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Malgré un nombre considérable de Témoins de Jéhovah dans le monde ‒ 8 695 808 en 2020[1] ‒, plusieurs chercheurs ont souligné qu’ils perçoivent un manque d’intérêt marqué pour cette organisation religieuse (Chryssides 2016 : 1 et 7 ; Knox 2011, 2017 ; Stark et Iannaccone 1997 ; Wah 2011). Ce manque d’intérêt se manifeste concrètement par une littérature académique assez clairsemée[2]. Le constat est d’autant plus vrai en ce qui concerne les Témoins de Jéhovah chez les populations autochtones au Québec et au Canada. En effet, outre quelques publications issues de la Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania[3] (Watch Tower […] 1978, 1984, 2009, « À la rencontre des communautés indigènes du Canada », « Grand Nord canadien : les autorités remercient […] », « Le message de la Bible atteint le Grand Nord ») et un document non publié écrit par un Témoin (Placid 2008), aucun article scientifique n’a été écrit ‒ à ma connaissance ‒ sur ce sujet. Au Québec, par exemple, je n’ai pu trouver que trois mentions éparses sur les Témoins dans la littérature portant sur les Algonquins[4] (Bousquet 2016 : 133 et 171 ; Hamel-Charest 2015 : 31 ; McGregor 2004 : 294).

Pourtant, les Témoins de Jéhovah sont bien présents dans les communautés autochtones au Canada, au moins depuis les années 1930 pour la Colombie-Britannique (Watch Tower […] 1978, 1984) et depuis les années 1940 au Québec (McGregor 2004 : 294 pour les Algonquins et BAC 1949 pour les Atikamekw). Au Québec, selon mes informateurs, on retrouve des Témoins autochtones dans des centres urbains proches de leurs communautés comme Val-d’Or, ou plus éloignés, comme Montréal, ou bien directement dans celles-ci, comme chez les Algonquins de Lac-Simon, les Mohawks de Kahnawake (une trentaine), les Abénakis d’Odanak, les Cris (Eeyou) ‒ via la congrégation de Chibougamau ‒ et chez les Inuit d’Iqaluit (Watch Tower […] « Le Mémorial de 2020 […] »). Au Canada, on peut trouver des Témoins autochtones dans les communautés algonquines de l’île Manitoulin, chez les Cris de l’Alberta (Westman 2008 : 253, note 105), ou encore chez les Haïdas de la Colombie-Britannique. Quatre congrégations autochtones sont également présentes au Canada : deux congrégations Odawa en Ontario et deux congrégations Blackfoot en Alberta. Pour voyager un peu plus loin, on trouve des Témoins de Jéhovah autochtones aux États-Unis, chez les Navajos ‒ qui auraient été les premiers Autochtones à créer leur propre congrégation dans leur langue ‒ et au Mexique chez les locuteurs du Chontal de l’État d’Oaxaca (Barchas-Lichtenstein 2014). Évidemment, cette liste n’a rien d’exhaustif : beaucoup d’autres nations autochtones comptent parmi leurs membres des Témoins de Jéhovah, au Canada comme ailleurs.

C’est donc dans le but de contribuer à la documentation de cette présence et de remédier à ce vacuum ethnographique que j’ai entamé un projet de recherche avec la congrégation anglophone des Témoins de Jéhovah de la vallée de la Gatineau, basée à Maniwaki. Cette congrégation comporte dix-neuf membres autochtones, tous Kitigan Zibi Anishinabeg. Or, mon terrain de recherche « classique », qui devait commencer au mois de mai 2020, fut considérablement retardé par l’éclosion de la pandémie de COVID-19 dans le monde et au Québec, et par les mesures de confinements établies pour y faire face. Au mois d’août 2020, j’ai cependant pu commencer un terrain de recherche en ligne, principalement par la voie du service de vidéoconférence Zoom.

Ainsi, dans cet article, j’aimerais moins discuter des raisons pour un Autochtone de devenir Témoins de Jéhovah, de la situation particulière de ces derniers et de l’histoire de la présence des Témoins anishinabeg à Kitigan Zibi ‒ ces sujets ont été traités ailleurs (Simard-Émond 2021) ‒ que des répercussions de la COVID-19 sur les Témoins de Jéhovah anishinabeg[5] et de ses implications sur ma recherche et pour ses participants. Si la recherche ethnographique peut toujours être possible au temps du coronavirus ‒ selon les contextes ‒, elle a demandé, dans mon cas, plusieurs ajustements ; parfois avantageux, souvent restrictifs. Après avoir contextualisé cette recherche et le groupe concerné par cette dernière, je traiterai des conséquences de la COVID-19 pour les Témoins de Jéhovah de Kitigan Zibi avant de proposer une courte réflexion sur les répercussions de la pandémie sur ma collecte de données.

En contexte Anishinabe : diversité religieuse et terrain en ligne 

Les Kitigan Zibi Anishinabeg

Ma recherche se concentre sur les Kitigan Zibi Anishinabeg qui sont membres de la congrégation anglophone des Témoins de Jéhovah de la vallée de la Gatineau. La communauté de Kitigan Zibi est limitrophe à la municipalité de Maniwaki, où avaient lieu les réunions de la congrégation ‒ dans leur Salle du Royaume ‒ avant l’arrivée de la pandémie. La réserve de Kitigan Zibi, alors appelée River Desert Reserve No.18, fut créée en 1853 sous l’impulsion du sous-chef et porte-parole Luc-Antoine Pakinawatik ‒ et bien d’autres ‒, appuyé par les Oblats. En effet, à partir des années 1830, l’emplacement était déjà occupé de façon presque permanente par quelques familles algonquines dont celle de Pakinawatik (son territoire de chasse familial étant dans les environs). C’est surtout pour se trouver un lieu d’établissement réservé loin des villes, villages et camps forestiers eurocanadiens, mais aussi pour échapper au climat acrimonieux de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes (Oka), que les Algonquins déjà établis dans le secteur de la rivière Désert, ainsi que les Algonquins, Népissingues et autres nations qui résidaient toujours à Oka entreprirent des démarches pour obtenir un territoire réservé (Frenette 1993 : 40-43 ; McGregor 2004 : 167-172). Les familles qui s’établirent graduellement sur la réserve à partir de 1853 étaient donc surtout composées des gens d’Oka, eux-mêmes issus de plusieurs nations algonquiennes : Népissingues, Atikamekw, Sauteux, Ojibwas, Mississaugas et Abénakis (Bousquet 2016 : 59). Selon le Secrétariat aux affaires autochtones (2015), on dénombre aujourd’hui 3189 Kitigan Zibi Anishinabeg, dont 1588 résident à l’extérieur de la communauté et 1601 dans celle-ci. Ces derniers y parlent principalement l’anglais, ainsi que pour plusieurs, le français. L’algonquin (anishinabemowin) y est toujours parlé, mais surtout par les aînés (Morissette 2018 : 29-30).

Plusieurs auteurs ont insisté sur le pluralisme religieux en milieu autochtone, c’est-à-dire la coexistence de différents systèmes religieux au sein d’une même communauté ; systèmes religieux qui peuvent se contredire sans pour autant altérer leur fondement ou atteindre sérieusement l’harmonie générale de la communauté (Bousquet 2007, 2012 ; Gélinas 2013 ; Hamel-Charest 2018 ; Polson et Spielmann 1990). Cette situation n’est évidemment pas étrangère à Kitigan Zibi. Ainsi, en ce qui concerne les affiliations religieuses des résidents de la communauté, 480 personnes s’identifient, selon Statistique Canada (2011), comme chrétiennes (410 catholiques, 45 « autres chrétiennes » et 15 baptistes), 305 comme ayant une spiritualité traditionnelle (autochtone) et 550 comme n’ayant « aucune appartenance religieuse ». Selon McGregor (2004 : 326) et mes informateurs ‒ qui faisaient régulièrement de la prédication (porte-à-porte) à Kitigan Zibi avant la pandémie ‒, la majorité des catholiques seraient peu ou pas pratiquants. Ces mêmes informateurs ont toutefois insisté sur le fait que, bien que peu pratiquants, les catholiques n’en seraient pas moins pour la plupart assez « croyants »[6]. En fait, ce ne serait pas avec la Bible et l’existence de Dieu que ces derniers auraient un problème, mais bien avec « la religion » en général à la suite de mauvaises expériences et d’abus avec/par certains membres du clergé catholique. Ainsi, selon Elizabeth[7] (48 ans), l’église Notre-Dame-du-Très-Saint-Rosaire habituellement fréquentée par les Anishinabeg n’aurait plus de prêtres (oblat) permanents depuis au moins 15 ans, faute de fidèles réguliers. Un missionnaire viendrait une fois par mois pour célébrer la messe ainsi que pour les occasions spéciales (baptêmes et mariages). Des collectes de fonds auraient sporadiquement lieu pour assurer la survie de l’église. McGregor soulignait d’ailleurs que seulement une trentaine d’Anishinabeg assistaient régulièrement à la messe du dimanche (2004 : 326).

On retrouve également plusieurs traditionalistes à Kitigan Zibi, 305 selon Statistique Canada (2011). Le mouvement traditionaliste ‒ aussi appelé « spiritualité traditionnelle » ‒ est issu de la spiritualité pan-amérindienne. Il est défini par Jérôme (2008 : 185) comme :

[…] un ensemble de pratiques et de savoirs qui est, en premier lieu, inspiré autant par les échanges avec d’autres Nations que par une mémoire collective locale ancrée dans une perception « animiste » du Monde ; en deuxième lieu, reformulé selon les aspirations sociales, culturelles et identitaires de chaque communauté ou Nation ; ensuite, porté par la créativité d’individus, de familles ou de groupes pouvant avoir une interprétation différente de l’organisation, de la mise en valeur et de la transmission de ces pratiques et de ces savoirs ; et enfin […] vécu à travers des expressions et des formes variables autant dans les communautés, sur le territoire que dans d’autres milieux de vie comme le milieu urbain. La loge à sudation, les cérémonies de la pipe ou de lever du soleil, les powwows, les rassemblements sur la base du concept de guérison ou les retraites spirituelles sont quelques exemples de cette spiritualité contemporaine souvent revisitée dans le cadre des problèmes sociaux vécus dans les communautés et de ce que l’on appelle communément les processus de guérison.

Jérôme 2008 : 185

À Kitigan Zibi, le mouvement fut popularisé par l’ancien chef William Commanda (Bousquet 2016 : 235 et 252-254 ; Frenette 1993 : 50, note 10) au courant des années 1980 (Bousquet 2012 : 246). L’appartenance au mouvement traditionaliste peut probablement expliquer en partie pourquoi 550 personnes ont déclaré n’avoir aucune appartenance religieuse puisqu’ « aucune appartenance religieuse » peut aussi être comprise par les répondants comme voulant dire « sans affiliation fixe » ou ne s’identifiant pas à une religion instituée et hiérarchisée comme le catholicisme (Meintel 2010 : 46). Par exemple, certaines personnes pourraient se considérer comme catholiques ‒ de naissance ‒ en même temps que traditionalistes ‒ par la pratique ‒ et avoir ainsi choisi de se définir comme n’ayant « aucune appartenance religieuse ». C’est peut-être le cas, du moins, pour quelques personnes : l’athéisme, l’agnosticisme et le déisme sont évidemment aussi présents chez les Autochtones. Il est aussi fort probable que plusieurs personnes s’étant identifiées comme catholiques se perçoivent aussi comme traditionalistes (ou vice versa) puisque le pluralisme religieux implique aussi la possibilité de coexistence de différents systèmes religieux chez une même personne. En fait, comme le soulignait Bousquet (2015 : 319) « […] ce n’est pas le contenu de la pratique qui est important, ou sa forme, mais de savoir si les Innus ou les Anicinabek la jugent efficace ». Enfin, parmi les 45 personnes s’étant identifiées comme « autres chrétiennes » pourraient très bien figurer les Témoins de Jéhovah.

Les Témoins de Jéhovah

L’Organisation des Témoins de Jéhovah est un mouvement religieux prémillénariste[8] et restaurationniste qui s’auto-identifie comme appartenant à un christianisme réformé (Watch Tower […] « Les Témoins de Jéhovah sont-ils chrétiens ? »). Le mouvement est centré autour de deux idées fondatrices : l’importance de la Bible et la croyance en l’imminence de la fin du monde actuel qui sera remplacé par le Paradis sur terre, sous la gouverne du Royaume du Christ au ciel (Genest 2016 : 52). En ce qui concerne la Bible, les Témoins considèrent qu’elle est la parole de Jéhovah, qu’elle est historiquement et scientifiquement exacte ‒ bien qu’ils admettent que certaines parties sont écrites dans une langue symbolique ou figurée et qu’elles ne sont ainsi pas toujours à prendre au sens littéral (Genest 2016 : 50) ‒ et qu’elle s’inscrit comme la première et seule source de leurs croyances (Rosa 2015 : 8). Pour les Témoins, la seule autorité fiable pour interpréter les Écritures est la Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania (voir la note 3 ‒ Chryssides 2016 : 146). Cette façon de concevoir la Bible, qui rejette toutes traditions théologiques et exégèses bibliques préexistantes, implique une doctrine singulière souvent en opposition avec les autres dénominations chrétiennes. Ainsi, les Témoins rejettent la Trinité[9], la prédestination du salut[10] et la punition éternelle (l’Enfer).

Un autre aspect caractéristique des Témoins de Jéhovah est le porte-à-porte. De fait, l’activité religieuse la plus importante pour ces derniers demeure la prédication ; « un devoir sacré » (Beckford 1978 : 252-253 ; Genest 2016 : 139 ; Penton 2015 : 287 ; Placid 2008 : 28 ; Watch Tower […] 2015). Les Témoins doivent en effet passer un nombre considérable d’heures (selon leurs capacités) à faire du porte-à-porte ou à distribuer la littérature de la Watch Tower […] dans des endroits publics (Stark et Iannaccone 1997 : 139-140). Chaque membre d’une congrégation locale se voit assigner un territoire à parcourir pour qu’il y rencontre chaque résident afin de lui transmettre la parole de Jéhovah et de lui distribuer de la documentation (Rosa 2015 : 2). Dans une séance usuelle de porte-à-porte, si la personne se montre ouverte à échanger :

[le] Témoin discute[ra] d’un problème local ou international avec celle-ci et peut lui offrir de lire un texte sur lequel méditer. Il en profite aussi pour soumettre à sa réflexion un ou deux passages bibliques. Si la personne se montre intéressée, le Témoin prend des dispositions afin de revenir et de poursuivre la discussion. Une étude biblique gratuite pourra aussi être offerte [à la personne].

Ibid. : 17

Le but de la prédication est de servir et de faire connaitre Jéhovah, d’attirer éventuellement la personne aux activités de la congrégation, et ultimement ‒ idéalement ‒ de la mener jusqu’au baptême. Notons également que les Témoins de Jéhovah profitent de chaque occasion et de chaque conversation pour propager la parole de Jéhovah, ce qu’ils désignent comme du « témoignage informel ». Ces derniers croient en effet que chaque personne devrait pouvoir entendre parler de Jéhovah et ainsi avoir la chance de devenir Témoin de Jéhovah et de survivre à l’Armageddon ; la guerre finale entre Dieu et les gouvernements humains (Chryssides 2016 : 20 ; Watch Tower […] 2020). Les Témoins prêchent ainsi pour servir et rendre gloire à Dieu, mais aussi pour faire connaitre sa souveraineté et son vrai nom ‒ Jéhovah ‒, de même que toute la doctrine qui découle de leur interprétation littérale de la Bible (Watch Tower […] 2015). Christ ayant ordonné à ses fidèles : « Allez donc vers les gens de toutes les nations et faites des disciples parmi eux […] leur enseignant à pratiquer tout ce que je vous ai commandé » (TMN 2018 : Matthieu 28 : 19-20), il est donc normal pour les Témoins de suivre ce commandement. Surtout dans le but de corriger « les erreurs » de la « fausse religion », c’est-à-dire toutes les autres dénominations chrétiennes et toutes les autres religions/spiritualités (Penton 2015 : 287-288). Avec ce bref survol du groupe concerné par ma recherche, nous pourrons maintenant contextualiser cette dernière.

Le terrain anticipé et le terrain réel

Initialement, ma recherche ethnographique devait se dérouler durant les mois de mai, juin et juillet 2020. Je devais me rendre à Maniwaki pour participer aux activités de la congrégation anglophone des Témoins de Jéhovah de la vallée de la Gatineau. Ces derniers se rencontraient deux fois par semaine dans leur Salle du Royaume pour leurs rassemblements spirituels, aussi appelés réunions ou offices. Je devais aussi côtoyer certains Témoins dans leurs activités de tous les jours (prédication, études bibliques, et autres). Je prévoyais également conduire des entrevues semidirigées en personne avec des membres de la communauté, Témoins et non-Témoins. En bref, ma collecte de données consistait en un terrain de recherche « classique » combinant des entrevues à de l’observation participante.

Puis arriva la pandémie. Le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec déclara l’état d’urgence sanitaire et le confinement général du Québec. Inutile de dire que mon plan initial dut être annulé. Après une longue période de tergiversation et de communication avec l’Université de Montréal, j’appris que la recherche in situ était de nouveau possible en faisant un « plan de mitigation » et en observant les consignes sanitaires prescrites par l’Institut national de santé publique du Québec (port du masque, lavage des mains fréquent, distanciation sociale, etc.). Or, en communiquant avec le porte-parole national des Témoins de Jéhovah pour le Canada, j’appris que ces derniers ne l’entendaient pas de cette manière, puisque le Collège central préconisait toujours le confinement et ne prévoyait ni de recommencer les réunions en personne dans les Salles du Royaume, ni de recommencer le porte-à-porte avant longtemps. Les réunions des Témoins se déroulaient maintenant par vidéoconférence, et ce depuis le début du mois d’avril 2020.

Ainsi, à partir du mois d’août 2020 jusqu’au mois de décembre 2020, j’ai assisté à toutes les activités en ligne (un discours de funérailles, une assemblée régionale et une assemblée de circonscription) et aux deux réunions hebdomadaires par vidéoconférence des Témoins de Jéhovah de la congrégation anglophone de la vallée de la Gatineau. J’ai également assisté périodiquement à des réunions ‒ quand celles-ci contenaient des discussions intéressantes pour moi ‒ ou à des événements spéciaux, comme le Mémorial du sacrifice de Jésus, jusqu’au mois de juin 2021. De plus, j’ai suivi une étude biblique hebdomadaire avec un informateur à partir du mois de novembre 2020 jusqu’au mois de juin 2022. J’ai également effectué 15 entrevues semi-dirigées, 13 par vidéoconférence et deux par téléphone, avec neuf Anishinabeg ‒ dont quatre ne résident plus à Kitigan Zibi ‒ et avec deux Algonquins de Timiskaming résidant maintenant à Val-d’Or. Tous mes informateurs sont Témoins de Jéhovah et membres d’une congrégation locale de leurs lieux de résidence. Enfin, j’ai communiqué par courriel ou par téléphone à d’innombrables reprises avec plusieurs membres de la congrégation de Maniwaki, qu’ils soient autochtones ou allochtones. J’ai finalement pu visiter brièvement des informateurs à Kitigan Zibi à l’automne 2021 et à l’hiver 2022. Je reviendrais, en troisième partie, sur les implications du terrain en ligne sur ma collecte de données.

La pandémie de COVID-19 pour les témoins de Jéhovah

Comme pour la plupart des groupes religieux, la COVID-19 a généré plusieurs conséquences pour les Témoins de Jéhovah. Nous aborderons ici leur perception de la pandémie, les effets de cette dernière sur leurs activités et enfin le soutien que les Témoins ont pu recevoir de leurs coreligionnaires pendant les longs mois du confinement (hiver et automne 2020). Nous nous intéresserons particulièrement à la situation de la congrégation de Maniwaki, auprès de laquelle j’ai effectué mon terrain en ligne.

L’interprétation de la pandémie par les Témoins de Jéhovah

Compte tenu de l’importance de la conviction en l’imminence de la fin du monde actuel pour les Témoins de Jéhovah, leur perception des événements de 2020 était assez prévisible. La position du Collège central ‒ donc de l’Organisation des Témoins de Jéhovah ‒ sur la pandémie de COVID19, est qu’il s’agit d’une preuve plus claire que jamais que l’humanité vit actuellement dans la « dernière partie de la dernière partie des derniers jours » (Watch Tower […] « Point actualité nº 1 […] »). Ainsi, et conformément à Luc 21 : 11 : « Il y aura de grands tremblements de terre et, dans un endroit après l’autre, des famines et des épidémies. On verra des choses effrayantes, ainsi que de grands signes venant du ciel » (TMN 2018), les Témoins considèrent que la pandémie est un signe annonciateur des derniers jours et du début prochain de la « grande tribulation » ; une période de troubles variés et successifs qui mèneront à l’Armageddon (Watch Tower […] « Que dit la Bible à propos des pandémies ? », « Quel est le signe des “derniers jours” ? », « Qu’est-ce que la grande tribulation ? »). Le Collège central ajoute que cette « période difficile » constitue une bonne préparation pour la « période encore plus difficile » que sera la grande tribulation (Watch Tower […] « Point actualité nº 1 […] », « Point d’actualité no 4 […] »). Cependant, loin de désespérer, le Collège central affirme que ces événements nous rappellent que nous sommes proches de voir la solution complète à tous les problèmes, que toutes les causes du mal vont bientôt être abolies quand Jéhovah et son fils mettront fin pour toujours au système actuel en instaurant le Paradis sur terre et le Royaume du Christ au ciel après l’Armageddon (Watch Tower […] « Point actualité nº 1 […] », « Point d’actualité no 3 […] »). Cette position du Conseil central m’a été relayée assez fidèlement par certains informateurs. Par exemple, John (72 ans) m’affirma que la pandémie était un signe que nous étions dans la fin « des derniers jours » et que Jésus, « le prince de la paix », était le seul à pouvoir amener la paix après l’Armageddon. Une autre informatrice (Naomy, 49 ans) me confia qu’elle ne se posait pas trop de questions relatives à la COVID-19, parce qu’elle est convaincue, d’une part, de la réalité des prophéties sur les derniers jours et le Paradis terrestre, et d’autre part, que Jéhovah est en contrôle de la situation et qu’il lui montre à avoir de la joie malgré les circonstances. Une seule voix dissonante émergea de mes entrevues. Emma (22 ans) m’affirma que contrairement à l’Organisation, elle ne percevait pas la COVID-19 comme un signe que l’Armageddon est proche. Bien qu’elle croie aussi que nous sommes dans les derniers jours, elle pense que la pandémie de 2020 annonce seulement qu’il y aura des temps difficiles. De plus, selon elle, la pandémie montre surtout aux Témoins de nouvelles façons de faire les choses, comme la prédication à distance (téléphone et lettres). En bref, pour elle, la COVID-19 n’est pas le signe de la fin du monde actuel, mais simplement un signe parmi d’autres. De nombreux auteurs ont qualifié l’Organisation des Témoins de Jéhovah de « théocratique » (Barbey 2003 : 109 ; Beckford 1978 : 252 ; Genest 2016 : 52). En effet, comme l’écrivait Beckford (1975 : 38) concernant l’autorité des dirigeants de l’Organisation : « […] la prémisse majeure [est] que puisque Jésus-Christ travaille réellement à la tête de l’Organisation par l’intermédiaire de ses dirigeants terrestres, il serait donc blasphématoire de ne pas être d’accord avec leurs directives ». L’exemple d’Emma nous montre cependant que la théocratie décrite par ces auteurs n’implique pas nécessairement une adhésion totale de chaque Témoin aux positions de l’Organisation, bien que l’hétérodoxie ‒ dans ce cas-ci assez bénigne ‒ puisse souvent être plus ou moins dissimulée.

Les effets de la pandémie sur les activités des Témoins de Jéhovah

Comme nous le verrons, le Conseil central adopta l’ «extrême prudence » comme ligne directrice déterminant les mesures à adopter pour faire face à la pandémie : d’abord en insistant sur le respect des consignes émises par les instituts de santé publique des divers pays où ils ont des membres, puis en prenant des mesures souvent plus strictes ‒ par précaution ‒ que les autorités locales ; par exemple en maintenant les activités en ligne malgré l’accord des autorités pour recommencer les rencontres en personne (Watch Tower […] « Point d’actualité no 4 […]).

Les rassemblements hebdomadaires

Comme dit plus haut, les réunions par vidéoconférence de la congrégation de Maniwaki commencèrent ‒ selon les directives de la filiale nationale du Canada ‒ au début du mois d’avril 2020. La dernière réunion dans leur Salle du Royaume eut lieu le 15 mars 2020. Pendant les deux ou trois premières semaines, leurs réunions se déroulaient par téléphone, par le service de streaming audio et vidéo KHCON créé spécifiquement pour les Témoins de Jéhovah. Avec les ratés de ce système, les Témoins se sont rabattus sur le service de vidéoconférence Zoom au début du mois d’avril. Cependant, certaines difficultés firent leur apparition. Par exemple, plusieurs personnes âgées ont dû se procurer un ordinateur ou une tablette électronique, en plus d’une connexion internet. Néanmoins, après une période d’adaptation où les personnes durent assimiler rapidement le service de vidéoconférence Zoom ‒ surtout pour ceux qui n’avaient pas internet à la maison ‒, les choses rentrèrent dans l’ordre et les rencontres par vidéoconférences purent avoir lieu et se dérouler sans trop de difficultés. Certaines personnes ‒ souvent les plus âgées ‒ n’ont, malgré tout, toujours pas accès à internet et continuent de suivre les rencontres avec leurs téléphones. Si les Témoins sont, en général, assez heureux de pouvoir prendre part aux réunions par vidéoconférence ‒ un sentiment exprimé fréquemment dans les prières d’ouverture des réunions ‒, il n’en demeure pas moins qu’ils préfèrent les rencontres dans leur Salle du Royaume. En effet, ces dernières manquent beaucoup à John (72 ans). Elles lui permettaient de voir « tout le monde », toutes les semaines. Comme il le souligne : « on ne peut pas vraiment se serrer la main sur Zoom ». De son côté, Annette (64 ans) tint un discours similaire : elle me dit qu’elle avait hâte de pouvoir se retrouver en personne avec tous les membres de la congrégation, parce que sur Zoom : « elle ne peut pas coller ses amis ». Une autre chose qui manque aux Témoins est de ne pas pouvoir chanter tous ensemble. En effet ces derniers ont un répertoire assez varié de chansons/cantiques « […] qui expriment [leur] gratitude et [leur] héritage spirituel » (Watch Tower […] « Chansons »). Dans les réunions par vidéoconférence, les participants chantent toujours, mais seuls ‒ ou en famille ‒ devant leur écran, avec leurs microphones désactivés pour éviter que la chanson ne se transforme en cacophonie. Les Témoins chantent avant et après la plupart de leurs activités officielles (comme les réunions, les assemblées et les conventions).

Ainsi, je considère que ces deux aspects des rencontres en personnes ‒ les contacts physiques et le chant collectif ‒, non reproductibles en vidéoconférence, participent à la création d’« espaces intersubjectifs » (Scheff 1990 ; Pagis 2010) et de « coexpérience du sacré » (Meintel 2010) augmentant l’« authenticité incorporée » (Meintel 2014) des réunions. Je m’explique : Scheff (1990 : 40) définit l’« intersubjectivité » comme » […] la conscience commune d’individus en interaction ». Pagis (2010 : 313-314) ajoute que l’intersubjectivité « […] est une expérience complexe cultivée dans les microniveaux de l’existence, à partir des interactions sociales jusqu’à l’esprit des individus. C’est donc un processus exigeant, une production et une préservation constante, dans lequel une dialectique perpétuelle entre le soi et les autres s’instaure ». Le concept de « coexpéricence du sacré », un « moment privilégié de partage » (Meintel 2010 : 51), s’apparente à celui de communitas de Turner (2008). Je propose ici que les espaces intersubjectifs et de coexpérience du sacré favorisent l’« authenticité incorporée » (embodied authenticity), c’est-à-dire l’authenticité d’un rituel « […] fondé sur l’expérience vécue et incarnée » (Meintel 2014 : 202). Autrement dit, les contacts physiques et le chant collectif contribuent tous deux à rendre les rencontres plus « authentiques » pour les participants, en impliquant « [une] autodécouverte et une transformation au contact d’une réalité transcendante vécue par l’entremise du corps ». (Ibid.) Néanmoins, même si mes informateurs sont assez unanimes sur le fait que les rencontres par vidéoconférences ne sont pas du tout équivalentes aux rencontres en personne, ils s’accordent tout de même pour dire qu’elles leur fournissent l’essentiel de ce dont ils ont besoin sur le plan spirituel ; qu’elles sont un succédané tout à fait acceptable.

En ce qui concerne les effets des rencontres par vidéoconférences sur l’assistance, les Témoins observent paradoxalement un plus grand nombre de personnes présentes aux réunions en ligne qu’aux réunions qui se déroulaient dans la Salle du Royaume avant la pandémie. Les « nouvelles » personnes qui viennent sont surtout des Témoins inactifs (qui ne font plus de prédication) ou des personnes simplement intéressées par l’Organisation, mais toujours en questionnement (appelés « amis de la Vérité »). Mes informateurs pensent que le manque de rapports sociaux occasionné par le confinement ‒ combiné à une plus grande facilité de participer de chez soi aux réunions ‒ peut expliquer ce phénomène. On peut également se poser la question de savoir si la pandémie de COVID-19 pourrait avoir comme effet d’augmenter la pratique religieuse. Pour l’instant, les informations que j’ai pu glaner montrent que la réponse varie selon les cas : des imams chiites iraniens ont par exemple appelé à plus de pratique pour ses vertus prophylactiques (Schreiber 2020 : 7), tandis que Rappaport et al. (2020 : 26) ont observés que plusieurs personnes se sont « détournées » de la religion en Italie. En ce qui concerne les Témoins de Jéhovah à Kitigan Zibi, mes données suggèrent pour l’instant que la pandémie tend à augmenter leur participation.

Exemple d’invitation traduite en anishinabemowin et distribuée à Kitigan Zibi pour le Repas du Seigneur

Exemple d’invitation traduite en anishinabemowin et distribuée à Kitigan Zibi pour le Repas du Seigneur

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Le Mémorial du sacrifice de Jésus

Le rassemblement le plus important pour les Témoins de Jéhovah ‒ et leur seule fête chrétienne ‒ demeure le Mémorial du sacrifice de Jésus, aussi appelé le Repas du Seigneur (Watch Tower […] « Pourquoi les Témoins de Jéhovah célèbrent-ils le Repas du Seigneur […] »). Le Mémorial du sacrifice de Jésus pourrait être comparé à l’Eucharistie (la communion) des autres traditions chrétiennes bien que les Témoins ne considèrent pas le Mémorial comme étant un sacrement (un sacrement est un rituel chrétien considéré comme sacré et qui produit un effet bénéfique ‒ par la grâce de Dieu ‒ sur la personne qui le reçoit) ‒ (Chryssides 2016 : 217). Le Repas du Seigneur a pour but de commémorer le sacrifice du Christ pour les péchés de l’humanité, que les Témoins appellent « la rançon ». Le Mémorial a lieu une seule fois par année, dans la Salle du Royaume des congrégations locales, le jour du dernier repas du Christ. Le rituel commence généralement avec une chanson, suivie d’une prière et de l’allocution d’un ancien, en anglais et en algonquin à Maniwaki. Les Témoins écoutent aussi un discours préenregistré par l’Organisation. Ensuite, le pain et le vin sont distribués. Pour les Témoins, le pain et le vin ne sont pas, comme dans la transsubstantiation catholique, le sang et le corps du Christ, mais des « emblèmes » purement symboliques (Penton 2015 : 271-272). Les Témoins entament généralement une grande campagne de distribution d’invitations traduites en algonquin dans leur communauté pour le Mémorial (voir figure), mais cette année, en raison de la pandémie, la campagne fut annulée. Le Repas du Seigneur de 2020 a eu lieu le 7 avril, soit au début du premier confinement. Il s’est donc déroulé par vidéoconférence, chacun chez soi avec son propre pain et son propre vin. Dans les années précédentes, pas moins de 80 personnes de Kitigan Zibi avaient pu y assister. En 2020, seulement 50 personnes se sont rendues en ligne pour y prendre part, en raison de l’annulation de la campagne d’invitation. Elizabeth (48 ans) me soulignait d’ailleurs qu’il s’agissait d’une « soirée sacrée » pour plusieurs personnes de Kitigan Zibi. En effet, certaines de ces personnes ont déjà été Témoins, d’autres ont grandi dans « la Vérité », mais ont quitté l’Organisation devenues adultes, et d’autres encore sont simplement intéressées par les enseignements des Témoins, mais n’ont jamais voulu le devenir pour des raisons personnelles. Malgré tout, la situation singulière engendrée par la pandémie a permis aux Témoins de Jéhovah de célébrer le Mémorial, différemment soit, mais sans en altérer son importance et sa signification.

Les activités de prédications

Cependant, c’est sans aucun doute au niveau des activités de prédications que les changements apportés par la pandémie de Covid-19 furent les plus marquants ; d’abord pour les Témoins de Jéhovah, mais aussi pour les non-Témoins comme le montre un article du quotidien francophone Le Droit portant sur ce sujet (Max-Gessler 2020). En effet, avec les mesures sanitaires mise en place par le gouvernement du Québec pendant le confinement, les Témoins d’ici et d’ailleurs ont dû cesser leur principale activité de prédication : le porte-à-porte. Ces derniers ont donc été obligés de trouver une autre façon de faire pour poursuivre la prédication. Ils ont opté pour quelque chose qui se faisait déjà à petite échelle : la prédication par téléphone et par lettres. Cette façon de faire était en effet déjà établie chez les Témoins, mais elle concernait surtout les personnes âgées pour qui sortir faire du porte-à-porte était inenvisageable. Or, du jour au lendemain, tous les proclamateurs durent s’y mettre. Mes informateurs s’accordent pour la plupart sur le fait que l’adaptation fut complexe, qu’ils trouvent cela bien différent de ce à quoi ils étaient habitués et que ce type de prédication peut parfois être difficile. Par exemple, Naomy (49 ans) trouve maintenant très laborieux d’accomplir les 20 heures par mois de prédication par téléphone et par lettres qu’elle faisait avant par porte-à-porte. D’un autre côté, Elizabeth (48 ans) me souligne qu’elle a l’impression que les gens sont plus à l’écoute depuis le début de la pandémie, qu’ils sont touchés que les Témoins prennent de leurs nouvelles et qu’ils apprécient les pensées consolantes de la Parole de Dieu. Cette dernière connait plusieurs personnes de son territoire (Kitigan Zibi) et elle essaie de personnaliser ses lettres selon les individus, par exemple, en ajoutant un verset biblique qui pourrait les toucher. À Kitigan Zibi, les gens intéressés par les questions bibliques en lien avec la COVID-19 ont aussi tendance à appeler eux-mêmes les Témoins de Jéhovah pour en discuter. Avant la pandémie, ces personnes pouvaient parfois visiter directement les Témoins à leurs résidences pour leur poser des questions sur différents sujets. D’autres Anishinabeg profitent des rencontres fortuites à l’épicerie ou ailleurs pour poser leurs questions ou signaler leur étonnement de ne plus voir les Témoins faire du porte-à-porte dans la rue. Une autre informatrice de Kitigan Zibi (Emma, 22 ans) me dit que la pandémie a généré ‒ pour elle ‒ un contexte fertile pour la prédication par téléphone. En effet, le confinement l’aide à contacter des gens chez eux qui n’auraient probablement pas été là en temps normal. De plus, elle affirme que les personnes inquiètes de la COVID-19, celles qui en subissent les contrecoups (problèmes familiaux, perte d’emplois, anxiété, etc.), de même que les catholiques sont plus réceptifs qu’avant aux messages sur les derniers jours et le Paradis sur terre. Elle pense que les gens ont besoin de plus de réconfort dans cette période difficile, surtout quand ils vivent seuls, et elle est heureuse de pouvoir leur apporter des pensées « positives ».

Les recherches établissant un lien entre les épidémies et la conversion (Bousquet 2008 ; Harkin 1993) ou encore, entre la prophylaxie et la conversion (Inksetter 2017) ne manquent pas. Contrairement à ce que laissait entendre un article récent de Radio-Canada (Tardieu 2020), il est encore un peu trop tôt pour savoir si la pandémie de COVID-19 aura engendré de nouveaux Témoins de Jéhovah à Kitigan Zibi. Pour le moment, les Témoins remarquent effectivement un regain d’intérêt qui se manifeste par une augmentation du nombre de personnes qui ont entamé des séances d’études bibliques. Néanmoins, rien n’indique pour l’instant que ces personnes deviendront Témoins de Jéhovah. Dans tous les cas, ce qui est certain, c’est qu’il s’agit de personnes qui avaient déjà manifesté de l’intérêt pour le mouvement dans le passé et qui ont rétabli le contact avec celui-ci depuis le début de la pandémie. Les « vrais » nouveaux sont donc minoritaires.

Le soutien de la congrégation pendant le confinement

Tous les Témoins de Jéhovah de Kitigan Zibi à qui j’ai parlé m’ont affirmé qu’ils ont pu compter sur le soutien des membres de leur congrégation pendant le confinement. Ce soutien se manifestait évidemment de différentes manières. Par exemple, plusieurs d’entre eux m’ont relaté les nombreuses conversations téléphoniques qu’ils ont eues avec les autres membres de la congrégation : « on s’informe des uns des autres tout le temps » me disait Martina (69 ans). Mais l’appui des membres de la congrégation ne se limite pas aux appels téléphoniques. Par exemple, Elizabeth (48 ans) se mit à écrire des lettres aux frères et soeurs de la congrégation dans le but de les soutenir et de leur partager des versets bibliques qui pourraient les aider. De plus, Annette (64 ans) me raconta que pendant le confinement, ses amis de la congrégation lui faisaient son épicerie et l’appelaient souvent. Elle précise ‒ comme d’autres ‒ qu’une congrégation, « c’est comme une famille ». Les anciens de la congrégation avaient la liste de ses membres et les ont visités pour s’assurer que personne ne manque de rien. Les anciens étaient également affectés à des personnes âgées pour faire leur épicerie et s’occuper de tout autre besoin qu’ils pouvaient avoir. Les gens de Kitigan Zibi ont aussi pu compter sur le soutien de leurs communautés. En effet, dû au manque de soutiens fédéral et provincial, les communautés autochtones au Canada ont rapidement pris elles-mêmes des mesures pour répondre à la pandémie. Elles ont lancé également des initiatives visant à s’entraider, que ce soit à l’échelle communautaire (Kyoon-Achan et Wright 2020) ou panaméricaine (Montgomery 2020). Certains Témoins m’ont ainsi affirmé que plusieurs non-Témoins de leur communauté les ont appelés pour prendre des nouvelles et offrir leur aide. De plus, le centre de santé de Kitigan Zibi (Kitigan Zibi Health and Social Services) a offert des repas chauds tous les jeudis midi aux personnes âgées. Il leur a également proposé de faire leurs courses si ces dernières en avaient besoin. Parallèlement, le centre a instauré un système d’affiches que les gens pouvaient mettre à leur fenêtre pour signaler aux « patrouilles » créées à cet effet que tout allait bien (affiche verte), qu’ils avaient besoin d’assistance (affiche jaune) ou qu’ils se trouvaient en situation d’urgence (affiche rouge). Ainsi, les Témoins de Jéhovah de Kitigan Zibi n’ont pas eu à affronter la pandémie et le confinement seuls. L’Organisation a aussi mis en ligne plusieurs vidéos d’informations et divers articles dont l’un portait ‒ par exemple ‒ sur « comment faire face à l’isolement » (Watch Tower […]). Plusieurs chercheurs ont signalé que les groupes religieux sont ‒ souvent ‒ caractérisés par la redistribution, le partage et l’entraide (Mossière 2006 ; Patterson Sawin 2000 : 173-175) et ce, particulièrement dans le cas des Témoins de Jéhovah (Rosa 2015 ; Wilson 1977 : 116-117). Insistons cependant ici avec Meintel (2010 : 53) sur le fait que cette « convivialité religieuse » s’amplifie au contact du sacré qui a l’« […] effet de rendre plus riches, plus puissants et même plus efficaces les liens de sociabilité qui se développent autour de lui ». Ainsi, la pandémie n’a pas eu comme effet, pour les Témoins de Jéhovah de Kitigan Zibi, de créer de la solidarité et de l’entraide, mais simplement de les rendre plus saillantes.

Les implications de la pandémie sur ma collecte de données

Je dois d’abord dire que ma collecte de données a grandement été facilitée par le fait que les Témoins de Jéhovah ont eux-mêmes déplacé leurs rencontres en ligne. Même si ces derniers avaient pu se rencontrer à nouveau dans leur Salle du Royaume à partir du déconfinement de l’été 2020, il aurait été assez compliqué pour moi d’effectuer ma recherche sur le terrain avec les mesures sanitaires en place. C’est d’ailleurs un des effets les plus intéressants de la COVID-19 sur mon terrain de recherche : je n’ai pas eu à me créer un terrain en ligne ; le terrain s’est lui-même déplacé en ligne et je n’ai eu qu’à suivre. Cette situation pose donc quelques questions terminologiques et méthodologiques.

En premier lieu, il n’y a rien de nouveau dans l’usage d’internet pour faire une collecte de données sur une communauté en ligne (voir par exemple Bousquet 2011), ce qui est connu et établi, au moins depuis Kozinets (1998), sous le néologisme « netnographie ». Il n’y a rien de nouveau non plus à utiliser les outils apportés par internet et les réseaux sociaux (Facebook, forums, courriels, sondages en ligne, etc.) pour étudier un groupe de personnes n’ayant pas nécessairement de présence en ligne lorsque la collecte de données in situ n’est pas possible (Koikkalainen 2012). Ce qui m’apparait nouveau, c’est qu’une communauté qui se réunit ‒ habituellement ‒ exclusivement en personne devienne presque du jour au lendemain ‒ et temporairement ‒ une communauté en ligne, comme ce fut le cas avec les Témoins de Jéhovah. Dans le cas de mon terrain de recherche, je me pose donc la question de la terminologie à adopter. Le terme netnographie désigne une recherche visant une communauté en ligne (Costello et al. 2017). Or, les Témoins de Jéhovah ne sont que temporairement en ligne et reviendront à leur rencontre en personnes aussitôt que l’Organisation le décidera. S’agit-il alors d’un terrain « virtuel » (Koikkalainen 2012) ? À mon avis, les termes « communauté virtuelle » et « terrain virtuel » témoignent d’une conception archaïque d’internet : les groupes en ligne ne sont pas moins réels que les groupes se rencontrant en personne (Pastinelli 2011). Le fait qu’ils se rencontrent sur internet ne change en rien leur caractère de communauté ni, en ce qui concerne les groupes religieux, la validité et l’authenticité de leur expérience religieuse (Meintel 2012). Le vocable « en ligne » me semble donc plus approprié. Je préfère également la locution « terrain en ligne » ‒ que j’emprunte à Pastinelli (2011 : 36) ‒ à « collectes de données en ligne » puisque le terme « terrain » implique de l’observation participante et des entrevues, en somme, de la communication et une relation avec les participants, contrairement à une collecte de données en ligne qui peut se passer efficacement de tout ça, comme dans l’étude de Bousquet (2011).

Ces questions terminologiques traitées, nous pouvons aborder d’autres questions méthodologiques et épistémologiques. Soulignons d’abord les biais liés à ma recherche et à sa méthode. Premièrement, j’ai ressenti certaines limites quant aux possibilités qui m’étaient offertes. N’étant pas sur le terrain en personne, je dépendais du bon vouloir et des restrictions des participants. Si ces derniers ont été très ouverts et généreux de leurs temps, il n’empêche qu’ils décidaient des personnes auxquelles je pouvais ou ne pouvais pas parler. Par exemple, les Témoins ont refusé de me mettre en contact avec d’anciens membres de l’Organisation, par peur que ces derniers puissent en parler négativement. Ainsi, je n’ai pu parler à aucun ancien Témoin, ce qui aurait été intéressant, d’abord pour augmenter le nombre de participants, mais aussi pour que ceux-ci m’expliquent pourquoi ils ont quitté l’Organisation. De la même manière, je n’ai pas pu discuter avec les non-Témoins de Kitigan Zibi pour qu’ils m’expliquent leur perception des Témoins de Jéhovah. Ceci n’était pas lié à un refus des Témoins, mais simplement au fait que je n’avais aucun moyen de contacter ces personnes. Ces deux groupes, anciens Témoins et non-Témoins, auraient pu être rejoints plus facilement si je m’étais trouvé à Kitigan Zibi en personne. Deuxièmement, la dynamique des rencontres hebdomadaires des Témoins par vidéoconférence ne m’a pas permis de tisser de liens personnels avec certains membres de la congrégation. En effet, bien que tout le monde puisse se parler en vidéoconférence, il n’y a pas de place pour une discussion en tête à tête. Ainsi, la méfiance de certaines personnes, surtout des ainés, n’a pas pu être brisée et j’ai dû renoncer à conduire des entrevues avec certains d’entre eux. Enfin, pour des raisons déjà évoquées, je n’ai pas pu faire de porte-à-porte avec les Témoins de Kitigan Zibi. Ce qui limita mon observation participante aux seules réunions hebdomadaires. Le porte-à-porte aurait été « une fenêtre » extrêmement intéressante pour observer la relation entre Témoins et non-Témoins ‒ de différentes confessions ‒ à Kitigan Zibi. En bref, mon indépendance de chercheur et mes possibilités de recherches étaient limitées par ma méthode d’enquête.

Parallèlement, le terrain en ligne comporte certains avantages et inconvénients pour le chercheur. En ce qui concerne les avantages, on peut citer la possibilité de rejoindre par vidéoconférence des gens qui ne vivent pas nécessairement sur les lieux du terrain, par exemple des Témoins anishinabeg ayant déménagé hors de Kitigan Zibi. Par ailleurs, la pandémie a confiné plusieurs personnes chez elles, ce qui les rendaient plus disponibles pour les entrevues et le temps qu’elles pouvaient y consacrer. Également, je n’ai pas eu à sortir de chez moi, ce qui a énormément limité les frais pour ma recherche. Enfin, le terrain en ligne confiné laisse de nombreux temps libres, temps que j’ai par exemple utilisé pour écrire cet article. En ce qui concerne les inconvénients concrets (outre ceux plus limitants mentionnés au paragraphe précédent), on peut citer la difficulté de recruter par vidéoconférence des personnes pour mener des entrevues. De plus, ce n’est pas tous les participants qui avaient internet à la maison et les entrevues téléphoniques comportent des limites, surtout avec les personnes malentendantes. Enfin, un terrain en ligne implique une plus grande difficulté de se positionner comme personne en relation avec les participants, ce que les auteurs anglophones (par exemple Bourke 2014) appellent la positionality (que je conçois ici comme le positionnement du chercheur ‒ genre, classe, religion, origine, etc. ‒ pendant la recherche et la perception de ce positionnement par les participants. La réflexivité, dans cette logique, serait la réflexion sur ce positionnement et ses implications sur les résultats après la recherche). C’est du moins ce dont je me suis vite aperçu quand mes informateurs se sont mis à me questionner sur mes origines et mes croyances religieuses : je n’avais pas eu l’occasion de me présenter autrement que comme chercheur ; de me positionner comme personne. En effet, contrairement à un terrain en personne, le terrain en ligne ne comporte pas de temps morts, en présence des informateurs, qui se prêtent bien au positionnement du chercheur et à la compréhension de la perception de ce positionnement par les participants. Néanmoins, en comprenant la difficulté du positionnement dans des interactions par vidéoconférences, téléphones et courriels, il me semble tout de même possible ‒ sur le long terme ‒ de prendre conscience de la perception que les participants ont de nous. Dans mon cas, ce fut d’abord par les questions de mes informateurs au fil de nos échanges et ensuite en comprenant la nécessité d’en dire plus sur moi et d’aborder directement le sujet que je pus y arriver.

En ce qui concerne les avantages pour les participants, on peut citer les entrevues par vidéoconférence, dans le confort de leur maison, sans la présence physique et parfois « intrusive » du chercheur. Il était beaucoup plus facile pour eux de simplement mettre fin à l’entrevue, quand cette dernière s’étirait, au lieu de me renvoyer ‒ poliment ‒ de chez eux. Un autre avantage pour ces derniers était que ma présence aux rencontres hebdomadaires par vidéoconférence a pu sembler moins intrusive que si je m’étais présenté en personne. Je n’étais qu’une fenêtre vidéo de plus dans leurs galeries Zoom, et non une personne physique « épiant » et notant leurs faits et gestes. En ce qui concerne les désavantages pour les participants, le premier qui me vient en tête est le fait que pour les rejoindre, je ne pouvais pas simplement leur parler lors des réunions et autres activités quotidiennes ‒ comme si j’avais été sur place ‒, mais leur téléphoner ou leur écrire. De ce fait, j’ai sans doute augmenté leur charge de travail et le temps qu’ils devaient me consacrer. Un autre désavantage qui doit être mentionné ici porte sur les questions éthiques et de confidentialité liée à l’utilisation de Zoom pour mes entrevues. Bien que j’aie appliqué les recommandations de l’Université de Montréal pour l’utilisation de Zoom (Benali 2020), je ne suis pas qualifié pour évaluer les répercussions potentielles et futures pour les participants. Je ne peux qu’espérer ‒ peutêtre naïvement ‒ qu’elles seront nulles. Ainsi, mon terrain en ligne m’a demandé plusieurs ajustements. Si certains étaient avantageux, la plupart ont été, dans mon cas, restrictifs.

Conclusion

Contrairement à d’autres groupes religieux (Schreiber 2020), l’éclosion de la pandémie de COVID19 n’a pas profondément entravé les activités religieuses des Témoins de Jéhovah, du fait de leur ajustement rapide aux nouvelles mesures de distanciations sociales établies par Institut national de santé publique du Québec. De plus, contrairement à d’autres groupes religieux (ibid.), les Témoins n’ont joué aucun rôle dans la propagation de la pandémie, et ne se sont pas opposés à la biomédecine occidentale et aux consignes gouvernementales en matière de prévention et de mesures sanitaires. Bien que la réponse de la grande majorité des groupes religieux face à la pandémie ait été en accord avec les mesures gouvernementales en place (ibid. : 11 et 18), force est de constater que les Témoins de Jéhovah ont été exemplaires sur tous les points. On peut expliquer ce phénomène par le fait que les Témoins reconnaissent l’autorité des États et tiennent à y obéir puisque selon eux, les gouvernements terrestres ne peuvent exister qu’avec le consentement de Dieu (Chryssides 2016 : 172). En ce qui concerne la rapidité avec laquelle tous les Témoins de Jéhovah ont déplacé ‒ efficacement ‒ leurs activités en ligne, on peut l’attribuer à leur très grande centralisation et obéissance aux consignes de l’Organisation. De plus, les Témoins avaient déjà commencé à être plus présents en ligne avant la pandémie ‒ sans jamais avoir utilisé Zoom pour leurs activités ‒ avec l’importance croissante accordée à leur site Web (JW.ORG) et leur application (JW Library). On retrouve sur ces plateformes un nombre considérable de publications et de contenus audio et vidéo, comme des films, des allocutions de membre du Collège central, des programmes d’information mensuels et du matériel préenregistré pour la prédication. Il est en effet assez fréquent ‒ du moins il était fréquent avant la pandémie ‒ de voir un Témoin de Jéhovah faire du porte-à-porte muni d’une tablette ou de son téléphone portable pour montrer des extraits vidéos aux résidents. Ainsi, contrairement à d’autres organisations religieuses (Shreiber 2020 : 43-44) le défi du passage aux activités exclusivement en ligne fut moindre pour les Témoins.

Ce qui m’a semblé particulièrement frappant tout au long de ma recherche, c’est la relative sérénité des Témoins de Jéhovah en opposition à l’anxiété que plusieurs personnes ont pu ressentir face à la COVID-19. Cette sérénité ou paix d’esprit m’apparait liée au soutien reçu de leur congrégation, à leur relation avec Jéhovah, à leur rationalisation singulière de la pandémie et aux conseils qu’ils trouvent dans la Bible. Ainsi, l’affirmation de Roberts (2012 : 278), selon laquelle la religion serait souvent moins un système de croyances et de pratiques qu’un système de savoirs pouvant aider concrètement les gens dans leur quotidien s’appliquerait ‒ du moins en partie ‒ dans le cas des Témoins de Jéhovah.