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Le concept d’intersectionnalité a été théorisé par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989 pour désigner les imbrications entre les multiples rapports de domination dont peuvent être victimes certaines personnes, sur base de caractéristiques telles que la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle, l’âge, l’appartenance de classe, etc. Cependant, ce concept né aux États-Unis fait depuis quelques années l’objet de débats et de critiques en France. Si ce débat était au départ limité au champ universitaire, il a progressivement gagné les sphères médiatique et politique.

Quelles critiques sont adressées au concept d’intersectionnalité et comment peut-on y répondre ? En cherchant à employer des termes comme « race », « genre », « intersectionnalité », les chercheur·euses en sciences sociales participent-ils et elles à un repli communautaire au sein du monde universitaire ? Pourquoi de telles résistances au concept d’intersectionnalité du côté politique et du côté des sciences sociales ? C’est à ces questions que s’attèlent à répondre Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz dans cet ouvrage paru une première fois en 2019, sous forme d’article, dans la revue Mouvements. Sentant que le débat avait évolué depuis la première publication du texte, les deux auteures ont décidé de réactualiser leur propos sous forme de petit livre (72 pages), relativement condensé mais dont le lectorat appréciera la richesse. En effet, les auteures répondent avec beaucoup d’intelligence aux critiques adressées aux travaux intersectionnels et tentent, par la même occasion, de défendre les études critiques de la race, les études féministes ou encore les approches décoloniales. Si ce livre est une réponse directe à l’ouvrage Races et sciences sociales de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel publié en 2021 (chez Agone), il vise plus globalement à répondre aux résistances, voire aux déformations dont l’intersectionnalité fait l’objet que ce soit dans la sphère universitaire, politique ou médiatique. Les auteures ont choisi de les répartir en trois types de « procès », qui forment le fil conducteur de ce livre.

Premièrement, l’intersectionnalité, selon ses détracteurs, porterait sur de « mauvaises » identités, à savoir la race et le genre. Il est souvent reproché aux chercheur·euses qui s’y intéressent d’essentialiser les identités et les groupes sociaux de manière douteuse, surtout lorsqu’ils ou elles font usage du terme « race ». En effet, si l’emploi du concept de genre semble être relativement accepté aujourd’hui en sciences sociales – même si les exigences analytiques liées à ce concept ne sont pas toujours respectées –, le concept de race semble ne pas recevoir le même accueil. Parler de race en France serait considéré comme dangereux par certains – y compris Beaud et Noiriel –, car cela reviendrait à exacerber des conflits sociaux qui seraient néfastes « soit au projet républicain d’assimilation, soit aux mobilisations pour la justice sociale » (p. 20). (In)directement, les défenseurs de cette position adhèrent à l’idée que l’égalité entre citoyens, l’un des grands principes acquis après la Révolution française de 1789, ne peut être obtenue que par l’homogénéisation « du corps politique » (p. 21). À l’inverse, la position défendue par les auteures, et déjà défendue par Mazouz en 2020 dans son ouvrage Race (chez Anamosa), est que l’égalité pourrait être atteinte par la reconnaissance des inégalités issues des processus de racialisation dont certains groupes d’individus font l’objet. Lépinard et Mazouz défendent ici l’idée que les études critiques de la race et les approches intersectionnelles permettent de comprendre en quoi l’universalisme défendu par certains est un universalisme « abstrait », dans la mesure où il ne permet pas de garantir à tous et toutes les citoyen·nes une égalité de traitement. Dès lors, invalider a priori le concept de race, tout comme celui d’intersectionnalité, priverait les sciences sociales d’outils méthodologiques précieux.

Deuxièmement, l’intersectionnalité prendrait mal en compte les identités, dans le sens où elle porterait son attention sur des identités construites a posteriori par le ou la cherheur·euse, plutôt que de s’intéresser aux « véritables » individus sociologiques. Cette critique ne tient pas non plus la route selon les auteures et traduit, ici aussi, une méconnaissance du sujet. L’intersectionnalité, depuis les débuts de sa théorisation, ne s’intéresse pas aux expériences identitaires mais plutôt aux processus sociohistoriques de production des hiérarchies et des systèmes de domination. Pour le dire autrement, les approches intersectionnelles se soucient des expériences minoritaires placées « au croisement de plusieurs rapports sociaux de pouvoir » (p. 26).

Troisièmement, les travaux intersectionnels, en se focalisant sur le genre et la race, mettraient de côté les rapports de domination liés à l’appartenance de classe. Là encore, Lépinard et Mazouz soulignent une méconnaissance, de la part des détracteurs de l’intersectionnalité, des travaux d’auteures comme Angela Davis ou Patricia Hill Collins, qui sont loin de faire l’impasse sur la question des classes sociales. Cette critique traduirait surtout un refus du postulat scientifique de l’intersectionnalité, selon lequel il ne faut pas donner le primat d’un rapport de pouvoir sur un autre, mais plutôt essayer de comprendre comment les rapports sociaux s’articulent entre eux. Les partisan·es de l’intersectionnalité se refusent donc d’appliquer une logique arithmétique consistant à additionner les systèmes d’oppression et privilégient plutôt une approche dynamique d’articulation de tous ces systèmes.

Toutes ces résistances, en plus de témoigner d’une certaine méconnaissance des travaux intersectionnels, seraient le reflet de ce que les auteures nomment, en reprenant les termes de Shannon Sullivan et Nancy Tuana, une « épistémologie de l’ignorance » (dans Race and Epistemologies of Ignorance, publié en 2007 chez State University of New York Press). Autrement dit, les tenants d’une épistémologie dite « objectiviste » en sciences sociales – qui s’inscrivent dans la tradition durkheimienne cherchant à s’affranchir du « sens commun » afin de parvenir à l’objectivité scientifique – souhaiteraient délibérément ignorer les approches intersectionnelles. Lépinard et Mazouz expliquent ici que le fait de prendre en compte, dans l’analyse, les imbrications des expériences minoritaires et les points de vue des groupes minorisés serait vu par certains comme un danger pour l’ordre établi et pour les positions dominantes acquises notamment dans la sphère universitaire. Cette posture de surplomb, qui consiste à croire que le ou la chercheur·euse peut se détacher des points de vue particuliers, serait un privilège réservé à certaines élites. D’après Lépinard et Mazouz, ce seraient ces mêmes élites qui, occupant une position privilégiée dans les universités françaises, considéreraient que les chercheur·ses travaillant sur la question de la race, du décolonialisme ou de l’intersectionnalité occupent une position hégémonique au sein des universités. Cette critique traduirait en fait une volonté de refuser une politique de présence des minorités au sein des universités, dont les expériences apporteraient beaucoup aux débats intellectuels. C’est précisément sur cette « épistémologie de l’ignorance » qu’est construite la critique des auteures. Contrairement à ce qu’affirment les tenants d’une épistémologie objectiviste, « l’épistémologie du point de vue [dont se revendiquent les travaux féministes et intersectionnels] n’accorde pas de privilège épistémique aux dominé·es. Elle défend néanmoins l’idée que la science ne peut pas non plus se faire sans leurs points de vue et leurs expériences » (p. 51).

En conclusion, ce court ouvrage offre une stimulante introduction aux approches intersectionnelles et aux débats auxquels elles font face en France. Grâce aux réflexions qui y sont amenées et aux références qui y sont employées par Lépinard et Mazouz (celles-ci vont de travaux classiques à des études plus récentes), ce livre constitue, selon nous, un outil précieux pour quiconque souhaite se familiariser avec les travaux intersectionnels. Toutefois, le débat étant d’une grande complexité et le livre étant plutôt court, le ou la lecteur·rice aura parfois le sentiment que les auteures perdent le fil de leurs arguments, ce qui a tendance à rendre le propos ardu. C’est pourquoi nous pensons que l’ouvrage gagnerait à être plus structuré. À titre d’exemple, la différence entre le premier et le deuxième « procès » pourrait être davantage explicite afin d’éviter toute confusion. Finalement, à travers Pour l’intersectionnalité, Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz invitent les lecteur·rices à se questionner sur le rôle que devraient jouer les sciences sociales au sein de la société. Doivent-elles légitimer l’ordre établi ou, au contraire, apporter un regard critique et contre-hégémonique sur les diverses formes de domination existantes ? L’intersectionnalité, loin de faire l’unanimité, est-elle capable, comme veulent l’affirmer les auteures, d’apporter un nouveau « souffle critique à même d’animer les sciences sociales » (p. 63) ?