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Introduction

Dès les années1990, après leur indépendance et des décennies de gestion plus ou moins chaotique (p. ex., coups d’États répétés dans la plupart des pays nouvellement indépendants [Welch, 1975], crises économiques des années 1980 en Afrique occidentale), plusieurs pays en développement (Baker et Pedersen, 1992), dont ceux de l’ouest de l’Afrique, se sont engagés dans un processus de décentralisation en vue de redéfinir le rôle de l’État et de réorganiser le secteur public. Ils adoptèrent ainsi une gestion publique fondée sur l’existence de gouvernements infranationaux extérieurs au pouvoir central, sur l’attribution auxdits gouvernements de compétences en planification et gestion des politiques publiques locales et sur la désignation par élection des élus de ces gouvernements.

Soutenue par les agences internationales de développement, la décentralisation fut guidée par la volonté de promouvoir la démocratie locale grâce à une meilleure participation des populations et d’assurer ainsi un développement plus durable. Elle est alors devenue, selon Nanako (2018), un indicateur de démocratisation et un instrument de développement équilibré des territoires nouvellement créés. Ainsi naquirent les collectivités territoriales (CT) décentralisées pour coordonner et organiser le développement en synergie avec les acteurs étatiques centraux.

Ainsi aussi apparurent les concepts de gouvernance locale, de gouvernance multiniveaux et de développement territorial qui, tout en traduisant la multiplicité d’acteurs désormais présents dans la gestion des affaires publiques, soulignent leur collaboration dans la résolution des problèmes et les actions de développement à mener. Cette collaboration met ainsi en évidence le rôle des populations locales et des OSC dans l’arène du développement et l’appropriation par les élus, grâce au principe de subsidiarité, de certaines compétences antérieurement dévolues au seul pouvoir central. Adoptée par la plupart des pays de l’Afrique occidentale, cette réforme occupe toujours l’actualité. Le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, après des décennies de décentralisation, procèdent encore à des révisions des textes, et le Togo a eu ses premières élections locales en 2019, après plus de trente ans de tergiversations. Le Niger, malgré les incertitudes, a finalement tenu de nouvelles élections locales en 2020. Au Mali, au Burkina Faso et en Guinée (Mwai, 2022), le régime démocratique, support de la décentralisation, est remis en cause à la suite des récents coups d’État.

Après des décennies de décentralisation, peut-on dire que les attentes ont été comblées ? A-t-elle réellement permis, comme le prônait la gouvernance multiniveaux, l’émergence, d’autres groupes d’acteurs en dehors de l’État central (p. ex., ceux de la société civile) ? Et avec quels rôles ? Mieux, comment les acteurs concernés la vivent-ils ? Et quel bilan sur la gouvernance et le développement peut-on faire ?

Outre une analyse des objectifs premiers de cette réforme et de leur atteinte, ces questions veulent mettre en évidence des dynamiques locales qu’elle contribue ou non à créer. Ainsi, en plus du caractère prégnant des approches normatives et juridico-administratives relatives aux relations entre les États et les CT (Touré, 2022), cet article se focalise aussi sur les mobilisations sociales comme réponses aux problèmes de développement.

Pour éclairer ces différents aspects, ce travail, exclusivement basé sur une collecte documentaire, compare le processus de décentralisation dans huit pays francophones (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Niger, Sénégal, Togo) ayant occupé l’actualité de la sous-région ouest-africaine ces dernières années. Ces pays font aussi partie de l’UEMOA, laquelle édicte des règles pour les inciter à mieux soutenir les CT. De plus, leur partage de la langue française a facilité la collecte documentaire.

Après une revue de la littérature sur les principaux concepts (décentralisation, gouvernance multiniveaux et développement), la comparaison des pays retenus s’appuie sur le cadre théorique de la gouvernance multiniveaux (Poupeau, 2019) et sur les indices de développement desdits pays pour analyser le corpus obtenu par la collecte documentaire et présenter les résultats.

1. État de l’art : brève histoire de la décentralisation et de ses objectifs

Si certains auteurs, comme Coulibaly (2019) et Cissoko (1983), estiment que l’Afrique précoloniale a connu une gestion décentralisée de son territoire, d’autres, comme Béridogo (2006), pensent que, quelles que soient les organisations sociales à ces époques, on ne trouverait aucune administration décentralisée dotée des attributs modernes de ce concept, qui implique que tous soient éligibles et électeurs dans la compétition électorale. L’objectif était surtout de renforcer le pouvoir central plutôt qu’une capacitation des « élus locaux » à conduire un développement impulsé par le bas.

Avec la colonisation et les premières décennies des indépendances, la même centralité du pouvoir a prévalu, non plus au profit du souverain, mais de la métropole colonisatrice ou des gouvernements centraux indépendants bâtis sur le même mode de gestion centralisée. Dans les périodes postcoloniales, Sohouénou (2019) remarque au Bénin un système hypocrite d’inspiration marxiste sous les apparences trompeuses d’une décentralisation. Mais dans ces périodes, si la gouvernance était très centralisée, elle s’appuyait sur des chefferies traditionnelles soumises (Ekanza, 2006). L’administration indépendante s’appuiera aussi sur des OSC telles que les organisations paysannes pour la propagande du système (Mees, Morel, et Diop, 2019). Toutefois, certaines de ces OSC nationales ou locales avaient le mérite de constituer une puissante force de lutte pour les indépendances et gardent encore une influence dans la construction des communautés et des États en Afrique (Bayart, 2021), comme on peut l’observer, par exemple, avec la puissante confrérie sénégalaise des Mourides.

Dès 1990, après les vents de démocratisation en Afrique occidentale, la gouvernance centralisée et les difficultés au niveau du développement n’avaient guère beaucoup évolué. Ce fut dans ce contexte que les politiques d’ajustement structurel (PAS) furent initiées – sans grand succès –, surtout pour contribuer à améliorer l’économie et la gouvernance de ces pays. Face à l’échec des PAS, les puissances occidentales et les institutions financières incitèrent alors les chefs d’États africains à plus de démocratie et de libéralisme. Il fallait décentraliser. Populations locales, communauté internationale, syndicats, associations de défense des droits de l’homme et partis politiques l’inscrivirent alors dans leur projet de société (Mback, 2003). Cette mobilisation générale poussa les gouvernements centraux africains à instaurer la réforme. Basé sur des arsenaux juridiques (p. ex., lois, décrets, arrêtés), avec des périodes de flux et de reflux, chaque pays l’initie pour la gestion administrative du territoire.

Au Bénin, avant l’adoption de la commune comme seul niveau de décentralisation dès 1999, l’organisation territoriale a connu jusqu’à trois catégories de CT. Toutefois, il n’y avait aucune vraie décentralisation, car les trois niveaux fonctionnaient comme des structures déconcentrées de l’État.

En Côte d’Ivoire, existent, depuis 2011, deux niveaux de CT – comme en Guinée –, soit les régions et les communes[3]. Avant cette date, son paysage institutionnel comportait cinq échelons de CT. Le Burkina Faso aussi possède aujourd’hui deux échelons décentralisés, après avoir modifié en 2001 le maillage administratif du pays en créant trois niveaux décentralisés. Le Mali, avec sa réforme de 2023, et le Niger ont aujourd’hui des communes et des régions[4] comme CT, après des péripéties avec trois niveaux. La même réduction d’échelons de décentralisation est intervenue au Sénégal, avec trois échelons en 1996 et deux depuis 2013, soit les départements et les communes. Quant au Togo, la réforme a créé trois niveaux décentralisés : les communes (urbaines et rurales), les cercles et les régions. La Constitution de la IVe République togolaise, promulguée en 1992, stipule (article 141) que les CT sont formées de communes, de préfectures et de régions. Plus tard, la loi 2018-003 (article 2) et la version consolidée de 2019 de cette constitution reconnaitront communes et régions comme seuls niveaux de CT.

Mais au-delà du souci d’avoir des niveaux plus efficaces dans l’action publique propre au contexte et à l’histoire de chaque pays, cette multiplication des échelons dans la décentralisation ne crée-t-elle pas des difficultés dans l’attribution et la mise en oeuvre des compétences dévolues aux CT ?

À ce sujet, Dafflon et Gilbert (2018) affirment que la superposition de plusieurs niveaux de gouvernement complique singulièrement la tâche du législateur dans l’expression des préférences locales, régionales, voire suprarégionales, dans la répartition des compétences entre niveaux de gouvernement et dans la distribution des ressources financières. La mise en oeuvre de la décentralisation, nuance Ky (2010), est propre à chaque pays, car sa traduction dans des dispositions institutionnelles fait appel aux conditions sociopolitiques nationales.

Malgré cette diversité de mise en oeuvre, la décentralisation en Afrique occidentale, comme ailleurs, implique dans chacun des pays la création des CT par législation, l’élection des élus locaux et l’autonomie de gestion pour impulser le développement du territoire.

Mais peu importe le nombre d’échelons, la décentralisation a toujours visé, comme le soulignent Loum (2013) et Muambi (2017), une nouvelle gouvernance fondée sur le transfert des compétences et des ressources aux CT et l’émergence économique et sociale du niveau local. Il s’agit de construire des niveaux d’action publique et politique plus efficaces et plus démocratiques à partir d’un changement d’échelle et de l’implication d’une pluralité d’acteurs publics, privés et associatifs (Piveteau, 2005) locaux, nationaux et internationaux. Évoquant cette myriade d’acteurs, Samuel (2017) cite les populations locales, les services déconcentrés, le secteur privé, la société civile, les partenaires, etc. qui participent désormais, avec la décentralisation, à l’élaboration et à l’usage des plans de développement. Avec la nouvelle gouvernance, il se crée ainsi d’autres paliers d’action en dehors du palier central, jusque-là seul aux commandes. Tenant compte de ces divers paliers, Poupeau (2019) évoque la gouvernance multiniveaux notamment l’État, les CT et les OSC. Pour l’auteur, la gouvernance multiniveaux fait aussi référence aux interactions avec l’ensemble des acteurs économiques, politiques et sociaux. Il propose, pour son analyse, un cadre élaboré par Goldsmith et Page (2010) avec trois variables : les champs de compétences des CT, leur autonomie et leur capacité à influencer les décisions des pouvoirs centraux.

La décentralisation devait ainsi permettre d’instaurer des réformes socioéconomiques de l’État central en vue d’une réduction de son interventionnisme dans l’économie. Dans ce sens, Desjardins et Estèbe (2018) parlent d’accorder des droits et des libertés aux CT en donnant à leurs forces socioéconomiques les moyens de la compétitivité, car l’État n’a pas la capacité, à terme, de toutes les porter à bout de bras. D’ailleurs, en Afrique, l’avènement de cette réforme est aussi justifié par la même idée que l’État seul ne peut plus porter le développement des territoires. Le développement territorial devient ainsi non seulement une réponse, mais aussi un produit de la décentralisation, sinon de la « nouvelle gouvernance » qu’elle propose (Torre, 2018). Dans une telle logique, la décentralisation, ou sa « bonne mise en oeuvre », permettrait d’amorcer le développement des CT et, donc, des pays.

En Afrique, Bako-Arifari et Laurent (1998) traduisent déjà ce lien entre décentralisation et développement local en affirmant que les politiques de décentralisation comportent une orientation économique et sociale très affirmée. L’évidence d’une relation transitive entre la décentralisation et un développement local qui trouverait en elle l’instrument logique de sa réalisation s’est donc installée de façon assez naturelle. Cette relation justifie probablement l’obligation pour les CT de disposer d’un plan de développement dont le financement nécessite aussi bien des ressources de l’État central, des CT, des OSC et d’autres acteurs.

Il s’agit donc d’une rupture, d’un changement de paradigme qui appelle à innover dans la gouvernance et dans la nouvelle façon de conduire le développement. D’ailleurs, Torre (2018) pense que l’innovation – dans la gouvernance et dans la production de biens et services – est l’un des piliers du développement territorial. Et les acteurs de ces innovations sont encore ceux qui font partie de la gouvernance multiniveaux voulue par la décentralisation, à savoir le secteur privé, les institutions locales et nationales et les OSC. Par rapport à l’implication des OSC, Diallo (2000) remarque que la décentralisation, consacrant l’avènement du concept de développement local, renforce l’action des municipalités et ouvre de nouvelles perspectives pour la participation des OSC à ce développement. Rapportant l’expérience du Malawi avec les OSC, Hussein (2004) aussi souligne que la justification de la réforme dans ce pays est la promotion de la gouvernance démocratique et l’introduction d’approches participatives des OSC au développement. Dans la même veine, Deberre (2007) affirme qu’avec la réforme de la décentralisation, les communautés locales et les OSC sont surtout au coeur du processus et de développement, qui ne fonctionne que par la collaboration de ces groupes d’acteurs. Dans ce sens, on peut se demander ce qui justifie une telle importance des OSC, par exemple dans cette réforme et pour le développement souhaité.

L’État ayant longtemps été seul maître du développement, soit il détient les ressources dont ces nouveaux territoires ont besoin, soit il met en place des dispositions qui leur permettront de mobiliser de telles ressources et d’en bénéficier. Dans cette optique, des auteurs entendent par « décentralisation » un processus impliquant le transfert de l’État central vers les gouvernements locaux, des responsabilités et des ressources avec une certaine autonomie dans la gestion (Marius et Sèdjrofidé, 2020). La décentralisation ainsi perçue, du moins dans son idéal, pourrait exiger que l’on se penche sur son effective application, d’où nos questions visant à comprendre comment les acteurs concernés la vivent et à déterminer quel bilan peut être fait sur la gouvernance et le développement escomptés.

La littérature sur la décentralisation en Afrique est très prolifique. Au-delà des premières publications ayant fixé le cap et les attentes de cette réforme comme avec Mback (2003), d’autres écrits l’abordent individuellement par pays, évoquant le processus et quelques insuffisances constatées. Kassibo (2006) expose ainsi le cas du Mali en présentant son démarrage en trombe très vite refroidi par les lenteurs de la réelle application des normes. Piveteau (2005) se demande si la décentralisation en Afrique occidentale facilite le développement local. Dans son examen du cas sénégalais, il souligne les enjeux et les difficultés d’une maîtrise décentralisée des actions publiques et des programmes de développement. Parallèlement, Kouablé (2005) pense que la réforme constitue une aubaine pour le développement économique des territoires ivoiriens qui, captant les ressources internes et externes, répondraient aux besoins des populations.

Par la suite, certains auteurs abordent la décentralisation d’un angle sectoriel dans la vie socioéconomique des pays et des CT, analysant comment la gouvernance décentralisée est déployée dans des domaines comme la santé (Yoro et Foley, 2017), la gestion des forêts (Nguinguiri, WWF, Karsenty, Buttoud, et Lescuyer, 2016), les TIC (El Mehdi, 2011), ou l’économie (Atangana Ondoa, 2013).

Dans le même sens, des auteurs comme Diagne (2019) s’intéressent, au Sénégal, à l’éducation dans un contexte de décentralisation avec transfert des compétences aux CT. Bangou et Leloup (2020), au Burkina Faso, se concentrent sur les acteurs qui doivent désormais gérer l’accès des populations à l’eau potable. Au Bénin, Marius et Sèdjrofidé (2020) considèrent la décentralisation comme une réponse à la crise environnementale.

Ainsi, même si la question de la décentralisation a été abordée dans la littérature, elle semble très rarement présentée dans un angle de comparaison entre les différents pays dans les publications consultées. Presque aucune analyse ne combine gouvernance et développement alors que, comme l’affirme Hounsounon (2016), un indice de décentralisation élevé – c.-à-d. un réel transfert des ressources et compétences – favorise une bonne gouvernance et, par ricochet, un bon développement local (en matière de fourniture des services publics et d’amélioration des conditions de vie des populations). Ceci soulève à nouveau nos questions, après plus de trois décennies de décentralisation, sur la façon dont les acteurs concernés la vivent et sur le bilan qui peut en être fait.

Pour y répondre, nous formulons les hypothèses suivantes :

  • d’une part, les pratiques (mise en oeuvre des lois et objectifs de la décentralisation) des gouvernements centraux ne permettent pas encore d’atteindre la gouvernance et le développement escomptés.

  • d’autre part, la décentralisation favorise l’émergence de plus en plus d’OSC innovant dans le développement des territoires.

2. Méthodologie

2.1 Cadre théorique

En privilégiant l’angle de la gouvernance décentralisée au service du développement, cet article veut surtout montrer comment s’exercent les interactions entre acteurs à travers un regard croisé sur plusieurs pays pour comprendre si les insuffisances et les réussites sont généralisées ou non. Il entend ainsi analyser comment se réalise l’emboîtement des échelles de gouvernance pour fournir des capacités de développement aux CT.

Pour analyser ladite gouvernance, Poupeau (2019) évoque trois approches : formaliste, interorganisationnelle et formalo-interorganisationnelle.

L’approche formaliste s’intéresse aux échanges multiniveaux par le prisme des lois constitutives, des procédures et des règles qui les encadrent (Mabileau, 1985 ; Rhodes, 1980 ; Wright, 1988). Sa grille de lecture repose sur le postulat que les formes d’articulation entre niveaux de gouvernement découlent des structures formelles des systèmes politiques. Elle s’appuie sur les lois, les décrets, les arrêtés, etc.

Ce faisant, cette approche semble ignorer les aspects de la participation et de la concertation qui forment la base de la gouvernance et qui échappent aux outils juridiques. À la différence de l’approche formaliste intervient l’approche interorganisationnelle. Inspirée de la sociologie des organisations (SO) et de l’approche développée par Crozier (1963) et les chercheurs en SO, elle se focalise sur les discours et les pratiques des acteurs, les logiques dont ils sont porteurs, les enjeux qui orientent leurs actions et les relations (humaines et financières) qu’ils entretiennent. Malheureusement, les aspects juridiques qui tracent les contours des relations entre les acteurs centraux des États/CT semblent inexistants dans cette approche.

L’approche formalo-interorganisationnelle tentera de combiner les deux premières en associant dans son analyse textes de loi, interactions entre différents paliers et groupes d’acteurs au sein d’un État. Menée par Goldsmith et Page (1987 ; 2010) et reprise par Poupeau (2019), elle repose sur trois variables : les champs de compétences des CT, leur marge de manoeuvre (discretion) et leur accès à l’État central (access) pour influencer ses décisions. La variable compétences postule que le poids d’un niveau local dans la structuration des relations interpaliers est proportionnel au nombre de domaines qu’il maîtrise. Pour la saisir, les auteurs suggèrent de considérer l’attribution des compétences (fondée sur les aspects juridiques) et les dimensions financières qui s’y rattachent. La variable discrétion repose sur l’idée qu’outre la distribution formelle des compétences et des ressources, il faut également, dans une perspective plus qualitative, regarder les marges de manoeuvre significatives dont disposent les CT dans leur action quotidienne. Pour cela, elle considère les compétences transférées et celles contrôlées par un niveau supérieur, les dimensions administratives (pression ou contrainte exercée par le niveau central) et financières (fiscalités propres et nature des subventions). La dernière variable (access) renvoie aux réseaux ou organismes qui portent les intérêts des acteurs et qui influencent les décisions centrales.

Cette dernière approche sert de cadre à notre analyse, puisqu’elle réunit les aspects institutionnels soutenus par les textes de la décentralisation et les interactions entre les paliers et les divers acteurs impliqués. La gouvernance est ainsi abordée. Quant au développement, notre analyse se basera sur quelques statistiques du PNUD.

En effet, selon Baudelle et al. (2011), si le développement suppose généralement la croissance économique, il implique aussi une transformation socioculturelle plus globale et semble donc plus qualitatif. Sa mesure est, dès lors, plus complexe et suppose des indicateurs économiques et de qualité de vie. Torre (2015) reconnaît, parlant du développement territorial, que sa finalité est la même que celle de tout type de développement : améliorer le bien-être et éventuellement la richesse des populations. Qu’il s’agisse donc du « développement » ou du « développement territorial », le but semble le même. En la matière, l’un des indicateurs utilisés est l’indice du développement humain (IDH), mis à jour régulièrement par le PNUD (Baudelle et al., 2011). Il comprend trois composantes : l’espérance de vie, la durée moyenne de scolarisation et le revenu national brut par habitant (PNUD, 2018).

2.2 Collecte et analyse des données

Purement documentaires, les données (articles, lois, décrets, rapports et autres documents sur la décentralisation) ont été recueillies dans des bibliothèques ou en ligne entre mars 2019 et mars 2020 et concernent huit pays francophones ouest-africains de l’UEMOA, ciblés pour la proximité linguistique et pour leurs performances diverses dans les rapports sur la gouvernance, comme ceux de l’indice Mo Ibrahim[5]. On retrouve donc au sein de ces pays de bonnes, de moins bonnes et de mauvaises performances[6] sur le plan de la gouvernance. Ils appartiennent aussi à une même entité sous-régionale, l’UEMOA, qui édicte des règles sur la part des budgets des CT dans les budgets nationaux. Ils sont tous décentralisés. Pour faciliter la sélection des documents, nous avons ciblé les codes des CT, les articles et thèses, livres et rapports des vingt dernières années, en donnant la priorité aux plus pertinents en contenu suivant notre cadre d’analyse. Au total, 70 documents ont été réunis.

Pour la structure de la preuve, l’analyse comparative a permis de faire ressortir, comme l’affirment Gauthier et Bourgeois (2016), des différences, des ressemblances et les constances que l’on peut retrouver d’un cas à l’autre. Ainsi, avons-nous, sur la base des trois variables (champs de compétences, marge de manoeuvre, accès) conduit notre analyse avec le logiciel Nvivo. Nous avons d’abord regroupé toutes nos données en les classant par articles, lois, rapports et autres documents en prenant pour repères les années de décentralisation des pays ciblés. Nous nous sommes ensuite servis des trois concepts pour faire des catégories auxquelles les pavés de textes ont été affectés. Nous avons ainsi classé toutes les données sous les trois variables. Pour faciliter l’analyse, les catégories ont été subdivisées, par exemple, en ce qui concerne les « champs de compétences », en sous-catégories : compétences prévues, transférées, non transférées. Dans la catégorie « marge de manoeuvre », deux sous-catégories ont été ajoutées à celles qui sont susmentionnées, soit « structures de contrôle » et « rôles ». La dernière catégorie a été subdivisée en « organes créés par les CT ou les populations locales » et « organes créés par l’État ». Cette méthode a permis une analyse thématique articulée autour des trois variables et de l’IDH.

3. Présentation des résultats

3.1 Champs de compétences

L’analyse de cette variable considère l’attribution des compétences et les dimensions financières qui lui sont associées. Dans les pays retenus, la décentralisation est accompagnée de la déconcentration des services de l’État. Dans cette optique, les CT possèdent des compétences (propres et compétences partagées avec le pouvoir central) régies par les lois. Ainsi au Burkina Faso, la loi[7] sur les CT reconnaît qu’elles peuvent intervenir dans les domaines du développement économique, social, culturel et environnemental. On retrouve, en Côte d’Ivoire, les mêmes prérogatives reconnues aux communes et aux régions dans l’article 32 de la loi[8] N° 2014-451 du 5 août 2014 qui stipule que les CT sont responsables de la promotion et de la réalisation du développement local, de l’amélioration du cadre de vie et de la gestion du territoire et de l’environnement.

En Guinée, le code[9] des collectivités leur reconnaît les domaines suivants : planification, développement local, aménagement du territoire, habitat et urbanisme, infrastructures sociales et administratives, équipements, transports, environnement et cadre de vie. Au Bénin, la loi n° 2021– 14 du 20 décembre 2021[10] cite au chapitre II les compétences des communes : développement local, aménagement, habitat et urbanisme, infrastructures, équipement et transports, environnement, hygiène et salubrité, enseignement primaire et maternel, alphabétisation et éducation des adultes, santé et action sociale et culturelle. Au Mali[11], au Niger[12] et au Togo[13], les mêmes prérogatives de développement local dans ses volets économique, social, culturel et environnemental se lisent dans les différents codes des CT.

Mais si les lois octroient autant de « pouvoirs » aux CT dans ces pays, ces dernières ne jouissent pas toutes des mêmes prérogatives. La raison est l’existence du statut particulier créé par le législateur au profit des « grandes villes », appelées « communes à statut particulier » au Bénin, « communes urbaines » en Guinée, au Niger, au Mali, et au Togo, et « districts autonomes » en Côte d’Ivoire, pour désigner les grandes agglomérations urbaines, les différenciant des communes ordinaires ou des communes rurales comme au Sénégal.

Quant au transfert des compétences, il est fondé dans ces pays sur le principe de subsidiarité. Pour y parvenir, les dispositions juridiques régissant les CT mentionnent qu’aux transferts de compétences correspondent les transferts concomitants de ressources. Mais la réalité est toute autre. Dans une étude menée dans l’UEMOA sur la décentralisation, Hochet et al. (2014) constatent un décalage entre les compétences prévues et celles qui sont transférées aux CT. Ces auteurs notent qu’au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, 4 compétences sur 11 et 4 compétences sur 16 ont été respectivement transférées. En Côte d’Ivoire, Pissaloux (2019) déplore la lenteur des décrets et des autres arrêtés d’application qui retarde le transfert véritable des compétences.

Au Bénin, 5 compétences, sur les 11 prévues, ont été transférées. Le président de l’Association nationale des communes du Bénin (ANCB) affirmait d’ailleurs, dans une émission à la télévision nationale en juillet 2020, que les CT vivent toujours les mêmes insuffisances liées au non-transfert de compétences et des ressources adaptées. Le ministère de l’Environnement et du Cadre de Vie, par exemple, pilote toujours les grands projets nationaux d’adaptation aux changements climatiques (CC) au Bénin, alors que les prérogatives en la matière ont été dévolues aux CT, allant ainsi à l’encontre des principes de concomitance et de subsidiarité. Déplorant la situation dans l’une de leurs récentes publications, Marius et Rodrigue (2020) affirment que les atouts des CT (au Bénin, par exemple) sont peu capitalisés et leurs capacités limitées, peu renforcées dans la logique de la lutte contre les CC. Et ce ministère n’est pas le seul dans cette position. Au Mali, au Niger, au Sénégal et au Togo, les mêmes difficultés subsistent quant au transfert réel des compétences et des ressources (Hochet et al., 2014).

Au même moment que s’enregistrent ces insuffisances, on constate dans ces pays une augmentation des OSC qui, se saisissant des prérogatives qu’offre la réforme, investissent de plus en plus le champ du développement local. Le tableau montre une progression du nombre des OSC avant et après la mise en oeuvre de la réforme.

Des études exploratoires consultées, comme celle de Felber et al. (2006) sur le Mali, affirment d’ailleurs que la décentralisation a permis un renforcement du nombre et du pouvoir des OSC et de leurs contributions au développement, comme la prestation des services sociaux de base, la lutte pour les droits de la personne, la gouvernance, etc. comme l’indique le tableau.

3.2 Degré d’autonomie des CT

Il prend en compte les réelles marges de manoeuvre des CT. À cet effet, on considère les contraintes exercées par le niveau central et les finances des CT. Au regard de la multiplicité des prérogatives dévolues aux CT couvrant pratiquement tous les aspects du développement durable, on croirait simplement que ces CT possèdent toutes les clés pour améliorer les conditions de vie des populations. Tel n’est vraiment pas le cas, car malgré l’autonomie dont jouissent ces CT, les gouvernements centraux installent des contrôles ou des mécanismes tendant à remettre en cause non seulement cette autonomie, mais aussi le principe de subsidiarité.

Tableau 1

Récapitulatif de l’évolution des OSC avant et après la décentralisation, selon les publications consultées

Récapitulatif de l’évolution des OSC avant et après la décentralisation, selon les publications consultées
Source : Données recueillies dans la littérature

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Ainsi, en Guinée, l’intervention massive de l’État dans la gestion des CT limite énormément leurs capacités d’action (Demba, 2019). L’auteur affirme, par exemple, que la planification des investissements publics relevant des CT conformément aux dispositions du code des collectivités locales s’opère toujours de manière centralisée, sans articulation avec les plans de développement locaux (PDL) et que, par conséquent, les financements destinés à ces transferts restent entre les mains des ministères sectoriels.

Au Bénin, comme au Sénégal, il existe un contrôle a priori sur la légalité de tout acte des CT. Le code des collectivités béninoises,[14] à l’article 275, relève 16 domaines dans lesquels s’exerce le contrôle de tutelle du préfet sur les CT. Mais Sohouénou (2019) affirme que ce contrôle est plus élargi qu’il ne paraît, car des dispositions éparses des lois l’étendent encore plus à d’autres domaines. Dans la même veine, la nouvelle réforme de la décentralisation intervenue en 2021 prévoit désormais un secrétaire exécutif (SE) recruté par le pouvoir central. Aux termes de l’article 127 de cette Loi[15], le SE détient toutes les prérogatives auparavant dévolues aux maires. Cela pourrait friser un recul des acquis de la décentralisation. Toujours est-il que concernant cette réforme, les autorités béninoises affirment vouloir lutter contre la corruption et permettre aux maires de mieux s’occuper de la politique.

Au Sénégal, la loi[16] exige la tutelle administrative au titre d’une approbation préalable, sans compter qu’un certain nombre de pouvoirs d’investigation sur l’acte local, avant même son entrée en vigueur, ont été aménagés au profit du représentant de l’État. Au Mali[17] et au Niger,[18] le même contrôle se déploie. Il en est de même au Togo[19] et au Burkina Faso. Dans ce dernier pays, deux autres contrôles[20] (administratif et juridictionnel) s’ajoutent à celui de la tutelle.

On remarque qu’au-delà des nombreuses prérogatives dont disposent les CT, elles n’ont apparemment pas les mains libres. C’est pourquoi la Béninoise Sohouénou (2019) recommande d’alléger le plus possible ces contrôles pour ne pas remettre en cause l’autonomie locale.

Sur les aspects de la fiscalité propre et des subventions des communes, Hochet et al. (2014) constatent qu’elles proviennent des taxes, des impôts et de divers appuis de l’État. Dans leur étude, ces auteurs ont remarqué que les taxes sont basées sur des assiettes dont le produit est faible, ponctuel et peu sensible à l’évolution économique, si bien que leur rendement est statique et parfois régressif. C’est le cas, par exemple, au Burkina Faso, où la taxe de jouissance contribue à hauteur de 16,29 % aux recettes fiscales des régions, de 34,92 % à celles des communes urbaines et de 32,70 % à celles des communes rurales. Or, cette taxe est principalement liée aux opérations de lotissement limitées, par nature, dans le temps.

L’étude précise que les communes ont hérité des impôts et des taxes que percevaient les anciennes circonscriptions urbaines. Il ne s’agit donc pas d’une fiscalité adaptée à la décentralisation. De plus, elle est recouvrée par les services centraux qui interviennent sur toute la chaîne fiscale. Ces ressources, une fois domiciliées au trésor national, comme au Bénin, sont reversées aux communes. Et avec la lenteur administrative, l’envoi des fonds traîne. Ces fonds sont souvent aussi dégressifs. Les statistiques béninoises des subventions de l’État aux communes sur le budget national en témoignent : « 2,37 % en 2003, 1,91 % en 2004, 1,41 % en 2005, 1,03 % en 2006 »[21]. Mais si les choses semblent actuellement s’améliorer, la part de ces ressources dans le budget national avoisinait, en 2015, les 3,8 %, alors que le pays s’était engagé, au sein de l’UEMOA, à consacrer au moins 15 % de son budget au soutien du développement local. Aujourd’hui, malgré une augmentation globale, la contribution du budget national aux budgets des CT oscille autour de 4 % (4,03 % du budget national en 2019, par rapport à 4,29 % en 2018). Le même constat sur la faiblesse des ressources des CT dans les budgets nationaux peut être fait au Mali (2,96 %), au Niger (2,67 %) et en Côte d’Ivoire (8,9 %) (Kebd, 2019).

Pendant ce temps, les besoins des CT augmentent. C’est pourquoi Pissaloux (2019) affirme que la question financière et, de façon plus générale, la question des ressources humaines et matérielles constitue l’un des handicaps essentiels à une mise en oeuvre effective de la décentralisation dans les pays francophones ouest-africains.

Dans ce contexte de manque d’autonomie des CT, les populations locales profitent de la libéralisation de l’espace public et contribuent, par leurs projets, à financer le développement local. Leurs actions se déclinent sur deux axes : d’un côté, les organisations de développement qui offrent des biens et des services aux populations démunies et de l’autre, les organisations du plaidoyer politique qui agissent dans les domaines de la gouvernance politique et des droits de la personne (Coulibaly, 2015). Elles interviennent dans tous les domaines, comme au Mali, où l’expérience des Centres de santé communautaire (CSC) gérés par des associations de santé avec une forte implication des ONG sert désormais de base à la politique nationale en santé (Felber et al., 2006).

Dans le secteur agricole, des initiatives d’OSC comme le centre Songhaï au Bénin (imité dans plusieurs pays) et Jardin d’Afrique (association sénégalaise) proposent une agriculture intégrée soucieuse de l’environnement et qui stimule l’entrepreneuriat des jeunes.

Au Bénin, la mobilisation de la coalition des OSC, avec des slogans comme « Touche pas à ma constitution » et « Mercredi Rouge », a empêché en 2006 et en 2016 des « révisions opportunistes » de la constitution. Cette implication pour une bonne gouvernance est étendue aux communes du pays avec la mise en place des cellules de participation citoyenne (mécanisme de contrôle citoyen de l’action publique). En Côte d’Ivoire, à la suite de la crise politique de 2002, la création du collectif des OSC visait à apporter un message de paix dans le pays.

Toutes ces actions des OSC contribuent à pallier les insuffisances des politiques publiques en apportant un soutien aux populations locales ou en aidant à la consolidation de la démocratie. C’est dans ce sens qu’il faut lire les innovations sociales présentes dans tous les domaines (technologique, économique, environnemental et, surtout, institutionnel) dont regorge l’Afrique et que présentent Ndongo et Klein (2020). C’est aussi le cas des partenariats locaux, transnationaux ou internationaux, souvent noués entre élus locaux et les OSC (et leurs partenaires) pour une meilleure gestion des ressources territoriales. Rosillon (2016) cite à cet effet des exemples de gestion intégrée des ressources en eau avec des partenariats entre des États du Sud, des partenaires du Nord et des CT.

Ces actions constituent aussi un puissant moyen de mobilisation des ressources. À cet effet, au Burkina Faso, la contribution des ONG et de leurs partenaires au budget national est passée de 25,9 millions de dollars américains en 2006 à 31 millions de dollars en 2009, soit une progression de 13,57 %. En 2011, elle est estimée à 11 milliards de francs CFA (Coulibaly, 2015).

3.3 Capacité à influencer

Cette variable prend en compte les associations d’élus, les réseaux, et les autres mécanismes par lesquels les CT influencent les décisions du pouvoir central et s’organisent. Avec la question des divers contrôles des actes des CT constatés précédemment se forment aussi les rouages par lesquels leurs voix peuvent être entendues au niveau central. Il s’agit, comme c’est le cas au Bénin, des organes délibérants que constituent les conseils départementaux de concertation et de coordination. C’est aussi le cas des structures comme le conseil de Cercle ou de Régions, notamment au Mali, au Togo et en Côte d’Ivoire, formées de représentants élus des conseils communaux agissant comme des porte-voix de la base auprès des instances supérieures.

En dehors de ces organes étatiques, d’autres cadres d’expression portent aussi les voix des élus au niveau national. Il s’agit par exemple des associations de municipalités au Burkina Faso, au Mali et au Niger, de l’Association des régions du Burkina Faso et de l’Association des maires du Sénégal. Dans leur rôle, ces diverses OSC apparaissent comme des structures de plaidoyers aux mains des élus locaux qui peuvent faire entendre leurs doléances par les représentants des ministères sectoriels. Mais comment ces représentants nommés par le pouvoir central et exerçant déjà tous les contrôles sur les CT pourraient-ils objectivement porter la voix de ces CT ? Ne se retrouve-t-on pas dans une spirale de la mainmise de l’État sur les CT ?

Outre ces structures, les codes des CT dans ces pays mentionnent l’intercommunalité et la coopération décentralisée, par exemple au Togo avec la Loi 2018-003 consacrant dans le chapitre V du Titre I la coopération horizontale entre les CT togolaises. La Loi prévoit aussi l’intercommunalité ou la coopération intercommunale dans laquelle les communes établissent librement entre elles une relation pour gérer ensemble des activités ou des services publics et réaliser des projets qui favorisent le développement local et contribuent à la politique d’aménagement du territoire.

La coopération décentralisée permet aussi aux CT de bénéficier d’appuis de tous genres dans des secteurs divers, comme c’est le cas au Sénégal dans le secteur du tourisme (Ba et Faye, 2007) ou des CC au Mali (Diallo, 2021). Mais qu’il s’agisse d’organismes d’élus locaux ou de partenariats nationaux ou internationaux, les OSC ne sont jamais loin avec leurs réseaux. Elles sont souvent parties prenantes pour animer ou proposer des stratégies à transformer en politique publique au sein des CT, du pays ou de la région. C’est l’exemple du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPAO), dont le leadership a permis d’inscrire l’agriculture familiale dans les pays ouest-africains (Magha, 2010).

3.4 Développement des CT et développement des pays

De 1990 à 2019[22], les pays ciblés ici affichent une progression de leur IDH : par exemple, des hausses de 49,7 % au Bénin (de 0,364 à 0,545), de 26,8 % au Togo[23] et de 54,3 % au Burkina Faso[24], ainsi qu’une augmentation de 0,404 à 0,538 en Côte d’Ivoire. Selon leur IDH (de 1990 à 2019), le Mali, le Niger, la Guinée et le Sénégal enregistrent aussi les mêmes améliorations. Ces évolutions dénotent des efforts déployés par ces pays depuis les deux dernières décennies pour améliorer les conditions de vie des populations. Et tous les acteurs locaux participent à ces efforts, car comme le souligne un rapport des ONG burkinabè (PARECAP, 2010), plus personne ne doute de la place primordiale dans l’économie sociale et solidaire de la société civile en tant que force de gestion de la cité aux côtés de l’État et du secteur privé .

Au-delà de ces efforts avérés de développement, du chemin reste à parcourir. Osman (2021) explique que malgré ces résultats, l’Afrique demeure encore à la traîne à cause des efforts inachevés pour renforcer les systèmes de santé encore très fragiles et lutter contre les phénomènes récurrents de sous-alimentation. Concernant les richesses, la sous-région ciblée continue de concentrer des pays à faible revenu où les progrès sur le front de la pauvreté sont compromis par les catastrophes naturelles et la mauvaise gestion.

Dans le même sens, le rapport béninois (2018) sur l’Analyse globale de la vulnérabilité et de la sécurité alimentaire (AGVSA) mentionne que dix ans après l’AGVSA de 2008, les ménages ont encore des difficultés à accéder à l’alimentation. Le rapport conclut donc que le niveau de pauvreté est plus élevé dans les zones rurales (53 %) que dans les zones urbaines (37 %). Or, plus des deux tiers des communes du pays (comme dans les autres pays ciblés) sont rurales.

4. Synthèse et discussion

Pour trouver réponse à nos questions, nous avons entrepris de rassembler de la littérature afin d’analyser comment certains pays de la sous-région ouest-africaine vivent la décentralisation. Ceci devait nous mener à vérifier nos hypothèses selon lesquelles, d’une part, les pratiques (mise en oeuvre des lois et objectifs de la décentralisation) des gouvernements centraux ne permettent pas d’atteindre la gouvernance et le développement escomptés ; d’autre part, la décentralisation favorise l’émergence de plus en plus d’OSC innovantes dans le développement territorial.

Au regard du tableau et du récapitulatif des résultats, on voit que l’État central, non seulement, ne transfert pas les compétences prévues par les lois, mais il fait même, dans la plupart des cas, un transfert abusif des compétences. Ce transfert de compétences n’est pas accompagné du transfert des ressources suffisantes. De plus, alors que les besoins des CT augmentent, les ressources transférées diminuent. Ce faisant, l’État central viole les principes de concomitance, de progressivité des transferts et le principe de subsidiarité, par exemple au Mali, avec plus de 21 compétences transférées aux CT sans les ressources nécessaires, et au Bénin, avec la diminution des subventions accordées aux CT.

Toujours selon le récapitulatif, on constate l’autonomie limitée des CT et leurs capacités réduites à influencer les pouvoirs centraux. D’un point de vue institutionnel, prenant donc en compte les normes juridiques et ce qui est appliqué, les résultats escomptés ne sont pas atteints.

Cependant, on remarque, rien qu’avec l’augmentation exponentielle du nombre des OSC (même si, à l’évidence, elles ne sont pas toutes opérationnelles) et leur implication dans tous les secteurs du développement, que la décentralisation a aussi favorisé l’émergence de dynamiques locales pour combler les déficits constatés. Ceci justifie notre hypothèse.

S’il y a lieu de se réjouir avec cette réforme de l’avènement des OSC, il faut dire que les nouvelles dynamiques qu’engendrent leurs actions s’appuient souvent sur des collaborations entre OSC et acteurs étatiques centraux, comme en Côte d’Ivoire, lors de la crise politique en 2002, ou au Bénin, avec le mouvement anti-révision de la constitution de 2006. Ces mouvements auraient-ils pu prospérer sans des négociations préalables avec les leaders politiques ? Ces négociations ont certainement nécessité des ententes formelles et informelles. Au centre du développement territorial, dira Torre (2018), se trouvent la production et la gouvernance inscrites, pour lui, dans des relations coopératives/concertatives plutôt que concurrentielles/conflictuelles. Ces relations, ajoute-t-il, s’imbriquent dans des systèmes de relations entre acteurs (locaux et extralocaux) fondés sur des règles du jeu (formelles et informelles), toutes notions cette fois transposées au niveau des dynamiques territoriales, que la sociologie avait révélées dans le domaine de la vie des organisations (Hirschman, 1970, Crozier et Friedberg, 1977, Raynaud, 1998). Comme l’indique le tableau, le fonctionnement de ces OSC est loin d’être irréprochable : leur mauvaise gestion, leur trop grande proximité avec certains leaders politiques et la faible mobilisation de ressources leur sont parfois reprochées. La route vers un développement territorial résilient s’avère encore longue, et les OSC sont et se révéleront incontournables dans ce processus.

Tableau 2

Récapitulatif des résultats

Récapitulatif des résultats
Source : Auteurs

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Sur un autre plan, la réforme permet aussi l’expression de la démocratie locale par les élections locales où les populations, choisissant leurs élus, renforcent les liens de proximité avec ces derniers. Contrairement à l’ancienne gouvernance, elle a favorisé dans ces pays une proximité entre populations et élus locaux facilitant ainsi entre eux une permanente concertation autour de la résolution des problèmes. La décentralisation installe ainsi une participation plus accrue de ces populations dans l’animation de la vie sociopolitique locale.

Elle a aussi favorisé les innovations territoriales. Au nord comme au sud, les territoires doivent rivaliser pour garder leurs populations et attirer d’autres habitants ou acteurs avec la facilité de mouvement et les services sociaux qu’on y trouve, même si les communes à statut particulier (situées dans les grandes villes) des pays ciblés captent la grande partie des ressources humaines et financières étant donné leur proximité des grands centres économiques et décisionnels du pays. Ceci induit inévitablement des rapports de domination/soumission entre ces villes-centres et plusieurs de ces communes situées en périphérie. Toutefois, la décentralisation est une recherche continue de ce qui est mieux pour les habitants du territoire. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre, par exemple, les innovations territoriales (Torre, 2018), les innovations sociales (Ndongo et Klein, 2020) qui, tout en traduisant les dynamiques locales de développement portées par les communautés locales , trouvent en elle l’occasion d’une meilleure expression. Partout en Afrique comme sur les autres continents, de telles initiatives fleurissent à travers les nombreuses interventions des ONG locales et nationales investissant aujourd’hui avec leurs partenaires le champ du développement local. Ndongo et Klein (2020) citent, par exemple, le système de Crédit Mutuel (tontine) au Bénin et dans toute la sous-région et les systèmes d’assurance santé à base communautaire au Mali, autant d’innovations portées par les populations locales qui démontrent, surtout en matière de décentralisation, leur capacité à se prendre en charge et à contribuer au développement local de diverses manières. La pertinence et l’efficacité de ces innovations sont de plus en plus confirmées par leur institutionnalisation comme politiques publiques promues par les pouvoirs publics pour le développement. Les cadres de concertation initialement créés par les OSC dans certaines communes au Bénin et dont le gouvernement a, par la suite, soutenu l’élargissement aux 77 communes ; les exemples du CSC au Mali et du ROPPAO illustrent bien cette institutionnalisation d’innovations présentes au sud comme au nord avec les structures du développement économique communautaire dont parle Lévesque (2007).

Conclusion

Si l’intérêt de ce travail est donc d’avoir mis en balance les processus de décentralisation dans plusieurs pays pour démontrer les difficultés qu’ils connaissent, il donne à voir aussi la mobilisation sociale et les dynamiques qu’elle engendre pour un meilleur engagement par leurs innovations dans le développement local. La décentralisation est un processus et non une fin en soi. Ce travail, faisant une sorte d’état des lieux dans plusieurs pays, attire l’attention sur la situation et permet de voir ce qu’il reste à faire.

D’un point de vue méthodologique, il utilise le cadre théorique formalo-interorganisationnel élaboré en Occident et démontre qu’il peut s’appliquer au Sud. Il faudrait peut-être cibler des exemples concrets de gouvernance décentralisée, outre la recension de la littérature, pour tester convenablement ce cadre par une collecte directe de données auprès des acteurs.