Corps de l’article

En hommage à Ollie Itinnuaq (1920-2013)

Introduction

Dans les Amériques, les épidémies ont causé d’importants ravages, en particulier entre le xive et le xviie siècle, contribuant à ce que l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie a nommé en empruntant l’expression à Woodrow Borah : « l’unification microbienne du monde » (Le Roy Ladurie 1973 : 628). Dans l’Arctique canadien, les arrivants étrangers ont aussi transporté avec eux de nombreux virus qui ont, parfois, atteint mortellement les populations locales, peu ou pas immunisées à ces derniers (Trudel 1991 ; Kroes 1998 ; Morantz 2021). Dans le Keewatin (Kivalliq), une grande région située à l’ouest de la baie d’Hudson, l’une des épidémies qui provoqua le plus de morts fut celle de la poliomyélite qui se produisit pourtant assez tardivement, en 1948. De nombreuses autres épidémies ont eu lieu des siècles auparavant, mais la mémoire orale a gardé peu de traces de ces événements. À partir de sources écrites tirées des archives des Soeurs Grises, de celles des missionnaires Oblats de Marie-Immaculée et de sources orales, cet article propose d’examiner les réactions des Inuit face à cette épidémie. Les archives − les Chroniques de l’hôpital et le codex historicus de la mission − ne disent rien de l’action des chamanes, mais les aînés, eux, mettent en avant leurs initiatives. Ces médiateurs, soulignent les Inuit, jouent depuis toujours un rôle de premier plan pour contrer les maladies. Ils assurent en particulier la circulation de la force vitale qui anime une multitude d’existants (humains, animaux, etc.) et, peut-être, le cosmos tout entier comme cela se produit dans certains régimes animiques. Quel rôle jouaient donc ces intermédiaires dans un contexte de crise et à une époque où, même si les Inuit se convertissaient massivement au christianisme, ils demeuraient encore rétifs aux eschatologies chrétiennes ? Comment une série de décès inexpliqués posaient-ils ouvertement la question d’une déperdition de la vitalité des individus et, subséquemment, de tout leur monde ? Comment cette épidémie a-t-elle été vécue, de l’intérieur, par les Inuit de Chesterfield Inlet ?

L’année 1948 marque un tournant dans l’histoire de la christianisation des régions du Keewatin. D’une part, le 23 avril, elle voit s’éteindre un grand chamane, Étienne Qimuksiraaq, victime d’une crise cardiaque. Dans les Chroniques de l’hôpital, les soeurs notent qu’il y est « bien préparé » et a « un grand désir d’aller voir le bon Dieu ». Dans le codex historicus de la mission, le chroniqueur observe en effet quelques jours avant sa mort, le 19 avril, qu’ : « Étienne se décide à entrer à l’hôpital. Une fois placé sur son lit, il s’imagine être déjà au Paradis, il cherche Saint Pierre, Saint Paul, Ste-Thérèse, etc. et entonne avec les anges “Ungagilaurlagit Jesusegaˮ [Que je t’aime, mon Jésus] ». La soeur Cécile Bisson, qui lui a donné son tout premier bain, et sa consoeur Aline Levasseur ne tarissaient pas d’histoires à son égard. Soeur Levasseur, qui ne pouvait pas communiquer en Inuktitut avec lui, nous a relaté une anecdote un tantinet cocasse :

Fait que moi, je pouvais pas tellement lui parler, rien que par signes. Mais je faisais toujours le sourire. En arrivant je lui souriais, dans sa chambre. Le soir, j’allais fermer les toiles puis lui demander si il avait besoin de quelque chose. Il s’est couché comme cela là, puis il m’a montré son lit, [on entend soeur Levasseur qui tape avec sa main sur le bras de la chaise]. Il voulait que je couche avec lui. Fait que j’ai fait cela de même [signe de non], pis j’ai passé la porte, pis j’ai fait byebye, pis j’ai pas répondu. [rires] Fait que le père est venu le lendemain. Il me dit, « Puis, comment vous arrivez avec le sorcier ? ». J’ai dit : « Je lui donne tout ce qu’il a besoin. Y a rien qu’une chose que je lui ai refusé… ». Pis je lui ai conté cela, pis c’est cela, y voulait que je couche avec lui, […]. Fait que, y dit, je vais aller le trouver. Fait qu’il lui a dit : « La soeur elle se couche jamais avec les hommes, jamais, jamais, il dit, demandes-lui pas cela ». Ensuite quand j’allais dans sa chambre, il me faisait un beau sourire, puis il me faisait un byebye, puis on s’en allait..[rires].

Entrevue avec la soeur Aline Levasseur, 5 mars 2004

Cette année 1948, un deuxième grand événement se produisait aussi du côté des évangélisateurs. D’une part, la communauté reçut le 29 juillet la visite du père Léo Deschâtelets, supérieur général des Oblats, accompagné de Monseigneur Lacroix, l’évêque du diocèse. Aux yeux des Oblats, cette visite ouvrait une nouvelle ère. D’autre part, le 4 août, Pélagie Pulvalerak, une jeune Inuk originaire de Cap Esquimau (Arviat), fit son entrée au postulat des Soeurs Grises. C’était la première fois dans l’histoire qu’une Inuk prenait l’habit. Ces événements illustrent donc l’avènement d’une époque nouvelle marquée par une sorte d’étiolement du chamanisme et par de nouveaux espoirs en matière d’implantation du christianisme.

L’éclosion d’une épidémie de poliomyélite constitue le troisième grand événement qui, cette même année, marquait tragiquement la communauté de Chesterfield Inlet et, bientôt, toute la région.

Avant de poursuivre, revenons brièvement sur l’histoire de la christianisation dans le Keewatin. Les Oblats établissent une première mission permanente à Chesterfield Inlet en 1912, à l’initiative du père Arsène Turquetil. Certes, avec la circulation des Bibles et suite à des contacts sporadiques avec plusieurs missionnaires catholiques et anglicans, les Inuit connaissaient déjà des éléments du christianisme. Les premières années de la mission catholique furent néanmoins difficiles en raison de l’opposition féroce des chamanes, peu enclins à s’accommoder aux nouveaux rituels chrétiens qui, selon eux, font fuir le gibier. La situation change après que plusieurs chamanes, et notamment Joseph Tuni, aient accepté de se convertir. Les deux premiers missionnaires évoquent alors ce qu’ils nomment : « le miracle de Ste-Thérèse de Lisieux ». Le 29 octobre 1916, le père Turquetil observe :

Assistance nombreuse 24 le matin. Sermon du Curé contre sorcellerie et velléités de conversion. (La veille, il y a eu sorcellerie dans le camp). Après-midi Kenepitus, hommes et femmes, viennent pour échapper au sermon du matin. Tupperalak, Peter, Dooley. Je lis l’évangile du jour en Anglais, puis en Esquimau et de là, pars à fond de train sur ceux qui ne veulent pas croire, ou bien prétendent croire et vouloir aller au ciel et en même temps croient à la sorcellerie et font autres choses condamnables. J’apprends que Tunny a refusé́ dans le camp de se faire sorcier.

Codex historicus de la mission

La partie n’est donc pas facile en raison de la prégnance « des sorciers ». Le 18 novembre 1916, Turquetil se heurte cette fois au poids que ses catéchumènes prêtent aux rêves. Il s’en plaint dans le codex historicus de la mission, laissant apparaître son approche :

Ces catéchumènes rêveront dans le sens du catéchisme entendu, et prêcheront volontiers leurs rêves. À ces deux choses il faut s’opposer dès le début, alors j’appuie sur le rôle du prêtre qui seul peut administrer sacrements et ainsi justifier notre âme − Sans prêtre, pas de religion. Sans religion pas de salut. Avec la vraie religion, pas de superstitions.

Ibid.

Les missionnaires affichent, ici, peu d’ouverture face aux traditions des Inuit. Plus tard, cette attitude changera de façon drastique. Monseigneur Turquetil, par exemple, demandera une dispense à Rome pour autoriser exceptionnellement, en raison des pratiques coutumières des Inuit, le mariage des impubères.

Dans les années 1920 et 1930, la christianisation progresse à grands pas. Les anciens chamanes, tels que Jean Ayaruaq ou Taliriktuq (Taleriktok), se rallient au christianisme. Converti très tôt, le premier deviendra un pilier de l’Église catholique à laquelle il rendra de nombreux services et qui, en retour, l’enverra à Rome. Le second, qui reçoit le baptême le 29 juillet 1934 (APN, CHSTEJ : 103), restera une grande figure dans la mémoire des Inuit. Ses performances chamaniques ont marqué les esprits. Selon Felix Kopak (2001), ces derniers se souviennent par exemple qu’il mit un jour au défi le père Papion de faire apparaître autant de caribous que lui. Sa conversion se produisit quelques mois après le décès de sa belle-fille, Tirisikuluk (Theresikuluk), en mars 1934. Il s’était opposé à cette femme pieuse qui souhaitait le convertir. Le père E. Fafard lui rendra de nombreux hommages, la surnommant « la petite fleur » de Chesterfield Inlet, voyant en elle une « jeune esquimaude catholique modèle » (Fafard 1943 et 1977).

Dans la communauté d’Igluligaarjuk, la christianisation s’est accélérée avec l’arrivée des Soeurs Grises à qui les Oblats ont demandé de venir s’occuper d’un hôpital qui a ouvert ses portes dès leur arrivée, en 1931 (Michaud 2004). L’établissement est apprécié des Inuit. Il accueille rapidement de nombreux patients et infirmes. Un docteur permanent s’y installe en 1934 et une dizaine de médecins se succèdent ensuite, jusqu’en 1958. Les relations de ces derniers avec le personnel missionnaire ne sont pas toujours faciles. Dès le départ, le père Turquetil impose aux médecins d’accorder une place aux indigents. Il obtient gain de cause et on lui confie, pour cela, une aile de l’hôpital spécialement réservée aux personnes âgées et aux handicapés (Choque 1987 : 31-32). Au cours des années 1940, la communauté chrétienne s’organise et devient la capitale du Vicariat de la baie d’Hudson. De passage à Chesterfield Inlet au lendemain de la guerre, l’ethnologue suisse Jean Michéa (1949 : 99 et 101) observe que les missionnaires ont, dorénavant, remplacé les chamanes (Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2010). Pourtant, comme le confirme le codex historicus de la mission, plusieurs continuent d’opérer dans l’ombre. Le 1er janvier 1944, un missionnaire l’écrit : « Le début de cette nouvelle année est marqué par un sermon de Mgr Turquetil sur sorcellerie et danses, etc. ». Le 3 avril 1948, une indication à peine sibylline apparaît au sujet du chamane Anaqqaq, célèbre pour les récits qu’il offrit jadis à Knud Rasmussen : « Le vieux Anark’ak est la cause de tout ce drame ; sa vie est pourrie de superstitions qui agacent bien son gendre ».

En cette fin 1948, avec l’épidémie de poliomyélite, Chesterfield Inlet va toutefois connaître des événements tragiques d’une tout autre ampleur. Précisons qu’à l’époque, les missionnaires gèrent l’ensemble de la communauté, l’État canadien n’étant présent qu’au travers de quelques policiers.

L’objet de cet article est d’examiner les réactions des Inuit et celles de leurs chamanes face à cette épidémie mystérieuse, puisqu’il faudra plusieurs mois pour l’identifier. Nous laisserons de côté le volet sanitaire à proprement parler, de même que le rôle des missionnaires et des médecins[1]. Il s’agira plutôt de voir, du côté des Inuit de l’époque, comment cette épidémie agit comme une sorte de révélateur à la fois des tensions qui émergent avec les transformations religieuses, mais aussi de la capacité des chamanes à pouvoir encore intervenir comme des médiateurs pour aider les Inuit. Les années 1950 sont marquées par la sédentarisation et l’occidentalisation. Dans un premier temps, les débuts de l’épidémie de poliomyélite de 1948 seront présentés à partir des archives des soeurs missionnaires, témoins directs et en première ligne de ces événements. Dans un deuxième temps, le cas de Nagjuk et de son activité chamanique sera examiné en se basant, ici, sur les souvenirs de quelques aînés. Une troisième et dernière partie ouvrira la réflexion sur un versant encore méconnu du chamanisme, à savoir l’importance de la force vitale et la pratique d’un auto-sacrifice.

Les débuts de l'épidémie de poliomyélite de 1948

La chronologie des faits

C’est à la fin de l’automne 1948 que les Soeurs Grises perçoivent les tout premiers moments de ce qu’elles décrivent comme une mystérieuse épidémie. Dans les Chroniques de l’hôpital de Chesterfield Inlet, les faits apparaissent le 1er décembre 1948 :

Honoré Aggiark revient de soir avec la triste nouvelle que 5 adultes, 3 hommes et 2 femmes sont morts il y a 15 jours dans le camp où il est allé conduire le Père Charles Choque. Quel deuil, le Père ne trouva-t-il pas là, 5 grandes personnes étaient mortes les 16, 17, 18 novembre en l’espace de 36 heures à peu près. Il trouva là des coeurs affligés, des souffrants, des angoissés, des misérables. Quelle ne fut pas leur joie en voyant arriver un Père. Une jeune fille de 14 ans et deux jeunes enfants, 5 ans et 2 ans pleurant un père et une mère ; une jeune femme pleure son mari, un vieillard pleure sa femme et son grand fils adoptif. En plus, deux autres familles dans lesquelles, il y a un peu de maladies, les enfants n’ont pas été atteints. Ils pleurent, ils ont faim, ils ont froid, ils s’ennuient, depuis 12 jours ils sont seuls à porter leur deuil, personne en état de venir avertir. Le Père leur prodigua les secours de notre sainte religion et tous les engagements, encouragements que peut donner un coeur de prêtre, il partagea aussi la part de nourriture qu’il avait avec lui, et demeure là pour continuer à les encourager.

APN, CHSTEJ : 398

Le codex historicus de la mission de Chesterfield Inlet confirme ces détails et indique que « Soeur Bisson envoie tout de suite un message au Dr. Moody, à Tavanee ». Médecin et prospecteur, J. Moody qui est en poste (il le restera jusqu’en 1949) répond qu’il croit à un empoisonnement mais que les malades doivent, par précaution, être isolés des autres.

Avec les premiers décès, toute la population de Chesterfield, Blancs et Inuit, paraît bouleversée. Une soeur l’écrit :

Comme l’on craint une maladie contagieuse, l’on donne un gargarisme à chaque Esquimau et on leur indique les moyens à prendre pour se préserver et pour éviter la contagion, si contagion il y a. Le Sergent est averti immédiatement, et dès ce soir aussi on commence à prévoir quel sera le meilleur moyen de secourir ces pauvres gens, 17 en tout. […]

Nos deux pauvres vieilles aveugles sont bien affectées dans leur affection maternelle. Notre vieille Hélène Panniruluk pleure un fils, Guy Arpaorsork, le seul fils qu’il lui reste sur la terre. Notre vieille Suzanna Attitak pleure une fille Célina Maliki, son beau-fils Guy Arpaorsork et son plus jeune fils, Victor Aakuluk. Ces pauvres vieilles ont beaucoup de chagrin, mais se consolent en pensant que bientôt elles iront les rejoindre au ciel. Les autres victimes sont Marguerite Amauyark et son fils Paul Otok’ark, son fils adoptif. Paulina Ullursik qui apprit la mort de son père, de sa mère et de son oncle étant inconsolable, son mari étant absent, nous la gardons avec nous jusqu’au retour de celui-ci.

Ibid.

Ces identifications précises permettent de suivre l’épidémie de très près et suggèrent d’importants chocs émotionnels pour la population. Honore Aggiark, qui était à l’époque le guide du père Charles Choque, livre plus de détails encore :

La mort a été très rapide, apparemment, ils n’étaient pas malades, seul un mal de gorge qui se traduisait par un assèchement qui devenait de plus en plus intense, paralysie de la langue, des membres et la mort. Tous sont morts en priant. Victor qui est mort le premier a demandé à sa femme, Marie Nanertok, plus connue sous le nom de Lisy, de lui chanter son cantique préféré Uwamnikit. Lui-même chanta un couplet. Ensuite, il demanda « Je ne veux pas vous donner du trouble, mais je voudrais bien être conduit chez les Soeurs », ce furent ses dernières paroles ; c’est bien consolant de voir ces pauvres gens comme ils meurent dans de bonnes dispositions, quand même ils sont éloignés du prêtre et de tout secours religieux.

Ibid. : 399

Les défunts sont enterrés avec les moyens du bord et selon les coutumes locales :

Le premier est mort le 16, trois sont morts le 17 et le dernier est mort le 18 au matin. Pour le premier, ils trouvèrent assez de bouts de planches pour lui faire une boîte, mais les autres ont été revêtus selon la mode esquimaude, de leurs habits et enroulés dans des peaux de caribou et couvertures de lits et enrochés de cette façon. D’après la coutume esquimaude, tout ce qui a appartenu au mort doit être mis de côté ou enroché avec lui, c’est ce qui est arrivé, car la jeune femme écrivait qu’elle n’avait plus qu’une couverture de laine pour toute couverture et qu’elle avait froid, les enfants n’en ont guère plus.

Ibid. : 399

Le 2 décembre, les soeurs indiquent qu’un médecin viendra dans quelques jours mais qu’en attendant, elles ont reçu la consigne de chercher les survivants et de mettre en oeuvre une série de mesures d’isolement.

Le docteur a répondu au message qu’on aille chercher les survivants, qu’on les isole à leur arrivée et d’amener un corps pour faire l’autopsie, que lui, viendra dans 2 ou 3 jours, en avion. La mission, le Sergent Hamilton et la Compagnie se coalisent pour trouver des hommes et des traînes pour aller chercher ces pauvres Esquimaux.

Ibid. : 399

Le vendredi 3 décembre 1948, une première équipe se lance dans la toundra :

De bonne heure, ce matin, 3 traînes se dirigent vers le Sud avec nourriture, vêtements et instructions pour les ramener tous. Ici, d’autres hommes construisent des iglous qui leur serviront d’abri jusqu’à l’arrivée du médecin.

Samedi 4 décembre 1948 :
Vers 4.30 heures du soir, les traînes arrivent avec les survivants du camp, 17 personnes en tout. Le Père Choque revient immédiatement ici ; après une bonne désinfection, il rentre dans la vie normale, tandis que les autres sont isolés sur une pointe jusqu’à l’arrivée du médecin. La police pourvoit à leur subsistance.

Ibid. : 399

Le médecin arrive enfin le mardi 14 décembre 1948. Selon le père Charles Choque qui garde un souvenir ému de cette tournée de sauvetage en traîneau à chiens (Choque 2006), les premières conclusions suggèrent la thèse d’un empoisonnement à la ptomaïne, un alcaloïde toxique trouvé dans les viandes avariées (Choque 1987 : 37). Les soeurs écrivent dans leurs Chroniques :

L’avion qui amène le docteur arrive à 2.30 heures, cet après-midi par un temps assez mauvais. Nous recevons aussi du courrier. Le docteur examine tous les Esquimaux de la Pointe et les a sortis de l’isolation ; il doit faire l’autopsie durant le cours de la nuit, maintenant nous croyons plus à de l’empoisonnement qu’à une maladie contagieuse.

Ibid. : 398-400

Les fêtes de Noël et celles de la fin d’année passent. Le 21 février, le docteur Moody, qui est une nouvelle fois en visite à Chesterfield, décrète une quarantaine par précaution dès le jour suivant, faisant face à de nouveaux malades paralysés. Cette fois, le doute reprend de plus belle.

La poliomyélite ?

Un peu plus tard, cette même année 1949, le docteur établit finalement le diagnostic, il s’agit d’une épidémie de poliomyélite. Mais la situation interroge. Avant que le docteur Moody n’ait identifié le virus de la polio, les gens pensaient qu’il aurait aussi pu s’agir du syndrome de Gillain-Barré, expliquent les soeurs. Moody lui-même a fait remarquer que la polio affecte d’habitude les gens qui vivent en pleine chaleur, mais pas à -40°C : « La polio est connue comme une maladie qui attaque les gens dans des périodes de chaleur. Or, elle a affecté Chesterfield Inlet lors d’une période de froid intense » (Moody 1995 : 117). Aussi, alors que la durée d’incubation de ce virus est normalement de 15 jours au moins, écrit-il, ici à Chesterfield, « les gens mouraient dans les six premières heures de leur infection » (Moody 1995 : 117).

Les Chroniques de l’hôpital indiquent que l’épidémie a pris beaucoup d’ampleur au début de l’hiver :

Dimanche 13 février 1949
Tous les Esquimaux étant plus ou moins malades depuis quelques jours, aujourd’hui, la maladie s’aggravant d’heure en heure, un message est envoyé au docteur Moody, présentement à Tavani.

Lundi 21 février 1949
La maladie fait des victimes, trois sont morts dans le cours de la nuit. Plusieurs autres sont gravement atteints. Le docteur Moody arrive vers midi par l’avion Arctic Wings. Dès son arrivée, il visite tous les Esquimaux de l’hôpital et du dehors, cependant sans se prononcer sur le diagnostic. Il ordonne de prendre toutes les précautions pour éviter la contagion, il s’agit bien de maladie contagieuse.

Mercredi 23 février 1949
Les Esquimaux continuent de tomber plus ou moins gravement atteints, plus ou moins paralysés. Le docteur Moody, ayant communiqué avec Ottawa, impose la quarantaine dans tout l’Arctique. Ottawa se prépare à organiser une envolée de secours.

Lundi 28 février 1949
Le mois se termine en enregistrant 12 mortalités depuis le mois de février et par une moyenne de 43.8 degrés sous zéro. Les noms des disparus sont : Angotik, Gemma Kikkierk, Martin Tinnuadluk, Thérèse K’au, Henri Ak’carok, Célina Kakortinerk, Simon Tautu, Hélène Panniruluk, Michel Apak, Juliette Pissukte, Agatha Kussugak, Emma Igviksak.

APN, CHSTEJ : 406

Le mercredi 2 mars, les soeurs notent qu’un gros avion, un Dakota à deux moteurs, arrive vers midi avec cinq spécialistes qui doivent diagnostiquer la maladie. Il s’agit du docteur Peart, épidémiologiste du département de la santé à Ottawa, et de quatre collègues médecins de Winnipeg : le docteur Adamson, directeur du département de médecine à l’Université du Manitoba ; le docteur Wood, superintendant du département de la santé ; le docteur Smillie, major RCAFC Prairie Command ; et le docteur Wilt, assistant pathologiste de l’Hôpital général de Winnipeg. Dès leur arrivée, l’équipe commence les examens des malades et procède à des analyses. À la première ponction lombaire, le diagnostic est trouvé : il s’agit bien de la poliomyélite. Le mal est causé par le poliovirus qui attaque le système nerveux et se transmet par de l’eau, des aliments contaminés ou par contact avec une personne atteinte. La maladie est grave et mortelle. Elle peut entrainer en quelques heures des paralysies irréversibles.

Ce même jour, les soeurs notent que la série de décès se poursuit, parmi lesquels figure un chamane :

Le vieux Jérôme Nagjuk meurt chez lui, dans l’iglou, vers 2 heures pm. Le docteur Wilt fait l’autopsie et ses recherches confirment la poliomyélite. Une assemblée est tenue ce soir à la Police pour discuter de la maladie, de sa provenance et des moyens à prendre pour l’enrayer. On suppose que le père Dionne aurait pu apporter la maladie, car il y a encore des malades au Cap Esquimau et à Padlei. Ils décident d’amener les plus paralysés à Winnipeg.

Ibid. : 406

Quoi qu’il en soit, de nouvelles dispositions s’imposent :

Dimanche 6 mars
Il faut avertir et les parents et les partants au nombre de 13. Tous s’y opposent ; il nous faut les encourager et les décider de partir dans l’espoir de leur guérison ou de leur plus grand bien. Les partants sont : Victor Samurtok, Simon Kolit, Pierre Karlit, Thomas Samutok, Augustin Sudiutor, Simeon Yarark, Philemon, George Tanuyark, Léonie Piktaosar (connue aussi sous le nom de Leonie Putulik) et Mélanie Milluk.

Ibid. : 407

Pour l’équipe médicale, le décès de Jérôme Nadjuk confirme bien la présence de la poliomyélite. Mais aux yeux des Inuit, comme le prouve la tradition orale, partir dans le sud du Canada n’est pas une solution et la mort de Nagjuk revêt une tout autre signification…

La mémoire de Nagjuk et le chamanisme Netsilik

Nagjuk, le chamane

Interviewé par Marco Michaud, Honore Aggark indique qu’il se souvenait qu’un vieillard était arrivé d’une autre communauté en pleine épidémie. À l’époque, Aggark n’a pas été en mesure de retrouver le nom de ce vieux visiteur dans sa mémoire, mais il est le premier à relever le fait que ce dernier voulait s’offrir en sacrifice : « le vieil homme disait que le jour où il mourrait, les gens commenceraient à guérir et ne mourraient plus » (Michaud 2004). Selon d’autres Inuit, Nagjuk avait indiqué que ce désastre se produisait du fait que, depuis leur conversion, les gens ne respectaient plus les tabous et transgressaient trop de règles, ce qui avait engendré une vengeance des esprits. D’autres entretiens avec des aînés à Rankin Inlet convergent sur plusieurs points.

Félix Pisuk a relaté les faits dans les détails. Il rappelle tout d’abord que Nagjuk faisait partie des grands chamanes de l’époque, connus et réputés pour leurs actions.

Nagjuk était le beau-frère de mon père. Qimuksiraaq, son frère, Nagjuk et la femme de Qimuksiraaq étaient tous des angakkuit [des chamanes]. Qaviajak, mon oncle Ujjuk et mon père Inuksuk l’étaient également. C’étaient quatre angakkuit très puissants, en particulier Qaviajak, que j’ai vu en personne. Elle pouvait reculer dans le mur et entrer par la porte. J’en ai vu plusieurs parmi eux chamaniser mais il y en avait deux qui étaient très puissants. Mon oncle chassait la maladie, que ce soit chez un enfant ou chez un adulte. Il allait voir la personne et identifiait les actes répréhensibles qu’elle avait commis. Par temps clair comme celui-ci, il utilisait une sorte de burin parce qu’il n’aimait pas utiliser ses mains. Il prenait le burin et le plaçait dans une zone sans traces de pas. Il l’utilisait pour tuer les tuurngait [les esprits auxiliaires des chamanes]. Le burin s’élevait du sol et se plaçait à l’horizontale, et il se déplaçait ainsi dans les airs. Ensuite, il commençait à couler du sang. Je ne mens pas. J’ai vu cela moi-même. Je ne croyais pas beaucoup aux capacités de mon père en tant qu’angakkuq, mais lui aussi en avait.

Oosten et Laugrand 2002 : 46-7

Pisuk en vient ensuite à l’épidémie de poliomyélite et à l’annonce prémonitoire de Nagjuk :

Un jour, il y a eu une maladie à Igluligaarjuk où de nombreuses personnes mouraient. Une nuit, trois personnes sont mortes. Pendant la semaine, il y en avait une ou deux qui mouraient chaque nuit. Dans notre région, nous avons également une zone que nous appelons Umingmattuq. Avant que cela ne commence, Nagjuk était là et il a dit : « Il va y avoir beaucoup de morts à Igluligaarjuk » […]

Après Noël, nous sommes allés à Igluligaarjuk depuis l’intérieur des terres. C’est à ce moment-là que les gens ont commencé à mourir. Nagjuk a dit que la chose qui causait les décès était à Qimmirjuaq et se rapprochait. Il a dit qu’il l’arrêterait parce qu’elle se rapprochait. De nombreuses personnes l’encourageaient à le faire. Les jeunes disaient : « Arrêtez ! Arrêtez ! Arrête ça ! Arrête ça ! ». Je suis désolé que sa femme et son fils ne puissent pas être ici pour entendre cela parce qu’ils ne sont plus en vie. Ils lui ont dit : « Personne ne va croire que tu l’as fait. Ne fais pas ça ». Son fils a alors dit : « Pourquoi voudrais-tu prendre la peine de faire ça. Personne ne va croire que tu peux le faire. Après avoir dit cela, Nagjuk a arrêté de se préparer à le combattre. Il a dit : « Ma femme m’a dit de ne pas faire ça, donc je ne peux pas le faire maintenant ». Beaucoup de gens voulaient qu›il arrête la maladie, mais il n›a rien fait. Après, pendant une semaine, il y a eu deux morts chaque nuit. Le père de Henry et moi étions les seuls à nous promener.

Oosten et Laugrand 2002 : 46-47

Aux yeux de Nagjuk, à l’époque, la source du mal est donc mobile, elle avance et sème la mort. Elle évoque peut-être la figure d’un esprit mauvais, quoique Pisuk ne le nomme pas.

La police aurait alors demandé aux Inuit de déplacer les corps inertes :

La police nous a demandé d’aller emporter les cadavres. Nous essayions d’enterrer les morts le plus tôt possible, mais comme c’était l’hiver et que la terre était gelée, nous avons dû commencer à les entasser dans un bâtiment froid. Il y avait des cercueils en construction à l’hôpital. Certains des corps étaient juste enveloppés dans un linceul. Nous avons ramené tous les corps au même endroit. Je ne me souviens pas combien de personnes sont mortes.

Ibid. : 46-47

Et Pisuk de revenir sur la personne de Nagjuk :

Nagjuk vivait dans la dernière maison. Son petit-fils était décédé la veille. Il y avait aussi une autre personne qui était tombée malade. Nagjuk n’était pas du tout malade. Il se rappelait ce qu’il avait dit. Il a dit : « Je ne peux rien faire, parce qu’on m’a dit de ne pas le faire. Toute ma famille va mourir. Ce n’est que si je meurs qu’ils peuvent survivre ». Il parlait en Nattilingmiutut, et il a dit que ce n’était que s’il mourait qu’ils vivraient. Quand je l’ai vu, il avait l’air bien. J’ai cru ce qu’il a dit, mais le père d’Henry et moi venions de partir. Il nous l’a dit pendant la soirée. Le lendemain matin, nous avons commencé nos visites à 7h00. Ceux qui sont tombés malades sont morts le dos arqué parce qu’ils mouraient de la polio.

Ibid. : 46-47

Pisuk rapporte alors des changements :

Nous avions l’habitude de rendre visite à ceux qui étaient tombés malades, sachant qu’ils seraient morts le lendemain. Ce jour-là, nous sommes allés dans les maisons de ceux qui étaient tombés malades, mais ils étaient tous vivants.

Lorsque nous avons commencé à faire cela, il était très difficile de s’occuper des cadavres, mais nous nous y étions habitués. Nous bavardions lorsque nous sommes entrés dans la maison de Nagjuk. Sa femme pleurait. Elle a dit : « Mon mari a cessé de respirer ». Mon compagnon qui était plus âgé que moi, le père d’Henry, a dit : « Hiiruluuk, Oh, que c’est triste ». Nous l’avons enveloppé. Quand on l’enveloppait, il semblait aussi léger qu’un enfant. Certaines personnes peuvent être très lourdes, extrêmement lourdes. Ayant traité de nombreux corps, j’ai appris cela. C’était un homme âgé. Son corps était aussi léger que celui d’un enfant. Il n’était cependant pas émacié. Nous l’avons mis sur le qamutiik (le traîneau). Son fils était avec nous. Nous avons toujours amené les corps à l’église en premier. Le père Courtemanche était là. Il nous a dit d’emmener le corps dans une maison vide. Nous l’avons emmené là-bas. Nous nous sommes habitués à nous lever à 7 heures du matin. Nous avons recommencé nos tournées mais personne d’autre n’était mort. Les gens avaient commencé à guérir. Quand Nagjuk a déclaré que le seul moyen d’empêcher plus de morts était sa propre mort, je le crois. On lui avait dit de ne pas empêcher les morts de son vivant.

Ibid. : 27

Tout semble donc indiquer que le vieil homme mentionné ci-dessus par Aggark est bien Nadjuk (Nagjuk), un chamane plus puissant que le célèbre Qimuksiraaq. Le témoignage d’Itinnuaq confirme celui de Aggark en ce qui a trait au « sacrifice » de Nagjuk :

[Nagjuk a dit] C’est seulement si je meurs qu’ils pourront survivre. Nous avons recommencé à faire nos rondes mais personne n’était mort. Les gens avaient commencé à guérir. Je le crois quand Nagjuk affirme que le seul moyen d’éviter plus de morts était de mourir lui-même ».

Ibid. : 47-48

Felix Kopak, de Naujaat, a raconté que Nagjuk avait remarqué que tous les chamanes mourraient très vite à l’époque, et qu’il aurait dit : « Quelque chose est en train de tuer nos chamanes, je vais y mettre fin en commençant par moi-même. Et il est mort » (Kopak 2001).

À l’époque, Ollie Itinnuaq et Kablalik ont eu la charge de ramasser les corps. Selon Itinnuaq, c’est à partir de cet instant que les gens auraient commencé à guérir.

Job Murjungniq, un aîné ahiarmiut d’Ennadai Lake, raconte sa propre guérison miraculeuse opérée cette fois par une grande chamane :

À une certaine époque, il y a eu une épidémie de polio. Vous pouvez voir les cicatrices sur mon cou juste ici et sur ce côté du cou aussi. Ça commence d’un côté et ça sort de l’autre. C’était le travail d’un angakkuq [un chamane]. […] La mère d’Aqmak était une angakkuq. Elle a dit à mon père de ramasser des cristaux de glace sans les faire fondre. Elle a dit à mon père de les mettre dans la paume de ses mains et que si les cristaux de glace fondaient sur le chemin du retour, je ne vivrais pas. Elle a dit à mon père : « Va chercher trois fins cristaux de glace et mets-les sur la paume de tes mains ». Il a fait cela et les a ramenés sans les faire fondre. L’angakkuq a alors dit : « Si les cristaux de glace fondent, il mourra, et s’ils ne fondent pas, il vivra ». L’angakkuq a pris les cristaux de glace et quand elle les a vus, ils n’avaient pas fondu. Le premier a traversé mon cou sans fondre. Elle a mis le deuxième, et encore une fois il a traversé l’autre côté. Le troisième, elle l’a mis juste derrière mon oreille, à travers ma tête, et il a également traversé sans fondre. Puis elle a mis les cristaux à l’extérieur. C’est ainsi que j’ai pu survivre. Je vous dis la vérité parce que vous avez posé une question sur les angakkuit.

Oosten et Laugrand 2010b : 140

De nouveau, l’épidémie de poliomyélite a clairement suscité des actions chamaniques associées à des guérisons. En somme, la tradition orale des Inuit interprète d’une autre manière l’épidémie de poliomyélite. Elle la relie à la fois à des esprits et aux substances, les chamanes étant ici les premiers concernés, les personnages les plus habilités à faire face à la colère des esprits.

Les pratiques chamaniques de Nagjuk et leur transmission

Revenons sur les pratiques chamaniques et leur résilience. Dans un autre entretien, Pisuk a rapporté plus de détails sur les gestes de Nagjuk, capable de tuer des mauvais esprits :

Qimuksiraaq et son frère Nagjuk étaient ceux que j’ai vus. Ils exécutaient en fait le sakaniq. C’étaient deux frères qui vivaient à Igluligaarjuk. Ils essayèrent un jour d’éloigner les causes de la maladie. Nagjuk avait un chant. C’était le chant de l’unikkaaqtuaq [l’histoire] de Kaugjagjuk [le héros orphelin]. L’autre avait une pipe. L’un d’eux a chanté un ajaajaa et l’autre a mis du tabac dans sa pipe pour qu’il puisse aider son jeune frère. Je pouvais voir l’index de Nagjuk devenir tout rouge. C’était du sang qui coulait. Nagjuk était beaucoup plus actif que son frère. Deux personnes sont allées voir Nagjuk et ont soufflé une bouffée d’air rapide en lui tapotant l’épaule. Quand ils ont allumé la lanterne, ses mains étaient pleines de sang. Il s’est rincé les mains avec l’urine de mon oncle. Ils disaient que c’était du sang de tuurngaq. C’était très intéressant à voir. Ils exécutaient le sakaniq lorsqu’ils essayaient de déterminer les actes répréhensibles qu’une personne avait commis. Quand une personne admettait les actes répréhensibles qu’elle avait commis, les angakkuit les oubliaient aussitôt. Ils aimaient aider ceux qui avouaient rapidement leurs fautes. Sakaniq n’est pas quelque chose à prendre à la légère. C’est parce que j’étais enfant que j’ai fait semblant de faire cela. Je ne peux pas vous dire si mes parents ont fait ça ou non. C’était quelque chose de très sérieux. On nous a dit en fait de ne pas s’en moquer. Quand ma mère m’a entendu faire semblant de sakajuq, elle m’a dit que j’allais être tué par Anautalik. Elle m’a dit de ne jamais faire ça, donc je n’ai plus jamais réessayé.

Oosten et Laugrand 2002 : 146-147

Pisuk rapporte l’un de ses chants :

Lorsque nous étions à Igluligaarjuk, Qimuksiraaq et son frère Nagjuk essayaient de se débarrasser de la maladie. Qimuksiraaq avait un lapin comme tuurngaq [esprit auxiliaire chamanique]. Il disait que c’était un pisukti, un animal qui marche sur la terre. Il disait qu’il ne l’utilisait pas pour chamaniser mais seulement pour de la démonstration. J’ai entendu dire que Nagjuk essayait de se débarrasser de son tuurngaq en utilisant Kaugjagjuk comme un auxiliaire. Qimuksiraaq a juste allumé sa pipe. Je vais vous montrer ces gestes. Il a pointé son index et a commencé à entamer son chant.

sunaili tamanna qairajaa&&aqpa.

Qu’est-ce, qu’est-ce qui est en train de m’arriver ?

uvangaliguuq ai pisuktiugama.

On dirait que c’est moi, car je suis un marcheur.

Voilà ce que chantait Qimuksiraaq. Ensuite, son doigt devenait ensanglanté et du sang commençait à couler.

Ibid. : 152

D’ailleurs, les soeurs Cécile Bisson (2004) et Cécile Levasseur (2007) se souviennent très bien de Qimuksiraaq qu’elles considéraient comme un prestidigitateur quand, à l’hôpital, il leur faisait voir sa bouche avec des dents de morses. Plus de 36 ans après l’ouverture de la mission catholique en 1912, les chamanes inuit opéraient donc encore à Igluligaarjuk.

Felix Pisuk, lui, a précisé que même s’il n’était pas chamane, il avait hérité de capacités transmises par son oncle Nadjuk et pouvait les mobiliser au besoin : « Quand Nagjuk essayait de faire de moi un angakkuq, il ne m’a fait que naattiijuq, soit observer une période d’attente de trois jours. Pendant ce temps, je ne devais ni manger ni boire » (Kolb et Law 2001 : 73-74).

Pisuk expliquera ensuite que Nagjuk l’avait mis sur la piste de l’initiation chamanique et que si celle-ci revêt différentes modalités, le jeûne de plusieurs jours était une étape majeure destinée à favoriser l’acquisition par le chamane d’un esprit auxiliaire (tuurngaq). On peut ajouter que si ces abstentions de manger et de boire amenuisent la force vitale de la personne, elles font de la place à l’arrivée d’une autre force. Pisuk ajoutera qu’« un angakkuq ordinaire devait passer un jour de naattiijuq pour guérir quelqu’un qui est malade. C’était comme ça » (Kolb et Law 2001 : 73-74).

Pisuk a livré d’autres détails sur l’héritage qu’il a reçu de Nagjuk :

Même si je n’étais pas un angakkuq, j’avais cette capacité à rechercher des animaux. Itinnuaq a parlé du dégagement du temps et des choses devenant plus visibles. J’ai cette capacité à rechercher des animaux. Je ne l’ai pas acquis par moi-même. Cela m’a été donné. Cela ressemble à un petit arc-en-ciel. Quand je sors, je le cherche. Il n’est pas créé par les humains ni par les tuurngait. Je sais quand je le vois que c’est là que se trouvent les caribous.

Avant, nous n’avions aucun moyen de communication électronique. Seul Igluligaarjuk avait une station de radio à l’époque. Je ne suis pas né avec cette capacité. Nagjuk me l’a donné. Il voulait me donner ça. Il ne m’a jamais menti. Il a dit que quand je sortais, chaque fois que je verrais ce petit arc-en-ciel, il y aurait du caribou. Et bien chaque fois que je le voyais, mon père voulait aller dans cette direction. Même si on m’a dit de ne pas appeler les animaux à venir à moi, j’ai dû le faire plusieurs fois. Nous avons tous maintenant des moyens de communication électroniques.

Oosten et Laugrand 2002 : 73

Pisuk a également expliqué comment son oncle et son père étaient tous les deux capables de tuer des mauvais esprits avec un qalugiujaq (un couteau chamanique) :

J’ai vu de nombreux angakkuit comme Qimuksiraaq et son frère Nagjuk. Mon père ne faisait jamais le tupilattuq [action de tuer des mauvais esprits], mais il avait un tout petit couteau et il se promenait dehors, et il coulait du sang quand il essayait de chasser la maladie. Mon oncle semblait beaucoup plus fort. […] Une fois, j’ai vu Qimuksiraaq utiliser ses mains. Tout le monde a vu son frère Nagjuk se servir de ses mains. Elles devenaient très ensanglantées quand il tuait un tupilaq. Je l’ai vu à quatre reprises.

Ibid. : 130

Le sang des tupilait renvoie évidemment à la force vitale et à l’âme. Ollie Itinnuaq a observé très souvent la pratique du tupilattuq (tuer des mauvais esprits) et ce, depuis qu’il est enfant. Il a ajouté :

Même après l’arrivée du christianisme, vous pouviez encore voir du tupilattuq. J’ai vu Nagjuk, l’angakkuq dont parlait Pisuk, performer cela plusieurs fois. J’ai aussi vu mon père Anaqqaaq faire du tupilattuq plus d’une fois. Leurs mains devenaient sanglantes et ils les nettoyaient avec de l’urine. Peut-être que leurs mains ne sentaient pas mieux. Certains angakkuit permettaient à d’autres de voir des tupilait (des mauvais esprits) lorsqu’ils opéraient. Vous pouviez réellement voir les tupilait. Les angakkuit étaient par terre avec eux. Le tupilaq n’était qu’une tarniq [une âme]. Quand ils étaient prêts à le tuer, vous ne pouviez pas du tout le voir. Vous ne pouviez observer que l’angakkuq [le chamane]. Si vous n’étiez pas un angakkuq, tout ce que vous pouviez voir était l’angakkuq se déplacer. Je ne sais pas comment ils faisaient cela, mais quand vous l’avez vu, on aurait dit qu’ils étaient tous seuls à se battre. Leurs mains devenaient toutes ensanglantées mais jamais leurs vêtements. Ce n’était que leur peau. Peut-être que les tarniit ont du sang et c’est pourquoi ils en avaient aussi. Il n’y avait rien de visible du tout, et pourtant leurs mains devenaient ensanglantées.

Ibid. : 131

Ces récits montrent le grand respect que les Inuit vouaient à Nagjuk, cet angakkuq qui a décidé de sauver les siens par sa propre mort. Ils montrent aussi comment des pratiques chamaniques ont été transmises, nonobstant la christianisation, un point déjà fort bien démontré jadis par Cornelius Remie (1983) à Pelly Bay. Enfin, ils suggèrent que le sang est une substance marquée dans le chamanisme inuit, une force vitale que seule l’urine peut anéantir.

Don de soi et force vitale dans le chamanisme

Retour sur l’épidémie

En 1949, le bilan de l’épidémie de poliomyélite est lourd pour la petite communauté d’Igluligaarjuk. Celle-ci a sévèrement affecté les familles puisque plus de 15 personnes sont décédées et 39 autres ont fini paralysées.

Dans l’ethnographie, d’autres témoignages font référence à cette épidémie. Mark Kalluak a ainsi relaté ses souvenirs de cette épidémie et de son voyage à Winnipeg avec ses yeux de petit garçon (Kalluak 1993). Un autre récit est celui de Jean Ajaruaq. Dans son autobiographie inédite, Jean Ayaruaq indique qu’il faisait partie des Inuit impliqués dans l’opération de sauvetage des malades. Il fait également allusion à l’accident d’avion dans lequel de nombreux Inuit ont ensuite trouvé la mort :

Au début du printemps [1949] les Esquimaux étant faibles tombèrent nombreux victimes de la poliomyélite, seize en moururent, et mon fils [Simon] en est mort ; un bon nombre d’autres restèrent infirmes ou plus ou moins paralysés. La RCMP voulait tous les envoyer à l’extérieur ; nous fumes nombreux à refuser ; c’était difficile. Je ne voulais pas partir ainsi affaibli ; plusieurs avaient des muscles sans vie ; c’était bien triste ; les autres étaient affamés et dans la misère ; personne cependant n’est mort de faim. Avec Norman Ford (interprète à la RCMP) nous cherchons les malades ; la famille de Kobluitok fut ainsi ramenée à Igluligaarjuk. Et après la débâcle, un avion chargé de victimes Esquimaux de la maladie décolla de Igluligaarjuk. Et malheur ! Tous ces gens tombèrent avec leur avion et moururent de cet accident ; il y avait des Esquimaux et des Blancs ; cet avion était un bi-moteur, et il est tombé non loin de Winnipeg. Voici les noms des Esquimaux morts de cet accident : Arnaluktitak, Arnaktosi, Agnes, Akayaluk ; ensemble ils sont tombés et sont tous morts ; comme ça fait pitié ! Il y avait aussi sur l’avion tombé des Esquimaux de Arviat. Heureusement que tous les malades n’avaient pas pris place dans cet avion. Aujourd’hui, ils sont tous réchappés ; seul Kobluitok ne peut pas marcher car ses jambes sont restées sans vie ; voici les noms de ceux que cette maladie avait frappée : Nauyark, Aukaut, Aklunark, Kobluitok, Simon-Kolit, Padlulak [épouse de Jean Ayarua], Pissuk, Sammurtok etc. Sammurtok est encore impotent, il ne marche que difficilement ; Aklunark est resté avec un bras impotent, etc.

Ayaruaq 1962 : 55

Les archives des soeurs et le docteur Moody (1955 : 157) mentionnent aussi ce crash. La situation fut très difficile pour les familles qui, dorénavant, ne souhaitaient plus monter à bord de l’avion. Les soeurs apprirent la nouvelle de l’accident avec une grande tristesse.

Lundi 22 août 1949
Cet après-midi, on nous annonce que l’avion qui transportait les malades à Winnipeg est perdu, qu’est-il arrivé ? Aucun détail... Les coeurs se serrent et nous sommes anxieuses d’avoir des détails.

Mardi 23 août 1949
Au radio, les nouvelles annoncent que l’avion qui transportait les malades a frappé un rocher, on ne sait comment sont les passagers.

Mercredi 24 août 1949
Pendant notre dîner, le docteur Moody vient nous apprendre que tout l’équipage, les passagers, les Esquimaux, en tout 21 personnes sont mortes, aucun survivant. Quelle triste nouvelle. Les Esquimaux pleurent des parents, des amis et pleurent aussi Mlle Beattie, elle a été bonne et sympathique pour eux ; ils l’aimaient et sont peinés de sa mort. Tous les Esquimaux s’étaient confessés et avaient communié avant leur départ ; le bon Dieu a dû les recevoir dans son beau ciel.

Jeudi 25 août 1949
Service pour les Esquimaux à 7 heures.

À la radio nous entendons : les corps des Esquimaux sont transportés aujourd’hui à Norway House pour être enterrés dans le cimetière catholique : les corps des Blancs sont transportés à Winnipeg.

APN, CHSTEJ : 416

Cette tragédie marquera longtemps les Inuit, d’autant plus que les patients évacués avaient été envoyés de force et contre l’avis des soeurs qui, comme le rappelait Soeur C. Bisson (2004), s’étaient vainement opposées à l’avis du docteur Moody. Ce dernier reconnaissait qu’il avait été autoritaire et directif (Moody 1955 : 146-152), et encore davantage dans ce climat d’inquiétude générale qui régnait à l’époque. Pour les Inuit, le refus de partir de la communauté existait déjà avant l’accident d’avion. Mais, peu importe, face à l’ampleur de l’épidémie, le ministre de la Santé du gouvernement canadien avait accepté la recommandation du docteur Moody, à savoir isoler un immense territoire situé entre Chesterfield Inlet et Arviat (Moody 1995 : 120-121). Il faudra attendre le 10 janvier 1950, soit une période de onze mois, pour que la quarantaine soit levée. Selon les soeurs, les mesures de distanciation sociale avaient momentanément prêté à confusion, alimentant encore la lecture chamanique. Elles le relatent dans les Chroniques :

Vendredi 22 avril 1949 :
Son Excellence Mgr Lacroix, les RR.PP. Didier et Trébaol, en route pour le Nord, s’arrêtent sur le lac de la mission pour prendre leur provision de gaz ; à cause de la quarantaine, nous ne pouvons pas avoir de communication avec eux ; de loin, nous leur disons bonjour. Les Pères Courtemanche et Choque, ayant approché jusqu’à une certaine distance ont pu parler à Mgr, échanger quelques nouvelles. Les Esquimaux ne comprennent rien à cela, croient que nous faisions de la sorcellerie.

APN, CHSTEJ : 409

Quelle ironie de voir ici des Inuit soupçonner des missionnaires de chamaniser alors que ces derniers s’opposent à ces pratiques. Mais ce détail donne une autre indication de l’omniprésence de la référence chamanique lors de ces événements.

Lors de son séjour à Chesterfield Inlet, le docteur Peart s’était donné comme mission de trouver la provenance du virus qui causait cette épidémie. Il émit l’hypothèse qu’elle tirait vraisemblablement son origine, non pas d’un missionnaire, mais des installations militaires de Churchill au Manitoba. En effet, il apparaît qu’un militaire affecté par la poliomyélite avait été transféré dans un hôpital du Sud peu avant qu’un dénommé Tutu ne s’arrête à Churchill. Tutu, qui s’était arrêté à cet endroit pour échanger ses sculptures en ivoire, y était demeuré quelques jours avant de rentrer chez lui à Eskimo Point (Arviat). L’épidémie aurait donc proliféré d’Arviat vers les territoires nordiques puisque, de Churchill à Arviat, Tutu avait fait quelques arrêts dans des camps où le virus qu’il transportait, sans le savoir, avait contaminé les gens (Moody 1995 : 107-112).

Cette épidémie ne sera pas la dernière à perturber la vie des populations du Grand Nord. En 1952, quatre autres épidémies se déclareront à Chesterfield Inlet, puis trois autres en 1958, dont la rougeole. Pour les Inuit de l’époque, l’épidémie de poliomyélite reste néanmoins moins mystérieuse que pour les soeurs, et selon les aînés que nous avons consultés, son arrêt n’est pas dû aux gestes des Qallunaat (des Blancs), mais bien à l’action sacrificielle d’un chamane. Avec une condescendance coloniale, le docteur Moody indiquait bien dans son ouvrage qu’un « witch doctor » lui avait manifesté sa désapprobation à envoyer les patients dans le Sud (Moody 1955 : 147), mais il ne lui prêta aucune attention.

L’épidémie de poliomyélite à l’aune du chamanisme

Travaillant dans une tout autre région, Pierre Clastres est l’un des premiers à s’être intéressé à la position ambiguë du chamane et à son pouvoir dans les sociétés autochtones des basses terres d’Amérique du Sud. Il écrit qu’en tant que maître des maladies, le chamane est nécessairement maître de la vie et de la mort. Il met, ou enlève, la maladie du corps, soigne, guérit et manipule les maladies :

Ce qui fait que le métier de shaman n’est pas un métier de tout repos, parce que si quelque chose d’anormal arrive dans la société (soit que le shaman échoue plusieurs fois dans ses cures, soit que quelque chose d’autre se passe), le shaman fonctionnera, de préférence comme bouc émissaire dans la société. Le shaman sera rendu responsable de ce qui se passe, des choses anormales qui se passent dans la société, des choses qui font peur et qui inquiètent les gens, c’est lui qu’on va rendre responsable en raison du fait qu’en tant que maître de la vie, il est maître de la mort. On dira « c’est lui », c’est lui qui jette des sorts, c’est lui qui rend les enfants malades, etc.

Clastres 1975

En cas de maladie, la responsabilité de ce médiateur semble donc bien engagée. Clastres poursuit :

Que surgissent une épidémie ou une mort étrange : le chamane a sans aucun doute fait alliance avec des esprits mauvais pour agresser la communauté. Personnage donc au destin incertain : détenteur parfois d’un immense prestige certes, mais en même temps responsable d’avance désigné du malheur du groupe, bouc émissaire préposé à la culpabilité. Et que l’on ne sous-estime pas la peine encourue par le chamane : c’est, le plus souvent, la mort.

Clastres 1980 : 72

Ces réflexions éclairent assez bien les gestes de Nagjuk même si à Chesterfield Inlet, les Inuit n’utilisent pas l’idée de « bouc émissaire ». L’auto-sacrifice du chamane suggère que le don de soi est le dernier recours pour mettre un terme à une succession de décès parmi les siens, comme s’il fallait alimenter une demande de vitalité.

Dans la littérature ethnographique, deux autres situations où des décès se succèdent permettent d’éclairer encore cette lecture d’un chamane se donnant la mort. La première est rapportée dans la même région par Jean Ayaruaq, l’un des catéchistes catholiques, qui fait le récit suivant dans son autobiographie :

Après un séjour d’un certain temps dans ce camp, la maladie devint épidémique parmi les Esquimaux et la femme de Mitkroisinilik est décédée la première. Tous les Esquimaux furent très malades ; la femme de mon oncle Angok, du nom de Talligwak mourut peu après ; et puis ce fut le tout de mon petit oncle Tunnalak qui mourut aussi peu après les autres. Mon père devint alors très malade lui aussi ; nous étions à trois seulement dans notre tente ; mon père, Piktautok, et moi. Mon père répétait souvent qu’il voulait se tirer une balle à lui-même, pour chasser la maladie et éviter la mort aux autres. Il voulait qu’on lui passât une carabine pour cela, et il insistait. Piktautok ne voulait pas lui passer de fusil, car il ne voulait pas la mort de mon père, mais à force de répéter sa demande, en disant qu’il ne mourrait pas, étant sorcier, et qu’il ne voulait que tuer cet esprit, cause des maladies ; il se disait être un angatkrok (un chamane) ; par conséquent il savait ce qu’il fallait faire. Alors Piktautok lui tendit la carabine. Quant à nous, nous reçûmes l’ordre de sortir et de ne revenir à la tente que lorsque nous aurons entendu la détonation ; voilà ce que mon père nous dit. Piktautok et moi, nous nous rendîmes chez Mitkroisinilik qui avait sa tente tout près de là ; nous attendons quelques instants, et voici que la détonation se fit entendre. Deux hommes, c’est-à-dire Piktautok et Ipkarnerk vont voir immédiatement ce qui s’est passé ; pour moi, qui voulais aussi sortir, ma grand-mère Arnarudluk me saisit pour m’empêcher de sortir, et je me mis à pleurer. Les deux hommes furent longtemps avant de revenir vers nous et ils disent, c’est Tunnalak qui parla : il n’a plus de souffle ; sa respiration est arrêtée. Le matin même il avait porté à sa sépulture, sous des pierres, sa femme ; Tunnalak, malgré son deuil, ayant à peine entendu la détonation du fusil, avait couru vers notre tente ; comme il était sous la loi des tabous, il trouva mon père mort, car il s’était tiré une balle dans la tête, et à partir de ce moment-là, il n’y eut plus de décès ; seulement mon oncle était continuellement malade, je veux dire mon oncle Angok.

AD, HR 3069 E77R 9a, Ayaruaq 1962 : 8

Dans ce récit, le père d’Ayaruaq qui était chamane s’est donc lui aussi donné la mort, espérant bloquer les ravages du mauvais esprit.

Le second cas est celui de Alakannuaq, un chamane de Pelly Bay, dont le suicide est tout aussi altruiste. En 1944, Alakannuaq a demandé à ses deux fils de le pendre en suivant la méthode classique. À l’époque, l’affaire avait interpellé le père Henry qui dans un premier temps se serait exclamé : « Mais quelle sorte de chrétiens formons-nous ? ! ». Dans un entretien avec le père Van de Velde, en 2001, l’anthropologue Cornelius Remie rapporte que ce dernier aurait qualifié ces gestes de « sacrifice ». Il aurait également précisé qu’Alakannuaq aurait commis cet acte dans un but altruiste, afin de permettre aux jeunes générations de retourner dans la toundra chasser le caribou ; on ne pouvait donc le blâmer (Oosten et Laugrand 2019 ; voir aussi Remie 1983 et Remie et Oosten 2002). 

Nagjuk, Ayaruaq et Alakannuaq étaient tous les trois des Inuit d’origine netsilik (ou nattilingmiut). Il est possible que ces pratiques de « suicides altruistes » commis par des chamanes soient propres à ces traditions. D’autres recherches seraient pertinentes pour confirmer ou infirmer cette hypothèse. Il reste à voir aussi dans quelle mesure ces traditions ne se sont pas télescopées avec le christianisme, comme le montrent tout particulièrement les mouvements prophétiques où des chamanes mettaient fin à leur vie pour faire advenir la fin du monde. L’entropie était attendue ici et maintenant, et en s’ôtant la vie, les chamanes espéraient bien hâter ce passage d’un monde à l’autre (Blaisel, Laugrand et Oosten 1999 ; Laugrand 2002).

Échange et don de soi dans le chamanisme inuit

De tels gestes existent au sein des traditions chamaniques arctiques, y compris en Sibérie. Comme le suggère Roberte Hamayon (comm. pers., 8 novembre 2020) : « il faut donner une âme humaine pour racheter une âme humaine et la substitution d’une âme animale n’est pas toujours suffisamment bien présentée rituellement pour être acceptée, le chamane est [donc] celui qui doit se donner quand rien d’autre n’a marché pour redonner la vie au malade ». L’auteur cite plusieurs exemples de ce type dans son ouvrage LaChasse à l’âme à partir d’observations de l’anthropologue spécialiste des peuples sibériens, Evelyne Lot-Falk, qui décrit par exemple ce chamane yurak « s’offrir lui-même » pour obtenir la guérison d’un malade (Hamayon 1990 : 429). Hamayon conclut très justement que ces mécanismes ont permis de trouver des similitudes entre la figure du chamane et celle du Christ qui se donne lui aussi, corps et âme.

L’acte de Nagjuk, comme le suggère Robert Crépeau, pourrait bien évoquer le sacrifice du Christ dans le but de racheter l’humanité du péché originel (comm. pers., 9 novembre 2020). Plusieurs missionnaires, comme le père Lechat par exemple (comm. pers., 1994), ont interprété les choses dans ce sens, cherchant des points d’accrochage entre les traditions inuit et chrétiennes.

Lors d’un de ses voyages au sud de la terre de Baffin, le missionnaire anglican Archibal L. Fleming s’est interrogé sur la pratique des offrandes de chair animale (tunijjuti) qui garantissent, en retour, une aide de Sila, cette puissante cosmique (inua). Un don de sang était réputé avoir le même effet :

Le fait que les Esquimaux avaient une certaine idée du sacrifice semble évident au vu des nombreuses offrandes faites aux collines, aux glaciers et à la mer. Les chamanes (« The conjurors ») versaient aussi leur sang (en fait, ils le faisaient) afin que leurs esprits donnent de la nourriture aux gens ou les guérissent.

ANC/MG 28 C93, Eskimo II

Selon Fleming, les chamanes « se coupaient ainsi le visage avec un couteau afin d’aider les gens » (Ibid.). Ces observations portent sur des groupes inuit fort différents et éloignés des Netsilik. Elles confirment la possibilité d’un transfert de vitalité à partir du corps du chamane, et en particulier de son sang. La réaction de Nagjuk face à l’épidémie s’éclaire cependant un peu plus avec cette notion de force vitale, bien mise en relief encore par Roberte Hamayon dans ses travaux sur les chamanismes sibériens. Certes, l’expression « force vitale » recouvre une diversité de concepts ou de notions (Crépeau et Laugrand 2017), mais elle postule également l’existence d’une substance, fluide, force, pouvoir ou puissance qui circulerait entre les humains et les non-humains en quantité variable (Crépeau 2007 ; Hamayon 2013 : 285). Cette force pourrait être captée. Ces conceptions ont été relativement peu abordées par les chercheurs alors qu’elles jouent un rôle central à la fois dans les cosmologies et les pratiques autochtones, mais également au sein de l’animisme et, ici, en contexte épidémique.

Comme nous l’avons montré ailleurs (Laugrand 2017), la christianisation a eu comme effet de donner une nouvelle impulsion à ces notions de force, de pouvoir et d’esprits.

Eu égard à l’épidémie de poliomyélite, il est possible que Nagjuk ait considéré que les Inuit de l’époque vivaient l’imminence d’une fin du monde. En effet, suite à l’adoption du christianisme, les Inuit avaient − et continuaient de le faire − transgressé de nombreux tabous alimentaires (voir par exemple le rituel du siqqitiq, Laugrand 2002), suscitant le mécontentement des esprits. Il fallait maintenant compenser en redonnant de la vitalité. Comme Alakannuaq, Nagjuk a ainsi dû agir en offrant sa propre vie.

Pour remédier à cette fin d’un monde qui s’incarnait maintenant par la mort de nombreux Inuit qui succombaient à l’épidémie, Nagjuk aurait offert sa propre force vitale à Sila, le maître-principe de l’univers. Décrite pour la première fois au xixe siècle par Knud Rasmussen, remarquable ethnographe métis, Sila est une entité conçue comme l’esprit maître et souffle du cosmos, englobant l’environnement et l’univers, l’ordre et la raison, une sorte de méta force vitale ou cosmique (Saladin d’Anglure 1997 : 60-63). Seule cette force nourrie de vitalité pouvait maintenant mettre un terme à l’hécatombe. Inutile donc de quitter les lieux, il fallait accepter l’auto-sacrifice des chamanes. Rappelons que selon le témoignage de Qimuksiraaq, tel qu’il a été recueilli par Sven Frederiksen dans les années 1940, seule la consommation des entrailles (coeur, foie, intestin, etc.) pouvait tuer l’âme-tarniq d’un chamane, l’empêcher de respirer et d’échanger avec Sila. Ce fait conduit de nouveau à mettre ici en perspective la notion de force vitale avec la notion d’âme tarniq, chamanique ou chrétienne.

Contrairement à d’autres chamanes, Nagjuk ne s’était pas encore converti. Il n’avait sans doute pas encore pratiqué le siqqitirniq, ce rituel de transgression qui consiste à consommer les entrailles du gibier (Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2010a). Il se qualifiait donc pour intervenir. En outre, Nagjuk portait lui-même le nom en langue chamanique (Naarjuk, « gros ventre ») du grand esprit maître Sila, dont la figure est celle d’un bébé géant (Saladin d’Anglure 1997 : 63). Il est dès lors compréhensible qu’en offrant son corps en sacrifice, il rétablisse l’ordre des choses.

Conclusion

Faisant irruption dans une période charnière de transition au christianisme, l’épidémie de poliomyélite de 1948 a été associée à diverses causes, y compris − comme le suggère le témoignage de Kopak cité un peu plus haut − à la christianisation qui a réduit considérablement le nombre des règles rituelles qui structuraient les sociétés inuit au quotidien. Si pour certains Inuit, et notamment les femmes, ces changements apportaient une amélioration des conditions de vie, le non-respect de ces règles mettait, pour d’autres, le monde en danger. Cette crainte apparaît d’ailleurs dès les débuts de la mission à Igluligaarjuk où les missionnaires sont accusés de faire fuir le gibier. Dans ce cadre, les morts collectifs − ceux de l’épidémie de poliomyélite − matérialisaient soudainement ces craintes. Y remédier exigeait des chamanes un don de force vitale.

Les archives et le personnel missionnaire ne disent presque rien des pratiques des chamanes face à l’épidémie. Cependant, ce référent est bien là dans la tradition orale. Les fragments d’information en la matière − comme le refus des chamanes de quitter les lieux et de partir dans le sud du pays − s’expliquent et suggèrent l’existence d’une crise d’une tout autre nature. Lors des premières heures de l’épidémie, qui se traduisent par de nombreux décès, les Inuit n’évoquent pas l’action d’agents pathogènes, mais bien une crise de nature cosmologique, comme si un ordre du monde avait été rompu. Une telle interprétation s’éclaire avec la christianisation.

Les archives religieuses constituent, de nos jours, les seules sources disponibles pour saisir les tout débuts de cette épidémie. Les soeurs et les missionnaires identifient précisément la chaîne des événements. Cependant, ces perspectives témoignent bien d’une « raison culturelle », pour reprendre l’expression de Marshall Sahlins (1980). Elles mentionnent le décès de Nagjuk, guère plus. La tradition orale des Inuit montre de nouveau sa grande richesse. L’intérêt de la recueillir et de la prendre en considération ne fait aucun doute. Elle fait apparaître d’autres lectures et montre tout l’intérêt d’une interprétation émique des événements : ici comme ailleurs, une épidémie cache et révèle bien souvent d’autres choses.

Sur le plan anthropologique, ces événements alimentent un autre débat sur la place de la force vitale dans les univers animiques, et en particulier dans les pratiques chamaniques. Il était connu qu’une personne pouvait, par divers procédés, s’emparer de la force vitale d’une autre et vivre plus longtemps. Il semble également, selon les aînés, que la vocation chamanique se traduisait souvent par une perte de vitalité, comme si chamaniser revenait à la consommer et ainsi, à raccourcir l’espérance de vie des chamanes. Il est maintenant envisageable de penser qu’à une échelle collective, la vitalité d’un chamane pouvait être mise au service de sa communauté au sens de Pierre Clastres. En se donnant la mort, Nagjuk le chamane a ainsi pu, selon les aînés, assurer la survie de son groupe.

Épilogue

Dans les années 1950 et 1960, la tuberculose et les politiques mises en oeuvre par le gouvernement canadien continueront à meurtrir profondément les populations inuit. Il faudra attendre le 21 mars 2019 pour que Justin Trudeau prononce des excuses aux Inuit pour la gestion chaotique (« une politique malavisée » guidée par une « mentalité colonialiste ») de cette épidémie (Trudeau 2019). Il rappelle qu’à l’époque, le gouvernement du Canada n’a fait preuve d’aucune compassion ni d’empathie, se limitant seulement à séparer les familles ce qui a lésé et blessé les Inuit. De nombreux Inuit ont été envoyés dans le sud du pays dans des sanatoriums où personne ne parlait l’Inuktitut. Cette politique a ainsi provoqué des déracinements, de nombreux aînés et enfants ayant été arrachés à leurs familles. Enfin, des Inuits ont été enterrés, à la hâte, dans des cimetières sans que leurs familles en soient informées.

Quant à la tuberculose, elle sévit toujours de nos jours dans l’ensemble des territoires inuit (Inuit Nunangat), avec un taux d’incidence 300 fois supérieur à celui de la population non-autochtone du Canada. En 2019, Justin Trudeau s’est engagé, au nom du gouvernement du Canada, à l’éliminer d’ici 2030 et « à réduire d’au moins 50 % le nombre de cas de tuberculose active d’ici 2025 ». (Ibid.)