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I. Introduction : la Situation québécoise en matière d’accès à la justice et le rôle essentiel des cliniques juridiques

La question de l’accès à la justice est indissociable de celle de l’accès aux services juridiques dans un marché[1] où la quantité et la qualité des services dépendent directement de la capacité à payer[2]. Les recherches démontrent ainsi que le nombre toujours plus important de personnes contraintes de faire face à la justice non représentées s’explique avant tout par l’inaccessibilité de services juridiques abordables[3]. Selon Jane Bailey, Jacquelyn Burkell et Graham Reynolds : 

[s]elf-represented litigants in Canada are disproportionately likely to have lower income and education, and to live with social barriers including physical and mental differences, and language and cultural barriers; furthermore, they often live in rural areas remote from physical court and legal services[4].

Les inégalités socioéconomiques sont donc directement liées aux inégalités d’accès aux services juridiques. Or, cette structure d’accès avantage les « haves »[5], soit les personnes favorisées par leurs capitaux socio-économiques et culturels et qui sont des « joueurs répétés »[6] dans le système de justice (repeat players)[7]. Elle cristallise ainsi l’inégalité des chances d’avoir gain de cause au détriment des « haves-not »[8], qui sont typiquement des « joueurs occasionnels »[9], voir uniques, possédant moins de capitaux (one-shotters)[10].

Dans un contexte où les services juridiques gratuits ou à faible coût sont peu disponibles, le rôle des cliniques juridiques est essentiel pour permettre l’accès à des services aux communautés mal desservies[11]. Qu’elles soient universitaires ou communautaires, les cliniques juridiques fonctionnent grâce à l’implication d’étudiants et d’étudiantes [ci-après « étudiants »] en droit bénévoles, rémunérés ou accumulant des crédits. Elles poursuivent donc une double mission : la défense systémique des droits[12] et la formation étudiante axée sur l’accès à la justice, notamment en sensibilisant les étudiants en droit aux problèmes juridiques des personnes marginalisées et en situation précaire[13].

Depuis le début de la pandémie de COVID-19 en mars 2020, la crise sanitaire a exacerbé les problématiques socioéconomiques préexistantes non seulement pour les individus[14], mais également pour les organismes qui les desservent[15], lui valant son attribut de « pandémie de l’inégalité »[16]. Selon Pierre Tircher et Nicolas Zorn :

ces organismes viennent en aide aux plus vulnérables de telle sorte qu’un affaiblissement des services qu’ils offrent se traduirait automatiquement en un affaiblissement de leurs bénéficiaires, des populations déjà vulnérables à l’origine[17].

Ces implications ont cependant été peu documentées du point de vue de l’accès à la justice.

Il apparaît donc nécessaire de questionner l’impact du contexte pandémique sur l’accès aux services juridiques pour les personnes les plus marginalisées, de même que sur les activités des organismes qui les soutiennent. Considérant le profil des personnes qu’elles desservent, les cliniques juridiques communautaires sont un point d’entrée incontournable pour s’attaquer à une telle analyse. À la lumière d’un cas d’étude dans une clinique juridique montréalaise (voir Partie II), nous constaterons que la pandémie a exacerbé la situation de précarité et la détresse de ses usagers et usagères [ci-après « usagers »], ce qui implique une charge de travail supplémentaire pour l’organisme qui a dû adapter ses services (voir Partie III). Nous constaterons ensuite que l’obligation de travailler à distance a un impact important sur les conditions de travail de celles et ceux qui oeuvrent à la clinique (voir Partie IV). Finalement, nous démontrerons que la numérisation des services juridiques se traduit par l’exclusion supplémentaire de personnes déjà marginalisées, générant de nouvelles barrières d’accès à la justice (voir Partie V).

II. Le terrain de recherche à la clinique juridique du Mile End

La Clinique juridique du Mile End [ci-après « CJME »] offre des services d’information et d’accompagnement sociojuridique[18] dans trois points de service pour les personnes non admissibles à l’aide juridique[19] et qui n’ont pas les moyens de débourser pour des services privés. Soulignons qu’au Québec, certaines matières ne sont pas couvertes par l’aide juridique, peu importe le revenu, comme la plupart des dossiers en droit du logement[20], qui constitue l’un des domaines les plus en demande à la CJME, suivi du droit de l’immigration et du droit civil. Près de la moitié des usagers de la clinique ont un revenu de moins de 20 000 $[21] et près de 40 % d’entre eux sont salariés ou travailleurs autonomes, tandis que les autres sont prestataires de l’aide sociale, étudiants, au chômage — avec ou sans assurance-emploi — ou à la retraite[22]. Un peu plus de la moitié des usagers n’ont ni le français ni l’anglais comme langue maternelle[23].

Les activités de la CJME ne font pas l’objet d’un financement à la mission, ce qui met en péril sa survie[24]. La clinique doit ainsi constamment faire de nouvelles levées de fonds ou initier de nouveaux projets, ce qui exige beaucoup de travail de la part de la directrice[25]. Ses bailleurs de fonds principaux sont la Fondation du droit de l’Ontario, le Fonds d’accès à la justice de Justice Québec et Services Canada[26].

Jusqu’au début de la pandémie de COVID-19, les consultations juridiques étaient offertes en personne par une dizaine d’étudiants stagiaires en droit supervisés par des avocats et des avocates [ci-après « avocats »] et des notaires. Des étudiantes stagiaires en travail social agissaient directement auprès des usagers ou en soutien aux étudiants en droit. Cette formule impliquant des étudiants en droit et en travail social est unique à la CJME au Québec[27]. L’équipe de la clinique est composée d’une directrice générale, d’une avocate-coordinatrice, d’avocats coordonnateurs de projets particuliers, de vingt-deux étudiants et de trois intervenantes sociales, en plus d’une cinquantaine de juristes bénévoles, notaires ou avocats[28]. Entre le 1er octobre 2019 et le 30 septembre 2020, soit en partie en contexte pandémique, 715 consultations individuelles ont été données par le personnel de la CJME et 544 de ces usagers recevaient des services de la clinique pour la première fois[29].

Le modèle de service de la CJME est unique et repose sur la disponibilité d’avocats pour s’impliquer dans chacun des dossiers. La clinique offre ainsi des consultations juridiques en personne sans rendez-vous, des suivis individualisés, la recherche juridique, la rédaction de notes de service et de documents juridiques, la prise de contact avec les parties adverses ainsi que l’accompagnement dans des démarches administratives et judiciaires[30].

L’équipe de recherche collabore avec la CJME depuis 2016, d’abord dans le cadre du partenariat de recherche Accès au Droit et à la Justice[31], puis dans le cadre d’un projet de recherche-action ayant pour objectif le développement d’une trousse de préparation et d’accompagnement aux audiences[32]. La recherche-action, qui vise la démocratisation des processus de recherche et de production des connaissances au bénéfice des partenaires de recherche — ici la CJME –, est un dispositif de recherche partenarial visant des retombées non seulement scientifiques, mais pratiques[33]. Ce second projet a débuté à l’automne 2019 et était en cours au début de la pandémie de COVID-19, qui y a abruptement mis fin. En effet, en raison des règles sanitaires et du ralentissement de l’activité judiciaire, la clinique a dû suspendre ses activités et il n’a pas été possible de tester diverses modalités de préparation et d’accompagnement à des audiences auprès des usagers de la clinique.

Or, il semblait pertinent de mener une nouvelle collecte des données lorsque la clinique a été en mesure de recommencer à offrir certains services, au mois de mai 2020. Cette collecte poursuivait trois objectifs : 1) servir les intérêts de la clinique, qui, contrainte de s’adapter dans l’urgence, cherche à obtenir le plus de rétroaction possible sur sa capacité à soutenir ses usagers à distance ; 2) mieux comprendre la situation des organismes qui offrent des services juridiques cruciaux pour les personnes n’y ayant autrement pas accès ; et 3) analyser l’impact des changements dans les services offerts par la clinique sur ses usagers du point de vue de l’accès à la justice.

Nous avons mené des entrevues d’environ une heure et demie avec la directrice générale de la clinique, deux avocates coordonnatrices, dont l’une ayant été embauchée au début de la pandémie, un étudiant en droit effectuant de la préparation de dossiers et aux audiences ainsi que deux intervenantes sociales. Nous avons aussi assisté à la préparation à l’audience d’un usager ainsi qu’à son audience à distance[34], avant de réaliser avec lui une entrevue sur son expérience. Nous avons également assisté à certaines séances de débreffage[35] animées par les intervenantes et avons eu accès aux comptes rendus de ces dernières sur ces rencontres (voir Tableau 1). Toute la collecte des données a été effectuée par Zoom. Puisque peu de recherches ont été menées dans des cliniques juridiques québécoises, les résultats sont discutés à la lumière de la littérature issue d’autres juridictions.

Tableau 1

Corpus analysé

Corpus analysé

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III. La clinique juridique en Pandémie : entre détresse, Précarité et adaptation des services

Si le profil des personnes qui se présentent à la clinique n’a pas changé (soit des personnes généralement à faible revenu), la pandémie a amplifié leurs difficultés, notamment en termes de besoins de base, mais aussi d’accès à des services (voir Partie III, section A). Ainsi, un grand nombre d’organismes communautaires ne sont plus en mesure de répondre à l’augmentation de la demande ou sont tout simplement fermés. Afin de faire face à ces usagers plus démunis, mais aussi aux contraintes imposées par la pandémie, la clinique a dû adapter ses services (voir Partie III, section B).

A. Des usagers plus démunis

La nature des demandes que reçoit la clinique depuis la reprise des activités à distance suit les mêmes tendances qu’avant la pandémie, hormis une hausse notable en matière de droit du logement[36]. Si la clinique a toujours connu une forte proportion de dossiers en la matière[37], elle a conclu une entente avec un comité logement[38], afin que celui-ci lui réfère des locataires pour répondre à la demande pendant la période des déménagements, autour du 1er juillet[39]. Les avocates relèvent le stress de plusieurs usagers causé par le report des audiences sur les dossiers d’éviction[40]. Plusieurs problèmes en droit du travail sont également attribuables à la pandémie, notamment concernant la validité de la rupture du lien d’emploi. Finalement, le contexte pandémique aurait aussi contribué à exacerber certaines tensions, par exemple de voisinage ou entre locataires et propriétaires, se traduisant par des démarches juridiques susceptibles d’être judiciarisées.

Du côté des besoins psychosociaux, les deux intervenantes sociales relèvent une diversité de situations liées ou non à la pandémie, mais que le contexte a contribué à complexifier : personnes n’ayant pas accès à Internet et recherchant un logement ; personnes qui cherchent à accéder à des ressources pour une situation de dépendance, à des services sociaux, médicaux, gouvernementaux et communautaires, par exemple dans le contexte d’une situation migratoire précaire ; personnes placées en ressource d’hébergement, confinées à leur chambre, dont la situation juridique concernant l’aptitude légale n’est pas claire, etc. Parmi les usagers de la clinique, certains vivent un enchainement d’évènements menant à davantage de précarité, comme cette femme cherchant à porter plainte pour une situation de violence conjugale, confinée avec ses enfants dans une ressource d’hébergement, ou encore cette personne en situation de crise qui, évincée de son logement, avait dû placer ses biens en dépôt, biens qui ont ensuite disparu. L’une des intervenantes sociales explique que ce n’est qu’au fil de la discussion que l’on apprend que de telles situations succèdent à d’autres problèmes préalables, tels que le placement de ses enfants par les services de protection de la jeunesse, la violence conjugale et la pauvreté.

Si ces situations ne sont pas nouvelles, s’ajoute en temps de pandémie un isolement social qui est, pour certaines personnes, total. Une intervenante relate par exemple qu’au moment de leur contact avec la clinique à l’été 2020, certains usagers n’avaient parlé à personne depuis le début de la pandémie. Cet isolement se traduit par des problèmes de santé mentale plus fréquents qu’auparavant : « [l]es gens qui étaient déjà vulnérables, le sont trois fois plus », constate l’intervenante. Si cette situation touche particulièrement les personnes âgées qui sont encore plus isolées qu’auparavant, elle précise que toutes les couches de la population sont affectées. La clinique a même dû intervenir auprès d’une personne suicidaire, ayant nécessité une consultation de deux heures au téléphone et le référencement aux organismes appropriés.

À cette détresse se superposent des problèmes juridiques lourds à porter. L’incertitude quant au moment et à la forme des audiences ajoute au stress inhérent du processus judiciaire. Une avocate coordonnatrice donne un exemple :

C’était une audience à la Cour municipale, une vieille dame qui était déjà très stressée puis qui est comme dans une situation de santé mentale un peu fragile, puis… un petit dossier à la Cour municipale, mais reporté, puis reporté, puis reporté. [… C]’est hyper stressant pour eux. Ils se préparent mentalement à quelque chose qui s’en vient puis finalement, ah, c’est reporté. Il y a un petit soulagement mais en même temps le stress continue […].

Cette détresse accrue s’accompagne de difficultés financières exacerbées par la pandémie ayant un impact sur plusieurs sphères juridiques de la vie des usagers (emploi, finances, logement). Une intervenante sociale donne l’exemple d’une femme en situation de crise qu’elle a tenté de rejoindre pendant des jours puisque son téléphone ne fonctionnait plus. Elle n’avait pas assez d’argent pour prendre l’autobus afin de venir à la clinique, ni même pour aller chercher des denrées alimentaires. Si, d’ordinaire, l’intervenante aurait pu aller la chercher en voiture pour l’accompagner afin d’obtenir de la nourriture et la ramener chez elle, une telle intervention est impossible en contexte pandémique. L’équipe a tenté de voir s’il était possible de lui payer un billet d’autobus. En somme, au sujet des conséquences sociales de la pandémie, un étudiant en droit se fait catégorique : « ce n’est pas le gouvernement qui pallie, c’est les organismes ».

Or, les organismes communautaires sont eux-mêmes en situation précaire en raison du contexte sanitaire, non sans conséquence sur leurs bénéficiaires. Les situations de détresse accrues et les besoins psychosociaux qui en résultent semblent, notamment, s’expliquer par la diminution des autres services disponibles, ce qui se traduit par l’amplification des problèmes psychosociaux présents avant la pandémie. Une avocate coordonnatrice a l’impression que les personnes tournent en rond parmi différents services et arrivent à la clinique un peu par hasard. C’est ce que confirme une intervenante qui a communiqué avec plusieurs ressources avant de constater que plusieurs d’entre elles étaient fermées ou offraient leurs services de manière restreinte[41], par exemple en ce qui concerne les dons de vêtement. Selon elle :

Les personnes qui avaient de la difficulté à avoir accès aux services, ont été encore plus pénalisées, ils ont eu encore moins accès aux services que d’habitude. […] L’accessibilité aux services, les problèmes de santé mentale, l’isolement, tous ces troubles émotifs-là, se sont accrus avec la pandémie.

Certains usagers ont effectivement exprimé le sentiment d’avoir été oubliés et mis de côté en raison de la pandémie en raison du manque de services occasionné par celle-ci. Dans ce contexte de raréfaction, il est important de vérifier soi-même la disponibilité des ressources auxquelles on réfère plutôt que de laisser les personnes se heurter à des portes fermées. Être confronté à un refus peut en effet être très difficile, d’autant plus qu’il est déjà ardu pour ces dernières de faire des démarches par elles-mêmes dans des situations de crise. Selon une intervenante :

Quand on fait cette intervention-là souvent, les gens, ils sont au bout de leurs ressources physiques, mentales, émotionnelles, etc. Les gens qui n’ont pas d’énergie, qui sont en situation de crise puis qui luttent pour plein de choses, ça leur en prend encore beaucoup. C’est juste un petit coup de main.

La connaissance d’une diversité de ressources découlant de l’expérience de travail des intervenantes sociales au sein du réseau de la santé et des services sociaux leur a d’ailleurs permis de faire des démarches pour mettre la clinique en contact avec des ressources que l’équipe juridique n’aurait pas nécessairement identifiées par elle-même. Cela étant dit, le personnel explique minimiser le référencement vers d’autres services par rapport à leurs pratiques usuelles puisque ces services sont déjà débordés et qu’ils réfèrent eux-mêmes à la clinique.

B. L’adaptation des services cliniques à la réalité pandémique

Ces besoins accrus ainsi que les mesures sanitaires ont forcé la clinique à adapter ses services. Au moment de première déclaration de l’état d’urgence par le premier ministre François Legault, le 14 mars 2020, la clinique a dû, au même titre que les autres organismes communautaires, fermer ses portes. Il a ensuite fallu adapter les services à la réalité pandémique, notamment la distanciation sociale, pour pouvoir recommencer à donner des services, d’autant plus que l’achalandage était croissant. Selon la directrice de la clinique :

C’est sûr que la période la plus difficile, ça a vraiment été les décisions qu’on a dû prendre au début de la pandémie, donc lever nos séances de consultation, moi, ça m’a créé un certain stress parce que je savais qu’on avait beaucoup de dossiers. […O]n ne pouvait pas laisser tomber sans filet les personnes, alors il fallait trouver une façon de faire […]. Tout à coup, ils se retrouvaient sans ressources du tout.

Précisons qu’avant la pandémie, les personnes se présentaient pour une consultation sans rendez-vous à l’un des points de services pendant leurs plages d’ouverture. Les étudiants en droit recueillaient directement l’information nécessaire et s’adressaient directement aux avocats sur place afin d’établir si d’autres informations s’avéraient pertinentes. À l’exception des cas urgents pour lesquels il est possible de prodiguer des conseils sur place, les personnes étaient recontactées ultérieurement pour un suivi de leur dossier, dont l’ampleur variait selon la situation en cause, allant d’un simple suivi téléphonique à la rédaction de documents juridiques et de notes de service de recherche, tâches qui peuvent requérir des consultations additionnelles (voir Figure 1). Pour la période du 1 octobre 2018 au 30 septembre 2019, la clinique avait tenu plus de 1 500 consultations en personnes et avait ouvert les dossiers de près de 725 nouveaux usagers.

Figure 1

La procédure de prestation de services juridique en présentiel

La procédure de prestation de services juridique en présentiel

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Depuis le début de la pandémie, les personnes ne peuvent plus se présenter aux points de services, mais doivent communiquer avec la clinique par téléphone ou par courriel afin de prendre un rendez-vous. Un étudiant appelle ensuite la personne pour une prise d’information pendant laquelle aucune information juridique ne doit être donnée. Il doit se limiter à écouter le récit de la personne et à lui poser les questions essentielles afin d’aller chercher le plus d’information pertinente possible. À cette fin, la clinique a créé une liste de vérification qui comprend les questions à poser selon le domaine de droit en jeu, entre autres pour évaluer l’admissibilité à l’aide juridique, les points à vérifier sur le plan psychosocial et la procédure à adopter après la consultation. En présentiel, il n’était pas nécessaire de procéder de manière aussi standardisée et séquencée. Par la suite, l’étudiant rédige une note de consultation envoyée à une avocate coordonnatrice pour qu’elle effectue un suivi et que le dossier soit abordé en rencontre d’équipe. Au besoin, un mémoire de recherche est produit aux fins d’une consultation ultérieure avec un avocat bénévole[42] (ou l’étudiant et un avocat en binôme). L’étudiant se charge seul de la deuxième consultation uniquement lorsqu’il s’agit de communiquer de l’information juridique pure que les avocates valideront en amont (voir Figure 2). Par conséquent, lorsque c’est l’étudiant qui tient la consultation, la procédure à distance est beaucoup plus balisée qu’en personne où la supervision par des avocats permet de communiquer de l’information plus précise, voire de régler certaines questions sur le champ.

Figure 2

La procédure de prestation de services juridiques à distance

La procédure de prestation de services juridiques à distance

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En ce qui concerne la procédure d’intervention en matière psychosociale, avant la pandémie, les intervenantes sociales étaient directement sur place lors des consultations sans rendez-vous et pouvaient intervenir spontanément au besoin, par exemple au moyen d’un contact visuel entre elles et l’étudiant en consultation (voir Figure 3). Par contraste, en ce qui concerne la procédure à distance, lorsque certaines informations colligées par l’étudiant le commandent, il propose des services psychosociaux. Si la personne accepte, l’étudiant doit communiquer avec une avocate coordonnatrice. Puis, l’avocate consulte les intervenantes pour obtenir leurs disponibilités et les intervenantes se concertent pour établir qui prendra le dossier. L’étudiant doit également communiquer avec l’intervenante pour qu’elle puisse mieux comprendre la situation. Les consultations d’ordre psychosocial peuvent alors avoir lieu de deux façons. Soit l’intervenante contacte la personne seule par téléphone dans les cas les plus urgents, soit elle effectue la consultation en binôme avec l’étudiant, qui agit comme point de contact[43]. À la suite de cette intervention, l’intervenante doit rédiger des notes de consultation pour l’équipe juridique et tenir cette dernière informée du suivi apporté (voir Figure 4).

Figure 3

La procédure d’intervention psychosociale en présentiel

La procédure d’intervention psychosociale en présentiel

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Figure 4

La procédure d’intervention psychosociale à distance

La procédure d’intervention psychosociale à distance

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En outre, les intervenantes sociales trouvent particulièrement difficile de ne plus pouvoir accompagner les personnes dans leurs démarches administratives ou judiciaires, considérant leurs besoins. L’une d’entre elles explique tout de même avoir accompagné une personne déposer une plainte à la police puisqu’elle vivait une situation de violence. Ceci impliquait de l’aider à rédiger la plainte alors qu’elle ne maîtrisait pas bien le français ou l’anglais. Outre cette exception, certains usagers se sont montrés contrariés de ne pas avoir de l’aide pour rédiger des documents.

Le personnel de la clinique a également dû adapter ses services de préparation aux audiences qui s’offraient auparavant en présentiel. Avant la consultation, l’équipe de la clinique rédige un document de préparation qu’elle envoie à l’usager par courriel afin qu’il ou elle puisse en prendre connaissance et se pratiquer. Par la suite, une séance de préparation a lieu sur Zoom en présence de l’avocate coordinatrice et d’un étudiant qui reviennent sur le document point par point. On précise alors que si le ou la juge pose une question, l’usager doit s’en tenir au document écrit et relire le paragraphe approprié. À la révision du document succède une simulation d’audience où l’usager lit le document et l’étudiant joue le rôle de juge. Lors de la séance que nous avons observée, l’usager a exprimé le fait que la dimension la plus éprouvante dans l’anticipation de l’audience est que cette dernière soit téléphonique, ce qui lui procure un stress supplémentaire. L’étudiant au dossier répond qu’il sera présent par Zoom et que, même s’il ne pourra pas parler, sa présence permettra au moins à l’usager d’avoir un référent visuel et un certain soutien moral.

Nous avons par la suite observé l’audience sur Zoom[44]. L’usager a procédé comme prévu, en lisant le document préparé par la clinique et la commissaire ne lui a posé aucune question[45]. Quant à l’étudiant, il assistait l’usager en hochant la tête à certains moments, par exemple lorsque l’usager énonçait les arguments de droit. À l’issue de l’audience, il a mené un débreffage alors que l’usager, manifestement anxieux, demandait s’il s’était comporté de la bonne façon.

Rencontré en entrevue par la suite, cet étudiant explique que lors des consultations en personne, il pouvait prendre davantage de temps pour que les personnes puissent se pratiquer à manipuler les documents dont elles ont besoin pendant l’audience. Si l’affaire que nous avons observée était relativement simple du point de vue juridique, il croit qu’offrir une préparation à distance serait beaucoup plus complexe pour les affaires nécessitant de la jurisprudence, de la preuve à déposer et un cahier des autorités : « [j]e n’imagine pas préparer quelqu’un présentement à la Régie du logement pour une audience en Zoom. On ne va pas s’en sortir. On n’a pas les ressources ».

Pour l’usager, la préparation à l’audience à distance est de la même qualité que celle en personne. L’accompagnement à distance est cependant beaucoup moins rassurant, d’autant plus que l’expérience à distance lui apparaît plus froide et cérébrale, et ainsi plus stressante. Toutefois, l’accompagnement à distance a tout de même selon lui le mérite d’apporter une présence, notamment une rétroaction et un soutien moral dès la fin de l’audience. Il a particulièrement apprécié avoir senti qu’il n’était pas seul et qu’une personne externe soit témoin de son expérience. Or, l’étudiant estime que la situation aurait été beaucoup plus difficile pour une personne ayant de la difficulté à s’exprimer, ce à quoi l’accompagnement à distance n’aurait pas permis de pallier, ajoutant qu’une situation où l’usager n’aurait pas été préparé aurait été désastreuse. Surtout, il croit que si la vidéoconférence est un outil utile pour préparer les usagers et appréhender leur stress, ce soutien serait impossible sans médium visuel : « [o]n ne prépare pas quelqu’un à une audience par téléphone ».

À cet égard, une partie importante des personnes les plus vulnérables fréquentant la clinique n’ont pas Internet, ce qui rend impossibles la préparation et l’accompagnement. Bien que le personnel de la clinique estime que l’accompagnement en personne est l’idéal[46], il s’avère selon lui nécessaire de réfléchir aux moyens permettant de numériser l’accompagnement dans le cas où les audiences en ligne tendraient à se généraliser à l’issue de la pandémie. Il s’agirait, notamment, de se doter de l’équipement nécessaire dans les locaux de la clinique pour assister les usagers qui n’ont pas accès à cet équipement.

IV. La clinique juridique en pandémie : des conditions de travail plus difficiles

Les changements que la pandémie a provoqués en termes de détresse des usagers et d’adaptation des services de la clinique ne sont pas sans conséquence sur le quotidien des étudiants et avocats qui y oeuvrent, qu’il s’agisse du temps nécessaire (Partie IV, section A), des difficultés de communication tant entre l’équipe et les usagers qu’entre les membres de l’équipe (Partie IV, section B) et du niveau de détresse des étudiants alimenté par un fort sentiment d’impuissance (Partie IV, section C).

A. Une gestion des dossiers chronophage

En raison des difficultés logistiques liées à la distanciation sociale, la gestion d’un dossier est considérablement plus longue qu’en présentiel. Ainsi, au téléphone, les consultations peuvent prendre deux fois plus de temps qu’à l’ordinaire et se multiplier en raison des difficultés à recentrer les propos des usagers et, surtout, en raison des allers-retours entre étudiants et avocats (voir Figure 2). Il était plus facile de régler des aspects d’un dossier lorsqu’équipe et usagers étaient sur place et qu’il était possible de consulter tous les documents et de les classer. Une avocate coordonnatrice explique que la préparation à une audience peut désormais nécessiter plus de cinq étapes distinctes, alors qu’auparavant elle n’aurait nécessité qu’une consultation de trois heures sur place avec les documents accessibles (voir Figure 5).

Figure 5

Les étapes d’une préparation à une audience à distance

Les étapes d’une préparation à une audience à distance

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À l’initiative de différents organismes tels que le Barreau du Québec, le ministère de la Justice du Québec, la Commission des services juridiques et le Centre d’accès à l’information juridique, des lignes téléphoniques de consultation juridique ont été mises en place pendant la pandémie, auxquelles le personnel de la clinique a participé avant de reprendre ses services. Or, l’équipe insiste sur la nécessité d’être le plus fidèle possible à la spécificité de leurs services, c’est-à-dire le fait de faire des suivis et des accompagnements. Dès sa réouverture, la clinique a ainsi fait le pari de prendre moins de dossiers afin de ne pas compromettre la qualité de ses services. Par conséquent, en contexte pandémique, elle gère un maximum de vingt-cinq dossiers à la fois, soit deux fois moins qu’avant et ce, avec le même nombre d’étudiants qui avaient pourtant moins d’heures disponibles pendant l’année scolaire. Chaque dossier est ainsi plus long à traiter.

Le problème réside aussi au sein du soutien apporté par les avocats bénévoles. Si les plages sans rendez-vous en présentiel faisaient en sorte qu’ils n’avaient qu’à libérer une plage horaire pour intervenir sur place, ils ont désormais moins de disponibilité alors que la distanciation implique d’être rejoints par la clinique à n’importe quel moment, ce qui peut être délicat vu leurs conditions de travail.

En somme, l’une des avocates coordonnatrices explique que les ressources, déjà limitées, n’ont pas augmenté à l’occasion de la pandémie malgré la longueur accrue des procédures. Il en découle une capacité de gérer des dossiers deux fois moindre, tandis que celle de faire de l’accompagnement est compromise.

En ce qui concerne les travailleuses sociales, si elles ont un volume de travail moindre qu’à l’habitude en raison de l’absence de services en présentiel, l’intervention à distance requiert également plus de temps consacré aux mêmes usagers qui rappellent plus souvent, tendance qui s’explique également par la lourdeur des situations qu’ils vivent. Une intervenante explique qu’alors que ses interventions en personne se faisaient en présence de l’équipe juridique, elle est désormais contrainte de rédiger des résumés d’intervention lorsqu’elle est au téléphone avec un usager afin de se conformer aux exigences de son ordre professionnel :

Ça c’est un surplus de travail puis aussi, tout ne s’écrit pas dans une note de dossier. Fait que c’est sûr que j’appelle [l’avocate coordonnatrice] pour lui expliquer c’est quoi mes impressions cliniques […] et qu’est-ce que je vais marquer […] dans mes notes, mais qu’est-ce que je ne vais pas marquer mais que je veux partager avec elle […] c’est une chose que je ne ferais pas si j’étais en clinique […]. Je le ferais verbalement.

Par la suite, l’avocate coordonnatrice doit transmettre ces informations aux juristes qui travaillent sur le dossier, nécessitant encore des tâches supplémentaires. Au demeurant, cette procédure requiert plus de précautions qui peuvent être source de pression. En cas d’urgence, comme lorsqu’un usager est en situation de crise au téléphone, les étudiants doivent se débrouiller pour appeler l’une des avocates coordonnatrices, qui communique alors avec les intervenantes rapidement.

B. Une communication moins fluide

Le fait de mener les activités à distance est non seulement chronophage, mais implique une communication moins fluide entre toutes les personnes concernées avec plusieurs conséquences pour les services, à commencer par un ralentissement dans les suivis. Effectivement, lors des consultations sur place, il était possible de répondre directement à certaines des questions des usagers, tandis qu’à distance, les étudiants n’ont pas le droit de donner tout de suite l’information. La procédure se divise donc en deux étapes (collecte d’information et appel ou courriel pour donner l’information juridique) qui sont généralement entrecoupées d’un délai qui était évitable sur place. De même, lorsqu’il s’agissait de faire une plainte à un organisme public, il était auparavant possible d’appeler directement ce dernier en compagnie de l’usager, accélérant ainsi les démarches. Au surplus, le fait de procéder par téléphone implique que les usagers peuvent ne pas répondre, et donc que les étudiants soient en attente sur plusieurs dossiers à la fois au lieu de les traiter un par un, ralentissant d’autant plus la gestion des dossiers.

De surcroît, le cadre juridique imposé aux étudiants en droit du Québec[47] amène l’équipe à redoubler de vigilance dans ce contexte de communication surchargé afin de s’assurer qu’aucun conseil juridique ne soit donné, mais uniquement de l’information juridique[48]. Il est plus facile de contrôler l’information donnée par un étudiant par courriel. Or, le manque de moyens technologiques des usagers implique qu’il est souvent impossible de faire une consultation par vidéoconférence ou d’envoyer des documents par courriel. Les étudiants doivent alors faire les suivis par téléphone, ce qui implique une forme de micro-gestion pour les avocates coordonnatrices, et ce, malgré le fait que plusieurs étudiants soient en troisième année de droit, ont déjà de l’expérience clinique et sont ainsi très autonomes. Selon l’une de ces avocates :

Je déteste faire ça, mais je n’ai vraiment pas le choix. Je dois contrôler tout ce qu’ils disent, parce que je ne serai pas là lors de l’appel. Parce que si j’étais là pour tous les appels, je passerais juste toute ma journée au téléphone, or il faut aussi que je corrige des courriels de suivi et donc ils m’envoient un peu les bullet points de tout ce qu’ils vont dire. Ça alourdit aussi leur tâche parce si on était en présentiel, je serais à côté. Et je pourrais intervenir au cas où ils disent quelque chose qui n’est pas correct.

Un tel contexte amplifie aussi les défis liés à la compréhension des usagers. Il est par exemple plus difficile de s’assurer qu’ils et elles aient bien compris l’information juridique par courriel, explique un étudiant :

[T]u envoies un courriel avec plein d’informations juridiques, avec plein d’avenues où les gens peuvent prendre une décision — parce que nous on donne de l’information, on ne leur donne pas une opinion sur quelle option est la meilleure… Donc tu imagines recevoir un courriel, mettons de mille mots, des fois deux mille mots. On expose toutes les situations possibles puis toi, il faut que tu les lises, tu les comprennes puis en plus que tu choisisses la bonne situation à travers toutes ces décisions-là possibles […]. Donc tu es quasiment autant dans le vide. Donc je trouve qu’il y a un peu cette distance-là, numérique, qui nous empêche de vivre avec la personne quand on lui annonce ce qui se passe. Mettons, on le faisait revenir à la clinique puis on lui disait : « Bon, on va s’asseoir, je vais vous expliquer ce qui se passe ».

Vu que la majorité des usagers sont allophones[49], l’absence d’interprète amplifie ces problèmes de communication. En présentiel, étudiants et usagers finissaient généralement par arriver à se comprendre au moyen de la communication non-verbale et les personnes venaient parfois accompagnées d’une proche maîtrisant le français ou l’anglais. L’équipe avait aussi la possibilité de recourir au personnel des organismes à proximité de leurs bureaux qui maîtrisait la langue en question.

De même, le travail des intervenantes qui se faisait spontanément lors des consultations en présentiel a succédé à une lourde procédure à distance (voir Figure 4). Il arrive aussi que certains usagers appellent directement la clinique pour avoir des services psychosociaux auquel cas l’avocate coordonnatrice doit recontacter la personne responsable du dossier, qui appellera alors lui ou elle-même l’intervenante. Un étudiant explique les fondements d’une telle complexification :

C’est parce que les règles de déontologie ou notre processus, tout ça a tout été pensé en fonction qu’on faisait ça en personne. Ça n’a pas été pensé en fonction qu’on fasse ça à distance. [Q]uand on était à la clinique [en personne], puis que moi j’avais un problème, que clairement il y avait un enjeu social, plus que juridique, bien je faisais littéralement, quasiment un clin d’oeil à une travailleuse sociale. Il n’y avait même pas d’interaction courriel, rien.

En outre, cela semble amener certaines personnes à penser que la clinique offre un service avant tout psychosocial, ce qui peut créer des déceptions.

Pour les intervenantes, ce manque de fluidité dans la communication a également des conséquences en ce qui concerne la gestion des documents, par exemple un formulaire de plainte ou de demande d’accès à un service. Selon l’une d’entre elles :

[En temps normal] ils amènent des documents donc on les voit. On leur donne aussi l’information, on l’écrit sur papier, ils partent avec. Donc la transmission directe de l’information ou encore aider des personnes à remplir des documents, c’est difficile. Ce n’est comme pas possible, en fin de compte, parce qu’on ne peut pas les rencontrer. [… J]’ai essayé de faire ça par téléphone une fois, avec une personne et puis c’est excessivement lourd parce que la personne aussi, dépendamment de ses capacités de rédaction, de comprendre les questions auxquelles elle devait répondre […] Fait que ça n’a pas fonctionné. Il aurait vraiment fallu se rencontrer.

Face à l’ampleur de ces défis, les membres de l’équipe constatent que les étudiants se sentent particulièrement démunis, les consultations pouvant être beaucoup plus longues et difficiles qu’à l’habitude en raison de l’état émotif des usagers.

C. La détresse des étudiants

Si la présence d’intervenantes au sein de l’équipe a permis aux étudiants de développer certains outils psychosociaux[50], ils trouvent plus difficile de les mettre en oeuvre au téléphone et en l’absence de communication non-verbale, par exemple lorsqu’un usager se met à pleurer[51]. Une intervenante constate que cela peut inciter les étudiants à remettre en doute leurs capacités : « [o]n leur a donné des outils, ils ne sont pas capables de l’appliquer avec cette personne-là, la conversation divague, la personne est clairement très en détresse, donc ils ne savent pas quoi faire ».

Le fait de ne pas pouvoir voir et aider directement les usagers amplifie effectivement un tel sentiment d’impuissance. Une avocate coordonnatrice donne un exemple :

Par exemple, une dame qui se fait évincer demain, elle a appelé d’un téléphone public puis on veut essayer de l’aider, puis elle nous dit qu’elle va nous rappeler, elle ne nous rappelle pas. Bien là, j’ai un étudiant qui lui, est angoissé par rapport à cette situation-là. Il doit accepter que […] la personne qui semblait peut-être être proche d’une situation d’itinérance, n’a pas rappelé puis qu’on n’a pas de nouvelles. Fait que c’est sûr que, des situations où c’est plus lourd, à la clinique les gens pouvaient revenir sur place, donc il y avait comme un endroit physique où revenir pour nous parler.

Il arrive ainsi que certains usagers disparaissent sans donner de nouvelles après un travail d’envergure sur un dossier, auquel cas on ignore si l’on a travaillé pour rien, s’ils ont trouvé une autre ressource, par exemple un avocat, ou s’ils sont simplement satisfaits du résultat et n’ont pas de questions supplémentaires. Au-delà de telles situations où l’usager disparait, il est plus difficile d’avoir une rétroaction sur le niveau de satisfaction des personnes au téléphone, tant du point de vue juridique que de celui de l’intervention.

Ce sont de tels obstacles qui ont amené l’équipe à mettre en place des mesures de soutien comme des séances de débreffage supervisées par les intervenantes. Celles-ci expliquent qu’elles ont commencé à animer de telles rencontres une fois par mois au bénéfice des étudiants afin de discuter des situations problématiques et de prodiguer des conseils sur les outils psychosociaux qu’il est possible de mobiliser. Cela permet de surcroît de se concentrer davantage sur les aspects juridiques lors des rencontres d’équipe de suivi de dossiers. Le fait de discuter en groupe permet aux étudiants de verbaliser leur ressenti, mais aussi de relativiser certaines expériences qu’ils peuvent avoir rencontrées une première fois, mais qui ont déjà été vécues par d’autres membres de l’équipe. Selon une intervenante, ces échanges permettent de les aider à normaliser leur sentiment d’impuissance :

Normaliser, de dire que c’est […] tout à fait normal qu’au stade où ils sont rendus, puis avec la formation qu’ils ont, qu’ils ne peuvent pas maintenant répondre à ces besoins psychosociaux-là. Ils peuvent écouter, ils peuvent être empathiques mais ils ne peuvent pas nécessairement aider plus que ça la personne.

Les intervenantes rappellent aussi qu’il est impossible d’être certain de l’impact qu’on peut avoir sur un usager ; on peut par exemple se sentir inutile au moment de la consultation, tout en ayant un impact positif. Est également discuté le défi d’entendre parler de situations très difficiles sans se sentir submergé ou épuisé émotionnellement. À cet égard, les étudiants partagent des stratégies qui se sont avérées efficaces pour aider leurs pairs.

Parmi les thématiques régulièrement abordées lors de ces séances : l’équilibre entre une écoute active au téléphone et une conversation productive du point de vue juridique ; l’intervention auprès d’usagers qui ont des problèmes de santé mentale, d’anxiété, des idées suicidaires ou tout simplement des discours confus ; l’implication dans la conversation des personnes qui agissent comme interprètes auprès des usagers allophones[52].

L’ensemble des difficultés induites par la pandémie — tant les difficultés sociales et économiques vécues par les usagers et dont sont témoins les membres de l’équipe, que les difficultés organisationnelles dont l’équipe est elle-même victime — génère de nouvelles barrières à l’accès à la justice, s’ajoutant aux barrières déjà existantes. D’un point de vue plus direct, les ressources offertes en contexte de distanciation sociale n’ont pas été pensées en fonction des contextes de vie de personnes appartenant aux groupes sociaux des usagers de la clinique, qui ont souvent des problèmes d’alphabétisation ou d’accès à Internet. D’un point de vue plus indirect, alors que les services juridiques communautaires sont un intermédiaire nécessaire à l’accès à la justice de plusieurs groupes marginalisés, la pression que la situation exerce sur ces organismes se traduit en des conséquences importantes pour plusieurs usagers.

V. La clinique juridique en Pandémie : de nouvelles barrières à l’accès à la justice

Il est pertinent de revenir sur différents obstacles au niveau de l’accès et de la qualité des services offerts par la clinique, et qui constituent de nouvelles barrières à l’accès à la justice pour des populations éprouvant déjà des difficultés sur ce plan. Ces nouvelles barrières sont induites tant par la pandémie que par les moyens mis en place pour y répondre. D’une part, certains usagers ne peuvent plus être rejoints par la clinique, notamment en raison de la fracture numérique dans l’accès aux technologies ou de conditions de vie peu propices aux consultations sur rendez-vous. D’autre part, si certains usagers peuvent être rejoints par ces moyens, des disparités se manifestent sur le plan qualitatif, que ce soit en raison de difficultés dans l’usage des technologies, ou de difficultés de communication amplifiées par les consultations à distance. L’ensemble de ces obstacles implique que l’accès à la justice pour les personnes marginalisées est encore plus compromis et a encore plus de conséquences en contexte pandémique, contexte qui fragilise davantage ces populations par ailleurs. Une situation qui renforce l’entrecroisement entre les inégalités sociales et les inégalités d’accès à la justice. Nous distinguerons ici les difficultés liées à l’accès aux outils numériques (voir Partie V, section A) des formes d’obstacles souvent vécus conjointement avec ces difficultés d’accès technologique, mais dont les manifestations sont plus subtiles. Ces difficultés mettent en lumière un décalage entre la prestation des services juridiques à distance et les situations de vie des personnes, décalage qui compromet leur accès à la justice et qui ne peut être solutionné simplement par l’amenuisement de la fracture numérique (voir Partie V, section B).

A. Fracture numérique dans l’accès aux technologies

Premièrement, si la prestation de services à distance rencontre de nombreux écueils, c’est notamment en raison d’une fracture numérique qui touche particulièrement les populations marginalisées, populations fortement représentées dans les usagers de la clinique juridique. Au Québec, 91 % des foyers disposent d’une connexion Internet et plus de 81 % des adultes ont un ordinateur[53]. Or, seules 68 % des personnes de 65 ans et plus[54] et seuls 63 % des adultes ayant un revenu de moins de 20 000 $[55] disposent d’un ordinateur[56]. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’une forte majorité d’usagers de la clinique optent pour une consultation par téléphone plutôt que par vidéoconférence, une tendance encore plus forte parmi ceux qui demandent des services psychosociaux. Pour prendre l’exemple de la préparation à l’audience que nous avons observée, l’usager ne possédait pas d’ordinateur personnel : c’est son travailleur social qui servait d’intermédiaire en numérisant ou en imprimant les documents échangés avec la clinique[57]. De même, pendant l’accompagnement à distance, sa présence était assurée par l’intermédiaire d’une employée de son Centre local de services communautaires [ci-après « CLSC »[58]] qui lui a configuré l’accès à un ordinateur dans ses locaux. De surcroît, la fracture numérique se manifeste non seulement par des inégalités d’accès, mais aussi des inégalités d’usage des outils numériques. Plusieurs recherches ont mis en évidence le fait que les bénéfices liés à l’accès aux technologies ne sont pas universellement partagés[59], notamment en ce qui concerne la capacité à combler des besoins d’ordre informationnel plutôt que récréatifs[60]. Or, ces disparités d’accès et d’usage évoluent selon la stratification sociale et reflètent des inégalités préexistantes, notamment selon le statut socioéconomique, le niveau d’éducation, le statut migratoire, l’âge, le fait de vivre en région éloignée, la racialisation, l’ethnicité et le genre[61].

En dépit de telles disparités d’accès, la stratégie de soutien aux populations à l’occasion de la pandémie s’est principalement effectuée à travers des outils numériques[62]. Il s’agirait d’ailleurs de la première pandémie pour laquelle les réponses numériques jouent un rôle de premier plan[63] et, incidemment, le premier évènement d’ampleur pour lequel la fracture numérique constitue un facteur majeur de vulnérabilité socio-économique[64], l’accès réduit aux technologies compromettant l’accès à des besoins essentiels[65]. Or, si cet obstacle a été identifié en ce qui concerne les usages personnels[66], moins discuté est le fait que pour les organismes communautaires, cette fracture peut constituer un obstacle substantiel pour rejoindre les personnes qu’elles cherchent à aider[67]. La directrice générale de la clinique affirme que dès qu’il a été annoncé que la clinique allait devoir donner des services à distance, et donc par des moyens numériques, l’équipe a su qu’elle allait perdre une partie substantielle de ses usagers. Un obstacle qui, comme nous l’avons vu, ne touche pas seulement les consultations, mais l’ensemble des communications avec les usagers alors que plusieurs ne peuvent recevoir des documents par courriel.

Si la clinique tente de s’adapter à ces situations, les impacts sur la qualité du service sont inévitables. Selon une avocate coordonnatrice :

Ceux qui ont accès à Internet, ils nous envoient des documents par courriel mais on sait que les personnes les plus vulnérables, elles, c’est juste par téléphone, puis ils ne peuvent pas nous envoyer les documents, donc c’est plus difficile pour nous d’évaluer correctement la situation juridique[68].

Il est notamment difficile de s’assurer de la justesse de l’information et des conseils donnés sans avoir les documents sous les yeux, par exemple lorsqu’il existe un document de quittance signé par l’usager. Une difficulté qui se pose a fortiori au moment de remplir des formulaires administratifs alors que pour des matières comme l’immigration, une déclaration erronée est susceptible de sanction, même sans intention frauduleuse[69]. Il est alors important que le personnel soit présent pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’erreurs. Une intervenante évoque avoir aidé une usagère n’ayant pas d’accès à Internet à remplir un formulaire de plainte par téléphone, ou encore en avoir aidé une autre à rechercher des logements selon ses critères de sélection pour ensuite lui transmettre l’information par téléphone. Or, le fait de communiquer de l’information de vive voix pendant que l’usager prend des notes est aussi chronophage que complexe, d’autant plus que plusieurs personnes requérant de tels services n’ont parfois ni courriel ni cellulaire fonctionnel.

Par ailleurs, dans certains cas, les usagers n’ont ni les moyens technologiques pour envoyer les documents, ni la capacité à les lire au téléphone pour transmettre adéquatement les informations au personnel de la clinique. En matière juridique, les difficultés d’alphabétisation constituent d’ailleurs une barrière importante compromettant les initiatives visant à améliorer l’accès à la justice pour les personnes n’ayant pas accès à des services traditionnels[70]. Ce sont de telles barrières qui amènent Patricia Hughes à affirmer : « [f]or people with low literacy, the failure to provide in-person assistance throughout the legal process is a denial of access to justice »[71]. Mais, le problème se pose tout autant en matière de services psychosociaux alors qu’une intervenante rapporte que les usagers ne comprennent pas toujours le sens des questions posées sur les formulaires gouvernementaux.

Ces constats ne font qu’exemplifier l’observation déjà établie par la littérature selon laquelle la fracture numérique constitue un obstacle supplémentaire à l’accès à la justice pour les personnes qui éprouvent déjà des barrières préalables[72]. Alors que la technologie est souvent présentée comme un moyen d’améliorer l’accès à la justice, cette littérature met en exergue l’importance de s’assurer que les technologies « do not in fact exacerbate the access to justice gap for […] intended beneficiaries » [italiques dans l’original][73]. Une telle littérature appelle alors à remettre en question l’idée que le recours aux technologies améliorera de facto l’accès à la justice pour l’ensemble de la population. Dans une optique d’accessibilité à la justice, la dématérialisation de certaines procédures et le recours accru aux technologies de l’information et de la communication [ci-après « TIC »] sont effectivement au coeur des plus récents objectifs du ministère de la Justice du Québec afin de diminuer les coûts et les délais, mais aussi d’améliorer les services aux professionnels et professionnelles et aux justiciables[74]. L’intégration des TIC dans les processus judiciaires et juridiques requiert alors de considérer les barrières inhérentes à l’accès aux technologies, sans quoi la fracture numérique risque d’institutionnaliser un « two-tiered system incapable of delivering appropriate justice to low-income persons »[75]. En particulier, il est important de s’assurer que les personnes concernées puissent avoir accès à une assistance humaine pour utiliser de telles ressources telles que des intermédiaires de confiance[76], mais également de veiller à ce que des alternatives soient clairement accessibles et identifiables.

Or, certains chercheurs et certaines chercheuses qui se sont attelés à étudier les caractéristiques de la fracture numérique et leurs conséquences soulèvent que le fait de simplement amenuiser cette fracture ne mitigera pas en soi les inégalités sociales et qu’il convient plutôt d’aborder les inégalités numériques au prisme d’une réflexion et d’une théorisation sociale plus large sur les inégalités sociales[77]. Car c’est bien de ces inégalités qu’il est avant tout question lorsqu’il s’agit de rejoindre les usagers de la clinique. Le piège est ainsi de percevoir l’accès à Internet comme une solution per se aux inégalités[78]. En effet, l’interaction dynamique entre les inégalités sociales et les inégalités numériques implique que ces dernières n’existent pas indépendamment d’autres désavantages compromettant l’accès à la justice, désavantages dont nous allons maintenant discuter.

B. Des liens exacerbés entre inégalités sociales et inégalités d’accès à la justice : sur le décalage entre réponses globales et réalités locales

S’interrogeant sur le rôle de la répartition du risque dans la configuration de la société contemporaine, Ulrich Beck constatait que « les inégalités sociales dans le rapport au risque peuvent se recouper, se déterminer, se générer les unes les autres »[79], les richesses s’accumulant en haut de l’échelle sociale tandis que les risques s’accumulent au bas[80]. Plusieurs travaux sur le risque vont plus loin, en démontrant que les logiques de distribution des risques ont le potentiel non pas simplement de reproduire, mais d’exacerber les inégalités sociales[81]. En l’espèce, nous savons désormais que la pandémie a contribué à précariser et à marginaliser davantage les populations aux prises avec de telles inégalités, dont les profils correspondent aux données sociodémographiques des usagers de la CJME[82]. C’est du moins ce qu’ont documenté plusieurs chercheurs et chercheuses à partir de déterminants tels que le genre[83], le handicap[84], le statut socioéconomique, l’itinérance[85], l’appartenance autochtone[86], le statut migratoire[87] et la racialisation ou l’ethnicité[88].

Or, l’exacerbation de telles inégalités se manifeste également sur le plan de l’accès à la justice. Si c’est le cas, c’est d’abord en raison du décalage entre une réponse relativement standardisée à la pandémie et les réalités locales[89] que sont celles des services communautaires comme la clinique et des usagers qu’elle dessert. En plus du fait que plusieurs n’aient pas accès à des moyens technologiques ou à un téléphone comme nous venons de le voir, la clinique a pour particularité d’être un service de proximité avec des plages sans rendez-vous où l’on peut simplement se présenter avec ses documents ce qui, selon la directrice générale, a un grand impact sur l’accès à la justice pour plusieurs communautés. Si l’équipe a tenté de rejoindre le maximum de personnes avec des affiches devant leurs locaux ou sur les médias sociaux, elle sait que ces moyens ont leurs limites et qu’il est impossible de rejoindre certains usagers tant que les points de services seront fermés. Une grande partie de ces personnes sont en situation d’itinérance ou à risque de l’être : le seul moyen d’entrer en contact avec elles était lorsqu’elles erraient devant les points de service. Alors que les locaux de la clinique sont situés à proximité de plusieurs services communautaires, les usagers s’y présentaient dans le contexte où elles allaient aussi chercher les services d’un autre organisme (service alimentaire, comité logement, etc.). Comme le décrit un étudiant :

Il y en avait une couple [sic] qui se pointaient au [point de service] puis qui disaient : « elles sont où les toilettes ? Ah, finalement, j’ai un permis de travail » puis […] on voyait leurs papiers, ah, finalement, ils ont un refus de décision de leur résidence permanente, ah, finalement, ils ont eu un ticket [sic], ah … Ça, moi j’appelle ça un peu la pratique en amont, le fait que tu commences à avoir un premier problème, puis finalement tu découvres toutes les anguilles sous roche. […] Avec la COVID, ça vient me chercher personnellement de savoir que tous ces gens-là sont probablement dans les limbes.

Le personnel de la clinique espère ainsi être éventuellement en mesure d’accueillir un usager à la fois dans leurs bureaux. Cependant, il souhaiterait qu’il soit possible d’avoir des plages sans rendez-vous considérant cette portion des usagers pour qui planifier des rendez-vous est irréaliste ou impossible.

Ensuite, alors que la communication à distance est souvent appréhendée au prisme d’une dichotomie entre les haves et les have nots (les personnes qui ont accès à un ordinateur et à Internet et les personnes qui n’en ont pas), s’ajoutant aux disparités de capitaux préexistantes[90], les difficultés de communication ne s’arrêtent pas au moment où les usagers ont accès aux outils technologiques. C’est le cas non seulement en raison des disparités d’usages des technologies évoquées, mais aussi parce qu’il s’agit d’aider des personnes qui sont déjà marginalisées et tout simplement parce que ce type de consultation se prête généralement moins bien à distance. Dans le quotidien de la clinique, la perte quantitative d’usagers s’accompagne alors aussi d’une perte qualitative. Si le contexte de distanciation permet aux personnes qui le peuvent d’obtenir des services, le personnel affirme sans équivoque que la communication est plus difficile, surtout lorsque les usagers sont en situation de détresse.

En particulier, il est plus ardu d’évaluer l’objet des consultations. Les usagers ont davantage tendance à répéter les mêmes informations et à tenir des discours décousus au téléphone. L’équipe a alors adopté la méthode d’intervention courte proposée par une intervenante qui avait de l’expérience en matière d’intervention téléphonique. Cela consiste à donner des devoirs aux usagers, soit des choses à faire pour la prochaine rencontre, par exemple appeler un organisme ou rédiger une mise en demeure. Ceci permet de clore la conversation, tout en gardant la personne motivée en attendant d’avoir un retour de la clinique. L’objectif est d’offrir un service de qualité tout en n’épuisant pas les étudiants alors que les consultations peuvent autrement durer des heures. De fait, alors que les problèmes juridiques et sociaux sont encore plus entrecroisés qu’à l’habitude, les étudiants doivent encore plus être préparés à faire beaucoup d’écoute tout en filtrant l’information pertinente lors de la première consultation. Or, il est beaucoup plus facile de rediriger la conversation au moyen de la communication non verbale, par exemple en reculant sa chaise. Parfois, il faut accepter qu’un deuxième appel est nécessaire pour obtenir toute l’information requise. Par exemple, selon la directrice générale :

Si c’est un problème de bail, bien on veut savoir c’est à quelle adresse, il y as-tu [sic] un dossier à la Régie du logement. […] Ça peut être frustrant parce que tu les vois, les questions essentielles que tu dois poser mais tu n’arrives pas à l’avoir, l’adresse. Il ne veut pas te la donner, ça fait trois fois que tu lui demandes. Bon bien, il faut que tu acceptes que tu ne l’auras pas cette fois-ci. Peut-être que tu vas l’avoir par courriel, ou peut-être que ça va être à la prochaine rencontre. [Ç]a arrive aussi en présentiel, ce genre d’affaire-là, mais [en présentiel] c’est plus facile de dire : mais là, vous comprenez que là, votre papier, j’ai celui-là, mais ça me prendrait l’autre pour travailler. [… À distance] c’est différent. Ça prend beaucoup plus d’écoute, je pense.

En plus du volet juridique, il est beaucoup plus difficile d’évaluer le niveau de détresse d’un usager au téléphone de même qu’il est plus difficile de le rassurer et le calmer. Les intervenantes trouvent particulièrement difficile de ne pas avoir accès à la posture physique ou le regard de leur interlocuteur ou interlocutrice : « [e]n travail social, c’est vraiment essentiel de voir le visage de la personne pour pouvoir détecter des malaises, parce que la personne peut se taire puis pleurer au téléphone, puis on ne le voit pas ».

Elles ne peuvent alors que s’appuyer sur le ton de la voix et les silences. Le temps d’intervention et le niveau de concentration sont également un défi du côté des services psychosociaux alors qu’il convient sans cesse de recentrer les propos. En effet, les usagers sont moins concentrés à distance puisqu’ils peuvent faire autre chose en même temps. Finalement, le fait de ne pas pouvoir évaluer l’état émotif des usagers à la fin de la conversation engendre un sentiment d’impuissance comme l’expose une intervenante : « on ne sait pas dans quelles conditions on les laisse, ces clients-là. Ça laisse un petit peu de points d’interrogation ».

En définitive, l’ensemble des barrières éprouvées par les usagers de la clinique constituent une version particulièrement exacerbée des constats dressés par la littérature sur les inégalités d’accès à la justice des personnes marginalisées. Ainsi, les personnes qui n’ont pas accès aux services juridiques sont également celles qui sont les plus susceptibles de faire face à d’autres barrières structurelles compromettant leur capacité à faire valoir leurs droits[91], notamment l’analphabétisme, l’itinérance, le handicap, la ruralité, de même que le fait d’être allophone[92]. Des études canadiennes sur l’accès à la justice démontrent en outre que les problèmes juridiques ont tendance à se multiplier et à s’entrecroiser chez certaines populations[93]. Alors qu’un problème peut en entraîner un autre (par exemple un problème avec des prestations sociales conduisant à une perte de revenu, puis à une éviction), ces effets de chaînes touchent de manière disproportionnée les personnes marginalisées, plus souvent en contact avec la justice[94]. Dans le contexte où l’entrecroisement entre problèmes juridiques et non juridiques est fréquent, la difficulté pour les organismes juridiques à rejoindre les personnes qu’elles cherchent à aider implique que les obstacles à l’accès aux services juridiques compromettent également l’accès à d’autres services, notamment du soutien social[95]. C’est ce que laisse penser le fait que plusieurs usagers passent par la clinique alors que leurs besoins sont notamment de nature psychosociale.

VI. Conclusion : l’indispensable savoir des organismes communautaires juridiques

Alors que les usagers de la clinique étaient déjà aux prises avec des problématiques sociales préalables structurantes de leurs expériences difficiles avec la justice telles que la pauvreté, les difficultés d’accès à Internet et l’isolement social, le contexte pandémique n’a fait qu’accroître de telles difficultés, de même que leurs conséquences pour l’accès à des services juridiques. L’écosystème communautaire étant lui-même lourdement affecté par la crise, c’est la clinique juridique qui se retrouve à pallier tant bien que mal ces difficultés, les services plus adéquats étant souvent indisponibles. Afin de résumer ces difficultés vécues tant par le personnel de la clinique que les usagers, un tableau-synthèse faisant état de nos constats est disponible en annexe.

Or, nous le savons désormais, la pandémie est susceptible d’avoir des impacts à plus long terme sur les mutations déjà entamées du secteur de la justice. Par exemple, il est à prévoir que les tribunaux auront plus systématiquement recours aux audiences à distance après la pandémie considérant que ces dernières permettent de réduire coûts et délais[96]. Or, les difficultés constatées sur le terrain[97] amènent à rappeler la nécessité d’une vision élargie de l’accès à la justice au moment d’échafauder des politiques publiques : « [t]he expansive vision […] recognizes that socioeconomic and other structural differences among citizens affect their respective abilities to benefit both from the justice system itself and from initiatives designed to improve access to justice »[98].

Une telle vision implique de tenir compte des différences entre les groupes et à ne pas présumer que les initiatives qui aident certains groupes sont universellement bénéfiques[99]. Effectivement, le déploiement de solutions standardisées pour favoriser l’accès à la justice pose le risque de constituer un vecteur d’exclusion supplémentaire, les solutions numériques constituant un exemple parmi d’autres en ce sens[100]. S’il est impossible de tenir compte systématiquement de l’ensemble des caractéristiques démographiques en jeu, dont l’interaction est complexe[101], certains facteurs sont davantage susceptibles de cohabiter parmi les groupes sociaux affectés et peuvent alors constituer des axes d’intervention ciblés, comme la condition socioéconomique, les problèmes d’alphabétisation et la fracture numérique[102], ce que notre étude semble confirmer. Ainsi, la fracture numérique est particulièrement susceptible de toucher les usagers de la clinique, qui éprouvent déjà de multiples barrières d’accès à la justice[103], barrières qui prennent elles-mêmes source dans des facteurs de stratification sociale préalables. Notre étude révèle ainsi que cette fracture creuse davantage la dichotomie préexistante entre les haves et les haves-not dans l’accès à la justice[104] en compromettant l’accès au savoir pratique des cliniques pour ces derniers, soit l’un des seuls savoirs sur lesquels ils et elles pouvaient s’appuyer[105]. Face à ce que l’on considère comme étant l’une des réponses majeures à la non-représentation, soit l’information et les services en ligne, certaines personnes se trouveront vraisemblablement davantage exclues par le système de justice et continueront à ce titre d’avoir besoin d’assistance en personne aux différentes étapes du processus juridique[106]. Cela étant dit, notre étude fait également écho à la littérature qui conseille de ne pas se limiter aux obstacles d’accès à la justice généralement connus — manque de moyens financiers et complexité du système — sans quoi nous risquons de créer « an underclass of people still excluded from the legal system »[107], occultant des réalités plus complexes et subtiles dont nous avons fait état dans cet article.

Plus généralement, alors que la recherche recommande de consulter les communautés affectées au moment d’évaluer l’opportunité de développer des solutions technologiques[108], nous croyons qu’une telle démarche doit impérativement impliquer le milieu communautaire considérant son rôle privilégié dans l’accès aux populations concernées qui sont autrement difficiles à rejoindre. Il apparaît d’ailleurs que c’est ce dernier qui est en mesure de témoigner de telles réalités plus complexes et plus diffuses que celles qui se mesurent par des statistiques (par exemple le taux d’accès à Internet) et qui peuvent échapper au regard des acteurs publics, notamment les difficultés d’usage des technologies et les difficultés de communication plus généralement.

À cet égard, alors que la prestation de services publics en ligne est souvent pensée comme bilatérale (l’État face à un citoyen, seul devant son écran), on omet souvent le rôle que jouent les intermédiaires communautaires afin que cet accès soit rendu possible, en l’espèce la clinique juridique ou un travailleur social qui doit configurer l’accès à Zoom via les locaux du CLSC pour son ou sa bénéficiaire. Or, cet oubli est le corollaire du sous-financement chronique des organismes qui jouent pourtant un rôle névralgique d’intermédiaire de justice. Ce manque de moyens peut avoir des effets dévastateurs, comme le démontre la situation pandémique dans le quartier défavorisé de Montréal-Nord[109]. Selon les acteurs de terrain, cette situation est exacerbée par le sous-financement des organismes dans l’arrondissement[110], compromettant leur capacité à accompagner les personnes non connectées. Or les résidents et résidentes du quartier ont particulièrement besoin de services dans le contexte où ils et elles sont fortement touchés par la fracture numérique[111], d’une part, et par des conditions de vie délétères[112], d’autre part.

Notre étude démontre que les savoirs privilégiés et inédits que détiennent les personnes oeuvrant en cliniques juridiques, tant sur les besoins juridiques et sociaux des personnes les plus marginalisées que sur les manières d’y répondre, sont peu sollicités au moment d’imaginer de nouvelles modalités de fonctionnement pour la justice. Il s’agit pourtant de savoirs d’intervention incontournables pour l’accès à la justice[113]. Ainsi, le risque en jeu est non seulement que la numérisation des services judiciaires soit déployée sans égard pour les populations en marge de la transition numérique, mais aussi qu’elle ait lieu sans se soucier de la réalité des organismes qui les desservent.

Si l’on s’entend pour reconnaître, comme la communauté juridique l’a fait à partir du milieu des années 1980, que l’accès à la justice est un problème d’égalité, et en particulier d’égalité de résultat[114], nous ne pouvons fermer les yeux devant de telles réalités sociales, en particulier alors que la sortie de crise pandémique est un moment charnière pour les mutations à plus long terme dans la prestation des services juridiques. Nous savons effectivement qu’une conception formelle plutôt que matérielle de l’égalité peut être vectrice d’inégalités importantes d’accès à la justice[115]. Dans un contexte d’inégalités structurelles, les institutions de justice constituent davantage des instruments de conservation de l’ordre social plutôt que des instruments de progrès social[116]. Ce souci pour l’égalité réelle implique de reconnaître la diversité des expériences avec le système de justice qui prend source dans des inégalités structurelles[117]. Les cliniques juridiques constituent un observatoire privilégié pour saisir l’ampleur de telles expériences, mais aussi pour repenser les pratiques actuelles, à la lumière de leurs savoirs d’intervention sur les inégalités d’accès à la justice éclairant des problématiques à l’ombre des canaux étatiques. Pour ce faire, il faudra que les mutations de la justice qui auront lieu dans les prochaines années, notamment la numérisation du système de justice, tiennent compte des besoins et des réalités de ce milieu, et donc reconnaissent et valorisent les savoirs de ses acteurs. Autrement, les ambitions d’accès à la justice pour tous et toutes, y compris les membres les plus marginalisés de la société, resteront lettre morte et le principe d’égalité face à la justice une coquille vide.