référence à des aspects politiques telles que l’intégration, la maîtrise d’une langue ou d’une caractéristique phénotypique pour convenir être catégorisé et perçu d’une façon ou d’une autre : « pas comme une immigrante, car je parle français et que je suis caucasienne » (participante 22), « pas complètement québécoise » (participante 30), « immigrant intégré » (participant 36).

D’autres réponses reflètent des catégorisations stigmatisantes qui rappellent le concept d’orientalisme tel qu’il a été théorisé par Said (1980), c’est-à-dire comme la représentation fantasmée et stéréotypée de l’Autre : « immigrante latino-américaine pauvre » (participante 54), « immigrante qui s’est sauvée du Moyen-Orient » (participante 97), « immigrante noire venant d’un pays pauvre » (participante 4).

L’altérisation (othering) se manifeste également en employant le langage organisationnel et institutionnel couramment employé. Deux répondants s’étant auto-identifiés l’un comme « montréalais, québécois, marocain » et l’autre comme « Canadienne d’origine sud-asiatique » ont cependant indiqué être perçus au sein de leurs organisations comme « montréalais de “la diversité” » pour le premier (participant 47) et « PANDC (un terme que personnellement je déteste) » [BIPOC (a term I personally loathe)] pour la seconde (participante 266). L’acronyme PANDC est l’équivalent francophone de l’acronyme anglophone BIPOC (Black, Indigenous, and People of Color) et signifie personne autochtone, noire et de couleur. Ces acronymes et éléments de langage managériaux sont des « mot[s] à la mode » des mots qui font du bruit pour parler des initiatives des organisations et qui, dans le même temps, effacent par leurs présences « les autres bruits comme le bruit du racisme » (Ahmed, 2012, p. 61). On remarque que pour décrire ces catégories, les répondants prennent de la distance avec ces termes qui les décrivent institutionnellement, en employant l’usage de guillemets ou en précisant explicitement leur aversion pour le terme.

Hiérarchisation et catégorisation réductrice

Parmi les réponses à la perception des pairs, une personne a décrit être perçue comme « quelqu’un à harceler » [someone to harass] (participante 253), ce qui, au-delà d’une catégorie d’identité, décrit un rapport à l’autre empreint de domination et d’insécurité et qui efface son auto-identification préalable de « femme ».

Les identités se déclinent également sous la forme d’une comparaison et une hiérarchisation des désavantages. Un répondant a répondu « valant moins » [as being less than] (participant 195), effaçant ses ascendances autochtones par lesquelles il se définit. Un autre répondant s’identifiant comme « Canadien » a indiqué être perçu comme un « homme blanc et homosexuel moins désavantagé que d’autres » [gay white male who is less disadvantaged than others] (participant 150). Cela témoigne à la fois d’une identité marginalisée (orientation sexuelle), mais dont la combinaison avec les identités « homme » et « blanc » permet une adéquation comparative à son milieu ou même à une invisibilisation de cette identité dans la mesure où le répondant lui-même ne mentionne pas l'homosexualité dans sa réponse à la question « je me considère comme ». En revanche, un·e autre répondant·e s’identifiant comme « un·e Canadien·ne-Montréalais·e queer d’origine chinoise » [a queer Montrealer-Canadian of Chinese origin] relate être perçu·e comme « immigrant·e » (participant·e 173).

L’un comme l’autre vivent des identités de genre ou d’orientation sexuelle qui ne s’inscrivent pas dans l’hétéronormativité ou dans une binarité des genres. Néanmoins, la saillance de ces identités ne se révèle pas de la même façon. Le premier s’identifie de manière unique « Canadien », mais son identité est perçue de manière multiple, complexe et agencée en comparaison à d’autres identités minoritaires « moins désavantagées que d’autres » et la seconde s’identifie de manière multiple, à la fois par ses origines, son sentiment d’appartenances multiples et son identification queer, ce qui transcende les catégories, mais elle se trouve être réduite à une perception unique « immigrant·e » qui réduit toute la complexité de sa réalité sociale à ce statut.

Un répondant qui s’était auto-identifié comme « Philippin-Canadien de 2e génération » [2nd generation Filipino Canadian] se trouve catégorisé « immigrant chinois ou philippin avant [de] commence[r] à parler » [Chinese or Filipino immigrant before I begin to speak] (participant 217). Ici, la langue et probablement plus largement toutes les dimensions de l’expression orale (accent, expressions, vocabulaire), lui permettent de s’extraire d’une catégorie à laquelle il est assigné à cause de signes visibles.

D’autres ne semblent pas échapper de la sorte à l’assignation. Nous avons observé cette simplification des identités d’une façon beaucoup plus généralisée et pour une catégorie en particulier, celle des « immigrants ».

Lorsqu’il est question de l’auto-identification, 1 % des répondants a mentionné le terme « immigrant » dans la description de ses identités. En revanche, lorsqu’il s’agit de la perception des pairs, 26 % des répondants disent être perçus comme immigrants. On observe également 12 % des répondants qui, dans leur description par les pairs, font référence à l’étrangeté, c’est-à-dire à ce qui échappe à ce qui est connu, et donc indéfinissable. À l’instar des deux répondants qui indiquent être perçus comme « n’importe quel.le immigrant·e asiatique ou d’origine ethnique ambiguë » [any Asian immigrant or of ambiguous ethnic origin] (participant·e 193), « immigrant d’Inde, Sri Lanka, Guyane, Trinidad ou autre origine ethnique » [an immigrant of Indian, Sri Lankan, Guyanese, Trinidadian or other ethnic origin] (participant 234) alors qu’ils sont nés au Canada et se sont auto-identifiés uniquement comme « Canadiens ». Les répondants qui sont perçus comme « ambigus » échappent donc à cet état de fixité et de rigidité auquel les identités stigmatisées les destinent. Néanmoins, ils ne sont pas non plus perçus de la manière dont ils s’identifient. Ils ne pénètrent pas au sein de la communauté majoritaire à cause de ce caractère pas tout à fait semblable, mais qui en même temps reste inconnu, non catégorisable.

Malgré la diversité catégorielle des auto-identifications, la perception à leur égard se trouve simplifiée, uniformisée, en les réduisant à une seule dimension identitaire, qu’elle soit réelle ou supposée, comme l’indique le tableau 2. Dans la colonne de gauche sont rassemblées les auto-identifications multiples et diverses de 47 répondants. Dans la colonne de droite se trouvent les identités perçues.

Tableau 2

Réduction des identités de ceux perçus comme immigrants

Réduction des identités de ceux perçus comme immigrants

Tableau 2 (suite)

Réduction des identités de ceux perçus comme immigrants

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Discussion

Nos résultats témoignent de la complexité des identités et de la réalité sociale qu’il est difficile de résumer dans des plans d’actions et programmes en ÉDI. Bien que les travaux sur l’identité sociale réclament un besoin de simplification cognitive afin de donner du sens au monde social (Tajfel, 1974), ceci n’est pas sans risque d’accentuer à l’excès la simplification, à force de vouloir traiter les individus comme représentatif d’une catégorie, générant ainsi des stéréotypes (Van Laer et Zanoni, 2020), comme nous l’observons avec la catégorie des immigrants. L’intersectionnalité exige de reconnaître la complexité de la réalité sociale et les effets de cette complexité tant à travers les relations interpersonnelles qu’institutionnels (Collins, 2015; McCall, 2005).

Il faut reconnaître que dans la conception et l’analyse des politiques publiques, l’analyse différenciée selon les sexes (Secrétariat à la condition féminine, 2015) et l’analyse différenciée selon les sexes + (Gouvernement du Canada, 2022) portent une attention, pour l’un, aux réalités différentes entre les hommes et les femmes et, pour l’autre, aux réalités multiples en fonction du sexe, du genre, de la race et autres facteurs identitaires qui interagissent entre eux et produisent des effets politiques. Néanmoins, bien que l’intersectionnalité se soit progressivement introduite dans les réflexions de révision des programmes d’accès à l’équité et à l’égalité en emploi (CDPDJ, 2020; Gouvernement du Canada, 2021), les effectifs et les données de sous-représentations sont toujours présentés par catégories uniques et maintiennent à distance les réalités des individus se situant à la fois dans deux catégories ou davantage, mais en même temps ni tout à fait dans une ni tout à fait dans une autre, ou bien dans une situation de discrimination qui est ignorée ou inconnue. Pour le gouvernement du Québec (2018), par exemple, les minorités ethniques désignent les personnes « autres que les Autochtones et les membres d’une minorité visible, dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais » (p. 5). Or on remarque que dans la conception de cette définition, une hiérarchie apparaît entre la visibilité de l’altérité et la compétence linguistique, en rendant mutuellement exclusives les catégories minorités visibles et minorités ethniques. En d’autres mots, le fait de ne pas « être de race blanche » ou de ne pas « avoir la peau blanche » a préséance dans la catégorisation sur le fait de maîtriser le français ou l’anglais. Or comme nos résultats l’indiquent, les individus se définissent ou sont perçus avec une multiplicité d’identités, qui produisent des effets entre elles, permettant à certains d’échapper ou non à la discrimination. La langue, la couleur de la peau, la citoyenneté sont des exemples qui rendent les catégorisations perméables et modulent de différentes manières l’adéquation normative entre un individu et son environnement, lui permettant de se distinguer d’une catégorie stigmatisante ou de s’identifier comme appartenant à une minorité (Song, 2020). La menace du stéréotype joue précisément sur les conditions de la visibilité de la différence ou sur l’accentuation de la similarité, et les effets de telles adaptations ont des conséquences, à la fois sur le bien-être des individus aux identités marginalisées – dont la complexité de leur réalité est inexistante pour leurs pairs – et sur l’organisation, car cela réduit les possibilités de sentiment d’appartenance (Newheiser et Barreto, 2014; Van Laar et al., 2019).

Le contexte et la nécessité d’une conceptualisation interactionniste de la diversité (Roberson, 2019b) sont nécessaires à la fois pour la recherche et pour la pratique. Les groupes traditionnellement ciblés rassemblent une multitude d’expériences vécues. La diversité, qui dans la littérature et selon les contextes nationaux s’articule autour de la performance organisationnelle, la responsabilité sociale ou encore le respect des droits (Chanlat, 2022), ne peut faire l’économie d’une conceptualisation de la diversité qui prenne en compte les expériences singulières des individus au-delà de leur – supposée ou réelle – appartenance commune. Nos résultats font écho à ceux de Garneau (2017) qui, avec un groupe considéré comme homogène dans le contexte québécois, a mis en lumière les disparités d’inclusion malheureusement masquées par une rhétorique utilitaire de cette diversité.

Malgré les descriptions des groupes cibles qui figurent dans la loi, ces définitions ne peuvent pas déterminer objectivement l’identité des individus, car elles renvoient parfois à des constructions sociales telles que la race qui ne font référence à aucune essence mais sont contingentes à un univers social donné (Mills, 1998).

L’histoire des organisations et les rapports sociaux entre les individus qui s’y sont construits permettent de comprendre pourquoi la différence fait une différence. Cette démarche redonne du sens aux catégories et les place dans une échelle de désirabilité, qui s’est façonnée au cours de l’histoire jusqu’à être naturalisée et qui semble désormais prise pour acquise au sein des structures organisationnelles (DiTomaso, 2021). Cette échelle de désirabilité se manifeste par l’effacement politique de certaines catégories au profit d’autres ou par la sélectivité et la hiérarchisation : la question du genre/sexe n’est pas abordée alors que les femmes forment la catégorie traditionnellement ciblée dans les programmes. Or la distinction entre le genre et le sexe est absente de la conceptualisation de la plupart des programmes (Köllen, 2019).

Desrosières (2014, p. 70) définit la statistique comme un « outil de libération » et comme un « outil de pouvoir ». On pourrait parler d’un outil de libération au sens où cela permet de recenser les individus aux identités sous-représentées, dans le but d’agir afin de transformer les structures qui causent leur sous-représentation. C’est par ailleurs un outil de pouvoir car, autant cela peut permettre de lutter contre les inégalités, autant cela peut les renforcer, les invisibiliser ou tout simplement mener vers un statu quo lorsque l’on se contente uniquement de suivre quantitativement des effectifs de catégories qui semblent « naturelles » et dont on n’interroge ni le sens ni les causes et conséquences produites sur les individus et leurs expériences.

Limites

Dans le cadre de notre étude, la perception des identités en milieu de travail a été récoltée auprès des répondants et non pas auprès de leurs collègues. Cette distinction nous permet de préciser qu’il n’est pas directement question de la perception unanime et uniforme, si tant est que cela puisse exister, des collègues de travail au sujet des répondants, puisqu’il s’agit de la réponse de ces derniers à propos de ce qu’ils croient que leurs collègues pensent de leurs identités.

Il est donc plutôt question de stéréotypes dont les répondants ont déjà été victimes et de la manière dont ces expériences consolident et fixent la catégorisation d’« identités externes et auto-imposées » (Roberson, 2019a, p. 80). En effet, les personnes avec plusieurs identités minoritaires doivent négocier avec les tensions qui surgissent autour de la mauvaise identification, de l’assignation identitaire ou encore de la stigmatisation subie sur leur lieu de travail (Fernando, Reveley et Learmonth, 2019). « Le stéréotype peut seulement exister dans la tête du membre du groupe stigmatisé : pour que la menace du stéréotype existe, les autres n’ont pas besoin de tenir un stéréotype négatif, il suffit juste de croire qu’ils le font » (Van Laar et al, 2019, p. 5).

Conclusion

La marginalisation des identités implique de vivre dans la contrainte et la fixité d’identités perçues dont il est difficile de s’échapper lorsque l’environnement organisationnel refuse de considérer la complexité sociale. Les individus se trouvent alors dans une « prison interverrouillée dont il est difficile de s’extraire » (Hancock, 2007, p. 65).

En adoptant une perspective intersectionnelle et une approche anticatégorielle (McCall, 2005), nous souhaitions ne pas limiter les possibilités d’identification des répondants alors que nous menions un projet sur l’expérience d’inclusion. Ceci nous a permis d’observer plusieurs possibilités de catégorisations qui correspondaient à l’expérience vécue des répondants. En l’absence de catégories prédéterminées dans le cadre d’un sondage, on observe que la saillance des identités et la distorsion entre la manière dont les individus se catégorisent et la manière dont ils pensent être perçus par leurs pairs révèlent des inégalités, des hiérarchies entre les catégories et reflètent également les dynamiques de pouvoir présentes en contexte professionnel. C’est dans la perception et le rapport à l’autre que la catégorisation prend son sens, car elle redonne une dimension significative qui traduit l’expérience des individus, au-delà de la simple description des identités (Bessone, Cukier, Lazzeri et Willems, 2015).

La distorsion que nous avons documentée crée inévitablement une fracture interne et pourrait produire une expérience à plusieurs identités, comme le montre l’écart entre ce à quoi les répondants s’identifient et comment ils pensent être vus. Nous croyons que de futures études pourraient contribuer à l’amélioration des connaissances en explorant cette fracture d’identités, et notamment ses effets potentiels au sein des organisations.