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Introduction

En Ontario et en Alberta, comme dans les autres communautés francophones hors-Québec, l’immigration francophone contribue à renforcer les rangs de la francophonie. Dans les deux provinces, les statistiques du recensement canadien montrent que les nouveaux arrivants et arrivantes qui renforcent la communauté francophone en contexte minoritaire sont principalement issus de ce que l’on nomme une minorité visible[1]; cette immigration est principalement africaine.

Dans cet article, nous discutons des trajectoires de vie de deux jeunes issus de l’immigration qui vivent dans les communautés francophones de Toronto et d’Edmonton. Nous analysons les processus de leur expérience d’intégration scolaire et sociale. Comment ces jeunes décrivent-ils leur expérience d’immigration? Comment se représentent-ils leur intégration tant scolaire que sociale?

Nous examinons ces questions grâce au récit de vie que nous considérons comme étant une approche méthodologique pertinente pour comprendre leurs discours sur leur trajectoire migratoire et leur intégration socio-scolaire. Dans ce cadre, des entretiens en profondeur ont servi à recueillir les témoignages des jeunes. Nos résultats indiquent des trajectoires migratoires complexes à la fois en termes de mobilité spatiale, de capital d’expérience et de motilité (Gallez et Kaufmann, 2009; Easthope, 2009). La notion d’altérité est omniprésente dans leur discours. Plusieurs disent être passés du « Nous » à « l’Autre », les amenant ainsi à se redéfinir.

Cadre théorique

Les élèves immigrants fréquentant l’école francophone en milieu minoritaire partagent généralement, avec les autres élèves de l’école, le français comme dénominateur commun. Mais le seul fait d’avoir une même langue en partage n’épuise pas les défis d’intégration auxquels ils sont confrontés. En effet, ces jeunes ont des besoins socio-scolaires qui varient selon notamment leurs expériences sociales et scolaires antérieures, les particularités de leurs trajectoires migratoires, leur statut d’entrée ou celui de leurs familles au Canada (immigrants économiques, regroupement familial, réfugiés). Plusieurs recherches réalisées auprès des jeunes noirs immigrants et immigrantes dans les écoles francophones en milieu minoritaire révèlent des défis relatifs à la langue, au niveau de la scolarité, aux relations avec les pairs et à l’adaptation à une nouvelle culture éducative (Jacquet et al., 2013; Madibbo, 2008; Moke N’Gala, 2006). Ces recherches soulignent l’urgence, pour ces écoles, de s’adapter aux besoins socio-scolaires des jeunes issus de l’immigration, tout en tenant compte de la diversité des contextes d’expériences. À cette complexité initiale s’ajoute le phénomène de la quadruple minorité dans le cas des élèves immigrants racisés, dans la mesure où ils sont à la fois minoritaires au sein d’une minorité francophone, immigrants, francophones en milieu minoritaire et membre d’une minorité visible[2].

La population immigrante fait ainsi face à un défi de taille à son arrivée dans le pays d’accueil, puisque ses membres passent d’emblée de « Nous » à « Autres ». Cette forme d’altérité représente un phénomène d’exclusion menant immanquablement à un processus de racisation pour les membres de la minorité, puisque ceux-ci se retrouvent dans un rapport de domination-subordination qui peut mener directement au racisme (Baak, 2019).

Par ailleurs, nous envisageons l’intégration comme un processus social dynamique, inscrit dans le long terme, multidimensionnel et non linéaire. En milieu scolaire, le processus d’intégration se décline de manière variable dans différentes dimensions (académique, culturelle, sociale, psychologique) (Jacquet et Masinda, 2014) et est un préalable à l’inclusion en milieu scolaire (Potvin, 2014). Nous nous éloignons ainsi d’une conception binaire qui définit l’intégration en termes dualistes – un individu est soit intégré, soit non intégré (Glick Schiller, 2012), reconnaissant que ce processus se déroule sur un continuum intégrant l’expérience pré- et post-migratoire de la personne immigrante et permettant ainsi la prise en considération de l’expérience de mobilité des jeunes, qu’elle s’inscrive ou non dans une dynamique familiale (Rachédi et Vatz-Laaroussi, 2016).

La mobilité se définit à la fois en termes spatiotemporels, de capital de mobilité – ou motilité (Gallez et Kaufmann, 2009). Pour Kaufmann (2001), « La motilité peut être définie comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage. On peut décomposer la motilité en facteurs relatifs aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation (l’évaluation des possibilités) » (cité dans Gallez et Kaufmann, 2009, p. 6). Cette motilité s’acquiert dans le cadre familial, en particulier « par la négociation et les transferts de ressources entre parents et enfants » (Kaufmann et Widmer, 2005, p. 202). Selon ces auteurs, les dynamiques familiales « donnent lieu à des accessibilités, des compétences, et des appropriations spécifiques et inégales en termes de mobilité » (p. 203).

Dans un contexte de mobilité, les pratiques sociales changent pour les individus concernés. Par conséquent, le rapport à l’identité de ces individus changera aussi puisque l’identité n’est pas fixe (Easthope, 2009; Dorais, 2004) et qu’elle se trouve plutôt dans un perpétuel état de mouvance (Gérin-Lajoie, 2018; 2003). Ainsi, les individus se voient obligés de redéfinir leur rapport à soi et de réfléchir à la position qu’ils occuperont désormais dans la société d’accueil.

Devenus différents aux yeux des autres lorsqu’ils se retrouvent dans la société d’accueil, les individus doivent négocier et renégocier de façon constante leur rapport à l’identité de même que leur place dans ce nouveau milieu social. De majoritaires, ils deviennent minoritaires. Comme l’explique Dorais (2004), « l’identité est avant tout relationnelle, elle est sujette à changement quand les circonstances modifient le rapport au monde » (p. 2). Selon Debonneville et al. (2019) « La mobilité devient dès lors un objet heuristique qui permet de questionner comment les figures d’altérité se co-construisent en mouvement, à la croisée de différents espaces. » (p. 12–13)

On ne peut pas non plus, parler d’identité sans évoquer la culture. Mais comment arriver à définir cette notion dans un contexte de vie où l’hétérogénéité règne au sein des groupes en présence? Éloignons-nous tout d’abord d’une vision statique de la culture, se résumant souvent à un élément folklorique qui renvoie à des coutumes et des traditions du passé, ne reflétant pas le caractère changeant des pratiques sociales existantes (Abdallah-Pretceille, 1997; Gérin-Lajoie, 2018). Pour Rocher et Rocher (1991), la culture représente un construit social en évolution s’insérant ainsi dans les rapports de pouvoir existants. Nous constatons que dans le cas de l’Ontario et de l’Alberta, bien qu’on reconnaisse la présence de diverses cultures et leur apport à la francophonie locale, ces cultures demeurent jusqu’à un certain point « exotiques » et ne se fondent pas en une culture commune, qui se bâtit au quotidien.

Enfin, la langue peut aussi représenter un facteur d’exclusion pour la population immigrante puisqu’elle est un véhicule à travers lequel les rapports de pouvoir se manifestent (Simpson et al., 2019). Par exemple, en contexte francophone minoritaire, il est pratiquement impossible de vivre dans ce milieu sans la maîtrise de la langue dominante, soit l’anglais. Les personnes s’établissant dans ces communautés doivent apprendre cette dernière afin de vaquer à leurs activités quotidiennes. Dans les écoles de la minorité francophone, cette exigence n’existe pas en théorie puisque la langue d’instruction est le français. Les élèves issus de l’immigration ne devraient donc pas éprouver de difficultés sur les plans scolaire et social en ce lieu. Or, ce n’est pas toujours le cas, car leur maîtrise du français varie selon le degré de scolarisation continue en français dans leurs pays d’origine et de transit. De plus, lorsqu’ils maîtrisent la langue, l’accent devient parfois un obstacle pour plusieurs et peut contribuer à leur exclusion (Bourdieu, 2001). Le français parlé à l’école leur est aussi parfois étranger. Enfin, la langue sociale des jeunes en milieu scolaire est en grande majorité l’anglais et les élèves doivent être en mesure de connaître cette langue en vue de leur intégration par les pairs (Richards, 2015; Gérin-Lajoie, 2003).

Mise en contexte

Concernant la population francophone en Ontario et en Alberta, notons d’abord que c’est en Ontario que la population de langue française qui vit à l’extérieur du Québec est la plus nombreuse. On y compte plus d’un demi-million d’individus, c’est-à-dire 622 415, soit 4,7% de la population (Commissariat aux services en français de l’Ontario, 2018). La population immigrante francophone s’élève, pour sa part, à 92 385 individus (15% de la population francophone de l’Ontario), qui sont, pour la plupart, issus d’une minorité visible, particulièrement dans le cas de l’immigration récente (78,2%); on les retrouve surtout dans les régions de l’Est et du Centre, soit à Ottawa et à Toronto (Commissariat aux services en français de l’Ontario, 2018). Chez les immigrants francophones de l’Ontario, les pays africains sont au premier rang des pays d’origine et représente 35% de cette population (Gouvernement de l’Ontario, 2019).

L’Alberta vient en 3e position en termes du nombre de francophones dans la province, après l’Ontario et le Nouveau-Brunswick (Statistique Canada, 2017). La communauté francophone inclut 10 700 nouveaux arrivants, soit près de 4% de la population francophone de la province. L’Afrique représente également le plus grand bassin d’immigrantes et d’immigrants francophones, qui s’élève à 36,1% de la population immigrante francophone et 46,1% de la population immigrante francophone récente (Statistique Canada, 2017).

Le choix de l’école de langue française[3] : Les enfants de ces familles immigrantes fréquentent généralement l’école de la minorité francophone. Le rôle de cette institution est clé puisqu’elle représente un centre de rassemblement important pour la communauté. L’école a aussi comme mandat d’assurer la reproduction de la langue française et de la culture d’expression française, en plus de transmettre des savoirs (Gérin-Lajoie, 2018). Le discours officiel de l’Ontario, à travers sa politique d’aménagement linguistique de 2004, remet en effet à l’école de langue française la responsabilité de promouvoir le développement d’une identité francophone chez les élèves (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2004)[4].

La méthodologie de recherche

Le récit de vie : Nous avons choisi le récit de vie comme approche méthodologique puisqu’il permet d’étudier en profondeur les expériences de vie des individus (Bertaux, 2016; Montgomery, 2009). Bertaux (2016) explique en effet que « le récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur (…) demande à une personne (…) de lui raconter tout ou une partie de son expérience vécue » (p. 11). C’est elle, en effet, qui décide ce qu’elle partagera.

Ce choix s’avère approprié puisque nous tentons de mieux saisir le discours des jeunes sur leur expérience à l’école minoritaire de langue française. Afin de comprendre cette expérience, il apparaît essentiel de nous entretenir avec eux sur leur parcours migratoire (Radar et Le Pichon, 2019), avant même de parler de l’école. Nous concluons que le récit de vie constitue l’approche méthodologique idéale puisqu’il « retrace l’itinéraire parcouru par les individus dans l’espace physique et social, tout en tenant compte de la dynamique des interactions à divers moments du parcours, et du sens produit par les individus » (Deville-Stoetzel et al., 2012, p. 80). Enfin, nous favorisons le récit de vie, car son utilisation peut également susciter une réflexion critique chez ces mêmes individus (Chaxel et al., 2014).

Le récit de vie étant multidimensionnel, il est question de diverses facettes de la vie des jeunes. Ces « tranches » de vie sont découpées de la façon suivante : leur trajectoire migratoire mais aussi leur expérience scolaire et sociale en milieu francophone minoritaire. Ces récits de vie ont été recueillis pendant les deux premières années de notre programme de recherche, à raison d’une rencontre individuelle annuelle. Deux entretiens nous semblaient souhaitables pour les raisons suivantes : (1) les rencontres périodiques permettent de développer une relation de confiance entre les jeunes et les équipes de recherche, (2) elles favorisent une analyse comparative plus en profondeur puisque qu’il nous était possible de revenir sur certains aspects du discours des participants et participantes au cours du second entretien, et enfin (3) les rencontres échelonnées sur deux ans permettent d’appréhender l’évolution du discours des jeunes sur la question de leur intégration scolaire et sociale, mais aussi sur leur future place dans la communauté d’accueil. Le premier entretien a porté sur leur expérience sociale et scolaire dans le pays d’origine et leur expérience de vie, suite à leur arrivée au Canada. Les jeunes nous ont parlé de leur enfance, en mettant l’accent sur la vie familiale et la vie scolaire qu’ils ont connues avant leur arrivée au Canada. Pendant cette première rencontre, ils nous ont aussi raconté leur arrivée au Canada et comment ils se sont adaptés à leur nouvelle vie. Le deuxième entretien a porté sur leur expérience à l’école de langue française située en milieu minoritaire, sur leur vie après l’obtention de leur diplôme d’études secondaires et sur ce qu’ils entrevoyaient pour l’avenir. Les données recueillies ont été retranscrites intégralement, pour les fins d’analyse. À la suite d’un double codage en aveugle de quelques entretiens, nous avons généré une liste de codes préliminaires. Ces derniers ont été ensuite raffinés afin d’établir une grille d’analyse définitive.

L’analyse de documents officiels portant sur l’intégration des jeunes à l’école : Avant même de rencontrer les jeunes, nous avons fait une brève analyse des politiques existantes afin de saisir le discours dominant sur la question de l’intégration des jeunes issus de l’immigration dans les écoles de langue française de Toronto et d’Edmonton. Dans le cas de Toronto, nous avons analysé les politiques suivantes : la Politique d’aménagement linguistique (ministère de l’éducation de l’Ontario, 2004), l’Équité et éducation inclusive dans les écoles de l’Ontario (ministère de l’éducation de l’Ontario, 2014) et L’admission, l’accueil et l’accompagnement des élèves dans les écoles de langue française de l’Ontario (ministère de l’éducation de l’Ontario, 2009). De plus, les politiques d’inclusion des conseils scolaires de langue française de la région de Toronto ont aussi été recensées. Dans le cas d’Edmonton, nous avons examiné Éducation inclusive (Alberta Education, s.d.), le Cadre d’orientation en construction identitaire (ACELF, 2006), La Trousse du passeur culturel. La contribution des Arts et de la Culture à la construction identitaire (ACELF, 2009) ainsi que d’autres documents spécifiques destinés aux parents issus de l’immigration.

Les participantes et participants : Seize jeunes adultes nous ont parlé de leurs trajectoires de vie : huit à Toronto (sept jeunes femmes et un jeune homme) et huit à Edmonton (cinq jeunes femmes et trois jeunes hommes), d’origines diverses. À Toronto, les jeunes sont originaires de la Côte d’Ivoire, d’Haïti, du Brésil, de l’Ukraine, de la Tanzanie, du Cameroun et de la France. À Edmonton, sept jeunes viennent de pays de l’Afrique subsaharienne (la Côte-d’Ivoire, le Niger, le Burundi, la République Démocratique du Congo, Djibouti) et une de l’Irak.

Nous discutons ici l’expérience de Benjamin et de Pierre notamment en raison de certaines similarités dans leur trajectoire migratoire, dans le rôle attribué aux réseaux de soutien à l’intégration et de leurs expériences scolaires à l’école francophone. De plus, il nous était impossible de présenter les autres portraits en raison des contraintes éditoriales imposées.

Récits de vie de Benjamin et de Pierre

Benjamin :

Originaire d’une petite ville au Brésil, Benjamin a 11 ans à son arrivée à Toronto en 2010. Sa famille se compose de sa mère, de son père, ainsi que d’un frère et d’une soeur, plus jeunes que lui. Au Brésil, ses parents travaillaient dans le domaine de l’immobilier. Benjamin connaît un parcours migratoire varié. Alors qu’il n’a que quatre ans, sa famille déménage aux États-Unis dans l’espoir d’une vie meilleure. Benjamin, qui ne parle que le portugais, la langue d’usage à la maison, fréquente alors une école de langue anglaise, où il apprend l’anglais. Malgré son jeune âge, Benjamin se rappelle cette expérience et d’avoir acquis une certaine connaissance de l’anglais. Après quatre ans à Boston, la famille revient au Brésil afin d’être près de sa grand-mère malade. Les parents reprennent leur travail dans l’immobilier. Son retour au Brésil ne semble pas avoir posé de problème et d’après Benjamin, les mêmes activités ont repris, comme avant leur départ vers les États-Unis. Cependant, quelques années plus tard, ses parents décident d’immigrer au Canada pour que les enfants aient accès à une meilleure éducation, ainsi que pour des raisons politiques.

Arrivée au Canada en 2010 à titre de réfugiés, la famille de Benjamin emménage d’abord dans la ville de Québec, où ses parents sont en contact avec des membres d’une congrégation religieuse qu’ils connaissaient aussi au Brésil, et où le père avait fait ses études en français. C’est la raison pour laquelle ils se sont établis à Québec, où ils sont pris en charge à leur arrivée. Benjamin suit alors des cours de français pendant l’été et est inscrit en 6e année au palier élémentaire à la rentrée scolaire en septembre 2010[5]. L’année suivante, il passe au palier secondaire, soit en secondaire 1 (l’équivalent de la 7e année en Ontario). Il s’y fait des amis rapidement, qu’il voit parfois à l’extérieur de l’école. Benjamin se rappelle s’être senti très bien accueilli à Québec. Il dit s’être bien adapté à sa nouvelle réalité n’éprouvant aucun problème majeur. Cependant, pour des raisons d’emploi et à cause de la présence d’une importante communauté portugaise à Toronto, ses parents décident de quitter Québec pour l’Ontario, où ils connaissaient déjà quelques individus, dont un ami en particulier, qui les a persuadés de s’établir à Toronto.

Peu après leur arrivée, Benjamin et sa famille louent un appartement dans un quartier où habitent un grand nombre de portugais. Son père trouve un emploi dans le domaine de la construction, sa mère devient femme de ménage. Cette dernière entreprendra par la suite des études collégiales dans le domaine de l’éducation de la petite enfance. Étant une famille catholique pratiquante, ils peuvent ainsi fréquenter une église portugaise, où la messe se dit dans leur langue maternelle leur permettant ainsi de se mêler à la communauté portugaise. Dès le départ, les parents de Benjamin se sont sentis intégrés à leur communauté d’origine par le biais de la religion catholique. Ce dernier souligne en effet l’importance de la religion dans la vie de ses parents. L’appartenance à la communauté portugaise se manifeste d’abord à travers l’église, où ils se font des amis. Vivre dans ce quartier a tout de suite plu à Benjamin. Il explique :

Donc, par exemple, quand je sors, parfois, il faut que j’aille acheter des affaires au marché pour ma mère. Je quitte la maison en parlant le portugais, j’arrive au marché, je parle en anglais, mais parfois si je trouve pas l’ingrédient en anglais je parle en portugais, et ils vont me comprendre de la même façon. C’est différent du Québec où quand je quittais, il fallait que je connaisse le mot en français.

Benjamin, Entretien 1

Leur nouvelle réalité est fort différente de leur vie à Québec, étant donné l’absence d’une telle communauté d’appartenance. Benjamin mentionne que, même si la langue d’usage de la sphère publique à Toronto demeure l’anglais, les membres de sa famille peuvent toujours s’exprimer en portugais dans leur quartier et « être compris ». Ce besoin d’appartenance de groupe, de faire partie d’un certain Nous, constitue un facteur important dans le maintien de leur identité et a, sans aucun doute, joué un grand rôle dans la destinée de la famille de Benjamin.

Benjamin, son frère et sa soeur ont fréquenté l’école de langue française dès leur arrivée à Toronto. Ayant poursuivi sa scolarité en français au Québec, il allait de soi pour Benjamin et sa mère de continuer dans cette langue afin de faciliter la transition entre Québec et Toronto. Il indique, en effet, qu’il lui aurait été difficile de passer du français à l’anglais à l’école. L’établissement scolaire fréquenté était petit avec quelques centaines d’élèves, si l’on compare à la polyvalente à Québec, où l’on retrouvait des milliers d’élèves. Benjamin a dépeint les élèves de son école en deux groupes, les Franco-Ontariens et les Congolais. Le jeune homme dit avoir eu plus de difficultés à s’intégrer à sa nouvelle école, comparativement à son expérience scolaire à Québec. Il décrit de façon négative son expérience scolaire à Toronto, se sentant exclu pendant un certain temps, avant de se faire quelques amis. Il a révélé, en effet, avoir souffert d’intimidation, notamment de la part des élèves d’origine franco-ontarienne et avoir été ignoré des autres élèves, pendant un certain temps. Il a d’ailleurs discuté de cette situation avec certains membres du personnel enseignant qui lui ont dit de ne « pas trop s’en faire, que c’était des choses qui arrivent quand on est nouveau ».

Benjamin a aussi rapidement remarqué que la langue de socialisation entre pairs n’était pas la même que celle de son école au Québec. À Toronto, les élèves se parlent surtout en anglais en dehors de la salle de classe. Il a dû composer avec cette nouvelle situation en apprenant à nouveau l’anglais, langue qu’il n’avait pas beaucoup utilisée depuis son séjour aux États-Unis. Pour Benjamin, les deux premières années à Toronto ont été difficiles. Par la suite, il s’est senti faire davantage partie du groupe. Pour tenter de faciliter son intégration, il a participé à quelques clubs parascolaires lui permettant de rencontrer d’autres élèves. Il s’est enfin lié d’amitié avec quelques élèves dans son cours d’art. À quelques reprises, il a pensé s’inscrire dans une autre école de langue française de la région où les effectifs scolaires sont plus importants. Inscrit au programme de Baccalauréat international, Benjamin explique que c’est pour cette raison qu’il n’a pas changé d’école. De plus, des membres du personnel enseignant l’en ont dissuadé.

Lors du dernier entretien, Benjamin est inscrit dans un programme de baccalauréat en neuroscience à l’Université de Toronto. Il travaille aussi à temps partiel dans un magasin à grande surface où il fait partie d’une équipe de soutien informatique. Il a décroché cet emploi grâce à sa connaissance de plusieurs langues, ce qu’il considère être un atout important. Il prévoit de demeurer à Toronto à la fin de ses études, contrairement à ses parents qui veulent retourner au Brésil lorsque son frère et sa soeur auront terminé l’école secondaire.

Pierre :

Pierre est né en République Démocratique du Congo (R.D.C.) mais doit très vite avec sa famille fuir les combats et aller au Rwanda pendant deux ans avant de s’installer au Kenya pendant huit ans. En R.D.C., le père de Pierre travaillait au sein d’une église adventiste alors que sa mère s’occupait des enfants, deux garçons et une fille. Les langues de socialisation de Pierre sont l’anglais et le swahili. Au Kenya, Pierre et son frère ainé sont pensionnaires dans une école adventiste où Pierre participe aux offices tous les vendredis soir et les samedis. Il semble avoir apprécié sa scolarité dans cette école. Malgré des déplacements, Pierre réussit une scolarité brillante. Il a 11 ans quand il arrive à Montréal avec sa famille pour y rejoindre une tante, qui les sponsorise et qui les soutenait déjà financièrement au Kenya. A son arrivée, la famille est hébergée par la tante puis s’installe dans un quartier défavorisé de Montréal. La famille est prise en charge par des associations et par les membres de l’église que sa tante fréquente. Son père trouve un emploi dans un entrepôt et sa mère reste à la maison pour s’occuper de la fratrie.

À Montréal, tout est nouveau pour Pierre : l’environnement, la culture, la nourriture mais aussi l’école. Il passe les deux ou trois premières années en classe d’accueil[6] à Montréal où il est placé afin d’apprendre le français. Puis, afin d’accéder au secondaire, plutôt que d’accepter un redoublement, il est placé dans une classe d’adaptation scolaire avec des adolescents qui, selon lui, connaissaient d’autres problèmes d’intégration, comme la délinquance et le désintérêt par rapport à l’école. En classe d’accueil, son expérience est marquée par des difficultés d’intégration auprès de ses pairs qui ne l’acceptent pas car, à ce moment-là, il ne parlait pas français. Au secondaire, il mentionne aussi des expériences de discrimination et de racisme de la part de ses pairs.

Après six années passées au Québec, la famille prend la décision de partir en Alberta, non seulement pour rejoindre leur tante, partie deux ans auparavant, mais aussi pour des raisons scolaires et d’emploi pour ses parents. Il explique ainsi :

On est venus en Alberta, c’était pour l’emploi, pour que mon papa puisse travailler pour l’emploi, et aussi pour mon frère et moi, parce que mon frère était venu ici, vu que lui était plus vieux que moi [et que] le système scolaire du Québec l’a vraiment failli; dans le sens qu’il n’y avait pas assez de temps pour s’adapter avant d’arriver dans le monde du secondaire donc une fois rendu là-bas ils ne vont pas vraiment plus t’aider pour t’adapter.

Pierre, Entretien 1

Le choix de l’école francophone en Alberta s’inscrit dans l’idée de continuer la scolarité qu’il a connue au Québec, mais aussi pour entrer dans des classes régulières : « Moi avant de venir ici j’étais au secondaire 1, mais techniquement je devais être en secondaire 3, donc quand je suis venu ici, arrivé en Alberta, on m’a mis en 9ème année qui est l’équivalent du secondaire 3 ici et je m’en ai sorti pas mal bien » (Pierre, Entretien 1).

Si l’intégration scolaire et sociale de Pierre a été difficile à son arrivée au Québec, la transition avec l’Alberta s’est en revanche déroulée de façon très sereine. Il explique cela par le fait que sa famille a bénéficié des réseaux africains et francophones d’Edmonton. Son père travaille désormais en tant que soignant avec sa tante auprès de personnes âgées et sa mère prend des cours de langues dans l’intention de trouver un emploi. Lors du dernier entretien, Pierre poursuit ses études postsecondaires au Campus francophone Saint-Jean de l’Université de l’Alberta afin de devenir un enseignant de mathématique dans une école francophone.

Discussion des résultats

Trajectoire migratoire et motilité : Selon Easthope (2009), la mobilité spatiale est devenue un élément fondamental de la société, et ce, peu importe où l’on vit. L’auteure poursuit en disant que les phénomènes migratoires sont d’une grande complexité et que leur examen requiert non seulement d’analyser les facteurs structuraux qui les encadrent, mais de se pencher également sur l’agentivité des individus qui se trouvent au coeur même du processus de migration. Pour Kaufmann (2002), le capital de mobilité (ou motilité) est une dimension essentielle de l’insertion sociale dans les sociétés de la modernité avancée caractérisée par la multiplication des manières de se déplacer dans le temps et dans l’espace.

Dans le cadre de notre étude, nous avons ainsi tenté de mieux comprendre, à travers leurs récits de vie, comment nos participantes et participants avaient vécu leur arrivée au Canada et le sens qu’ils donnent à leur nouvelle réalité. Leur discours porte sur la façon dont cette expérience a changé leur vie. Les cas de Benjamin et de Pierre montrent bien la complexité qui entoure le phénomène de la migration. Leurs trajectoires migratoires ne sont pas linéaires. Benjamin a en effet vécu une première expérience migratoire, un séjour de quatre ans aux États-Unis, avant de retourner au Brésil, son pays d’origine pour ensuite immigrer au Canada où il fera l’expérience d’une mobilité interprovinciale. La trajectoire de Pierre est marquée par une mobilité intra-africaine (Rwanda, Kenya) avant l’arrivée au Canada où il fera, tout comme Benjamin, l’expérience d’une mobilité interprovinciale.

Par ailleurs, les familles de Pierre et Benjamin sont arrivées au Canada toutes deux sous le statut de réfugiés, laissant présager que leur mobilité a été influencée par les conditions politiques, économiques de leur pays d’origine, ainsi que par la présence de membres importants pour eux sur le territoire canadien, présence d’une tante pour Pierre ou d’une congrégation religieuse pour Benjamin. Dans les deux cas, il semble que les parents aient fait ce choix afin de permettre à leurs enfants d’acquérir une meilleure éducation et de leur préparer un meilleur avenir. Notons dès lors que les raisons de cette mobilité façonnent la trajectoire et la temporalité. En effet, celles-ci ont suscité des remises en cause professionnelles pour les parents ainsi que des mobilités interprovinciales qui se concrétisent au moins dans un premier temps par une mobilité sociale descendante.

Au fil des entretiens, les deux jeunes hommes se sont recréé un espace au sein des francophonies ontarienne et albertaine. En effet, les deux participants souhaitent rester sur place et concrétiser ainsi une mobilité sociale ascendante : Benjamin poursuit des études en neurosciences et Pierre finalise son diplôme d’enseignant. Pour Pierre, le choix de rester en Alberta est une décision délibérée qui est prise en compte dans son choix d’études même. Dans les deux cas, Pierre et Benjamin ont su mettre à profit leur capital de mobilité (motilité) et en faire usage pour concrétiser une mobilité sociale ascendante dans leurs choix respectifs (Kaufmann, 2002).

Le rapport à l’altérité : Comment, de façon générale, les élèves issus de l’immigration vivent-ils leur expérience scolaire en milieu minoritaire? Font-ils rapidement partie de ce nouveau collectif scolaire, dont ils connaissent peu les rouages (Baak, 2019)? Ou demeurent-ils toujours l’Autre aux yeux de la majorité (Baccouche, 2006)? Pour Benjamin et Pierre, le rapport à l’altérité semble être prégnant dès leur arrivée sur le territoire provincial respectif. Benjamin, à Toronto, nous décrit ses pairs comme appartenant à deux camps : les élèves africains et les élèves franco-ontariens. Ce sentiment d’être devenu l’Autre se fait sentir dès son arrivée. Cette exclusion prend plusieurs formes : on l’a ignoré lorsqu’il parlait, on lui a crié des noms, etc. Selon lui, le fait qu’il se trouvait dans une petite école a contribué aux formes d’intimidation dont il a été victime :

Mais, comme je l’ai dit, c’était surtout à cause … comme c’était une petite école, il n’y avait pas vraiment d’endroit à courir (pour se cacher). Parce que s’il y a des élèves qui ne t’aiment pas ici, il n’y a pas vraiment de choix pour aller parler avec d’autres personnes. … Je crois que c’était à cause qu’au Québec il y avait une grande quantité d’élèves, donc j’ai jamais eu besoin de changer … Tout ce que j’avais besoin c’était de parler avec plusieurs personnes jusqu’au point où est-ce que je trouve quelqu’un qui avait la même mentalité que moi.

Benjamin, Entretien 2

Lorsqu’il a discuté de sa situation avec certains membres du personnel enseignant, ces derniers n’ont vu ni geste raciste, ni intimidation de la part des élèves. On a plutôt individualisé sa situation, lui signifiant que c’était le fait d’être nouveau à l’école qui avait suscité de tels gestes. À leurs yeux, il ne s’agissait pas d’y voir une manifestation de racisme envers Benjamin. En d’autres termes, le personnel scolaire a contribué à la « normalisation » de l’altérité en rendant plus ou moins Benjamin responsable de ces gestes, par son statut de nouvel élève (Baak, 2019).

Un deuxième facteur d’exclusion pour Benjamin a été celui de la langue. Bien que la langue d’instruction de l’école soit le français, élément rassembleur du discours officiel, c’est l’anglais qui est la langue sociale des élèves à l’école (Richards, 2015). La langue représente plutôt un construit social qui se trouve légitimisé à travers des rapports de force précis (Bourdieu, 2001; Simpson et al., 2019). En milieu scolaire francophone, le rapport à la langue s’avère d’une grande complexité. Même si le français est la langue d’instruction dans les écoles, elle demeure néanmoins la langue de la minorité puisque ces écoles sont situées en milieu majoritaire anglophone. Parfois pas ou peu utilisé à l’extérieur de l’école, le français a ainsi peu de pouvoir d’attraction chez les élèves. À leurs yeux, le français représente en quelque sorte une langue de travail, alors que l’anglais est la langue des activités de loisirs, dans laquelle on se sent plus à l’aise et dans laquelle on s’amuse (Gérin-Lajoie, 2003).

Cette forte présence de l’anglais surprend Benjamin à son arrivée à l’école. Comme il n’avait pas parlé anglais depuis son séjour aux États-Unis, il a dû se réapproprier cette langue. Selon lui, cette situation a aussi contribué à ralentir son intégration. En effet, même si les élèves peuvent tous s’exprimer en français à l’école, l’anglais possède une grande influence sur ces derniers et demeure au coeur même des rapports langagiers entre pairs. Si on veut faire partie du groupe, il faut donc être familier avec la langue de la majorité.

Pour sa part, Pierre décrit des expériences scolaires d’altérité semblables vécues au Québec, alors que ses expériences en milieu francophone minoritaire à Edmonton ont été plus positives. À Montréal, du fait de sa non-connaissance de la langue française, Pierre est placé en classe d’accueil à l’élémentaire. Ce positionnement institutionnel le situe clairement comme différent des autres car il ne maîtrise pas la langue française. Si au primaire, Pierre se retrouve avec des élèves immigrants dans cette classe d’accueil, au secondaire, il est placé dans une classe d’adaptation avec des adolescents rencontrant d’autres problèmes d’intégration cette fois liés à la délinquance. Ce classement institutionnel impacte sa capacité d’intégration sociale puisqu’il se souvient avoir rencontré des difficultés à tisser des liens avec les autres enfants au primaire du fait de sa non maîtrise du français et avoir vécu du racisme et de la discrimination de la part de ses pairs au secondaire, laquelle est, tout comme pour Benjamin, cautionnée par l’institution scolaire :

On se faisait pas traiter également aussi [à] l’école secondaire, comme un jour il y avait un incident qui s’est passé, bah je me faisais intimider par certains jeunes …, les jeunes avait mis de la gum sur mon casier, so je ne pouvais pas l’ouvrir c’est dégueulasse et puis là juste après on [la direction] m’appelle et ils m’ont dit on a parlé à eux [les élèves] mais ils n’ont pas eu de conséquences et puis là de moi-même [je devais] aller nettoyer mon casier et j’étais comme j’ai pas moi-même fait ça pourquoi je dois nettoyer tout ça? … je me suis senti que je ne me faisais pas traiter comme équitablement comme tout le monde à l’école là-bas.

Pierre, Entretien 2

Profitant des compétences linguistiques acquises à Montréal, Pierre et son frère ont pu être mis dans des classes régulières en Alberta. Pierre ayant quitté le Québec au secondaire 1 a ainsi pu réintégrer la 9e année (équivalent de secondaire 3) correspondant à sa classe d’âge. Selon les dires de Pierre, son intégration à Edmonton en milieu minoritaire a été plus facile qu’au Québec. Il attribue cela au fait de son appartenance à la minorité francophone :

… le fait qu’on est un milieu minoritaire francophone, il s’avère qu’il y a plus de jeunes qu’ils ont le même chemin que nous ici, une majorité d’eux ils viennent du Québec directement ici ou les autres viennent de l’Afrique directement ici and then nous tous on est minoritaire, on est tous dans la même place et c’est plus facile pour nous tous de faire les études ici.

Pierre, Entretien 2

Le fait d’être dans une minorité favoriserait ainsi la solidarité entre les membres de cette minorité. Cette appartenance est aussi sensible au niveau de ses amis qui sont par ailleurs tous francophones et immigrants :

J’ai trouvé des jeunes … qui ressemblent à moi. C’est plus facile d’approcher parce que si j’approche d’autres personnes ils vont me demander plus de choses que je ne sais pas, j’ai juste trouvé comme des garçons qui jouaient au basket, qui ressemblent à moi …. Qui sont comme, qui sont comme euh [court silence], qui sont comme noirs, immigrants, whatever …. Ou pas exactement juste noir, mais comme n’importe qui ont l’air plus immigrant que je vois que ce serait plus facile d’approcher oui.

Pierre, Entretien 2

Pierre estime qu’il n’a pas choisi consciemment d’avoir des amis qui comme lui sont immigrants et noirs. Toutefois il reconnaît avoir des familiarités culturelles et des trajectoires migratoires qui leur permettent de se rencontrer. Cette familiarité avec le monde francophone lui permet aussi d’aiguiller son futur dans le choix de ses études supérieures. Face à des cours en anglais qui de son aveu lui faisaient peur, il préfère s’inscrire au Campus Saint-Jean, seul campus francophone faisant partie de l’Université de l’Alberta. Arrivé au Campus Saint-Jean il est étonné du fait que la plupart des étudiants de l’université francophone soient des étudiants étrangers alors qu’il bénéficie lui du statut de citoyen canadien.

Conclusion

La méthodologie du récit de vie a permis à Pierre et Benjamin de raconter leur histoire, de raconter ce qu’il voulait bien partager, ce dont ils se souvenaient, ou les deux à la fois (Galligani, 2000). Le choix de faire deux entretiens s’est avéré judicieux. Par exemple, ce n’est que lors du deuxième entretien que Benjamin a parlé du statut de réfugiés de ses parents à leur arrivée au Canada, ce qu’il n’avait pas révélé lors du premier entretien. De son côté, ce n’est que lors du deuxième entretien que Pierre évoquera son petit frère de 13 ans et sa petite soeur de 8 ans. C’est aussi à la fin de ce même entretien qu’il partage longuement ses inquiétudes quant à l’influence de l’anglais dans les écoles francophones et qu’il met en relief l’usage valorisé de la langue française par les immigrants francophones internationaux.

Les récits de migration de Benjamin et Pierre témoignent de la complexité du processus migratoire. Pour nos deux participants, l’expérience de migration s’inscrit en creux d’une dynamique familiale, plutôt que d’un projet individuel, laquelle implique le plus souvent « un désir de changement économique, social et familial » exprimant un désir de développement sur les plans personnel et professionnel (Rachédi et Vatz-Laaroussi, 2016, p. 71). Pour chacun, la trajectoire migratoire est non-linéaire et diffuse. Tous deux font l’expérience de migrations inter et intra géographiques multiples avant de s’établir à Toronto et à Edmonton. C’est le cas pour Benjamin qui après une première migration vers le Canada retourne au Brésil quelques années avec sa famille pour immigrer au Canada, au Québec d’abord puis en Ontario. C’est le cas également pour Pierre dont les migrations intra-africaines multiples l’amènent ensuite au Québec puis en Alberta. Leur trajectoire de mobilité interprovinciale au Canada, les font passer tous deux d’un contexte francophone majoritaire au Québec à un contexte francophone minoritaire en Ontario et en Alberta.

Le récit de vie de nos participants met en exergue des rapports d’altérité modulés différemment selon les contextes (Debonneville et al., 2019) et articulés autour des marqueurs tels la langue, la culture, l’origine ethnique et la catégorie raciale, au travers desquels se manifeste leur agentivité. Nous avons vu Pierre être marginalisé et discriminé durant sa scolarité au Québec, tant par ses pairs que par l’institution dont il ne perçoit pas le soutien. Un basculement s’opère à son arrivée à Edmonton en contexte francophone minoritaire, où son agentivité en tant que quadruple minorité se déploie et sert d’ancrage à son intégration scolaire et professionnelle en Alberta.

L’expérience d’altérité de Benjamin est différente de celle de Pierre. Lors de son passage au Québec, le rapport du « Nous » à l’« Autre » ne semble pas problématique, dès lors que le nombre suffisamment important d’élèves dans sa polyvalente offrait de grandes possibilités d’interactions sociales. À l’école franco-ontarienne, beaucoup plus petite, son expérience d’altérité prend une tournure plus négative et se cristallise par l’exclusion par ses pairs et le peu de soutien du personnel enseignant qui le renvoie à la normalité passagère de son expérience. Ce que Benjamin vit lui est présenté comme une expérience individuelle « normale » dont il est responsable. Cette façon de rationaliser les rapports de force et de les réduire à des expériences individuelles ne fait qu’encourager le statu quo dans le système scolaire.

Finalement, les expériences de Benjamin et de Pierre témoignent de la richesse de leurs trajectoires migratoires et la manière dont ils ont mobilisé leur capital de mobilité dans leur nouveau contexte, tout en esquissant des expériences différenciées de scolarisation en contexte majoritaire et minoritaire francophone.

En donnant une voix aux jeunes francophones minorisés et racisés, cette analyse sociologique vise à contribuer à leur empowerment et à éclairer l’impact des contextes linguistiques sur leur intégration et leur propre agentivité.