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À la mémoire de Jeff Barnaby (1976-2022)

Alors que la propagation fulgurante d’un virus mystérieux transforme les membres d’une communauté blanche en zombies sanguinaires, la population du territoire amérindien voisin, étrangement immunisée, se confine et s’isole dans l’espoir de ne pas être anéantie.

Résumé de Blood Quantum de Jeff Barnaby (Duchesne 2020)

Introduction

À la fin des années 2000, le réalisateur mi’gmaq Jeff Barnaby entame l’écriture du scénario de ce qui deviendra Blood Quantum. Il est alors loin d’imaginer que son film de science-fiction sera tristement d’actualité, une fois terminé. Tourné au printemps 2018, Blood Quantum devait initialement sortir en salles au Canada le 27 mars 2020. Pour cause de confinement lié à la pandémie mondiale de COVID-19, il est finalement diffusé sur des plateformes de visionnement en ligne à compter du 28 avril 2020. Il bénéficie néanmoins d’une très bonne couverture médiatique nationale tant il entre alors en résonance avec les préoccupations sanitaires et sociales du moment.

Par son traitement cinématographique, Blood Quantum s’inscrit totalement dans le sous-genre populaire du film de zombies moderne tel que défini depuis La Nuit des morts-vivants réalisé par George Romero en 1968 (Angelier 2007 ; Lafond 2008 ; Rouyer 1997). Il en respecte à la lettre les différents codes narratifs et esthétiques : des cadavres humains sont ressuscités (ou plus exactement « biologiquement réactivés »[1]) ; ils contaminent leurs victimes en les mordant, quand ils ne les dévorent pas tout simplement vivantes ; la tension est palpable et alimente un sentiment constant de peur ; l’horreur visuelle, très présente à l’écran, se retrouve dans les effusions explicites de sang et les abondantes mutilations ; enfin, la satire permet d’explorer les facettes les moins reluisantes d’une humanité menacée par la pandémie virale. Fidèle au genre, Blood Quantum offre plusieurs niveaux de lecture. Si son accroche médiatique le décrit d’abord comme un film « drôle et gore à souhait », il est précisé en fin de bande-annonce qu’il s’agit d’« une critique sociale trempée dans un bain de sang ». Le film s’inscrit dans le registre de la science-fiction, mais son intrigue se déroule en 1981. Ce choix peut paraître étrange pour un film post-apocalyptique, mais nous verrons qu’il prend tout son sens à l’aune de l’histoire des luttes pour le respect des droits des Premières Nations au Canada. De même, ce n’est pas un hasard si Barnaby a installé le décor de sa communauté autochtone fictive de Red Crow sur la réserve mi’gmaq de Listuguj, en Gaspésie au Québec, et si le reste du tournage s’est déroulé à Kahnawake, une communauté kanien’kehá:ka (mohawk) proche de Montréal – deux hauts lieux historiques de résistance autochtone.

Cet article s’inscrit dans le champ d’étude des cinémas autochtones et, plus spécifiquement, de ce que Jesse Wente (Ojibwé), critique et programmateur de cinéma, qualifie de « Nouvelle vague autochtone ». C’est en 2012 qu’il utilise pour la première fois l’expression afin de caractériser la sélection de films autochtones contemporains qu’il propose au TIFF Bell Lightbox de Toronto à l’occasion de l’exposition « Home on Native Land » co-organisée avec Steven Loft (Mohawk). Pour Wente, toute nouvelle vague est un mouvement qui se forge en réaction au courant cinématographique classique dominant et, à l’instar de la Nouvelle vague en France − insufflée par des artistes souhaitant aller à contre-courant de ce qu’ils considéraient alors comme un certain académisme du cinéma français −, la Nouvelle vague autochtone se pose en contrepoint du cinéma occidental dans son ensemble :

Pendant la plus grande partie de l’histoire du cinéma, les peuples autochtones ont été relégués au second plan du processus narratif. Quand un personnage autochtone apparaissait dans un film, c’était principalement en tant que personnage secondaire et de façon stéréotypée, et généralement il s’agissait d’un western. Les artistes autochtones n’exerçaient aucun contrôle sur la façon dont ils étaient représentés au cinéma. La grande majorité des acteurs et actrices qui ont incarné des personnages autochtones n’étaient même pas autochtones. La Nouvelle vague autochtone est arrivée après. Celles et ceux qui ont hérité des pionniers du cinéma autochtone ont commencé à donner une nouvelle forme à la narration cinématographique afin qu’elle se fasse davantage le reflet de l’histoire et des traditions autochtones. C’est un mouvement international […] qui n’a pas simplement lieu au Canada ou aux États-Unis, mais qui concerne le monde entier.

Wente, cité par Bergstorm 2015

S’il instaure ainsi une équivalence d’excellence entre les cinémas autochtones contemporains et le cinéma d’auteur européen, Wente reconnaît cependant la spécificité du contexte autochtone dans le déplacement du point de rupture qu’il opère. Car, contrairement à Godard, Varda ou encore Truffaut qui souhaitaient rompre avec le conformisme de leurs prédécesseurs et prédécesseuses au sein du cinéma français, la Nouvelle vague autochtone mise sur la continuité intergénérationnelle, les jeunes cinéastes autochtones puisant leur inspiration au sein d’oeuvres marquantes d’aînées telles que Merata Mita (Māori) ou Alanis Obomsawin (Abénakise) – pour ne citer qu’elles. En revanche :

[C]e dont il faut se défaire, ce sont des modes et des représentations médiatiques et cinématographiques occidentaux ayant trop longtemps effacé les peuples autochtones, sur les plans réel et figuré. […] Il est donc question d’une autochtonisation du cinéma, et non pas simplement de l’intégration de cinéastes autochtones dans le monde du cinéma occidental dominant.

Dudemaine et al. 2020 : 2-4

L’oeuvre de Barnaby s’inscrit dans ce mouvement artistique spécifique reposant sur l’auto-représentation et l’exercice d’une pleine souveraineté narrative autochtone (Bergstorm 2015 ; Gergaud 2019a). Jolene Rickard (Tuscarora) est connue pour avoir été l’une des premières à développer dans les années 1990 le concept de souveraineté dans le domaine des arts visuels et graphiques. Beverly Singer (Pueblo), avec Wiping the War Paint off the Lens (2001), en a ensuite élargi le paramètre d’application à la production cinématographique et audiovisuelle, tandis que Kristin L. Dowell affirmera plus tard dans son ouvrage SovereignScreens (2013) qu’il existe un mode d’expression cinématographique spécifique témoignant de l’autonomie culturelle dont font preuve les communautés autochtones (Gergaud 2021a). Ainsi, pour un ou une cinéaste autochtone, exercer sa souveraineté narrative c’est avant tout revendiquer le droit à l’expression directe, selon ses propres termes et ce, quelle qu’en soit la forme. C’est aussi et de plus en plus, le besoin de s’affranchir de l’injonction de devoir tout expliquer, ne plus ressentir cette obligation de faire un film didactique visant à rendre sa propre culture intelligible aux non-Autochtones, détaillant rites et pratiques ainsi que leurs significations. Enfin, c’est revendiquer le droit d’embrasser des genres, des styles et des époques situés aux antipodes de ce qui est d’ordinaire attendu (Gergaud 2019a et 2021a).

Cet article se propose d’expliciter et d’analyser les choix scénaristiques qui ont guidé l’écriture de Blood Quantum, considérant que les multiples niveaux de lecture offerts par le film renvoient à différentes modalités de mise en pratique concrète de la souveraineté audiovisuelle autochtone par Barnaby – le film pouvant être interprété à la fois comme un pur produit de divertissement de genre, comme un opus au sous-texte politique se voulant une réponse artistique au traumatisme colonial ou encore comme une réappropriation et réécriture d’une histoire nationale partagée. Les articles de presse donnant directement accès aux propos de Barnaby fondent une grande partie des sources qui ont été utilisées afin d’identifier les intentions du cinéaste. Ils ont été complétés par des notes personnelles prises lors de la rencontre avec l’équipe du film qui a suivi la projection de Blood Quantum en avant-première à l’occasion du festival imagineNATIVE de 2019 à Toronto, ainsi que par le visionnage d’une dizaine de débats-rencontres virtuels auxquels Barnaby a participé pendant la promotion du film en 2020, le Canada faisant face à différentes périodes de confinement pour cause de COVID-19. Les propos du réalisateur ont ensuite été mis en perspective avec les recherches de spécialistes du cinéma de genre, des représentations des minorités et de la souveraineté culturelle autochtone. L’analyse de certaines scènes clés du film a, d’autre part, permis d’étayer les indices semés par le réalisateur dans les différents entretiens accordés à la presse. Enfin, l’oeuvre a également été étudiée à l’aune de certaines politiques fédérales menées à l’encontre des peuples autochtones puisque, comme l’affirme l’Office national du film (ONF), « [i]l importe de comprendre la situation actuelle des cinéastes autochtones […] à la lumière des anciennes politiques gouvernementales visant explicitement à éliminer toute culture autochtone de la société canadienne » (ONF 2017 : 2). Ainsi, plutôt qu’une analyse de la réception s’ancrant dans l’expérience filmique du public et de ses diverses interprétations possibles, il s’agira davantage ici de mettre à jour ce qui est venu nourrir la construction complexe du film en amont et pendant sa réalisation. Car derrière l’apparente légèreté du genre cinématographique choisi – le film de zombie comme pur divertissement, une dimension que le réalisateur ne renie d’ailleurs pas –, l’autochtonisation de ce pan de la pop culture opérée par Blood Quantum se révèle plus profonde qu’il n’y paraît (Gergaud 2017b et 2019b) et permet à Barnaby de faire réfléchir son public, quel qu’il soit.

La première partie de l’article s’attachera à montrer en quoi, comme le prétendait Jesse Wente lors de l’avant-première du film au festival imagineNATIVE de Toronto en 2019, Blood Quantum « renoue avec la tradition du film de zombie politique », proposant une allégorie qui renverse le récit colonial et vient pallier l’amnésie nationale. La deuxième partie vise à expliciter l’inscription du film dans la mouvance de la souveraineté culturelle autochtone, Blood Quantum se voulant comme l’héritier de cinéastes autochtones du passé et s’imposant comme l’un des opus phares des futurismes autochtones, ce mouvement artistique qui interroge notamment notre rapport à l’environnement et l’échelle de nos responsabilités respectives (Gergaud 2021b). Enfin, la troisième partie questionne la dimension visionnaire du scénario saluée par la presse. Il s’agit d’inviter les spectateurs et spectatrices à voir dans Blood Quantum au-delà d’un film qui aurait simplement su anticiper la tragédie de la COVID-19 : en l’interprétant à l’aune de la critique du rapport occidental à l’environnement, au territoire et aux êtres humains, Blood Quantum fait alors plus largement écho à la critique systémique portée par les peuples autochtones depuis bien longtemps déjà. En racontant dans Blood Quantum l’histoire d’une réserve amérindienne qui s’impose comme l’ultime refuge, Jeff Barnaby parle de colonisation, d’acculturation et d’enfermement. Mais il interroge aussi l’inévitabilité de la répétition de l’Histoire et offre une puissante critique socio-environnementale dont l’onde de choc, dans le contexte actuel, atteint tout le monde.

« La survie est dans leur sang »[2] : le film de zombies comme allégorie politique

Un film d’horreur romeresque au casting autochtone

Blood Quantum est le deuxième long métrage de Jeff Barnaby. L’humour qui émaille le film, parfois teinté de cynisme, opère une véritable rupture avec les précédentes oeuvres dystopiques très noires du réalisateur mi’gmaq, qu’il s’agisse des courts métrages La Colonie (2007) ou File under Miscellaneous (2010), ou de son premier long métrage Rhymes for Young Ghouls (2013). Avec Blood Quantum, Barnaby investit volontairement le registre du divertissement populaire grâce à un film de zombies dont l’humour gore alimente une apparente légèreté. Les crânes découpés à la tronçonneuse, les mâchoires sanguinolentes à demi arrachées ou encore les entrailles rageusement dévorées viennent s’ajouter à des cohortes de zombies dégingandés marchant à l’unisson de manière heurtée, leurs têtes effrayantes penchées de côté. Barnaby tenait beaucoup à cette approche décalée pour amuser son public, mais aussi pour « revenir aux racines du genre » dont le registre humoristique initial a été, selon lui, mis de côté au profit d’une plus grande méchanceté (Lussier 2020). Sa figure du zombie s’impose comme la digne héritière du premier opus de la saga des morts-vivants de Romero, dont elle partage les principales caractéristiques en tant que « cadavre ressuscité et réduit à deux fonctions, marcher et manger de la chair humaine » :

Sa morsure transforme inéluctablement en zombies les personnes infectées. On est loin de la fascination associée au vampire (ou à son équivalent « naturel », le tueur en série), qui ruse, calcule, planifie dans le but de posséder le monde. Littéralement, les zombies n’ont, comme les virus, ni conscience ni volonté (du moins au départ) mais sont de pures créatures d’instinct ; physiquement faibles et dénués de toute habileté – occasion de scènes dignes de Buster Keaton –, leur force réside exclusivement dans leur nombre, dans leur pur être de masse, qui leur permet de submerger les humains.

Vieillescazes 2020

Dans La Nuit des morts-vivants, Romero rompait avec le modèle colonial en faisant de ses zombies des cannibales autonomes (n’obéissant à aucun maître) et blancs, alors que son personnage principal, Ben, était noir (Angelier 2007 : 23). Barnaby pousse encore plus loin ce renversement des rôles et fait reposer l’intrigue de son film sur des personnages autochtones nombreux et complexes. Il s’agit pour lui de changer les représentations que l’on trouve habituellement dans les films de genre car il estime que ces derniers sont restés, jusqu’à présent, « un terrain de jeu essentiellement blanc » (Barnaby, cité dans Simonpillai 2019). Ce que confirment bon nombre d’artistes autochtones comme Cherie Dimaline, autrice métisse du roman de science-fiction The Marrow Thieves :

À chaque fois qu’une personne autochtone apparaissait à l’écran, ce n’est pas de l’excitation qui s’emparait de nous, c’était de l’angoisse. On savait que ça allait forcément être le personnage cocasse de service dont la fonction est d’apporter un peu de légèreté pour désamorcer les tensions, ou bien une espèce d’intervention mystique. Le personnage autochtone avait toujours une finalité utilitaire afin d’aider à amorcer le tournant narratif d’un homme blanc.

ibid.

Dans Blood Quantum, seuls les personnages blancs se transforment en zombies, incarnant l’origine de la menace et la force ennemie à abattre, tandis que les personnages principaux qui occupent le devant de l’écran sont, à une exception près, tous autochtones, qu’il s’agisse du policier tribal Traylor (Michael Greyeyes – Eeyou des Plaines), de son ex-femme Joss (Elle-Máija Tailfeathers – Sámi/Blackfoot), de son père Gisigu (Stonehorse Lone Goeman – Seneca), de ses deux fils Lysol (Kiowa Gordon – Hualapai) et Joseph (Forrest Goodluck – Diné), de ses acolytes Bumper (Brandon Oakes – Kanien’kehá:ka), Shooker (William Belleau – Esk’etemc) et Moon (Gary Farmer – Cayuga), ou encore de James, chargée de surveiller l’entrée de la communauté et incarnée par Kawennáhere Devery Jacobs (Kanien’kehá:ka). Et comme chez Romero dans La Nuit..., où une « ligne de fuite utopique » dessinait « l’ébauche d’un collectif égalitaire, fondé sur la coopération » avec des personnages noirs et féminins qui tenaient les premiers rôles (Vieillescazes 2020), ici c’est la population de la réserve de Red Crow, naturellement immunisée, qui détient, dans son ensemble, le pouvoir d’agir.

Romero avouait ne s’intéresser aux films d’horreurs ou fantastiques que lorsqu’ils lui permettaient de critiquer la société contemporaine par un récit allégorique ou métaphorique. Il a ainsi dénoncé la violence et le goût des États-Unis pour les armes (La Nuit des morts-vivants), le consumérisme (Zombie), l’impérialisme reaganien (Le Jour des morts-vivants) ou encore l’hypercommunication du début du xxie siècle (Chronique des morts-vivants). Barnaby fait lui aussi de ses zombies une arme critique et conçoit son film comme une métaphore sociale dont le sous-texte politique invite son public à s’interroger sur les relations tumultueuses que le Canada entretient avec les peuples autochtones, et ce, depuis la colonisation. Il explique avoir choisi le genre populaire du film de zombies moderne plutôt que le registre du documentaire, à l’impact plus restreint :

Personne n’aime être sermonné. Même les Canadiens et les Canadiennes blanches qui connaissent leur histoire ne souhaitent pas forcément qu’on la leur rappelle sans cesse en allant se changer les idées au cinéma. Je travaille les idées subversives en les habillant avec des tropes de films pop-corn, ce qui les rend plus acceptables. Mes films sont comme des chevaux de Troie qui permettent de faire passer des idées auxquelles les non-Autochtones ne s’intéresseraient pas naturellement. Ce n’est agréable pour personne de se documenter sur les pensionnats indiens. Mais si on habille le sujet différemment, il peut devenir mille fois plus savoureux.

Barnaby, cité dans Simonpillai 2019

Renversement du récit colonial et dénonciation de l’amnésie nationale

Le choix du titre Blood Quantum, littéralement « quantum sanguin », peut paraître anodin dans le cadre d’un film gore inévitablement sanglant. Il s’étoffe après la première demi-heure quand on comprend que, six mois après l’apparition des premiers signes de contamination, la population est presque entièrement décimée – à l’exception des Autochtones, bénéficiant d’une étrange immunité. Pour quiconque connaît l’histoire des Premières Nations en Amérique du Nord, cet élément-clé du scénario donne une tout autre dimension au titre du film. « Blood Quantum » fait en effet référence à une pratique réelle d’évaluation du « quota de sang indien » au Canada à des fins d’identifications juridiques et tribales. Ce système controversé, né pendant la colonisation, est toujours en vigueur et vise à quantifier le degré de sang « indien » d’un individu en fonction des origines de sa lignée familiale. Il s’agit d’évaluer le nombre de ses ancêtres ayant le statut d’« Indien », défini selon le gouvernement du Canada comme « le statut juridique d’une personne inscrite en tant qu’Indien selon la définition qu’en donne la Loi sur les Indiens ». Officiellement, ce statut donne droit « à un ensemble d’avantages, de droits, de programmes et de services offerts par les gouvernements fédéral et provinciaux ou territoriaux » (Service aux Autochtones Canada 2022). Le degré de sang « indien » est aujourd’hui utilisé par les Conseils de bande comme critère d’appartenance et de citoyenneté tribales. Mais lorsqu’il est mis en place au xixe siècle, il s’agit avant tout d’un système imposé aux communautés autochtones par l’État fédéral qui vient se heurter à leurs pratiques d’autodétermination et aux formes traditionnelles d’appartenance. C’est l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle (Gradual Enfranchisement Act), instauré en 1869, qui ajoute pour la première fois la notion de quota à la définition officielle de l’« Indien » : ainsi il faut avoir a minima un quart de sang « indien » pour être éligible et pouvoir s’inscrire au registre des « Indiens » (Lawrence 2003 : 9). Selon Elle-Máijá Tailfeathers, qui incarne le personnage de Joss dans le film, ces mesures de contrôle ont été conçues à l’époque à des fins ouvertement assimilationnistes, « pour nous effacer, nous assimiler, nous diviser et nous éloigner de nos propres communautés, afin de briser nos nations et nos systèmes de parenté autochtones » (Now 2020). L’Acte de 1869 prévoit en effet que toute femme se mariant avec un individu sans statut perd automatiquement son propre statut d’« Indienne ». Elle doit quitter sa communauté et ses enfants ne pourront pas disposer du statut d’« Indiens ». Les implications culturelles et sociales de cette pratique génocidaire fondée sur une discrimination de genre ont été considérables (Gergaud 2017a). Quand, en 1985, des modifications viennent annuler cette disposition spécifique à l’égard des femmes autochtones, on ne dénombre que 350 000 « Indiens » et « Indiennes » inscrites au Canada, pour le double d’« Indiens et Indiennes » sans statut, ainsi que de Métis (Lawrence 2003 : 6 et 9).

Choisir « Blood Quantum » comme titre est donc un clin d’oeil sarcastique de la part du réalisateur mi’gmaq qui regrette que trop de citoyens et citoyennes canadiennes ignorent encore l’existence de ces lois :

C’est l’un des plus grands défis auxquels je suis sans cesse confronté : à chaque fois que j’introduis un concept, c’est quelque chose de nouveau au cinéma. À l’époque de Rhymes [for Young Ghouls] par exemple, personne n’avait entendu parler des pensionnats indiens. En ouverture du film, nous avons dû mettre cette citation issue de la Loi sur les Indiens qui parle de la punition subie par les enfants et les familles en cas d’absentéisme, parce que personne n’était au courant. Personne ne sait ce qu’est le quota de sang et ce que ça peut bien vouloir dire, alors que c’est complémentaire voire même très spécifique à l’histoire de la population blanche de ce pays. […] C’est à nous de présenter ce nouveau concept à un public qui devrait déjà savoir de quoi il retourne.

Barnaby, cité dans Simonpillai 2019

Selon Barnaby, les non-Autochtones doivent « faire la moitié du chemin et chercher à s’instruire » (Vowel 2020). C’est pourquoi il refuse d’inscrire ses films dans un registre didactique qui viendrait leur simplifier le travail de recherche. Et c’est pour cette raison aussi qu’il a décidé d’ouvrir Blood Quantum non pas avec une brève explication de la Loi de degré de sang « indien », mais plutôt avec ce qu’il présente comme un « ancien proverbe colonial » :

Prends garde à ne faire aucun traité avec la population du pays où tu vas, de peur que cela n’entraîne votre ruine. Détruisez ses autels, brisez ses pierres sacrées et brûlez ses tombes. Prends garde à ne faire aucun traité avec la population du pays, car quand elle se prostituera à ses démons et leur fera des sacrifices, tu mangeras ses sacrifices. Et lorsque vous choisirez certaines de ses filles pour vos fils, elles entraîneront vos fils à faire de même.

Barnaby 2019

Barnaby opère ainsi dès l’épigraphe le renversement des rôles qui marque l’ensemble de son film. Au lieu d’un « ancien proverbe de chef amérindien » auquel le public est davantage habitué lorsqu’il s’apprête à regarder un film à thématique autochtone, le réalisateur choisit un extrait du livre de l’Exode (34 : 12-16) qu’il a légèrement modifié. Cette version du texte, qui met en garde contre les alliances et le métissage, a pour but d’installer d’emblée une apparente familiarité historique tout en générant un certain trouble lorsqu’est dévoilé, par la suite, le retournement du point de vue adopté − car le quantum de sang annoncé dans le titre du film, au lieu d’être le marqueur d’un groupe ethnique considéré comme inexorablement voué à disparaître, devient au contraire ici garant d’une sorte de super pouvoir qui protège, qui permet de résister et de survivre. D’une menace, Barnaby crée une note d’espérance. Et c’est bien le double-sens du sous-titre ajouté à l’affiche francophone : « Blood Quantum, la survie est dans leur sang ». Un second renversement concerne le métissage et le poids qu’il fait encore aujourd’hui peser sur les couples mixtes dont l’union réduit inévitablement le degré de « sang indien » de leurs enfants. Le quota de sang, en tant que mesure de contrôle et d’assimilation, avait initialement pour but d’invisibiliser et, à terme − au gré des métissages et donc des quantités de sang progressivement « diluées » à chaque génération −, de faire disparaître l’identité autochtone des personnes ne pouvant justifier officiellement d’une quantité suffisante de « sang indien ». Chez Barnaby, le couple mixte est au contraire au coeur du film et donne naissance à la seule note d’espoir finale. Le jeune Joseph n’a certes pas pu sauver sa petite amie blanche, Charlie : se sachant contaminée, elle l’exhorte de la tuer avant qu’elle ne devienne une zombie. Mais elle a néanmoins eu le temps de mettre au monde leur nourrisson : leur descendance est assurée. Fidèle au schéma romeresque du collectif égalitaire qui « implique une neutralisation de l’héroïsme individuel » (Vieillescazes 2020), Barnaby tue tous ses personnages principaux et ceux qui agissent en héros. Blood Quantum peut ainsi être vu comme une tragique saga familiale où trois générations d’hommes disparaissent, que ce soit en valeureux combattants comme Traylor (policier tribal et leader du groupe) ou son père Gisigu, ou en anti-héros rebelle comme son fils Lysol, livré aux morts-vivants par son demi-frère Joseph. Les acolytes de Traylor qui l’accompagnent lors de ses raids anti-zombies en imposent par leur force et leur courage, mais ils finissent par périr eux aussi.

À l’issue de cette lutte contre les zombies et leur virus, il ne reste comme figure masculine que le jeune Joseph. Pendant la dernière scène, il vogue à bord de la barque de fortune qui a vu naître son enfant, au gré des eaux calmes de la rivière dont la destination, dissimulée par la brume, demeure incertaine. À ses côtés se tient celle qui vient de faire office de sage-femme. Joss, la mère de Joseph, est une infirmière attentionnée, le roc sur lequel s’appuie sa famille. C’est elle qui a également soutenu les victimes – blanches et amérindiennes – tout au long du film. Là encore, le choix du réalisateur de créer ce personnage féminin fort et rassurant, véritable pilier sur lequel repose toute la communauté, n’est pas anodin : Joss est celle qui a aidé à mettre au monde la promesse d’un futur possible, incarné par le bébé de Joseph et Charlie, qui se révèle être une petite fille. Josh constitue en cela le troisième renversement du récit historique, venant contrer l’effacement de la figure maternelle amérindienne prévu initialement par les lois de degré de sang : dans Blood Quantum, c’est la société blanche qui est jugée « inapte » à éduquer la prochaine génération et, au beau milieu du chaos, l’espoir de l’humanité repose alors sur le décentrement de la blanchité symbolisée par l’effacement de Charlie (Dyer 2020 : 370).

Une oeuvre de science-fiction... historique

« Incident à Red Crow » : hommage au cinéma autochtone

Au début du film, un panneau texte situe l’intrigue sur la réserve indienne de Red Crow, en 1981. Ce choix de date peut de prime abord paraître étrange pour un film de science-fiction post-apocalyptique, la plupart des films de zombies se déroulant au présent ou dans un futur proche afin d’éviter l’effet d’incrédulité produit par une invasion de morts-vivants dans un passé qui serait connu de toutes et tous (Vowel 2020). Mais l’une des hypothèses de Blood Quantum est que, justement, ce passé proche n’est peut-être pas si bien connu que ça par les non-Autochtones. En 1981, Barnaby n’avait que quatre ans, mais il se souvient encore de la violence qui a explosé en juin, à Listuguj, où il habitait alors : le 11 juin, environ 500 agents de la police de la Sûreté du Québec et du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs sont arrivés sur la réserve « en tenue antiémeute, brûlant [les] filets, [les] bateaux de pêche et agressant les pêcheurs non armés avec des balles en caoutchouc et des bâtons anti-émeutes, et ce, pendant deux longues journées » (Barnaby, cité dans Lamothe 2020). Des barricades sont érigées afin d’empêcher l’accès à la communauté à toute personne venant de l’extérieur. L’autorité du Conseil de bande est suspendue et une dizaine de Mi’gmaq est arrêtée, dont deux mineurs. Un second raid des forces de l’ordre a lieu le 20 juin, faisant face cette fois à une forte mobilisation autochtone venue des quatre coins du pays afin de protéger les Mi’gmaq contre l’escalade de violence jugée excessive et de les aider à défendre leurs droits. Le litige concerne la pêche au saumon, une pratique ancestrale dont les Mi’gmaq tirent alors l’essentiel de leur nourriture et de leurs revenus, mais que la province du Québec souhaite restreindre. Même si ce qui s’appellera par la suite la « crise du saumon » se termine par l’acquittement des pêcheurs arrêtés, le traumatisme ressenti pendant l’événement marquera fortement les mémoires mi’gmaq. L’année 1981 constitue ainsi un tournant dans l’histoire de la lutte pour le respect des droits des Premières Nations au Canada et Barnaby tenait impérativement à y faire référence comme à un « acte récent et très flagrant de racisme et de néocolonialisme », une violence d’État que, selon lui, la plupart des Canadiennes et Canadiens ignorent encore complètement (Barnaby, cité dans Lamothe 2020).

C’est aussi la raison pour laquelle il a pris pour décor la ville de Listuguj, au Québec, qui devient l’incarnation visuelle de sa communauté fictive de Red Crow résistant contre des zombies blancs envahisseurs. Les plans du générique d’ouverture, dont les mouvements de balancier et les plongées tournoyantes en piqué contribuent à installer l’ambiance inquiétante, survolent la ville non autochtone de Campbellton, au Nouveau-Brunswick (appelée Hollarbaster dans le film), sur la rive opposée de la Restigouche. On distingue à plusieurs reprises le pont J.C. Van Horne qui relie les deux villes ainsi que l’église Sainte-Anne de Listuguj, deux marqueurs visuels de la région facilement reconnaissables. Avec ce clin d’oeil adressé à la réserve mi’gmaq dont il est originaire, Barnaby ne fait pas qu’imprégner à l’écran l’image d’une communauté autochtone contemporaine trop peu souvent représentée au cinéma, il rend également hommage à l’autre cinéaste qui a exercé une influence majeure sur son travail : Alanis Obomsawin. Pour lui, le documentaire qu’elle a réalisé sur les raids policiers de Listuguj « cristallis[e] l’idée que les films peuvent être une forme de contestation sociale… Tout a commencé là, avec ce film » (ONF, s.d.)

Le film d’Alanis Obonsawin Les Événements de Restigouche sort en 1984 et lancera la carrière et la renommée internationale de la réalisatrice abénakise. Il demeure aujourd’hui une référence sur le sujet et, tout au long de Blood Quantum, Barnaby a construit certains de ses plans afin de lui faire volontairement écho. Il prend notamment pour exemple le pont J. C. Van Horne, devenu un symbole visuel fort de la crise du saumon à l’époque : « Si vous regardez Les Événements…, vous remarquerez que nous [y] avons installé la barricade contre les zombies exactement à l’endroit où la police a installé la sienne en 1981 » (Carleton 2020). Dans Blood Quantum, le célèbre pont accueille en effet plusieurs scènes dont l’humour, gore ou décalé, vient apaiser la tension interne du film, mais aussi faire un pied-de-nez à l’Histoire (voir fig. 1). L’un des cadrages reproduit quasiment à l’identique l’angle et la valeur d’un des plans centraux du film d’Obomsawin, une façon d’affirmer qu’au-delà des luttes et des répressions, les Mi’gmaq de Listuguj sont toujours là.

Figure 1

Figure 1 (suite)

Figure 1 (suite)

(a) Le pont Van Horne et le blocus de 1981 dans le film documentaire d’Alanis Obomsawin (1984), Les Événements de Restigouche ; (b et c) Le même pont, cadré quasiment à l’identique par Barnaby dans Blood Quantum, avec le blocus autochtone visant à protéger la réserve des zombies affluant en nombre et s’engouffrant dans les camions broyeurs de branches.

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D’autres scènes reprennent en miroir les constructions visuelles des Événements de Restigouche. Dans la toute première séquence qui ouvre Blood Quantum, on suit, comme chez Obomsawin, un homme en train de pêcher, à bord d’une barque. Dans le plan suivant, il rejoint la rive et s’affaire à nettoyer et vider les saumons fraîchement pêchés. Cette scène reflète celle de la fraie des poissons dans le film d’Obomsawin qui évoque les cycles complémentaires de naissance et de mort. C’est précisément ce moment que Barnaby choisit pour introduire le premier indice annonçant les troubles à venir : sur la table à découper, les saumons pourtant éviscérés reviennent mystérieusement à la vie. Blood Quantum se termine ensuite comme il a commencé, à bord d’une barque. Cette fois, il ne s’agit plus d’un pêcheur mais de Joss, Joseph et du nouveau-né. Il fait jour mais la brume est si dense et le désordre post-apocalyptique si grand qu’il leur semble difficile de savoir où aller – un contraste fort avec la scène d’ouverture pendant laquelle le pêcheur qui se révélera plus tard être Gisigu, le grand-père de Joseph − naviguait de nuit, maîtrisant ses gestes avec assurance. Mais en construisant sa séquence finale, de nouveau en miroir avec celle d’Obomsawin, Barnaby nous laisse entrapercevoir un espoir : car le film Les Événements de Restigouche se termine sur le plan d’un jeune garçon avec son père à bord d’une barque, tandis que la voix off de la réalisatrice annonce l’acquittement des pêcheurs arrêtés et, par conséquent, la fin de l’« incident ».

Barnaby a pris soin de superposer plusieurs couches de représentations visuelles évoquant l’histoire des résistances autochtones qu’il appartient au public de rechercher et d’interpréter (Carleton 2020) et ses références ne se limitent pas au documentaire sur Listuguj. Ainsi, lors de la scène d’ouverture du deuxième acte, Lysol s’adresse avec véhémence à un soldat zombie dont les jambes ont été sectionnées et qui se retrouve suspendu à l’entrée du campement. La tension au cours de leur confrontation, accentuée par un gros plan les montrant tous deux de profil, se regardant droit dans les yeux, rappelle sans équivoque une image emblématique de la crise d’Oka de juillet 1990, un autre tournant dans l’histoire canadienne contemporaine[3]. Sur le cliché − reproduit dans le film qu’Alanis Obomsawin a tourné pendant la crise d’Oka, Kanehsatake, 270 ans de résistance, et qui a depuis les événements fait le tour du monde −, le visage du soldat du régiment royal Patrick Cloutier et celui du Warrior anishnabé Brad Freddy Krueger Larocque s’affrontent dans un face-à-face déterminé et rempli de rage contenue. Trente ans plus tard, chez Barnaby, le soldat est devenu zombie (voir fig. 2).

Figure 2

Figure 2 (suite)

Figure 2 (suite)

(a) Patrick Cloutier et Brad Freddy Krueger dans Kanehsatake, 270 ans de résistance ; (b) Lysol et le soldat-zombie dans Blood Quantum.

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Revisiter l’apocalypse

Pour le public autochtone, toute évocation de contamination par des virus mortels renvoie inévitablement au choc microbien, également surnommé l’« apocalypse américaine » (Le Roy-Ladurie 1978 : 86). Selon le démographe américain Woodrow Borah :

[L]es peuples du Nouveau Monde et puis ceux d’Océanie, qui vivaient en isolement complet ou presque complet, ont absorbé […] en quelques décennies l’impact de toutes les maladies qui pouvaient être disséminées. Ils reçurent en une très brève période la série de chocs que l’Europe et l’Extrême-Orient avaient été capables d’amortir en plusieurs millénaires.

Borah, cité dans Le Roy-Ladurie 1978 : 96

La conquête du continent américain a ainsi entraîné la disparition massive de populations autochtones dont les systèmes immunitaires pouvaient difficilement résister aux microbes venus d’Europe (Sardon 2020 ; Delâge 2006) :

Dans les Amériques, le dépeuplement au cours des deux siècles qui ont suivi les premiers contacts a probablement été de l’ordre de 95 %. Dans l’ensemble, pour vingt Autochtones vivant au moment du contact, il n’en est plus resté qu’un seul quand la population a eu atteint son niveau le plus bas. La catastrophe […] s’est poursuivie jusqu’à ce que les populations autochtones développent des réactions immunitaires, soit par sélection naturelle, soit, à partir de la fin du xixe siècle, par vaccination.

Delâge 2006 : 114

Certaines maladies ont même, parfois, été volontairement transmises. Des documents historiques témoignent, notamment au xixe siècle au Canada, d’actions visant à exterminer des Autochtones en les contaminant à l’aide de vêtements et de couvertures portés par des varioliques (Miller 1982 ; Dickason 1992 : 183 ; Delâge 2006 : 121). À ce titre, l’une des scènes au début du deuxième acte opère un autre renversement historique dont Blood Quantum est familier : James, la gardienne du camp, est chargée de guider un réfugié blanc à l’intérieur après que Traylor a abattu sa fille infectée. Voyant qu’il a encore sa couverture contaminée à la main, James s’exclame : « T’es complètement cinglé ? Tu peux pas venir avec ça ici ! ». Lui arrachant aussitôt, elle la met au feu avant d’ajouter fièrement : « Et rappelle-toi : y a que nous d’immunisés ici, alors tu es en sécurité ! ».

Blood Quantum joue sur la répétition historique : une fois de plus, un groupe autochtone souverain doit décider s’il autorise ou non des Blancs et Blanches dans le besoin à pénétrer sur ses terres. Une fois de plus, la décision d’autoriser les colons à s’installer sur son territoire renferme un risque potentiel pour la santé – et la survie – de toute la communauté, ce qui génère inévitablement une profonde colère. Une fois de plus, à cause des populations blanches voisines, des membres des Premières Nations se retrouvent reclus, « confinés » comme le disait déjà Obomsawin au début du film Les Événements de Restigouche : « Les Indiens furent confinés dans des réserves et leur territoire de chasse et de pêche furent sévèrement limités ». Dans l’univers de Barnaby, la population de Red Crow se retrouve barricadée dans un coin de la réserve, son monde et sa liberté dramatiquement réduites, afin de se protéger des attaques de zombies. Car si leur sang garantit aux Autochtones l’immunité, rien ne les empêche en revanche de mourir en se faisant dévorer.

[Q]uel que soit le genre – ou la combinaison de genres – dans lequel il se décline, [le film de zombies] s’organise autour du motif de la rupture de monde, causée par l’apparition d’un adversaire surnuméraire [...] porteur de la virtualité d’un monde radicalement autre [...] tout sauf désirable.

Vieillescazes 2020

Cette rupture du monde, qu’elle soit sociale, politique et/ou environnementale, s’incarne dans une apocalypse à venir qui est la source de peur dans une grande partie des oeuvres de science-fiction. Mais pour bon nombre d’Autochtones, l’apocalypse n’est pas simplement d’ordre spéculatif : elle a déjà eu lieu et renvoie à une série de ruptures expérimentées par le passé.

Que pouvez-vous craindre de plus quand vous avez déjà dû affronter des gouvernements qui ont essayé de vous éliminer pendant des siècles, qui ont utilisé la guerre biologique et la famine afin de condamner votre peuple à l’apocalypse ? Dans le film de Barnaby, […] accueillir des personnes survivantes non autochtones qui peuvent se transformer en zombies et tuer leur communauté est une décision difficile à prendre pour les personnages du film. Étant donné les ravages que les virus véhiculés par les colons blancs ont historiquement infligés aux communautés autochtones […], il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.

Elliot 2019

Pour un nombre grandissant d’auteurs et d’autrices, de chercheurs et de chercheuses autochtones, « l’apocalypse autochtone » correspond à ce moment précis de l’histoire où les communautés ont vu leurs mondes tels qu’elles les connaissaient jusqu’alors s’effondrer ou être profondément bouleversés. Cette expérience façonne la manière dont les peuples autochtones appréhendent l’avenir, ayant acquis la certitude qu’ils « possèdent la résilience, la sagesse et les compétences nécessaires pour survivre aux futures itérations apocalyptiques. Ces considérations influencent et façonnent bien sûr les modalités d’expression du futurisme autochtone » (Longfellow 2019 : 16). C’est la chercheuse anishinaabe Grace Dillon qui est à l’origine du terme de « futurisme autochtone » (Dillon 2012). Inspirée par l’afro-futurisme, elle laisse le concept ouvert à la libre interprétation d’artistes autochtones du monde entier mais avoue qu’il fait avant tout référence aux oeuvres qui « ne cherche[nt] pas à imaginer des futurs dans lesquels nous quitterions Aki (la Terre), mais qui renvoie[nt] au contraire toujours au bien-être d'Aki et au renforcement identitaire des nations [autochtones] » (Lone Fight 2019). Ainsi, les oeuvres artistiques autochtones sur l’apocalypse portent souvent un message d’espoir, même si leur sujet initial est extrêmement sombre (Vowel 2020). Contrairement à de nombreuses oeuvres de science-fiction non autochtones qui envisagent la fin du monde comme un événement tragique à venir, les scénarios imaginés par les futurismes autochtones se concentrent principalement sur le renversement optimiste d’une situation tragique qui s’est déjà produite, un renversement qui implique de réparer les relations précédemment rompues avec l’environnement, les moyens de subsistance, mais aussi les langues vernaculaires et les systèmes de gouvernance qui sont profondément liés (Gergaud 2021b : 164).

Blood Quantum et la COVID-19 : une fable socio-environnementale dans « l’air du temps »[4] ?

Décoloniser l’Anthropocène

Dans la séquence d’animation qui fait immédiatement suite au panneau titre du film, une femme enceinte est représentée comme physiquement reliée au coeur de la terre. Derrière elle, au milieu d’un paysage dévasté et sous un ciel embrasé, les cheminées fumantes d’une usine polluent les alentours. Film gore de divertissement se déroulant sur une réserve amérindienne fictive et pouvant se lire comme une réflexion métaphorique sur l’histoire coloniale du pays, Blood Quantum se dresse également comme un récit apocalyptique environnemental révélateur des abus de nos sociétés contemporaines. Le film fait en cela écho au travail de chercheurs et chercheuses autochtones, mais aussi d’activistes écologistes, qui appellent à un élargissement du concept de « l’Anthropocène » au-delà de son cadre occidental et eurocentrique actuel : le radical grec « anthropos » renvoie en effet à l’être humain dans sa détermination la plus générique, impliquant que la responsabilité serait universellement partagée, alors que les changements des écosystèmes observés devraient plutôt être largement imputables au monde occidental et à son système socio-économique. C’est pourquoi les chercheuses Davis et Todd (Métis / Otipemisiw) soutiennent qu’« une date de début coïncidant avec la colonisation des Amériques ouvrirait de façon plus adéquate [ces conversations contemporaines de l’Anthropocène] », ajoutant que, pour la plupart des peuples autochtones,

l’Anthropocène n’est pas un événement nouveau mais plutôt la continuation de pratiques de dépossession et de génocide, associées à la transformation de l’environnement au sens propre, qui ont été à l’oeuvre au cours des 500 dernières années. […] [L]es logiques écocidaires qui gouvernent notre monde actuellement ne sont pas inévitables ni spécifiques à la « nature humaine », mais sont au contraire le résultat d’une série de décisions dont les origines et les réverbérations prennent source dans la colonisation.

Davis et Todd 2017: 761-763

La perversion de la vie commence par la pollution des ressources naturelles, et en particulier alimentaires. C’est ce que suggère Barnaby en ouvrant son film sur la séquence de zombification des saumons ou lorsque le personnage de Traylor fait le point, au milieu du film, sur ce qui peut ou ne peut pas être consommé : « Continuez de le dire autour de vous : l’orignal et le chevreuil, ça va. Mais tout ce qui vit dans l’eau est infecté. On chasse et on trappe pour se nourrir. L’eau des montagnes est propre ». Blood Quantum interroge la façon dont on a abusé des ressources de la planète et ce n’est évidemment pas un hasard si les étranges phénomènes qui se produisent sur la réserve de Red Crow, premiers signes annonciateurs du virus qui réanime des cadavres sous forme de zombies, touchent d’abord le règne animal avant de se transmettre aux humains. Un élément du récit qui, au moment où la campagne médiatique autour de la sortie du film se lance début 2020, entre de manière troublante en résonance avec la pandémie qui se propage à travers le monde. D’une métaphore au départ historique, Blood Quantum devient alors une fable visionnaire.

Pour autant, à celles et ceux qui, pendant la promotion du film, le félicitent pour son don de voyance, Barnaby n’aura de cesse de répondre que son scénario témoigne davantage d’une conscience des répétitions cycliques de l’Histoire, les mêmes événements étant inexorablement causés par les mêmes pratiques délétères (Dyer 2020 : 365 ; Bramesco 2020 ; Carleton 2020 ; Schilling 2020 ; Innis Alumni 2021). La zombification des poissons pourrait suggérer par exemple que l’épidémie découle d’une catastrophe naturelle. Mais en analysant le sous-texte politique et historique du film, il apparaît plutôt que le colonialisme et l’extractivisme sont la véritable origine de cette destruction de l’environnement. Barnaby avoue avoir fait en sorte que Blood Quantum agisse comme un révélateur des dérives d’un néolibéralisme prédateur :

Voir où je veux en venir est assez évident : le colonialisme et le capitalisme sont des pandémies. Si vous regardez le colonialisme, qui a tout absorbé autour de lui, et le capitalisme dans sa phase la plus récente, comment ne pas les comparer à un cannibale qui dévore tout ce qui se présente à lui, sans réfléchir ? […] Je ne comprends pas comment on peut ne pas voir que le colonialisme et la maladie sont intimement liés. Quand on regarde l’Histoire, ça paraît très clair. […] Les colonisateurs et les colonisatrices sont des zombies, c’est tellement évident ! Le colonialisme et le capitalisme absorbent tout et tout le monde sur leur passage. Et c’est sans fin, depuis des siècles.

Carleton 2020

Cette fois, les zombies sont prêts à mordre tout le monde et ne s’en prennent pas seulement aux personnes colonisées (Vowel 2020). Quand les communautés blanches voisines prennent conscience de l’étendue du danger qui les menace, elles se tournent vers les Autochtones de Red Crow afin d’espérer échapper aux zombies et ainsi survivre – un clin d’oeil acerbe aux premières heures de la colonisation lorsque les colons ont dû compter sur les savoirs autochtones du continent pour assurer leur subsistance. Ici, non seulement les Autochtones ont le pouvoir de résister biologiquement à la contamination, mais c’est leur connaissance fine du territoire, ainsi que leur force physique et leur résilience mentale qui sont les garants de la survie collective. C’est Traylor, chef de la police tribale, qui prend en charge les opérations et qui organise les expéditions meurtrières contre les zombies ; Joss, en tant qu’infirmière, accueille et prend soin de celles et ceux qui viennent se réfugier au campement ; James et Lysol assurent la sécurité en filtrant les personnes blanches qui se présentent à l’entrée. C’est d’ailleurs à cet endroit stratégique, et à plusieurs reprises, que la tension grandissante au sein de la communauté prend corps, notamment lors de scènes de conflit entre Lysol et son père Traylor dont les avis s’opposent diamétralement quant à la stratégie à adopter vis-à-vis des non-Autochtones cherchant l’asile. Là où Traylor choisit de les recueillir à condition qu’ils et elles ne montrent aucun signe d’infection (« Certaines personnes à Red Crow n’aiment pas ça, mais on doit faire ce qu’il faut pour les survivants » estime-t-il), Lysol réclame au contraire que les portes soient dorénavant condamnées et la réserve ainsi définitivement protégée (« L’un d’entre eux pourrait entrer et contaminer tout le monde. Il en suffit d’un seul ! »). De leurs confrontations émerge la question centrale posée par le film : y a-t-il une quelconque obligation à venir en aide aux survivants et survivantes blanches alors que, depuis la colonisation, les Autochtones n’ont eu de cesse de subir des siècles de discriminations, d’expropriation et de marginalisation ? N’est-il pas légitime que la population de Red Crow préfère verrouiller ses portes pour se protéger et laisser le monde extérieur s’autodétruire ? Faut-il vraiment laisser mourir les vieilles haines alors qu’elles sont pleinement justifiées (Tafoya 2020) ?

Pandémie, conflit et… réconciliation ?

La façon dont Barnaby a construit la dynamique relationnelle de ses personnages s’inscrit fidèlement, là encore, dans la tradition de La Nuit des morts-vivants de Romero qui « se concentre très peu sur les monstres extérieurs et presque exclusivement sur les tensions entre les vivants » (Roche 2011). Dans Blood Quantum, on passe très peu de temps avec les zombies qui ne forment, à quelques exceptions près, qu’un bloc menaçant aux individualités indifférenciées. Ils ne sont là que pour révéler le véritable conflit qui est en définitive interne, donnant de la profondeur et de la complexité à cette communauté qui est loin d’être homogène. Et répondre de manière unanime au dilemme auquel elle fait face s’avère loin d’être évident. C’est l’un des thèmes récurrents des oeuvres de Barnaby : l’horreur émanant de l’intérieur et dont les racines remontent à l’histoire de la violence coloniale. Sont toujours présents, dans ses films, des personnages aux impulsions autodestructrices enracinées dans une haine de soi intériorisée et se manifestant par le meurtre, le suicide ou encore, la trahison (Vowel 2020).

Dans Blood Quantum, c’est Lysol qui incarne cette voix discordante. C’est lui qui organise une exécution collective de survivants et survivantes blanches, aidé de Bumper qui avoue : « On a enfin une chance de se débarrasser de ces foutus boulets, une fois pour toutes ». Se sentant rejeté par les siens, c’est lui aussi qui décide, dans une pulsion vengeresse et autodestructrice, d’introduire une femme zombie dans le camp. Puisque personne ne s’est résolu à l’écouter quand il se contentait d’une simple mise en garde, il prouve ainsi qu’il avait raison – quitte à prendre au passage le risque de mener irrémédiablement sa communauté à sa perte. Lysol incarne ce que Barnaby appelle « l’Indien post-colonial » qui « ne comprend pas vraiment le concept de garder ses frontières ouvertes, de garder le coeur ou l’esprit ouvert – ce que faisaient les Autochtones dont la tradition était d’accueillir celles et ceux qui survivaient », et c’est ce qu’il estime être la contradiction inhérente au fait d’être autochtone au xxie siècle : « Vous êtes en colère, et votre colère est légitime, mais en même temps c’est quelque chose de difficile à vivre qui ne peut mener qu’à votre autodestruction » (Crucchiola 2020).

Au milieu du film, lors d’une réunion stratégique improvisée, Traylor explique à ses comparses que « ce qui est plus problématique que les morts et les mortes qui se baladent en ville, ce sont les vivants et les vivantes qui respirent encore. Ils et elles affluent en aussi grand nombre ». Or, une fois tous et toutes réunies à l’intérieur du campement, Autochtones et non-Autochtones doivent trouver un moyen de cohabiter et de se battre ensemble. Au-delà de la décence morale exprimée par la réplique de Traylor, pour qui il faut « faire ce qu’il faut », le film tout entier semble insuffler l’idée que les chances de survie sont plus importantes quand la coopération est de mise. Inversement, les oppositions ont longtemps conduit l’humanité à s’entretuer. Alors que la situation dégénère, Lysol essaie de convaincre Joseph que « c’est nous ou eux ». Joseph lui répond : « T’as vraiment perdu la tête ! Y a pas de “nous” ou “eux”. On est tous ensemble ! » Et quand le film s’achève, c’est finalement Joseph qui en ressort vivant.

Les Autochtones de Red Crow ne prétendent pas pour autant être les sauveurs ou les sauveuses du monde et refusent d’en ressentir l’obligation. Lors de la confrontation devant les grilles du campement, au moment de décider s’il est raisonnable d’accueillir le père blanc et sa fille infectée, Charlie, la petite-amie blanche de Joseph, estime que c’est de leur devoir d’aider celles et ceux qui se présentent. Traylor la contredit immédiatement : « On n’est censé aider personne. On est censé essayer de survivre ! ». Barnaby rappelle ici qu’il s’agit de travailler ensemble, pour la survie de toutes et de tous. Il en profite pour faire un pied-de-nez au « syndrome du Sauveur blanc »[5] qui prédomine souvent au cinéma. Dans Blood Quantum, si des personnages mi’gmaq se sacrifient au point de perdre la vie, c’est avant tout pour sauver leur propre famille : pour que Joss et Joseph puissent s’enfuir, c’est d’abord Traylor qui se fait dévorer vivant puis, pour leur permettre de gagner du temps, Gisigu décide d’affronter seul la horde de zombies. Mais il se sacrifie aussi pour rester fidèle à son territoire. Avant de livrer son valeureux combat, Gisigu, filmé en gros plan face caméra, confie à Joseph : « Je ne quitterai plus jamais cette terre ! ». Ces paroles semblent être une réponse déterminée aux nombreux déplacements forcés imposés par le passé aux Autochtones. Elles évoquent également l’avant-dernière scène des Événements de Restigouche d’Obomsawin quand le Chef Metallic, filmé avec une même valeur de plan, déclare : « Ça prendrait toute une armée pour m’arracher de ma maison, la maison où je suis né, où j’aime vivre. Je ne bougerai pas d’un pouce, il faudrait qu’ils me tuent ».

Ainsi, loin d’un quelconque désir d’héroïsme ou d’une invitation désintéressée à trouver refuge en territoire autochtone, Blood Quantum semble nous exhorter à prendre conscience que les efforts doivent être collectifs et réciproques, et que c’est tout un système de pensée et d’être au monde qui est à changer. Au cours de la scène de confrontation précédemment évoquée, alors qu’il essaie d’être accepté au sein du campement avec sa fille qu’il sait pourtant infectée, le père blanc s’insurge contre Traylor et Bumper qui se parlent en mi’gmaq. « Qu’est-ce que vous racontez ? Parlez pour que je comprenne ! […] Parlez en français ! », leur assène-t-il violemment. Le toisant du regard, les deux complices relèvent l’ironie de la situation, cet homme s’énervant contre les seules personnes en mesure de le secourir. C’est finalement Charlie qui traduit pour lui : « Ta fille a été mordue. Elle ne pourra pas entrer, elle nous mettrait tous en danger. T’aurais dû en parler ! ». Cette scène semble condamner les comportements de personnes blanches qui, même en position de faiblesse, continuent de donner des ordres, de réprimer des éléments de cultures autochtones et de faire tourner le monde en fonction de leurs priorités – quel que soit le danger. En cherchant à pénétrer sur le seul territoire qui puisse encore lui offrir l’asile tout en méprisant celles et ceux qui l’habitent, le père blanc n’est pas sans rappeler les propos de Coulthard dans Red Skins, White Masks. Celui-ci y précise que l’État hérité de la colonisation cible principalement les terres autochtones, plus que la main-d’oeuvre qui s’y trouve. À l’inverse :

[Les luttes autochtones] n’ont pas pour seul but la terre d’un point de vue matériel, elles sont également et profondément nourries par ce que la terre, en tant que système de relations et d’obligations réciproques, peut nous apprendre sur la façon de vivre nos vies les uns et les unes en relation avec les autres ainsi qu’avec le monde naturel, sans aucune notion de domination ou d’exploitation.

Coulthard 2014 : 13 – en italiques dans l’original

Blood Quantum dramatise ce conflit alors que les survivants et survivantes non autochtones convoitent la réserve davantage pour la protection physique que leur offriraient leurs hôtes mi’gmaq que comme une opportunité de redéfinir fondamentalement leur relation à la terre et aux autres. Ce faisant, ils et elles ne s’attaquent donc pas véritablement à la cause profonde de la crise traversée, perpétuant le système colonial d’exploitation des êtres humains et des ressources naturelles (Dyer 2020 : 368).

Les éléments narratifs de Blood Quantum s’inscrivent en permanence dans ce double mouvement opérant, d’une part, un renversement historique et s’offrant, d’autre part, comme matière à réflexion pour aborder l’avenir. Ainsi, par l’intermédiaire des personnages de son film, Barbaby redonne toute leur humanité aux ancêtres autochtones qui, par le passé, ont dû faire face au même dilemme et ont alors priorisé les valeurs d’accueil et d’entraide. Comme l’explique Michael Greyeyes qui incarne le personnage de Traylor :

Les communautés autochtones doivent aujourd’hui encore répondre aux mêmes questions troublantes : Peut-on faire confiance ? Doit-on agir en fonction de notre instinct d’être humain, comme nos ancêtres l’ont fait avant nous ? Nos ancêtres n’ont pas créé les frontières, n’ont pas érigé de murs. On ne peut pas leur reprocher leur humanité […], c’était des êtres humains. Tout cela fait écho à ce qui se passe en ce moment, en Europe, aux États-Unis, ici [au Canada], où les gens ont l’air de davantage s’accrocher à leur colère, à la xénophobie, au racisme, alors que ça devrait être l’inverse.

Now 2020

Conscient des faits du passé, Barnaby invite également son public à réfléchir à ses actes à venir – un avenir devenu soudain bien moins lointain. Car dans la réalité, contrairement à Blood Quantum, personne n’est immunisé et au moment où le film devait sortir, les Autochtones subissaient de plein fouet les affres d’une pandémie bien réelle, la COVID-19. Au Canada, et en particulier au Québec où se situe la réserve mi’gmaq de Listuguj, les Autochtones comptent parmi les populations affichant des taux très élevés de maladies chroniques qui les rendent plus sensibles au virus. Beaucoup de communautés se trouvent dans des régions isolées où l’accès à l’eau peut être limité, où les systèmes de soin sont trop éloignés, voire défaillants car sous-financés (Statistique Canada 2020b ; Bergeron 2020 ; Bellier 2020). Par ailleurs, certaines habitations accueillent plusieurs générations d’une même famille, ce qui rend la distanciation et l’isolement difficiles (Bergeron 2020). Avec la pandémie de COVID-19, les inégalités découlant des politiques discriminatoires héritées de la colonisation sont devenues plus saillantes encore tant elles rendent les communautés autochtones vulnérables (Nations Unies 2020 ; PAHO 2020 : 3-9). Selon le Canadian Medical Association Journal :

La médecine et la santé publique ont agi comme outils d’accompagnement de la colonisation, en particulier dans les communautés autochtones […]. Bon nombre de ces pratiques ont étouffé les pratiques de guérison autochtones locales. La force et les connaissances médicales autochtones ont été ignorées.

Richardson et Crawford 2020

Les effets de ces pratiques discriminatoires se font encore sentir aujourd’hui et en 2015, dans son rapport final, la Commission nationale de Vérité et Réconciliation enjoignait déjà aux gouvernements fédéraux et provinciaux du Canada de « reconnaître que la situation actuelle sur le plan de la santé des Autochtones au Canada est le résultat direct des politiques des précédents gouvernements canadiens » et de la colonisation. Elle recommandait alors de « reconnaître les besoins distincts en matière de santé des Métis, des Inuit et des Autochtones » ainsi que les inégalités persistantes en matière de santé auxquelles ils et elles doivent faire face, « de respecter ces besoins et d’y répondre » en mettant en application « les droits des Autochtones en matière de soins de santé tels qu’ils sont prévus par le droit international et le droit constitutionnel, de même que par les traités » (CVR 2015 : 3). L’épidémie de coronavirus a, depuis, fait la démonstration que la santé publique doit s’ancrer dans les principes d’autodétermination des peuples autochtones, dans le contexte local de chaque communauté, tout comme sa langue, sa culture et son environnement physique et social.

Comme dans Blood Quantum, de nombreuses communautés autochtones de par le monde ont ainsi dû installer des barricades et fermer l’accès à leurs territoires pour éloigner la maladie et éviter la contamination (Fléchet 2020). Elles ont ainsi fait preuve d’autodétermination en établissant des règles spécifiques visant à déterminer qui pouvait franchir leurs frontières, mettant souvent en oeuvre des mesures beaucoup plus strictes que celles adoptées par les municipalités locales. Par ailleurs, des dirigeants et dirigeantes autochtones ont plaidé pour la collecte de données COVID spécifiques aux Autochtones avec des accords de souveraineté quant à leur accessibilité, leur gestion et leur propriété (Richardson et Crawford 2020). Des organismes tels que l’Institut national de santé publique du Québec ont su mettre en avant la résilience communautaire, marquée par « une communication fréquente et adaptée, un leadership local fort, la protection et l’accès au territoire, une réponse adaptée aux besoins de la communauté et le maintien de liens familiaux et sociaux », reconnaissant qu’elle peut se révéler « une avenue prometteuse pour protéger la santé et le bien-être des Autochtones » du Canada en « s’appuyant sur leurs savoirs et expériences face à des crises sanitaires antérieures ». Ainsi, plutôt que d’imposer une politique de santé exogène inadaptée, il s’agit avant tout d’appuyer les initiatives mises en place par les communautés autochtones elles-mêmes, des initiatives qui « s’arriment à [une] vision du monde relationnelle qui évolue grâce aux interactions des personnes avec leur environnement, et sont appuyées de valeurs, de savoirs, de pratiques et d’expériences » (Bergeron 2020 : 2-4). Ces politiques combinées semblent d’ailleurs avoir porté leurs fruits puisque, contrairement aux chiffres alarmants publiés au début de l’épidémie de COVID-19, les communautés des Premières Nations, des Inuit et des Métis au Canada connaissent actuellement – et ce, malgré des caractéristiques sanitaires, sociales et économiques associées à un risque plus élevé de contracter ou de propager le virus et de développer des complications graves (Statistique Canada 2020a) − des taux de contamination et de mortalité globalement inférieurs à celui des peuples non autochtones : « Les Premières Nations vivant sur des réserves ont un taux de cas de COVID-19 quatre fois inférieur à celui de la population canadienne en général, avec trois fois moins de décès et un taux de guérison 30 % plus élevé » (Richardson et Crawford 2020). Ces mêmes études estiment, par ailleurs, que les stratégies de pratique de santé publique ayant cours en milieu autochtone, fondées sur l’autodétermination et intégrant les connaissances et l’expertise des communautés autochtones, sont une raison importante de leur résilience relative face au coronavirus (ibid.). Des conclusions scientifiques qui font là encore écho aux propos de Blood Quantum, tant il lie de manière flagrante le risque épidémique et la colonisation, tout en démontrant la dimension cruciale de l’agentivité autochtone.

Conclusion

Au-delà de l’héritage documentaire d’Obomsawin et bien qu’il ait été rattrapé par la réalité, Blood Quantum est avant tout une oeuvre de fiction futuriste, un acte de pure création artistique. Barnaby ne prétend pas dépeindre de manière authentique la vie quotidienne d’une communauté autochtone, pas plus qu’il apporte de solution définitive à l’apocalypse qu’il a lui-même imaginée : le doute subsiste quant à la survie des personnages en fuite et aucun indice n’est donné sur l’état de santé du nourrisson métis (jouit-il de l’immunité du sang de son père Joseph, comme celui-ci l’a assuré à Charlie avant qu’elle ne meure, ou a-t-il pu être contaminé par le sang maternel ?). Et tandis que la barque emporte paisiblement les membres de la famille rescapés, tandis qu’ils disparaissent dans la brume, l’incertitude de cette dernière scène apporte une note poétique par laquelle le réalisateur nous rappelle que « [l]’art est plus important que jamais [...]. Tout le monde s’appuie sur la culture pour traverser cette crise. Dans l’histoire du monde, chaque grande tragédie amène une explosion créatrice, qui compense l’aspect tragique de notre vie collective » (Barnaby, cité dans Lussier 2020).

Regarder Blood Quantum en pleine pandémie de COVID-19 peut sembler a priori anxiogène, mais le film se révèle au contraire un puissant antidote. « Les films d’horreur sont une manière d’obtenir une dose d’adrénaline, de confronter nos peurs, tout en demeurant en contrôle de la situation. Les événements actuels viennent en quelque sorte accentuer ce rush » (Lapointe 2020). Et comme le suggérait déjà Romero, la rupture de monde invite à réinventer l’organisation sociale plutôt que de restaurer celle qui prévalait avant l’apocalypse zombie :

Le cauchemar serait le retour au monde d’avant [...]. Ce « nous »-là doit mourir. […] La force de la dystopie réside par conséquent dans sa méthode, qu’on peut qualifier de nihilisme stratégique. En faisant éprouver l’interruption de l’existant, voire sa négation absolue, elle incite à repenser l’organisation sociale dans sa totalité, à examiner les principes ou les systèmes de valeur qui la régissent et à imaginer, dans une situation où il ne reste peut-être qu’une poignée d’êtres humains, peut-être condamnés à mourir, l’hypothèse d’une véritable rupture de monde et d’un collectif réellement émancipé.

Vieillescazes 2020

À travers le mouvement des futurismes autochtones, la lutte pour la défense de la souveraineté autochtone revêt des formes cinématographiques nouvelles. Un corpus de plus en plus vaste a émergé au cours de ces dernières années, offrant des oeuvres qui se concentrent davantage sur l’innovation, la création et l’imagination, se préoccupant moins du besoin ressenti par les générations précédentes de déconstruire les clichés et les représentations stéréotypées des Autochtones au cours d’un siècle de cinéma (Gergaud 2021a). Les futurismes autochtones montrent à quel point l’imagination autochtone peut être puissante, prolifique et différente. En questionnant ce que signifie être autochtone dans cet espace du futur − qui veulent être les peuples autochtones et qui ils peuvent être −, les futurismes autochtones en tant que mouvement artistique deviennent un outil puissant pour les luttes autochtones, affirmant la souveraineté visuelle, le droit à l’autodétermination et l’auto-imagination. Le mouvement des futurismes autochtones dans lequel s’inscrit Blood Quantum montre la capacité des peuples autochtones à s’imaginer – et à imaginer le monde. Ces oeuvres nous permettent de plonger dans des visions artistiques de lieux et d’espaces autochtones dans le futur et d’en saisir le rôle dans la formation d’un destin commun, collectif et varié. Barnaby espère que son film, sorti au moment où le monde entier se trouve confronté à la COVID-19, renforcera l’empathie qu’il souhaitait générer au sein de son public non autochtone : peut-être celui-ci comprendra-t-il enfin ce que le choc microbien a pu représenter pour les peuples autochtones qui ont traversé, à l’époque de la colonisation, une situation apocalyptique semblablement terrifiante (Lapointe 2020). Mais au-delà de ce passé en voie de réconciliation dans un présent commun partagé, et en écho au slogan « Nous ne reviendrons pas à la normale parce que la normalité était le problème » qui continue de se répandre dans de nombreux pays touchés par la pandémie de coronavirus, Barnaby nous invite avec Blood Quantum à imaginer l’avenir autrement : « Le message ultime du film, c’est que si nous voulons survivre – à la maladie que sont le colonialisme et le capitalisme –, nous allons devoir y travailler ensemble » (Barnaby, cité dans Carleton 2020).