Corps de l’article

Contexte

À l’échelle mondiale, la pandémie de la COVID-19 a affecté de manière disproportionnée les migrants en termes de risque d’infection, de santé mentale, de processus d’immigration et d’accès aux services de santé et sociaux et aux ressources de soutien (Kluge, Jakab, Bartovic, D’Anna et Severoni., 2020; Liem, Wang, Wariyanti, Latkin et Hall, 2020; Mukumbang, Ambe et Adebiyi, 2020). Les raisons de l’augmentation des risques d’infection sont multiples et interreliées – elles sont en lien avec des conditions de vie précaires (Tuyisenge et Goldenberg, 2021). Par exemple, au Québec, des conditions de travail non conformes à la réglementation sanitaire ont été signalées dans les entreprises employant des migrants sans statut (Cleveland, Hanley, Jaimes et Wolosky, 2020).

Ainsi, même avant la pandémie, les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants sans statut étaient identifiés comme populations vulnérables, étant donné qu’ils sont plus susceptibles d’être en mauvaise santé que la population générale (Derose, Escarce et Lurie, 2007; World Health Organization, 2022). La majorité de ces personnes vivent dans la pauvreté, en particulier dans des logements insalubres et avec des conditions de travail inadéquates, accentuant ainsi leur mauvais état de santé (Derose, Escarce et Lurie, 2007). Si les organisations publiques canadiennes du secteur de la santé et des services sociaux favorisent l’accessibilité des services aux migrants afin de favoriser leur intégration, il persiste de multiples obstacles à l’accès à ces services (Kuile, Rousseau, Munoz, Nadeau et Ouimet, 2007). En complément et parfois en substitution des institutions, les organisations communautaires offrent un soutien psychosocial, de l’aide alimentaire, de la formation et une aide à l’emploi. Les restrictions sanitaires de la santé publique dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 ont affecté de manière significative les actions des organismes communautaires et du réseau public. La pandémie a fortement remis en question leur capacité à continuer à offrir des services aux migrants vulnérables, en particulier parce que les besoins étaient non seulement plus importants mais aussi plus diversifiés (Gautier, 2021). Les acteurs publics et communautaires ont alors souvent uni leurs forces pour développer des innovations répondant à ces besoins nouveaux (Suva, Liu, Sigurdson, Torio et Benson, 2022).

Au Canada, l’expérience du Québec – la province qui reçoit la deuxième plus grande proportion d’immigrants (16 %) – est sous-représentée dans les études sur les migrations. Face à la COVID-19, les organismes communautaires et les établissements du réseau public de services de santé et services sociaux du Québec ont réagi en adaptant leurs pratiques et en offrant davantage de services à distance (Direction régionale de la Santé publique de Montréal, 2021). Ces organismes ont joué un rôle central dans deux domaines essentiels. Le premier est celui de la prévention et du traitement des infections à la COVID-19 : ils ont notamment contribué à sensibiliser et à élargir l’accès à des informations fiables et multilingues sur la COVID-19 ainsi qu’à centraliser les données sur la disponibilité des tests de dépistage et des traitements. Le second domaine d’intervention de ces organismes est celui de la protection sociale : ils ont su continuer à offrir de l’aide alimentaire, de l’aide au logement et à l’emploi ainsi que du soutien linguistique et ils ont développé un soutien psychosocial aux personnes isolées (Gautier et al., 2022).

Présentation du numéro

Ce numéro thématique offre une réflexion approfondie sur deux dimensions interreliées de la situation de l’accès aux services de soutien pour les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants sans statut. La première mobilise une analyse de l’expérience de la pandémie de COVID-19 chez ces personnes au Québec, principale province francophone du Canada. La seconde porte sur la valorisation d’innovations dans les services communautaires et institutionnels mises en oeuvre pour mieux répondre aux besoins dans le contexte de la pandémie. Ce numéro rassemble les contributions de 13 chercheurs universitaires et cliniciens, des praticiens de la recherche et des étudiants de multiples disciplines (travail social, anthropologie, santé publique, psychiatrie transculturelle, etc.) affiliés à l’Institut universitaire (IU) SHERPA du CIUSSS du Centre-Ouest-de-L’Île-de-Montréal (Québec, Canada). L’IU SHERPA est une infrastructure de recherche financée par le Fonds de recherche du Québec Santé et culture et le Ministère de la Santé et des Services sociaux. Sa mission est de faire progresser les connaissances et de soutenir l’élaboration de pratiques exemplaires en matière d’interventions en soins dans le contexte multiethnique du Québec. Les activités de l’IU SHERPA sont menées en étroite collaboration avec d’autres établissements : institutions du réseau de la santé et des services sociaux, organismes communautaires (Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes [TCRI], Corporation de développement communautaire de Côte-des-Neiges [CDC de CDN], etc.).

Dans ce numéro thématique, l’interculturel se présente « à la croisée des disciplines ». Les travaux présentés font état d’une transformation de l’intervention interculturelle en situation de crise sanitaire. Alors que cette intervention était en soi, « en temps normal », présentée comme une adaptation à la culture de l’autre (Rachédi et Taïbi, 2019), dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 elle constitue un pas supplémentaire dans l’adaptation. En effet, l’intervention interculturelle doit désormais intégrer la composante de réaction aux contraintes imposée par la santé publique afin de limiter la propagation du SARS-CoV-2. Par exemple, un des postulats importants de l’intervention interculturelle est le « contact direct intrapersonnel ou intergroupal de représentants de cultures différentes » (Rafoni, 2003). Or le contexte de la pandémie ne permettant plus de contact direct, cette contrainte a imposé un virage vers la « téléintervention » afin d’assurer une continuité des services. C’est ce phénomène que ce numéro thématique tente d’analyser à travers l’action de différentes équipes d’intervention interculturelle. Ainsi, certaines études s’intéressent à l’accessibilité des services pendant cette période alors que d’autres apportent un regard analytique sur l’expérience de certaines sous-populations en particulier (migrants sans statut, demandeurs d’asile, etc.).

Les cinq articles originaux rassemblés ici reflètent les travaux de chercheurs universitaires et cliniciens en début, en milieu ou en fin de carrière à l’Institut universitaire SHERPA, avec des profils culturels et de formation variés. Ce numéro s’appuie notamment sur des discussions en ligne organisées par l’IU SHERPA en 2020 et 2021 pendant la pandémie de COVID-19. Dans un premier temps, l’institut a organisé un événement spécial en ligne sur la recherche en lien avec la COVID-19 pour ses membres en octobre 2020. Au cours de cette rencontre sur Zoom, l’ensemble des sujets abordés dans ce numéro ont été présentés et discutés. Cet événement a été suivi d’un atelier sur les méthodes de recherche sur la COVID-19 en février 2021. Ces deux événements ont donné lieu à des discussions fructueuses entre les membres et ont finalement conduit à la publication de ce numéro thématique.

Présentation des contributions

Nous avons ainsi réuni dans ce numéro des articles qui proposent un retour sur l’expérience de la pandémie par les réfugiés, demandeurs d’asile et migrants sans statut au Québec ainsi que sur la transformation des services pour s’adapter aux nouveaux besoins exprimés par ces personnes. Une majorité d’auteurs utilisent des méthodes de recherche qualitative, les autres utilisant des méthodes mixtes de recherche. Les articles ont été rédigés en français ou en anglais et ceux ayant été rédigés en anglais sont accompagnés d’une synthèse en français.

Les deux premiers articles analysent l’expérience de la pandémie pour les migrants sans statut et les demandeurs d’asile. Le premier, de Salamanca, Cleveland et Hanley, propose une réflexion sur les conditions de travail des demandeurs d’asile et des migrants à statut précaire avant, pendant et après la pandémie. Dans leur recherche fondée sur des méthodes mixtes, les auteurs cherchent notamment à souligner la résilience individuelle et la résistance collective de ces personnes pendant la pandémie. C’est aussi ce qui avait pu être observé dans un autre article, sur les migrants humanitaires haïtiens qui se sont installés au Québec après le séisme de 2010, dans des conditions psychologiques et sociales là aussi extrêmement difficiles (Gautier, Casseus, Blanc et Cloos, 2020). Dans le deuxième article, l’expérience de migrants sans assurance médicale à Montréal est présentée par Dufour et Cloos. Les auteurs soulignent notamment le rôle déterminant de la position sociale sur les conditions de vie et de travail avant et pendant la pandémie.

Les deux articles suivants présentent quant à eux la mise en place de nouveaux services pour répondre aux besoins croissants et diversifiés de ces populations pendant la pandémie. Trosseille, Azri, Coulibaly et Gagnon détaillent comment l’équipe de santé des réfugiés de la ville de Québec a fait preuve d’innovation en transformant son modèle de soins de santé et en élargissant son mandat pour desservir d’autres populations vulnérables que les seuls réfugiés. Borvil et Gautier présentent l’état des connaissances sur les adaptations et les innovations dans les systèmes de soutien (incluant les services communautaires et institutionnels) à ces populations spécifiquement durant la pandémie, en contexte occidental.

Enfin, dans le cinquième et dernier article, Gonzales et Ruiz-Casares offrent une perspective méthodologique : les auteures fournissent des données approfondies sur les défis et les opportunités des techniques innovantes de collecte de données avec les jeunes réfugiés – souvent sous-représentés dans la recherche sur la migration – dans le contexte de la COVID-19.

Perspectives

Il est évident, à travers cette série d’articles, que la crise sanitaire a conduit les acteurs à revoir leurs pratiques et à adapter leurs moyens et leurs stratégies pour la prestation de services aux populations. Plus encore, cette crise a mis en lumière des enjeux préexistants : stigmatisation et vulnérabilité accentuée de certaines populations (notamment les demandeurs d’asile travaillant dans les CHSLD), inégalités sociales et iniquité d’accès aux services, inégal accès aux technologies de la communication, etc. La fragilisation de certaines « communautés culturelles » a aussi été démontrée (Cleveland et al., 2020; Leanza, 2020). Cette crise révèle ainsi un manque de protection évident de ces populations qui travaillent dans l’ombre, et appelle donc plus que jamais à une lecture interculturelle.

Ainsi, au-delà de la pandémie, les constats des différentes recherches amènent à une réflexion plus profonde et intemporelle afin de favoriser plus d’équité dans l’accès aux soins et services, notamment pour les personnes réfugiées, demandeuses d’asile et celles sans statut (Cleveland et al., 2020). Plus spécifiquement, la pandémie de COVID-19 a agi comme un puissant révélateur du constat suivant : malgré les moyens dont dispose une société, sa population, elle, ne peut pas forcément les utiliser. Ce fut notamment le cas de la téléintervention dans le réseau de la santé et des services sociaux. Les différentes recherches illustrent la nécessité de bien penser l’adaptation et l’ajustement de solutions de ce type pour des populations vulnérables, du fait de l’existence de plusieurs barrières (Dawson, Walker, Campbell, Davidson et Egede, 2020; Disney, Mowbray et Evans, 2021). Pour conclure, une lecture ethnoculturelle autant conceptuelle qu’empirique (Arsenault et White, 2021) du vécu de ces populations tenant compte de leur passé, de leur présent et de leur futur est importante, afin de favoriser une meilleure adaptation des services qui aille au-delà de « l’accommodation » des autres pour atteindre une véritable offre d’espace collectif de vie.