Corps de l’article

Introduction

Un traitement médical accompagné d’un suivi multidisciplinaire a des impacts positifs importants sur les habitudes de consommation et la qualité de vie des personnes aux prises avec un trouble lié à l’usage des opioïdes (Bart, 2012 ; Institut national d’excellence en santé et services sociaux [INESSS], 2021). Un des défis demeure cependant de (ré)intégrer le marché du travail et de se maintenir en emploi. Pour différentes raisons médicales et psychosociales, ces personnes sont confrontées à des échecs répétés et se tournent souvent vers l’aide gouvernementale pour un revenu de survivance. Au Québec, cette aide financière de dernier recours est administrée par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS) et est divisée principalement en deux programmes distincts : 1) le Programme d’aide sociale accessible aux personnes à qui on ne reconnaît pas de contraintes à l’emploi ou à qui on reconnaît des contraintes temporaires à l’emploi ; 2) le Programme de solidarité sociale (ci-après PSS) accessible aux personnes à qui on reconnaît des contraintes sévères à l’emploi.[1] En 2022, le revenu pour une personne seule bénéficiant du PSS était de 57 % plus élevé que le revenu d’aide sociale pour une personne sans contrainte à l’emploi (1 138 $ contre 726 $ par mois), permettant ainsi de se rapprocher du seuil de sortie de la pauvreté.[2]

En vigueur dans sa forme actuelle depuis 2007, le PSS rejoint plus de 115 000 personnes par an (Jetté et al., 2011 ; Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale [MTESS], 2022b). Le MESS définit les contraintes sévères à l’emploi comme un état physique ou mental altéré de façon significative, empêchant la personne d’occuper les emplois correspondant à ses caractéristiques socioprofessionnelles. Pour être considérées comme « sévères », les contraintes à l’emploi doivent être « susceptibles de perdurer 12 mois et plus, elles peuvent vraisemblablement acquérir un caractère de permanence ou indéfini ». (MTESS, 2022a) À noter que la décision de donner accès au PSS peut être prise au niveau de l’agent d’aide sociale, dans une admission dite « simplifiée », si la personne bénéficiaire de l’aide financière de dernier recours fournit à son agent un formulaire médical SR-2100 incluant un diagnostic incapacitant inscrit sur la liste des « diagnostics évidents » du MESS. Si ce n’est pas le cas, l’évaluation de l’éligibilité au programme se fait par le Centre des services d’évaluation médicale et socioprofessionnelle (CSEMS) du MESS. Cette évaluation dite « approfondie » se base principalement sur l’analyse des informations contenues dans le formulaire médical SR-2100, dans lequel les médecins doivent se prononcer sur les limitations fonctionnelles de leurs patients. Le CSEMS tient également compte de toutes les informations médicales complémentaires fournies par le médecin traitant, le cas échéant (rapport d’examen, rapport d’évaluation d’un intervenant psychosocial, etc.). En sus des facteurs médicaux, le CSEMS tient compte des facteurs socioprofessionnels entravant la capacité à l’emploi. Pour se faire, il consulte également le formulaire SR-2105, rempli par le patient lui-même, et qui compile diverses informations sur son historique de formations et d’emplois.

Le formulaire médical est néanmoins nécessaire pour faire une demande d’accès au PSS. Or, l’évaluation des limitations fonctionnelles est un acte médical qui comporte d’emblée son lot de défis, et il se complexifie davantage lorsqu’il est question de patients ayant des troubles d’usage de substances. Lors des discussions préliminaires ayant mené à l’élaboration du projet de recherche, nous avons été témoins des questionnements récurrents des médecins au sujet des impacts de leurs pratiques sur les usagers. Y a-t-il un risque, en permettant l’accès au PSS, de démobiliser le patient pour des recherches d’emploi futures ? Y a-t-il un risque de stigmatisation en raison de l’étiquette « d’inapte » associée au programme ? Quels sont les impacts d’un revenu disponible plus élevé sur des patients ayant des problématiques de dépendance ?

Le projet de recherche combinait deux objectifs spécifiques, soit de documenter : 1) les critères utilisés (et leur variabilité, le cas échéant) par les différents professionnels impliqués dans l’évaluation des limitations de personnes ayant des problématiques de dépendance ; et 2) le vécu des personnes requérantes. Nous souhaitions ainsi comprendre dans un premier temps comment étaient pris en compte différents déterminants sociaux de la santé (DSS) dans le cas spécifique d’une évaluation des limitations chez des personnes bénéficiaires de l’aide sociale ayant des problématiques de dépendance ; et dans un deuxième temps, quelles répercussions avaient ces pratiques professionnelles sur le vécu du processus d’évaluation et les trajectoires des patients.

Après avoir fait un tour d’horizon des défis entourant l’action sur les DSS, l’article présente les enjeux spécifiques relatifs à l’évaluation des limitations à l’emploi et l’approche méthodologique ayant guidé notre recherche. Les résultats sont ensuite présentés en deux blocs, suivant les deux objectifs spécifiques du projet de recherche. Nous proposons finalement des pistes de réflexion pour des pratiques d’évaluation des limitations fonctionnelles qui intègrent une perspective de promotion de la santé et de justice sociale.

Agir sur les déterminants sociaux de la santé : importance et défis

L’obligation de responsabilité sociale des médecins fait consensus au sein des organisations internationales en santé et des facultés de médecine (Sharma et al., 2018). Les médecins ont un rôle primordial à jouer pour promouvoir l’équité en santé, notamment en agissant sur les DSS. Plusieurs guides pratiques à l’intention des praticiens en santé, dont les médecins, réfèrent au Cadre d’action à l’égard des déterminants sociaux des inégalités de santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) afin de les aider à cerner les niveaux d’action prioritaires (Conseil canadien des déterminants de la santé [CCDSS], 2015 ; Commission on Social Determinants of Health [CSDH], 2008 ; Lucyk et McLaren, 2017). Selon ce cadre, les médecins peuvent agir à trois niveaux : 1) au niveau micro, ou individuel, par leurs actions de tous les jours auprès de leurs patients ; 2) au niveau méso, par des actions au niveau communautaire ; et 3) au niveau macro, par des actions sur les politiques publiques (Buchman et al., 2016 ; Collège des médecins de famille du Canada [CMFC], 2018 ; Canadian Medical Association [CMA], 2013a ; Organisation mondiale de la santé [OMS], 2010). Ces niveaux d’action sont bien connus des médecins, qui sont familiers avec le concept théorique des DSS. Le défi demeure cependant d’intégrer cette prise en compte des DSS dans leurs pratiques quotidiennes (Baum et al., 2009 ; CMA, 2013b ; CMFC, 2015 ; Mikkonen et Raphael, 2010 ; Naz et al., 2016 ; Sharma et al., 2018 ; Tudrej et al., 2018). Plusieurs médecins témoignent en effet d’un certain sentiment d’impuissance face aux DSS (Bloch et al., 2011 ; Carde et al. 2018 ; Carde 2020 ; CMFC, 2015). Le constat que les problèmes sociaux sous-jacents aux enjeux de santé ne relèvent pas de leurs compétences cliniques, combiné aux contraintes temporelles quotidiennes dans l’exercice de leurs fonctions, explique en partie pourquoi le niveau micro leur semble généralement le plus à leur portée (Sharma et al., 2018).

Or, parmi les actions sur les DSS suggérées à ce niveau, on mentionne l’importance du repérage de la pauvreté à travers une « anamnèse sociale »[3] (Buchman et al., 2016 ; CMA, 2013a et b ; CMFC, 2015 ; Goel et al., 2016 ; Tudrej et al., 2018). Considérant que le revenu disponible est un déterminant majeur de la santé, les interventions succédant à ce repérage peuvent prendre différentes formes : interventions interdisciplinaires visant à augmenter le revenu disponible des patients, conseils ou outils pratiques pour le patient sur l’accès aux différents programmes de soutien de revenu (incluant la disponibilité en clinique des formulaires appropriés) ou encore plaidoyer pour l’accès à ces programmes (Jones et al., 2017 ; Marmot, 2017 ; Phelan et al., 2010). Néanmoins, plusieurs facteurs expliquent que ces actions au niveau micro posent des difficultés pour les médecins. Ceux-ci manquent d’outils, de temps et d’habiletés pour évaluer et aborder les enjeux sociaux sous-jacents aux problèmes de santé (Bloch et al., 2011 ; CMA, 2013b ; CMFC 2015 ; Nordling et al., 2020 ; Tudrej et al., 2018). Le cas échéant, les interventions sur le revenu exigent une compréhension préalable des rouages des différents programmes de soutien, nécessitant aussi du temps et des ressources qu’ils n’ont pas (CMA, 2013b ; CMFC, 2015).

Enjeux relatifs à l’évaluation médicale des limitations à l’emploi

Dans plusieurs pays de l’OCDE, le processus d’accès à un programme de soutien de revenu pour une personne ayant des limitations à l’emploi repose sur une double évaluation : médicale, puis administrative. Ce processus médico-administratif fait des médecins la principale porte d’entrée vers ces programmes de soutien, leur donnant par le fait même l’occasion d’intervenir sur le revenu disponible de leurs patients. Cette situation génère chez eux un malaise à l’idée de jouer le double rôle de soignant et de gardien de l’accès aux programmes (Ekberg et al., 2019 ; Engblom et al., 2011 ; Nordling et al., 2020 ; Plante, 2008). En outre, les défis liés aux pratiques de certification médicale pour limitations à l’emploi sont bien documentés. Ils incluent notamment l’incertitude face à la capacité fonctionnelle lorsqu’il n’y a pas de pathologie claire et l’incertitude face au pronostic (Engblom et al., 2011 ; Foley et al., 2013 ; Letrilliart et Barrau, 2012 ; Macdonald et al., 2012). Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale sont ainsi particulièrement désavantagées dans l’accès à certains programmes, en raison de la nature complexe, fluctuante et imprévisible de leurs problèmes (Giguère et Handfield, 2021 ; McAllister et al., 2017 ; SafetyNet Center for Occupational Health and Safety Research, 2019). Les craintes de bloquer les possibilités d’emploi futures ainsi que le manque d’informations sur le parcours d’emploi, la capacité résiduelle de travail et l’impact du travail sur la santé du patient font également partie des défis rencontrés par les médecins évaluant la capacité au travail (Ekberg et al., 2019).

Des études menées dans différents contextes illustrent en outre la très grande variabilité dans les pratiques d’évaluation selon le milieu clinique, la formation reçue, les expériences professionnelles, le genre des médecins et leurs valeurs relativement à l’importance de la lutte aux inégalités sociales (Arrelöv et al., 2005 ; Bremander et al., 2012 ; Nordling et al., 2020 ; Winde et al., 2011). Elles varient aussi selon l’âge, l’ethnicité ou le niveau socioéconomique du patient et selon la crédibilité accordée à son récit (Foley et al., 2013 ; Moskowitz et al., 2011 ; Nilsen et al. 2015 ; Stigmar et al., 2010 ; Wainwright et al., 2015). Des enjeux de crédibilité se font particulièrement sentir dans les cas spécifiques de dépendance. En effet, ce problème de santé, souvent perçu comme étant causé par la personne elle-même, fait ressortir avec acuité comment les constructions sociales peuvent interférer dans l’application des critères d’éligibilité à un programme (Brucker, 2009). Finalement, le désir de préserver l’alliance thérapeutique influence aussi les pratiques de certification (Coutu et al., 2013 ; Nilsen et al., 2015 ; Wainwright et al., 2015). En somme, plusieurs facteurs relatifs aux parcours des médecins et aux rapports sociaux qu’ils entretiennent avec leurs patients s’invitent dans la clinique et impactent les pratiques d’évaluation.

Une façon d’appréhender cette variabilité dans les pratiques, suggérée par certains auteurs, est de mettre en lumière la difficulté qu’ont les médecins à déterminer le poids relatif à accorder aux symptômes cliniques et aux DSS dans l’évaluation des limitations à l’emploi (Falvo, 2013 ; Nilsen et al., 2015 ; Nordby et al., 2011). Théoriquement, il est admis que la prise en compte de plusieurs DSS est primordiale pour la qualité de l’évaluation des limitations à l’emploi, considérant que le niveau de fonctionnement d’une personne est le résultat des interactions entre sa condition de santé, des facteurs personnels et des facteurs environnementaux (Drake et al., 2012 ; Falvo, 2013 ; Leo et Del Regno, 2001 ; Loisel et Côté, 2014 ; Madden et al., 2011 ; McAllister et al., 2017 ; Ustun et al., 2010). En pratique cependant, les médecins ont de la difficulté à aborder avec leurs patients les problèmes sociaux sous-jacents aux enjeux de santé (Barry et al., 2000 ; Bloch et al., 2011). Il est peu étonnant dès lors qu’on note, chez les professionnels appelés à évaluer la capacité au travail, une variabilité dans la nature des informations prises en compte, notamment en ce qui concerne les capacités d’adaptation, la tolérance émotionnelle au marché du travail ou encore le contexte socioéconomique de la personne requérante (Dewa et al., 2015).

Plusieurs études ont documenté la variabilité des pratiques d’évaluation des limitations à l’emploi et les défis rencontrés par les praticiens (Nordling et al., 2020), mais étonnamment, peu d’études se sont penchées sur le processus d’évaluation en tant que tel. Que font les médecins exactement ? Quels critères utilisent-ils pour prendre leurs décisions ? Et quels apports peuvent avoir les autres professionnels de la santé et des services sociaux impliqués dans l’évaluation, le cas échéant ? Cet article contribue à ce champ de recherche en développement à partir du cas particulier des évaluations des limitations à l’emploi chez des personnes bénéficiaires traitées pour des troubles d’usage de substance.

Approche méthodologique

L’étude de cas a été réalisée au Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN) à Montréal en 2015 et 2016. Les problèmes de dépendance étant souvent associés à des problèmes de santé physique et mentale et à des problématiques psychosociales affectant l’employabilité (Khan, 2017 ; Suissa, 2009), ce milieu a été considéré comme particulièrement approprié à l’étude de cas, pour mieux comprendre les pratiques des professionnels de la santé et des services sociaux lors d’évaluations des limitations à l’emploi dans des dossiers complexes. L’équipe clinique interdisciplinaire y offre des suivis de longue durée, chaque usager[4] recevant les services d’un médecin, d’une infirmière et d’un intervenant psychosocial. Bien que le médecin soit responsable de la signature du formulaire, les cas y sont souvent discutés en équipe.

Trois catégories de participants étaient recherchées : des usagers, des médecins et des professionnels membres de l’équipe interdisciplinaire. Les vingt-six professionnels des services réguliers du CRAN ont été invités à recruter des usagers avec qui ils avaient discuté de l’accès au PSS, en excluant les dossiers dans lesquels il y avait un diagnostic clairement incapacitant (ex. : insuffisance cardiaque sévère, schizophrénie paranoïde). Seize d’entre eux ont fourni des références. Sur les 30 références reçues, 18 usagers ont accepté de participer à des entretiens semi-dirigés d’environ deux heures. Pour les autres références, il s’agit majoritairement d’usagers que nous n’avons pas réussi à joindre après de multiples tentatives. Parmi les 18 usagers interviewés, 10 avaient un diagnostic principal en santé mentale, 6 avaient un diagnostic principal en santé physique et 2 étaient en attente d’un diagnostic. Au moment de l’entrevue, 9 usagers avaient accès au PSS (dont 2 à la suite d’un processus de révision), 3 étaient en attente d’une décision de leur médecin, 3 étaient en attente d’une décision du MESS et 3 étaient en processus de révision à la suite d’un refus du MESS.

Parmi les professionnels recruteurs, nous avons interviewé ceux s’inscrivant dans une dyade, c’est-à-dire ceux dont les patients ont participé à la recherche. Parmi les professionnels interviewés (4 hommes et 3 femmes), on retrouvait 3 médecins, 2 infirmières et 2 intervenants psychosociaux.

Différentes sources de données ont été utilisées pour cette étude de cas : des entrevues individuelles et deux groupes de discussion. Les entrevues avec les usagers portaient sur leur vécu au regard du processus d’évaluation de leurs limitations à l’emploi (au CRAN ou ailleurs), leur adhésion au plan d’intervention professionnel et leur perception de l’évolution de leur situation en regard de différents DSS. Les entrevues avec les professionnels portaient sur les pratiques d’évaluation des limitations fonctionnelles et la prise en compte de différents DSS dans cette évaluation. Avec leur consentement préalable, les cas de huit usagers ont aussi été discutés avec les professionnels lors de ces entretiens, ce qui a permis de mettre à l’épreuve d’un cas clinique les considérations générales des professionnels sur leurs pratiques d’évaluation. Deux groupes de discussion d’environ deux heures ont également été réalisés avec une vingtaine de professionnels présents lors de réunions d’équipe interdisciplinaire. Le premier groupe de discussion portait sur les enjeux liés à l’évaluation des limitations à l’emploi et le deuxième sur les analyses préliminaires des entretiens individuels. L’ajout des groupes de discussion, en complément aux entretiens individuels avec les professionnels, a permis de mieux mettre en relief la diversité des pratiques d’évaluation et la contribution des différents membres de l’équipe.

Les entrevues et discussions se sont déroulées au CRAN et ont été enregistrées, transcrites, et soumises à une analyse thématique de contenu en quatre étapes : 1) l’identification des thèmes préliminaires et la codification ; 2) le regroupement des thèmes et l’identification des catégories centrales ; 3) la rédaction d’une fiche analytique (une par entrevue/discussion de groupe) pour situer le contexte des entretiens et expliciter les liens entre les catégories ; et 4) l’analyse explicative, reprenant l’ensemble des fiches analytiques pour faire ressortir les représentations et les pratiques relatives à l’évaluation des limitations à l’emploi, avec une focale sur les contrastes par catégories d’acteurs (médecins, autres professionnels, personnes bénéficiaires). La grille finale de codification a été testée par deux chercheurs sur une série de trois entretiens et les différences d’interprétation ont été discutées en équipe de recherche multidisciplinaire (sociologie, anthropologie, médecine de famille) pour atteindre un consensus. La triangulation des données recueillies auprès des usagers, des médecins et des professionnels du CRAN et l’émergence de catégories collectivement partagées a permis de documenter de façon exhaustive l’expérience de certification dans ce milieu clinique (Alami et al., 2013 ; Fossey et al., 2002 ; Strauss, 1987). Les discussions des résultats de recherche avec les professionnels du CRAN les ont en outre amenés à davantage considérer l’expérience des usagers dans leur évaluation (Hunt et Arar, 2001), mais également à entamer une discussion au sujet de la variabilité de leurs pratiques et de la nécessité de se doter de balises collectives d’évaluation, qui seraient moins médecin-dépendant.

Le projet de recherche a été approuvé initialement par le Comité d’éthique de la recherche du CSSS Jeanne-Mance, puis renouvelé par le Comité d’éthique de la recherche en dépendances, inégalités sociales et santé publique du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Résultats

Critères d’évaluation utilisés par les professionnels du CRAN

L’analyse des entretiens individuels réalisés auprès des professionnels du CRAN (médecins, infirmières et intervenants psychosociaux) a permis de faire émerger cinq types de critères retenus pour évaluer la présence de limitations fonctionnelles (Tableau 1). À noter que l’ordre de présentation des thèmes est imputable aux auteurs. Aucune séquence temporelle n’a été décelée dans les récits de pratique d’évaluation. Le premier critère est l’évaluation médicale et psychosociale. Au-delà des problèmes de santé objectivables, ils tiennent compte des impacts d’un faible revenu sur l’état de santé, des effets secondaires de la médication utilisée pour traiter le trouble lié à l’usage des opioïdes, du niveau de fonctionnement social et des antécédents personnels.

Deuxièmement, ils évaluent l’employabilité de la personne et établissent une distinction entre la capacité à travailler et la capacité à être employé. Bien que les professionnels s’entendent sur l’importance du travail comme vecteur de réinsertion sociale, ils souhaitent éviter aux usagers des échecs répétés et éprouvants sur le marché du travail. Certains facteurs socioéconomiques deviennent ainsi des critères dans l’évaluation : l’âge, le niveau de scolarité, ou encore des éléments qui sont associés à une plus grande difficulté à se (ré)insérer professionnellement – particulièrement s’il n’y a pas d’historique d’emploi – par exemple un casier judiciaire ou des aptitudes sociales limitées. L’idée selon laquelle l’accès au PSS empêche le retour en emploi ou en formation[5] ou démobilise pour la recherche d’emploi incite aussi à tenir compte du pronostic, ou de la durée des limitations à l’emploi : les professionnels reconnaissent plus aisément des limitations à l’emploi si celles-ci leur semblent permanentes.

Troisièmement, l’évaluation repose en partie sur la crédibilité accordée au requérant. Considérant que des informations sont souvent manquantes au dossier, c’est le récit de l’usager qui permettra au professionnel de témoigner des limitations dans un rapport médical. Lors d’une évaluation, qui s’étale souvent au fil des suivis médicaux, il n’est ainsi pas rare que les usagers doivent démontrer leurs efforts et leurs échecs répétés d’insertion à l’emploi pour gagner la confiance du professionnel.

Quatrièmement, les professionnels évaluent les impacts potentiels de la reconnaissance des limitations à l’emploi et de l’accès au PSS sur l’estime de soi de la personne, sur sa reconnaissance sociale, sur son potentiel de (ré)insertion, et pour cette clientèle particulière, sur les risques de rechute : l’accès au PSS accroîtra-t-il les comportements délétères et la stigmatisation, ou au contraire, permettra-t-il une plus grande stabilité sociale et émotionnelle ?

Finalement, des valeurs individuelles entrent en ligne de compte dans le processus d’évaluation, par exemple des idéaux de justice, la valeur accordée au travail, ou encore une préoccupation pour les inégalités sociales.

Les différents membres de l’équipe interdisciplinaire utilisent ces cinq critères dans leur évaluation des limitations à l’emploi, indépendamment de leur discipline ou de leur rôle professionnel dans l’équipe, bien qu’à des degrés divers. Certains professionnels ont plus de temps pour recueillir des informations sur le profil socioéconomique du patient, comme l’explique ce médecin.

C’est précieux toute l’information que les infirmières et travailleurs psychosociaux récoltent. […] L’impact que l’invalidité ou le supplément monétaire aurait concrètement sur leur vie, ce n’est pas qu’on l’oublie, mais il est moins mis de l’avant parce qu’on a toutes les problématiques médicales à aborder. C’est précieux, ce travail d’équipe [au CRAN], on ne trouve pas ça nulle part.

Médecin, premier groupe de discussion

Selon le médecin et la situation du patient, cette interdisciplinarité bénéfique à l’évaluation peut néanmoins être mise en pratique de manières diverses, allant de la délibération collective à une décision prise par le médecin seulement, appuyée sur des informations complémentaires obtenues des autres professionnels.

Tableau 1

Critères d’évaluation utilisés par les professionnels du CRAN

Critères d’évaluation utilisés par les professionnels du CRAN

Tableau 1 (suite)

Critères d’évaluation utilisés par les professionnels du CRAN

Tableau 1 (suite)

Critères d’évaluation utilisés par les professionnels du CRAN

-> Voir la liste des tableaux

Vécu et trajectoires des usagers du CRAN

Cinq thèmes émergent des entretiens avec les usagers du CRAN (Tableau 2). Le premier thème est l’anxiété liée au processus médico-administratif d’accès au PSS. La rencontre décisive avec le médecin est très stressante pour l’usager, qui a le sentiment de devoir le convaincre de ses limitations au travail, mais sans trop savoir comment faire valoir toute la complexité de sa situation. Souvent, le médecin évaluera la situation sur plusieurs mois, renouvelant à répétition des formulaires décrivant des limitations temporaires à l’emploi. Lors de cette période, l’usager devra composer avec l’incertitude et avec un budget restreint, et souvent discontinu : faute de capacités d’organisation, d’accès régulier à un rendez-vous médical ou simplement de la santé nécessaire pour s’y rendre, plusieurs peinent en effet à faire renouveler ces rapports à leur arrivée à échéance. L’anxiété et l’incertitude se poursuivent lors de l’évaluation subséquente du MESS.

Deuxièmement, les usagers expriment des difficultés à accepter le refus du médecin ou du MESS de reconnaître des contraintes à l’emploi. Ils font part de leurs sentiments d’incompréhension, d’injustice ou de colère du fait de ne pas pouvoir accéder à un soutien qui aurait un impact significatif sur leurs conditions de vie et auquel ils jugent avoir droit, de même que de leurs sentiments d’impuissance et de désespoir pouvant mener à des cycles de découragement pouvant s’étirer sur plusieurs années.

Troisièmement, lorsqu’interviewés sur les impacts anticipés ou ressentis (selon leur cas) de la reconnaissance des contraintes à l’emploi, les usagers mentionnent abondamment les avantages découlant de la relative sécurité financière liée à l’accès au PSS : sécurité alimentaire, possibilités de socialisation, diminution de l’anxiété et du sentiment de désespoir occasionné par le manque récurrent d’argent. Pour des personnes ayant des problématiques de dépendance, l’apaisement du stress financier peut aussi permettre une stabilisation émotionnelle contribuant à contrôler ou à diminuer la consommation et les pratiques d’automédication. Dans certains cas, cela amène à se sortir de cycles d’itinérance ou d’incarcération qui perduraient depuis de nombreuses années, et qui étaient liés à des contextes de rechute. L’accès au PSS est aussi lié à leur participation sociale. L’augmentation du revenu disponible est en effet souvent mentionnée comme le point tournant dans une trajectoire pour amorcer une nouvelle démarche (thérapie, bénévolat, projet parental, etc.).

Quatrièmement, concernant leur rapport au travail, bien que la plupart des usagers rencontrés n’avaient pas de projets concrets de retour en emploi à court terme, la plupart exprimaient un intérêt pour le travail et une profonde déception à l’idée de ne pas ou de ne plus pouvoir travailler. Certains entrevoyaient une possibilité de retour au travail, alors que pour d’autres, la crainte de perdre le filet de sécurité sociale que représente le PSS pouvait être un frein au retour à l’emploi. Malgré une part de stigmatisation face à un statut « d’invalide » ou « d’inapte à vie » associé aux contraintes sévères à l’emploi, l’accès au PSS représentait souvent un grand soulagement du fait de voir son statut de bénéficiaire légitimé par la reconnaissance sociale de ses difficultés en emploi.

Finalement, la réception d’un diagnostic justificatif des limitations à l’emploi peut être vécue ou anticipée négativement par l’usager, qui peut trouver très difficile de voir ses difficultés être « officialisées » dans un rapport médical. À l’opposé, la réception du diagnostic peut être vécue positivement, légitimant a posteriori les difficultés vécues et servant parfois de levier pour amorcer une démarche d’aide.

Tableau 2

Le vécu des usagers du CRAN

Le vécu des usagers du CRAN

Tableau 2 (suite)

Le vécu des usagers du CRAN

Tableau 2 (suite)

Le vécu des usagers du CRAN

-> Voir la liste des tableaux

Discussion

La littérature la plus récente sur l’évaluation de la capacité au travail indique que les médecins devraient, pour mener à bien ces évaluations, prendre conscience de la complexité de cet acte médical, comprendre les liens entre la santé, le marché du travail et la sécurité sociale, s’assurer d’aller chercher des expertises complémentaires pour bien comprendre les limitations à l’emploi du patient et utiliser leur jugement professionnel pour soupeser les différentes informations, incluant les effets potentiels de leur décision sur le patient (Nordling et al., 2020).

Le volet de l’étude se penchant sur les critères d’évaluation montre que les professionnels du CRAN sont sensibles à cette complexité et tiennent compte de plusieurs facteurs dans leur évaluation. Le contexte spécifique du CRAN a fort probablement contribué à cette évaluation multifactorielle. Les différentes modalités de travail en équipe interdisciplinaire permettent en effet de mettre à profit les expertises de chacun, pour avoir un portrait global de la situation de l’usager. Sans l’apport de l’équipe interdisciplinaire, le médecin peine à faire son évaluation de façon exhaustive ; les professionnels n’ayant pas à faire la prise en charge des besoins médicaux, de leur côté, ont plus de temps de rencontre avec l’usager et des contacts souvent plus réguliers avec lui, et sont ainsi mieux à même de contribuer à l’anamnèse sociale. Leurs connaissances des usagers sont mobilisées dans les discussions cliniques, ce qui alimente ainsi la réflexion des médecins imputables de la signature du formulaire.

Notre recherche montre cependant que même dans un contexte (qualifié « d’idéal » par les professionnels) où l’équipe clinique est interdisciplinaire et assure des suivis réguliers de longue durée avec les usagers, plusieurs zones d’ombre persistent. En particulier, la collecte d’informations sur l’historique et la situation d’emploi est très peu structurée et variable d’un professionnel à l’autre.[6] La méconnaissance au sujet de l’accessibilité des personnes bénéficiaires du PSS à des programmes de formation et d’employabilité adaptés à leur situation influence aussi leur décision, empêchant certains professionnels de penser ce programme comme étant un tremplin dans la vie de l’usager. La très grande valeur accordée au travail, la recherche de motivation au changement dans le récit de l’usager et son déficit de crédibilité peuvent aussi influencer l’évaluation, escamotant le fait qu’un « manque de motivation » puisse être lié à des DSS affectant la capacité à se conformer à un plan thérapeutique ou à se projeter dans l’avenir (Bloch et al., 2011 ; Buchman et al., 2016 ; Naz et al., 2016). Face à un manque d’informations, à une méconnaissance des rouages du programme et incertains des impacts concrets de la pauvreté et des impacts de leurs décisions dans les trajectoires des patients, les professionnels déploient une diversité de pratiques, entraînant potentiellement une iniquité dans l’accès au PSS[7].

Cette diversité de pratiques constatée au CRAN ne serait cependant que la pointe de l’iceberg. Les rétroactions obtenues dans d’autres milieux cliniques lors de la présentation des résultats de recherche, les récits des usagers sur leurs expériences antérieures dans d’autres milieux cliniques que le CRAN, de même que les récits de personnes bénéficiaires recueillis dans le cadre d’un autre projet (Giguère et Handfield, 2021), suggèrent en effet que certains médecins refusent d’emblée de signer un formulaire SR-2100, sous prétexte que les limitations de la personne requérante ne relèvent pas, ou pas totalement, d’une condition médicale incapacitante. Or, la présence d’un « diagnostic évident » peut certes faciliter l’accès au PSS, mais le médecin peut néanmoins faire valoir qu’une condition médicale qui ne serait pas incapacitante en elle-même, mais qui, combinée à d’autres comorbidités, à un historique d’adversité et à des caractéristiques socioprofessionnelles (trauma, faible scolarité, faible capacité d’adaptation, etc.) peut être limitative pour l’emploi. Par méconnaissance des critères d’accès au PSS, certains médecins bloquent l’accès à une évaluation approfondie du MESS, alors que celle-ci inclut pourtant la prise en compte des comorbidités et des facteurs socioprofessionnels.

En ignorant que des raisons psychosociales peuvent aussi être invoquées en appui à un diagnostic, des médecins peuvent ainsi se sentir contraints de réduire une problématique multifactorielle à une problématique biomédicale, complexifiant ainsi l’accès au programme. Les rouages du processus médico-administratif contribuent aussi à cette « médicalisation » : le fait d’exiger, comme condition première d’éligibilité, qu’un diagnostic soit posé, ainsi que le fait de ne pas inclure de questions explicites sur les facteurs contributifs dans le formulaire médical, induisent chez les professionnels de la santé l’impression qu’ils doivent apporter une réponse médicale à un problème dont les enjeux se situent parfois ailleurs, ceci afin de faciliter le processus d’accès à certains programmes (Nordling et al., 2020 ; Thomas et al., 2018).

Nos résultats montrent également que le déficit de crédibilité parfois accordé à l’usager, combiné au manque d’informations au dossier, amène souvent le médecin responsable de la signature du formulaire à étaler son évaluation dans la durée, parfois sur plusieurs années. Cela lui permet d’être lui-même « témoin » de la pérennité des limitations à l’emploi au fil du temps et de mieux évaluer les impacts potentiels de l’accès au PSS pour l’usager. Pourtant, à la lumière des témoignages des usagers, on constate que cette évaluation dans la durée peut être doublement néfaste. D’abord, parce que la durée prolongée de l’évaluation risque de favoriser une détérioration de l’état de santé physique et mentale, les revenus très en deçà du seuil de pauvreté et l’anxiété liée au processus agissant sur l’état de santé. Ensuite, parce que cette évaluation prolongée cristallise la perception d’un manque de crédibilité accordé au récit de l’usager, donnant préséance au statu quo plus confortable pour le médecin, et nuisant ainsi à la qualité de la relation thérapeutique. Ces phénomènes ont été rapportés dans d’autres contextes (McAll et al., 2013 ; O’Brien et al., 2008 ; Wainwright et al., 2015). À la lumière de ces résultats, on peut se demander si cette « stratégie des petits pas », bien que rassurante pour les médecins, ne prive pas les patients de certaines possibilités (Carde et al. 2018 ; Carde 2020), dans ce cas-ci d’un accès à un programme de soutien de revenu plus généreux auquel ils pourraient être éligibles. Encore une fois, nos résultats de recherche pourraient bien n’être que la manifestation d’une problématique beaucoup plus vaste, considérant que les professionnels du CRAN ont l’habitude de travailler avec une clientèle ayant des troubles liés à l’usage et que leur méfiance à l’égard de cette clientèle pourrait être moindre que dans un contexte clinique moins spécialisé.

Finalement, il appert que les craintes exprimées au départ concernant les impacts potentiellement négatifs de l’accès au PSS chez des personnes ayant des problématiques de dépendance (ex. : augmentation de la consommation, démotivation) ne semblent pas s’être incarnées à la lumière des entrevues avec les usagers du CRAN. L’accès au PSS semble avoir permis une amélioration des conditions de vie et contribué à une stabilisation sociale et émotionnelle, favorisant en retour la stabilisation de la consommation, mais aussi le travail sur soi, l’adoption d’une vision plus positive de l’avenir et l’implication sociale. Un constat qui confirme le fort potentiel des interventions sur le revenu disponible pour améliorer la trajectoire sanitaire et sociale des patients, et qui doit être pris en compte par le médecin lorsqu’il doit juger du poids relatif à accorder aux différents DSS dans son évaluation. Cependant, au regard des impacts que peuvent avoir certains diagnostics justificatifs sur l’image de soi du patient, il est primordial pour les professionnels impliqués dans l’évaluation d’être transparents quant au processus d’évaluation et à ses rouages potentiellement réducteurs, ceci afin d’éviter chez le patient l’emprisonnement dans une étiquette « d’invalide », tant redoutée par les professionnels eux-mêmes.

Forces et limites de l’étude

Nos résultats viennent bonifier les rares études s’attardant aux critères utilisés dans les pratiques d’évaluation médicale de la capacité au travail. Elle est à notre connaissance la première à documenter spécifiquement les pratiques d’évaluation des limitations à l’emploi pour des personnes ayant entre autres problèmes de santé un trouble lié à l’usage de substances. L’étude de cas a permis d’utiliser plusieurs types de données, et donc d’inclure la perspective de différents professionnels (en sus des médecins) impliqués dans l’évaluation ainsi que celle des usagers. L’étude de cas a ainsi permis de comprendre le vécu du processus par les usagers, de documenter les impacts potentiels des pratiques d’évaluation, de répondre à certains questionnements initiaux des professionnels et à alimenter leur réflexivité.

Parmi les limites de l’étude, notons que le projet a été mené dans un seul milieu de pratique. Cela nous oblige à être prudents dans la transférabilité des résultats. Cependant, le projet de recherche a donné lieu à de nombreuses présentations des résultats dans des milieux cliniques variés, notamment par le biais d’une formation destinée aux médecins et aux résidents en médecine familiale, à laquelle étaient également conviés d’autres professionnels du réseau de la santé et des services sociaux. Les rétroactions obtenues lors de ces présentations témoignent de la pertinence de nos résultats pour alimenter la réflexivité des professionnels oeuvrant dans des milieux cliniques très différents du CRAN. Il faut aussi noter que si l’échantillon de répondants a permis d’obtenir une diversification interne en termes d’âge et d’habitudes de consommation des usagers, il n’a pas permis de réaliser une analyse genrée de leurs expériences de certification. À noter finalement que les craintes initiales des professionnels d’induire une augmentation de la consommation en donnant accès au PSS ont pu les avoir amenés à éviter de reconnaître des limitations prolongées aux personnes les plus à risque de rechute. Il est aussi fort probable que les usagers avec consommation désorganisante fassent partie des usagers que nous n’avons pas réussi à rejoindre pour cette recherche.

Pour conclure : de la nécessité d’adopter une perspective de promotion de la santé et de justice sociale

Un rôle spécifique a été dévolu aux médecins dans l’accès aux programmes de soutien de revenu. Mais trop souvent, la tâche de remplir ce type de formulaire médical est accueillie comme un fardeau par les médecins, qui n’ont pas toujours accès à une équipe interdisciplinaire pour les aider à mener à bien une anamnèse sociale exhaustive. La littérature montre bien que les médecins connaissent, théoriquement, l’impact majeur que peut avoir un supplément de revenu dans la vie de leurs patients, mais que les interventions sur le revenu leur posent des défis. Les nombreuses rétroactions de médecins provenant de milieux variés obtenues dans la foulée de ce projet nous montrent que rarement l’acte médical qui consiste à évaluer les limitations à l’emploi est envisagé comme un levier thérapeutique pour améliorer le bien-être de leurs patients. Considérer qu’une évaluation éclairée de la capacité au travail puisse en soi faire partie de leur rôle de promoteur de la santé amènerait un changement intéressant de perspective, qui pourrait changer la donne pour de nombreuses personnes bénéficiaires de l’aide de dernier recours confrontées à de multiples difficultés d’insertion à l’emploi. Plusieurs implications cliniques découlent de ce constat.

Premièrement, une meilleure connaissance des critères d’accès au PSS pourrait inciter les professionnels à utiliser le temps et les ressources nécessaires pour faire une anamnèse sociale plus complète. Celle-ci est une étape nécessaire à une évaluation éclairée de la capacité au travail. Bien qu’elle puisse paraître énergivore, elle pourrait permettre de remplir le rapport médical de façon plus exhaustive ou d’y annexer un rapport d’évaluation psychosociale et ainsi de faciliter en aval le travail d’évaluation approfondie fait par le MESS. En fournissant un portrait plus complet de la situation de l’usager au ministère chargé de l’évaluation finale, les professionnels impliqués directement ou indirectement dans l’évaluation contribueraient ainsi à réduire les délais de traitement de la demande, et au final à minimiser les impacts du processus sur la personne requérante.

Deuxièmement, une meilleure connaissance des impacts des interventions sur le revenu et des services disponibles pour les usagers ayant accès au PSS (comme les programmes spécifiques de formation et les mesures adaptées de soutien à l’emploi), pourrait amener les professionnels à relativiser leurs craintes d’avoir un impact négatif sur la participation sociale des usagers et contribuer à une évaluation plus éclairée.

Finalement, une meilleure compréhension du vécu du processus par les usagers pourrait permettre aux professionnels impliqués dans cette évaluation de mieux accueillir les demandes qui leur sont faites. Considérant l’anxiété liée à ce processus médico-administratif et l’ambivalence des usagers face à leurs capacités au travail, l’écoute empathique d’un professionnel au fait de la complexité liée aux limitations à l’emploi pourrait faciliter l’entretien clinique, contribuer à l’alliance thérapeutique et au final grandement faciliter l’anamnèse sociale.

À la lumière de nos résultats, on peut certes penser que l’intégration des perspectives d’autres professionnels de la santé et des services sociaux dans l’évaluation permettrait de faciliter cette anamnèse sociale, évitant ainsi au médecin de devoir « jouer aux devinettes » (Nordling et al., 2020) faute d’avoir une bonne connaissance de la situation globale du patient. L’approche interdisciplinaire n’est cependant pas une panacée, dans un contexte où l’action au niveau micro ne peut suffire. Au Québec comme ailleurs, les programmes de soutien de revenu tendent à faire des distinctions entre les catégories de prestataires, accordant un revenu plus élevé à ceux pouvant faire la preuve médicale de leurs contraintes prolongées au travail. Or, en plus de ne pas toujours avoir accès à une évaluation éclairée de leur situation, les prestataires que l’on juge « employables » se voient accorder un montant qui ne leur permet pas de participer socialement. Au contraire, ce revenu mensuel les maintient dans une logique de survie néfaste pour leur santé physique et mentale et limite leurs possibilités de travail et de participation sociale. Au-delà d’une évaluation éclairée des limitations à l’emploi, la responsabilité sociale du médecin comporte un rôle d’agent de changements. Et cela implique de participer pleinement aux plaidoyers pour revendiquer des programmes de soutien de revenu favorables à la santé (Buchman et al., 2016 ; CMFC, 2015 ; Meili et al, 2016 ; Woollard et al., 2016). C’est peut-être par ces actions renforçant la capacité collective d’agir à plus large échelle (Marmot, 2017 ; Sharma et al., 2018) que pourra être surpassé le sentiment d’impuissance exprimé par les médecins quant à l’action sur les causes sociales sous-jacentes des inégalités de santé.