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Propos introductif

Travailler l’éthique en contexte scolaire, c’est cibler un acteur principal, l’enseignant, et réfléchir aux enjeux éthiques du métier d’enseignant. C’est aussi se préoccuper du destinataire premier de l’enseignement et de l’apprentissage : l’élève. Situer l’élève au centre des enseignements et des apprentissages, c’est lui reconnaître une identité et une singularité particulières de sujet-apprenant, appelé à devenir progressivement autonome, libre et responsable. C’est lui reconnaître une éthique énoncée en valeurs et en convictions, en attitudes et en régulations propres au métier d’élève. Cette éthique peut être supposée et attendue par l’enseignant; elle peut – elle devrait – être énoncée, consentie et construite par l’élève au sein d’une classe et de l’école.

L’appel initial à contributions invitait à entreprendre une double démarche. La première portait sur une approche conceptuelle et épistémologique de l’élève : quelles définitions donner à cette éthique? À quelles théories pourraient-elles se référer : théories classiques humienne, kantienne, utilitariste; théories contemporaines de la justice, du communautarisme, du libéralisme? Autrement dit, quelle(s) éthique(s) les élèves mettent-ils en oeuvre, de façon explicite ou supposée, en accord, en divergence ou en rupture avec celle(s) qui sont énoncées et vécue(s) par les enseignants et par l’école? La deuxième démarche visait à situer l’éthique de l’élève dans une approche humaniste de l’éducation en contexte sociétal marqué par l’expression et par la montée de phénomènes communautaires, par la consolidation de systèmes de valeurs concurrents, par un nivellement des normes et des valeurs par le prisme des technologies de l’information et de la communication. Chercher à comprendre l’agir des élèves, c’est accorder du crédit à leurs points de vue en tant que points de vie; c’est aussi donner de l’épaisseur à leur agir en situation par des analyses multi-référées et, ainsi, alimenter les recherches sur les pratiques professionnelles des acteurs de terrain.

Les contributions de ce numéro sont au nombre de quatre. Elles ont en commun d’interroger une évidence que Camille Roelens résume parfaitement : comment se fait-il que l’éthique enseignante soit tant saisie, ces dernières années, par la recherche et que, l’éthique de l’élève le soit si peu? L’élève serait un patient moral qui subit l’action d’un enseignant pourvu, lui, d’une éthique, celle-ci pouvant possiblement ouvrir un questionnement scientifique. André Pachod invite à la polémique : l’éthique de l’élève serait-elle absente des préoccupations des sciences de l’éducation, de la formation initiale et continue des enseignants, de l’exercice quotidien en classe et à l’école? En prolongement de cette question initiale, existe-t-il une morale de l’élève, à l’instar de la morale de l’enseignant telle qu’instruite dans un célèbre chapitre du Code Soleil publié voilà une soixantaine d’années et qui mériterait d’être redécouvert aujourd’hui? Tenir ensemble l’éthique de l’élève et la pédagogie, notamment en cours de philosophie, c’est le dessein que se donne Barthélemy Durrive en abordant l’éthique de l’élève sous l’angle d’un débat de normes. Enfin, Frédérique Marie Prot documente l’éthique par le concept d’éducation à l’altérité de l’élève en mettant une pensée théorique à l’épreuve des faits.

Une lecture plus fine permet de saisir les questionnements et les enjeux que soulèvent les textes de ce numéro.

Attaché à l’éthique de l’élève, Camille Roelens soulève un problème de fond : que peut-il s’agir au juste d’« élever » chez l’enfant lorsque celui-ci est affublé du vocable « d’élève »? En phase avec une philosophie politique, son regard se porte sur le questionnement moral en prise avec des tensions paradigmatiques antagonistes. Il y a d’une part une conception maximaliste de l’éthique de l’élève en référence à Durkheim, qui s’attache au perfectionnisme moral; cette approche est en phase avec ce que l’école promeut et revendique. D’autre part, se trouve une approche éthique minimaliste de l’élève, en concordance avec le cadre axiologique des démocraties libérales avancées en phase avec la réflexion, notamment celle d’Ogien. L’auteur nous invite à explorer avec finesse de grains ce que recouvre possiblement cette mise en tension. L’article s’achève avec un questionnement qui vise à échapper à l’héritage maximaliste du concept d’élève.

André Pachod aborde l’éthique comme la visée de la vie bonne de l’élève, dans la classe et à l’école, se référant notamment à Paul Ricoeur pour étayer son raisonnement. Une exploration notionnelle est jugée nécessaire afin de circonscrire l’objet étudié, tant la proximité avec des termes voisins, la morale et la déontologie, induit possiblement de la confusion. Si les trois appellations partagent une question initiale et quotidienne : « Que dois-je faire? », elles varient sur le sens à donner à l’auxiliaire devoir : la morale ou ce qu’il faut faire, la déontologie ou ce qu’il est recommandé de faire, l’éthique ou ce qu’il est possible de faire. Ces nuances lourdes de sens sont ensuite approfondies pour en saisir toute la subtilité. Il en ressort progressivement que le terme éthique renvoie au domaine du questionnement et de la délibération sur ce qu’il est juste et bon de faire, doublé d’une interrogation sur le sens et la valeur des actions. Reconnaissant des droits imprescriptibles à l’apprenant, l’auteur invite à instituer l’élève-sujet par un processus visant le devenir d’un élève-acteur. Ce détour nécessite néanmoins de redonner tout son souffle à un postulat énoncé comme une forme d’évidence qui n’a cependant rien d’évident : l’enseignant serait « pédagogue et éducateur au service de la réussite de tous les élèves ».

Barthélemy Durrive utilise la démarche ergologique pour étudier l’éthique de l’élève. Prise sous l’angle d’un débat de normes, cette éthique est toujours en tension entre deux directions opposées : l’une tire vers l’universel, l’autre vers le singulier. Une entrée pédagogique est proposée : l’auteur interroge en quoi et comment les cours de philosophie permettent la mise en débat des jugements de valeurs qui traversent les élèves individuellement et qu'ils expriment.

L’objectif pédagogique de transmettre des valeurs est abordé avec la volonté de ne pas se restreindre à les exposer; aussi, une déstabilisation de la démarche magistrale est suggérée. Loin d’être anodine, cette démarche soulève une succession de questionnements. Barthélemy Durrive se demande alors si on ne peut pas envisager d’autres manières de réaliser la double mission (développer des compétences et transmettre des valeurs) dont se revendique l’enseignement de la philosophie. Faire une place aux jugements de valeurs – inviter à leur expression et à leur confrontation dans le cadre du cours – revient-il forcément à consacrer la doxa comme un interlocuteur légitime, à niveler l’exigence de rigueur dans la discussion argumentée, à rabaisser l’échange à des propos tenus au café du coin?

Frédérique Marie Prot aborde l’éthique de l’élève dans une approche humaniste de l’éducation. Au coeur de la démarche proposée, l’hypothèse d’une éducation à l’altérité de l’élève, en référence à Lévinas, y est documentée, notamment la vulnérabilité d'autrui, vulnérabilité qui s'adresse directement à sa propre responsabilité. Autrement dit, et en simplifiant quelque peu le questionnement : comment faire avec l’autre?

Elle aborde la morale à l’école en tant que formation de dispositions relationnelles chez l’élève et suggère une entrée didactique en proposant comme modalité la réunion de coopérative dans une école élémentaire. Elle esquisse le rapprochement avec ce que Freinet appelait une « cure morale » comprise comme le fait de prendre soin de la question morale fondamentale, celle de la rencontre entre les sujets.

L’auteure soulève des questionnements de fond : comment transmettre des valeurs lorsque l’on ne fonde pas la valeur sur une utilité (reconnaître qu’une chose a de la valeur lorsqu’elle répond à un besoin ou à une satisfaction), mais sur un comportement manifestant de l’humanité, c’est-à-dire une certaine empathie envers autrui? Comment déterminer des valeurs qui seraient objectivement partageables par tous et, de ce fait, candidates à être travaillées dans le contexte scolaire? S'agirait-il avant tout des valeurs reconnues unanimement par une collectivité ou par la société? Comment rendre possible, à l’époque actuelle, la vie politique de la société, alors que la vie humaine et les comportements humains y sont devenus objets de calcul, d'enrichissement et de surveillance, pris dans le marché, avec le paradoxe de prétendre les rendre ainsi « heureux »? L’entrée sur le terrain relevant de l’objectivation participante se propose d’apporter des éclairages à un questionnement dense et complexe que la situation étudiée ne peut naturellement pleinement documenter.

Certes, les contributions au présent numéro auraient pu être plus nombreuses et concerner diverses disciplines des sciences de l’éducation et de la formation : philosophie de l’éducation, philosophie morale, sociologie de l’éducation, éthique de l’éducation et des apprentissages, psychologie, théories de l’activité, analyses des pratiques professionnelles, didactique des disciplines, histoire des idées éducatives de la pédagogie. Nous comprenons cette limite non pas comme un manque d’intérêt porté à l’éthique de l’élève, mais comme la nécessité et l’urgence de la définir et de la contextualiser dans une période de crise de la société, de l’éducation et de la scolarisation. En fait, la question de l’éthique de l’élève, sujet et acteur de sa vie scolaire et éducative, est relativement récente. Il était convenu que l’élève se taisait, qu’il répondait à des questions précises du maître. Aujourd’hui, l’élève questionne, se questionne, débat, tâtonne, cherche. Ce numéro thématique souhaitait prioriser un point de vue : l’élève, sujet-apprenant autonome, libre et responsable, qui agit, lui aussi, de façon éthique et responsable. Cette perspective ouvre des horizons encore insoupçonnés.

André Pachod et Jean-Luc Denny

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Enfin, ce quatorzième numéro de la revue donne à lire deux textes qui, s’ils ne traitent pas directement de l’éthique de l’élève et, à ce titre, ne s’insèrent pas dans le dossier, donnent fortement à penser en général et pour qui voudrait poursuivre ces mêmes réflexions en particulier.

Le premier est un varia dans lequel Clémentine Vivarelli et José-Luis Wolfs proposent une mise en perspective des dimensions philosophiques et politiques de la laïcité en France et en Belgique, en particulier des leurs évolutions récentes. La laïcité est, en effet, de ces termes dont la simple évocation suscite moult débats, dont ne ressort pas nécessairement une conceptualisation plus claire et consensuelle de l’objet de controverse. Appliqué à l’éducation et à la formation, cela soulève de nombreux défis éthiques, que contribuent à éclairer l’étude des tensions entre conceptions républicaines et libérales de la laïcité d’une part, et l’examen des histoires parallèles de la confrontation de ces deux pays frontaliers et liés par bien des points, d’autre part.

Le second, signé Jan Masschelein et Maarten Simons – dont la revue est fière de présenter à son lectorat la première traduction originale et intégrale publiée en français – est une apologie de l’école comme forme pédagogique. L’école, plaident-ils, gagnerait à être remise au coeur de nos institutions éducatives, et ce, parce qu’elle transforme les enfants en élèves placés sur un pied d’égalité; parce qu’elle déconnecte les objets du monde de leur usage habituel afin de les réorganiser et de les présenter publiquement comme matières scolaires; parce qu’elle se situe dans un temps de loisir distinct du temps du monde; enfin parce qu’elle canalise l’attention des élèves afin que ceux-ci fassent à la fois l’expérience du monde et l’expérience d’eux-mêmes comme nouvelle génération. Cette contribution nous amène à porter un nouveau regard sur des caractéristiques de l’école qui constituent enseignantes, enseignants et élèves en sujets éthiques, ce qui n’est possible que si ces personnes profitent d’un temps vraiment libre et qu’elles soient rassemblées autour d’une chose commune.