Corps de l’article

Introduction

Les projets visant la transition écologique dans et par les systèmes alimentaires se multiplient, sans que, dans le même temps, leur dimension normative soit véritablement interrogée. Relocaliser les approvisionnements, écologiser les pratiques de production et de consommation, prendre en compte les impacts des systèmes alimentaires sur le climat : dans quelle mesure ces injonctions ou ces intentions prennent-elles en compte des dimensions plus culturelles, identitaires et sensibles que différents groupes sociaux ou publics entretiennent avec l’alimentation et l’agriculture ?

L’alimentation est en effet perçue implicitement par les acteurs sociaux comme un levier de transformation du fait qu’elle renvoie chacun à des expériences intimes constitutives d’attachements, et simultanément à des enjeux politiques et sociaux majeurs. Pourtant, la façon dont ces dimensions sensibles et ces enjeux politiques sont articulés, et constitués comme expérience collective, a rarement été étudiée en tant que telle par la sociologie (Lamine, 2006). Or, nous montrerons dans ce texte qu’il est fondamental de prendre en compte cette jonction pour traiter de transition écologique dans et par les systèmes alimentaires. Porter l’attention sur les dimensions sensibles permet en effet de révéler les supports de l’engagement tels qu’ils sont enchâssés dans les quotidiennetés. Leur prise en compte offre un contrepoint aux approches technicistes et normatives de la transition écologique, tout en permettant de traiter les enjeux de la démocratie alimentaire et de la justice alimentaire. De fait, les travaux sur les réseaux alimentaires alternatifs ont pointé les difficultés et l’enjeu consistant à impliquer les individus issus d’autres groupes que les groupes sociaux favorisés ou déjà relativement sensibilisés (Hassanein, 2003 ; Lang, 2005 ; Renting, Schermer et Rossi, 2012), autrement dit à « démocratiser » ces initiatives (Noël et Darrot, 2018). Aussi faut-il s’interroger sur les processus qui favorisent l’inclusion et la participation d’un public « ordinaire », qui n’est ni favorisé, ni déjà sensibilisé aux enjeux de transition écologique.

Dans cet article, nous analysons des processus de politisation par la constitution d’un « public », au sens pragmatiste (Zask, 2008 ; Dewey, 2010), comme préalable à la participation de ce dernier à la construction d’un « problème public » (Cefaï, 2009 et 2016 ; Zask, 2011), ici agri-alimentaire. La spécificité de notre approche repose sur le rôle des dimensions sensibles dans cette politisation. Nous développons cette idée à partir de six cas d’étude qui ont en commun d’amener des publics variés, à travers des démarches participatives, à relier les enjeux de production et d’accessibilité de la nourriture à ceux de la transition écologique, en visant l’apprentissage et la réflexivité tant sur le plan individuel que collectif. Il s’agit d’un dispositif « Familles à alimentation positive » (FAAP) à Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), d’une épicerie solidaire itinérante portée par l’association G. (Var), d’ateliers sur les produits céréaliers/aliments de base auprès d’un public scolaire et familial d’un quartier populaire à Aubenas (Ardèche), de la cartographie sensible des pratiques de jardinage dans un quartier populaire de Strasbourg (Alsace), de la mise en place du collectif multi-acteurs « L’Assiette et le territoire » en Ardèche, et de forums agricitoyens dans le Bugey (dans la zone d’influence urbaine de Genève). Ces initiatives sont mises en perspective sur la base de la pluralité des dispositifs d’engagement qu’elles mobilisent et pour l’hétérogénéité des modalités d’intéressement des publics autour des questions agri-alimentaires. Au-delà de leur diversité, ces différents dispositifs et expérimentations mettent en tension des approches normatives de sensibilisation avec ce que nous appelons approches ou dimensions sensibles. En dépit d’une même origine étymologique, les deux termes se distinguent profondément, et si les premières approches (sensibilisation) cherchent à « conscientiser » leurs publics et les abordent plutôt comme une cible de leur communication, en faisant souvent peu de cas des modes spécifiques par lesquels ils se relient au monde environnant, les secondes (approches sensibles) cherchent au contraire à tenir à distance cette conception normative en considérant ce qui, individuellement et collectivement, « fait sens », c’est-à-dire ce qui constitue la base d’attachements, ce à quoi l’on tient.

En nous appuyant sur deux ensembles de travaux – d’une part, ceux associés aux questions de démocratie et de justice alimentaires (Hassanein, 2003 ; Levkoe, 2006 ; Renting, Schermer et Rossi, 2012 ; Agyeman et McEntee, 2014) ; d’autre part, des travaux de sociologie et d’anthropologie autour des « écologies du sensible » (Peroni et Roux, 2006 ; Ingold, 2013 ; Centemeri, 2015 ; Santos, 2016 ; Rosa, 2018), et du rôle de l’expérience vécue et de la quotidienneté dans le rapport au politique (Lejeune et Hess, 2020) –, nous montrons dans un premier temps comment l’approche par les dimensions sensibles permet de faire le lien entre justice alimentaire et démocratie alimentaire dans l’analyse de la transition écologique des systèmes alimentaires, et d’articuler de façon originale les enjeux d’accessibilité, d’inclusion et de participation. Nous dégageons ensuite, à partir des six cas étudiés, trois modalités de mobilisation des dimensions sensibles, et nous analysons dans quelle mesure elles contribuent à la démocratie alimentaire et/ou à la justice alimentaire. Nous terminons par une discussion dans laquelle nous évaluons le potentiel, mais aussi les limites de ces approches sensibles en ce qui concerne la politisation de la question alimentaire dans la transition écologique.

1. Articuler justice alimentaire, démocratie alimentaire et approches sensibles

Les notions de démocratie alimentaire et de justice alimentaire se déploient de façon croissante dans le champ des sciences sociales, et notamment parmi les travaux qui analysent le système alimentaire « dominant » de façon critique. Certains de ces travaux signalent que les « régimes » ou systèmes alimentaires mis en place au cours du xxe siècle génèrent des effets négatifs sur les plans environnemental et social en contribuant à soutenir, voire à produire des inégalités (Schutter, 2014), tandis que d’autres montrent combien les industries agroalimentaires tendent à se soustraire à tout contrôle citoyen, par l’opacité des réseaux de circulation ou des dispositifs de contrôle et de certification (Hatanaka et Busch, 2008 ; Bornemann et Weiland, 2019), en pointant notamment l’absence de transparence sur les processus de fabrication ou l’équité quant à la répartition de la valeur ajoutée. Les premiers soulignent plutôt des enjeux de justice alimentaire, et les seconds, de démocratie alimentaire.

Dans un travail antérieur (Lamine, 2020), nous avons montré la complémentarité des notions de démocratie alimentaire et de justice alimentaire dans l’optique d’une transition « juste », et la nécessité d’étayer une perspective transformative (expérimenter des mécanismes pour faire évoluer l’accessibilité/justice, et les modes de décision et de participation) par une perspective analytique (analyser et comprendre ce qui empêche ou favorise l’accessibilité, l’inclusion, la participation) (Mouvement ATD Quart Monde, 2016). Dans le présent article, nous proposons d’aborder ces deux notions sous l’angle de la prise en compte des attachements sensibles.

De notre point de vue, considérer la démocratisation des systèmes alimentaires seulement comme une possibilité de débattre de leur réorientation sans se poser la question de savoir qui prend part au débat et dans quelle mesure ils peuvent devenir plus inclusifs serait un leurre, dans le sens où les systèmes alimentaires ne peuvent pas devenir plus démocratiques sans être plus justes. La conceptualisation de la démocratie suppose, de fait, deux principaux aspects : la capacité de choix et de participation, y compris pour les personnes en situation de précarité (Mouvement ATD Quart Monde, 2016), autrement dit la possibilité d’avoir voix au chapitre dans la définition des systèmes alimentaires à l’échelle des expériences individuelles comme des choix collectifs, politiques, qui les orientent[1] ; et la dimension normative-légale du « droit à l’alimentation » (Schutter, 2014 ; Paturel et Ramel, 2017). Or, reconnaître un droit d’accès « digne » à l’alimentation relève pleinement de l’une des dimensions fondamentales de la justice sociale. En effet, suivant Nancy Fraser (2011), la justice sociale repose sur trois « piliers » : la redistribution (correspondant ici à l’accessibilité, soit une répartition juste de l’alimentation), la représentation (la possibilité d’avoir voix au chapitre, que l’on associe ici à la participation) et la reconnaissance (une pleine prise en compte de la dignité et des dimensions culturelles de l’alimentation). C’est pourquoi les deux notions de démocratie alimentaire et de justice alimentaire apparaissent en définitive complémentaires, et de plus en plus de réseaux de la société civile tentent effectivement de les articuler autour d’une définition élargie du droit à l’alimentation et à la nutrition[2].

L’émergence de la notion de démocratie alimentaire et l’intérêt qu’elle suscite (à la fois parmi les chercheurs et les mouvements associatifs) traduisent par ailleurs les limites des approches formelles et rationalistes qui prévalent autour de la « gouvernance alimentaire », et le besoin d’intégrer d’autres dimensions favorisant l’engagement et la participation de publics plus larges dans la perspective de la transition écologique. En effet, ces approches privilégient en général les analyses des dispositifs (de participation ou de concertation) en portant l’attention sur les instances, éventuellement leur composition et les processus d’exclusion, et négligent d’autres aspects moins procéduraux (Mazeaud, Sa Vilas Boas et Berthomé, 2012), comme les attachements sensibles.

La question des attachements sensibles est également peu présente dans les travaux portant sur les questions de justice alimentaire, qui se penchent principalement sur les rapports de force et les processus d’exclusion (McClintock, 2014 et 2018 ; Reynolds et Cohen, 2016 ; Horst, 2017), et font peu le lien avec les enjeux écologiques (Hochedez et Le Gall, 2016 ; Paddeu, 2016). Or, dans la perspective de la transition écologique, les dimensions sensibles liées à la nourriture permettent de connecter les enjeux sociaux d’accessibilité, d’inclusion et de participation et les enjeux écologiques, comme nous le montrons plus loin.

Aussi, porter l’attention sur les attachements sensibles (ce à quoi les gens « tiennent », ce qui fait « résonance » avec leur vécu et qui est susceptible d’animer leur engagement) nous a semblé propice à éclairer et à élargir la réflexion sur les formes de la démocratie alimentaire. Ces attachements sensibles et écologiques s’expriment dans les collectifs portant (ou mobilisés par) les initiatives étudiées au travers des « écologies du sensible » personnelles en pratique. Nous nous inspirons de la définition qu’en propose T. Ingold, soit « […] une façon de sentir qui est constituée par les capacités, les sensibilités et les orientations qui se sont développées à travers une longue expérience de vie dans un environnement particulier » (2013 : 49). Il s’agissait ainsi d’examiner la variété des « modes ordinaires de tenir à l’environnement » (Centemeri, 2015 ; Blanc, 2016 ; Blanc et Paddeu, 2018) des différents publics que constituent nos cas d’étude. Pour ce faire, nous avons abordé de façon concrète les régimes d’engagements familiers (Thévenot, 2006 ; Richard-Ferroudji, 2011) et les attachements sensibles très variés, dans l’espace du proche et les différents contextes – urbains et ruraux –, de nos cas. En effet, nous ne dissocions pas, dans la façon dont nous envisageons le sensible au sein des différents terrains, la question des attachements ou de l’affect de celle des perceptions sensorielles. Comme l’indique Rosa (2018), c’est par le corps que se crée l’expérience, et l’expérience est à la source à la fois d’une pensée pragmatique de l’action et d’une connaissance. Les expériences vécues, invisibles car noyées dans la quotidienneté, constituent la base d’un éventuel processus de politisation des questions d’environnement – et par extension, suggérons-nous, des questions alimentaires et de transition – à partir de la relation existentielle, sensible, entre les humains, leurs milieux, leurs conditions de vie et la communauté du vivant (Lejeune et Hess, 2020)[3]. L’expérience est aussi relationnelle, elle est une « résonance » au sens de Rosa : « La relation résonante à la nature ne s’instaure pas par le biais de processus cognitifs d’apprentissage ou de connaissances rationnelles : elle résulte d’expériences pratiques actives et émotionnellement signifiantes. » (2018 : 245) Or, le « registre de l’expérience et du vécu » est largement invisibilisé dans le traitement institutionnalisé des questions environnementales.

2. Un dispositif d’enquête collaboratif et participatif

Les analyses présentées ici proviennent de la convergence de questionnements de recherche portés par les cinq coauteurs autour des enjeux de démocratie alimentaire et de la façon dont cette dernière trouve à s’ancrer à l’échelle de territoires dans des initiatives locales et des expérimentations en lien avec la transition écologique. Nous avons identifié cet intérêt de recherche commun au cours d’ateliers prospectifs organisés par le programme Cit’In – Expérimentations démocratiques pour la transition écologique (2017-2018)[4], et l’avons formalisé dans le projet Excipient (Expérimentations citoyennes, passeurs d’initiatives et engagements dans la transition agri-alimentaire). Ce projet articule, d’une part, une démarche de documentation et d’analyse des expérimentations considérées et, d’autre part, une démarche favorisant les expérimentations sociales, dans laquelle les chercheurs contribuent à créer ou à faire évoluer les situations qu’ils observent en partenariat avec les acteurs. Les six cas se distinguent quant à la place qu’y occupent les acteurs institutionnels (porteurs dans le cas du Défi FAAP à Mouans-Sartoux, absents dans le cas de la cartographie sensible des pratiques jardinières à Strasbourg), à leur objet central, au public qu’ils construisent, et enfin au positionnement des chercheurs, entre posture analytique et posture de recherche-action. Nous les positionnons sur un double gradient : d’une part du plus normatif au plus inductif/ouvert aux dimensions sensibles, et d’autre part du plus centré sur l’individu (dans une démarche de sensibilisation par responsabilisation individuelle) au plus collectif et participatif (correspondant également à une échelle d’action territoriale).

Tableau 1

Présentation des six cas d’étude [5][6][7]

Présentation des six cas d’étude 567

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En tant que chercheurs impliqués dans ces processus expérimentaux participatifs, notre position est celle de « passeurs » : comment peut-on, par la recherche-action, être des « ferments », des accélérateurs éventuels de la maturation ? Comment identifier les facteurs favorables et les freins aux démarches plus incluantes de transition écologique par l’alimentation ? La démarche adoptée au cours des enquêtes et des recherches-actions repose sur une volonté de donner de la visibilité à des visions ou des ressentis des enjeux écologiques qui ne sont pas forcément conformes aux « paradigmes » normatifs de la transition écologique à l’oeuvre dans les politiques publiques sur nos territoires d’études. Pour autant, les dimensions sensibles observées « […] sont saisies dans leur propre domaine d’opérativité, dans ce qu’elles font, dans ce qu’elles font faire, et dans ce qu’il faut de travail pour les établir, pour les documenter, pour les objectiver » (Roux, 2006 : 341). L’enjeu est ici d’analyser ce que ces dimensions sensibles peuvent apporter à la participation des publics, dans une perspective de démocratie et de justice alimentaires.

3. Les attachements sensibles dans six initiatives agri-alimentaires liées à la transition écologique

Nous examinons ici, dans chacun des projets, la façon dont sont introduites et mobilisées les dimensions sensibles ; cela nous permet dans un premier temps de qualifier le type de dispositif participatif et le type d’apprentissage à l’oeuvre, de même que les modalités d’articulation des enjeux écologiques et alimentaires. Ensuite, nous analysons comment la prise en compte des dimensions sensibles a pu favoriser à la fois l’inclusion (justice alimentaire) et la participation (démocratie alimentaire), et quels sont les effets sur le plan de la politisation.

Tableau 2

Attachements sensibles, enrôlement et politisation

Attachements sensibles, enrôlement et politisation

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3.1. La mise en partage du sensible

Chercher à savoir qui introduit la question du sensible et quelle place lui est accordée dans le dispositif participatif constitue un premier axe d’analyse. Chacun de ces dispositifs vise l’adhésion (« enrôlement » au sens de Callon, 1986) à la problématique générale de la transition alimentaire et écologique d’un public spécifique, au moyen de supports variés (colonnes 2 et 3 du tableau 2). Ainsi, on identifie, au départ de la démarche, deux principales modalités d’intégration des dimensions sensibles : une approche normative-prescriptive et une approche plus inductive, prenant davantage appui sur les approches sensibles. En outre, dans une perspective dynamique, nous prenons en compte le degré d’adaptabilité et d’intégration des dimensions sensibles au cours de la démarche, afin de voir dans quelle mesure les dispositifs restent ouverts aux irruptions, voire aux interférences des attachements et dimensions sensibles, et comment ils les intègrent – en mobilisant d’autres supports, par un déplacement du « problème » ou du public visé, par exemple. La combinaison de ces différentes variables nous permet de distinguer trois dynamiques de constitution de publics mobilisant les dimensions sensibles.

Dans le premier cas de figure, pour l’épicerie itinérante G. ou le Défi FAAP de Mouans-Sartoux, ce sont les animateurs qui définissent les objets autour desquels sont censés se cristalliser les attachements, dans une démarche de « sensibilisation » (au sens courant), en particulier sur les enjeux de santé de l’alimentation durable. Dans le cas du Défi FAAP, la dimension pratique et expérimentale intrinsèque au dispositif, celle du « faire ensemble », a permis de présenter le défi comme un moment ludique et une activité à pratiquer en famille. Forts de ce levier qui a permis de recruter un public plus « populaire » la deuxième année, les porteurs du projet ont graduellement remplacé la part « théorique » du défi, celle consistant à donner des enseignements normatifs sur les « bonnes pratiques », par des activités basées sur le principe du « learning by doing ». L’épicerie sociale itinérante vise pour sa part à intégrer, dans ses distributions de biens de première nécessité aux familles précaires, des aliments de saison, locaux et ponctuellement bio. Mais plus que le « bon rapport qualité-prix » promu par l’association, ce qui mobilise les bénéficiaires, ce sont les espaces de convivialité et les moments collectifs autour des distributions.

Dans le cas des expérimentations de Strasbourg (cartographie sensible) et d’Aubenas (ateliers de fabrication de pain), au sein de deux Quartiers prioritaires de la politique de la Ville (QPV), les dimensions sensibles étaient intégrées au projet dès sa conception dans une démarche de recherche-action, fruit d’un partenariat entre les chercheurs et, d’un côté, une association locale[8] (Strasbourg), de l’autre, un centre social et culturel (Aubenas). La cartographie « sensible » à Strasbourg était conçue comme un support d’expression des attachements à partir des pratiques de production tant nourricières qu’esthétiques. À Aubenas (Ardèche), les ateliers de fabrication du pain ont rassemblé des boulangères professionnelles et des mères de famille ; ils visaient à forger des liens entre les participantes à travers des expériences sensorielles partagées et l’intégration d’activités pratiques basées sur la mobilisation des sens (moudre, pétrir, etc.), dans un espace vert familier et structurant pour le quartier. Ces deux initiatives sont pensées comme une occasion d’aborder la transition alimentaire autrement que par des actions d’éducation à l’alimentation, dans lesquelles les habitants des quartiers populaires sont enrôlés surtout sur la base d’un prétendu « manque de savoir » (sur les modes d’achat, les menus, la cuisine, etc.). Dans les deux cas, les supports d’enrôlement étaient multiples et adaptatifs : repas partagés, nappes dessinées[9]. De même, les initiatives des publics visés « débordent » le dispositif de façon inopinée, par des actions au départ informelles et spontanées, comme la création d’un nouveau jardin en pied d’immeuble à Strasbourg pendant le confinement par deux nouvelles jardinières démontrant une capacité d’auto-organisation, ou l’achat groupé de farine auprès d’un paysan meunier par des femmes du quartier à Aubenas, démontrant leur capacité à mettre en place leurs propres « circuits courts ».

Troisième cas de figure, celui des forums agricitoyens dans le Bugey et de la démarche de recherche-action de L’Assiette et le territoire en Ardèche, où les dimensions sensibles étaient également pleinement intégrées dans la démarche de recherche-action. Ces deux cas présentent des similarités en raison de l’échelle territoriale de l’action. Dans le Bugey, la démarche de « forums agricitoyens » était portée par une association environnementale et a « enrôlé » des élus municipaux, et au-delà, des habitants. Les dimensions sensibles ont été mises en lumière d’abord par l’expression des attachements lors des débats sur l’avenir des terres et l’alimentation durable, puis la démarche s’est enrichie d’autres moments de rencontre suscités par l’association, autour de la lecture de paysages, ou de l’identification de savoirs naturalistes locaux, par exemple. La multiplicité des techniques participatives expérimentées et l’investissement en temps passé sur le terrain ont fourni de bonnes occasions aux attachements de s’exprimer. En Ardèche, la démarche de recherche-action visait, pour sa part, à lancer une dynamique collective de réflexion sur la transition du système alimentaire territorial. Les participants, soigneusement identifiés, ont été rencontrés au préalable ; lors de la première séance plénière, ils ont été invités à apporter un objet symbolisant leur attachement au territoire et à leur alimentation, et à le présenter au collectif, tout en s’exprimant sur leur intérêt personnel pour la démarche. Plus qu’une technique d’animation brise-glace, il s’agissait non seulement d’engager les participants de manière sensible, mais aussi de les convier à relier leur attachement personnel avec leur engagement dans une démarche collective. Si, dans ces deux dispositifs, les dimensions sensibles servent de support d’enrôlement et d’apprentissage à l’échelle d’un territoire, ils se distinguent en revanche dans la démarche générale : plutôt d’ordre participatif/délibératif dans le Bugey, et à visée transformative en Ardèche.

Dans tous ces cas, la mise en partage du sensible est abordée comme le support d’apprentissages, avec des perspectives différentes cependant, ce qui a des effets sur le plan de la démocratie et de la justice alimentaires, comme on le verra ensuite. Dans le premier cas de figure (Défi FAAP et épicerie sociale itinérante G.), la conception relativement descendante et « normative » n’est que partiellement infléchie, a posteriori, par la prise en compte des attentes des publics en situation de précarité ; néanmoins, ces deux dispositifs peinent à s’affranchir d’une certaine idée de la « bonne consommation », reposant sur des individus « impliqués » ou « responsables », plus que sur des collectifs solidaires constitués par la démarche. À l’inverse, la prise en compte des dimensions sensibles dès le départ dans les deux QPV de Strasbourg et d’Aubenas favorise des apprentissages plus « horizontaux », fondés sur une réciprocité des échanges de pratiques et de savoirs. Dans le troisième cas de figure, si les deux démarches ont été ici rapprochées en raison de leur échelle et de la pluralité d’acteurs impliqués, les dynamiques d’enrôlement et de mobilisation des dimensions sensibles diffèrent. Dans le Bugey-Genevois, tout en débouchant sur certaines réalisations concrètes (création de jardins partagés, relais-café-social, entretien collectif des chemins), la multiplicité des supports employés a échoué à fédérer les actions et les publics à l’échelle du territoire, soit à bâtir un « fond commun » à partir des attachements sensibles exprimés par les habitants, susceptible d’aboutir à une démarche plus coordonnée. En Ardèche, le travail d’identification préalable d’un public enclin à adhérer à la démarche a permis de déboucher sur un résultat modeste mais concret, à savoir la signature d’un manifeste rédigé collectivement[10], support d’un engagement plus large et à plus long terme sous la forme d’une instance pérenne de réflexion multi-acteurs sur le sujet de la transition agri-alimentaire (un conseil local de l’alimentation).

3.2. Comment sont reliés les enjeux écologiques et alimentaires ?

En analysant à présent nos dispositifs expérimentaux au prisme de l’articulation entre les questions alimentaires et la transition écologique, deux cas de figure se dégagent (colonne 4 du tableau 2). Tous les dispositifs se basent sur l’hypothèse que la prise en compte des enjeux écologiques dans l’alimentation (et réciproquement) passe par une plus grande connexion entre les producteurs-agriculteurs et les mangeurs, et par plus d’équité dans l’accès à l’alimentation de qualité. Cependant, les dispositifs l’abordent soit en se focalisant sur les coordinations entre acteurs d’un territoire, pour agir notamment sur les facteurs liés à la production, à la distribution, à l’accessibilité et à la consommation (épicerie solidaire, L’Assiette et le territoire, ateliers pains, FAAP), soit en passant d’abord par les relations au milieu ou au cadre de vie (Bugey et Strasbourg) et en accordant une place importante à la dimension esthétique. La première approche met l’accent sur la relocalisation des systèmes alimentaires et leur « écologisation » (production/consommation « bio ») ; la seconde est d’une certaine manière plus englobante en ceci qu’elle conduit à interroger le sens de l’habiter, soit les « lieux où l’on vit, où l’on travaille, où l’on s’amuse et où l’on mange » (Gottlieb, 2009). Aborder ainsi la transition alimentaire par les enjeux environnementaux ou liés au cadre de vie est une démarche moins fréquente dans les projets de justice alimentaire (Paddeu, 2016).

3.3. Effets sur le plan de la justice et de la démocratie alimentaires, et sur la politisation des enjeux alimentaires

Dans les différentes expérimentations étudiées, les enjeux de justice et de démocratie alimentaires sont construits en référence soit à des enjeux d’accessibilité, soit plutôt à des enjeux de participation (au sens de Zask, 2011) (colonne 5 du tableau 2). Comment faire en sorte que les habitants, notamment ceux des quartiers populaires ou en situation de précarité, aient davantage accès aux aliments, ou soient davantage en capacité de les choisir, mais aussi puissent davantage prendre part aux discussions et aux décisions concernant l’alimentation en lien avec la transition écologique ? Les enjeux de démocratie alimentaire (participer, être partie prenante) sont ainsi combinés aux enjeux de justice alimentaire (distribution, reconnaissance). La poursuite de ces visées permet une politisation des enjeux alimentaires, comprise comme le fait de relier des enjeux locaux ou même personnels à des questions de politiques plus larges (Talpin, 2006) ou comme une dynamique de désingularisation d’une expérience singulière constituée en problème partagé d’un public construit dans le cours même de l’expérimentation (Trom, 1999). Trois voies de politisation sont diversement combinées dans les six expérimentations : la capacitation et/ou l’augmentation du pouvoir d’agir (empowerment) ; la valorisation des pratiques et/ou des savoirs ; et la formation de collectifs. Comment les approches sensibles participent-elles (ou non) à cette politisation ? Sans développer tous les cas de manière systématique, on relève que les ateliers autour du pain à Aubenas, l’épicerie sociale dans le Var ou la cartographie sensible à Strasbourg, soit les trois expérimentations qui s’adressent à des publics « populaires », ont une même visée d’augmentation du pouvoir d’agir ou de capacitation (Sen, 2001 ; Schlosberg, 2003). Toutefois, elles n’empruntent pas exactement les mêmes chemins et ne contribuent pas de la même manière aux enjeux de démocratie et de justice alimentaires. Dans le cas de Strasbourg, cela passe en premier lieu par la mise en visibilité d’une pluralité de pratiques ou, autrement dit, l’identification, avec les acteurs, d’une multitude d’expériences vécues, invisibles car noyées dans la quotidienneté, qui constituent pourtant la base de la construction d’un discours capable de prendre une valeur politique (Granchamp et Joly, 2023 ; Lejeune et Hess, 2020). Pour les ateliers autour du pain à Aubenas, l’expérimentation a constitué d’abord un socle de valorisation de savoirs qui a favorisé ensuite une capacitation, traduite concrètement par l’initiative des femmes de mettre en place leur propre circuit court d’achat de farine bio. Dans le cas de l’épicerie solidaire G., la démarche est plus normative, mais vise comme à Aubenas une capacitation, par des apprentissages sur les propriétés nutritionnelles, environnementales et gustatives des aliments bio et locaux proposés aux bénéficiaires.

En d’autres termes, toutes les démarches étudiées contribuent au pouvoir d’agir par la participation à la production de son environnement, de sa nourriture ou de circuits d’approvisionnement. Toutefois, une capacitation de nature normative (sensibilisation) fournit certes des outils d’analyse critique des systèmes alimentaires et participatifs (facteur tant de justice que de démocratie alimentaires), et peut entraîner des transformations individuelles des visions et pratiques (cas du Défi FAAP et de l’épicerie solidaire G.), mais elle peine à générer une action collective. Les animateurs de l’épicerie solidaire, par exemple, se fondaient sur l’hypothèse (très répandue parmi les projets visant la justice ou la démocratie alimentaires ; voir Hochedez et Le Gall, 2016) que l’expérimentation serait susceptible de faire basculer les participants du rôle passif de « bénéficiaires » à celui d’« impliqués ». Cependant, les ateliers mis en place par l’épicerie solidaire itinérante ne suffisent pas en eux-mêmes pour engager ce processus de politisation, qui suppose un travail complexe d’animation et d’accompagnement quotidien s’inscrivant dans la durée.

L’émergence (ou la fabrication) de collectifs est une troisième voie de politisation en ceci que cela permet à des individus de développer le sens d’une appartenance commune, de se constituer en « public » qui définit son « problème », et de relier leur expérience aux problématiques plus larges des systèmes alimentaires. Ainsi, au-delà de la « convivialité » et du lien social plébiscités dans tous les projets, la volonté exprimée par les jardiniers à Strasbourg de mieux se connaître et de former un collectif a constitué une étape fondamentale, à la fois en ce qui concerne la reconnaissance et la conscience d’une appartenance et d’intérêts communs. Dans le cas de L’Assiette et le territoire (Ardèche), la démarche de politisation conjointe repose sur l’élaboration d’une interprétation partagée du « problème » (ici de la trajectoire et des enjeux associés au système agri-alimentaire territorial, dont tous les participants à la démarche sont parties prenantes), l’expression collective des attachements sensibles appuyant cette mise en commun. Dans la durée, c’est grâce à leur expérience sensible du territoire – et non pas seulement à leur « expertise » – que ces participants, acteurs et chercheurs, ont pu prendre part à une réflexion collective sur les trajectoires passées et possibles du système agri-alimentaire.

Des limites existent toutefois. À Strasbourg, la valorisation des pratiques jardinières dans leur diversité encourage l’essaimage local, néanmoins, ces attachements construits dans la proximité ne constituent pas des points d’appui suffisants pour une participation à une échelle supérieure, celle de la métropole par exemple[11]. Certes, dans un premier temps, un entre-soi, en l’occurrence populaire, peut être source de confiance et de renforcement de la capacité d’agir, mais jusqu’à quel point constitue-t-il un atout et non une limitation ? Même chose dans le Bugey-Genevois : les collectifs d’action sont de taille réduite et restent souvent cantonnés chacun à leur projet thématisé et ultra-localisé. Le désir de participer reste (pour le moment) limité au quartier ou au lieu d’implantation d’une action. Dans le cas du Bugey, la conduite de la démarche participative a été conditionnée par le besoin de pouvoir rendre compte de résultats auprès des élus des communes d’accueil et vis-à-vis des financements européens. Il n’était pas évident, du côté des élus ou des financeurs, de considérer la mobilisation d’attachements sensibles comme un succès ; ces derniers se trouvent plus à l’aise avec des techniques de participation rodées, qui permettent de toucher rapidement un public nombreux, de collecter des propos directement transposables en pistes d’action. Aussi, les dimensions esthétiques ou mémorielles ont été peu à peu mises de côté. Cela suggère simultanément que mobiliser les attachements sensibles dans une démarche participative ne permet pas automatiquement au « public » d’imposer (tous) ses « problèmes ».

Discussion

Dans les différents cas étudiés, les modalités d’enrôlement et d’engagement des participants relèvent d’une dimension incorporée et individuelle de l’écologie ; elles dépendent de la manière dont on perçoit – et dont on s’engage dans – la relation avec son environnement à partir de sa pratique individuelle et de son corps, que ce soit dans le cas des jardiniers, des ateliers de fabrication de pain ou même de la lecture de paysages. Elles relèvent également dans certains cas de dimensions plus collectives, par exemple lorsque l’analyse du paysage conduit au constat que les usages des milieux ne peuvent être maintenus que par une action coordonnée entre habitants et élus (dans le Bugey), ou que l’écologisation du système agri-alimentaire repose sur l’articulation d’un ensemble de maillons (Ardèche). Dans tous les cas, des formes de mise en partage du sensible viennent à l’appui d’un processus de politisation de la question alimentaire en lien avec la transition écologique. Si ces attachements sensibles favorisent une inclusion et une participation nouvelles et permettent de mobiliser un « public », c’est parce qu’ils s’appuient sur des supports d’engagement enchâssés dans les quotidiennetés et le vécu des participants.

Cette prise en compte des attachements sensibles est dans certains cas, comme en Ardèche ou dans le Bugey, envisagée comme un déclencheur et un prérequis de la dynamique collective et du processus de politisation qui lui est associé, lesquels mettent aussi en jeu des formes de travail plus classiques. Dans le cas de Strasbourg, elle participe d’un processus de reconnaissance de formes d’engagements écologiques propres à des habitants d’un quartier populaire, qui s’expriment à travers les cultures alimentaires tout en étant étroitement reliées à une volonté d’améliorer leur cadre de vie (Granchamp et Joly, 2023)[12]. Cette esthétisation du cadre de vie par les plantes alimentaires a un caractère hautement politique, elle participe de l’exercice de la citoyenneté de ces habitants (Blanc, 2016) et renvoie aux dimensions participatives et de reconnaissance des théories de la justice (Fraser, 2011).

Le passage par des approches sensibles permet de toucher des publics moins rodés aux formes délibératives et d’identifier des chemins de transition adaptés à la situation et aux trajectoires singulières des participants, et donc, globalement, d’élargir et d’enrichir la participation. Cependant, les attachements sensibles des participants ne se traduisent pas toujours dans les décisions et choix collectifs et publics. La nature même des objets sur lesquels portent ces attachements sensibles – plus ou moins saisissables par la puissance publique –, comme le contexte environnant le dispositif participatif (financements ou appuis à disposition), peut constituer un facteur de sélection favorisant la prise en compte de tel ou tel attachement. Cela est aussi lié à la temporalité des dispositifs (ces démarches prennent du temps). Mais les collectifs ou « publics » qui ont émergé dans nos cas peuvent aussi survivre aux dispositifs et aux projets qui leur ont permis de se constituer ; ils peuvent ensuite soit donner naissance à de nouvelles initiatives, soit se réinvestir dans d’autres projets formalisés.

Si, dans certains cas, ces expérimentations débouchent sur des articulations entre une politisation (par la capacitation ou l’augmentation du pouvoir d’agir, la valorisation des pratiques et des savoirs ou la formation de collectifs) appuyée sur les expériences quotidiennes et les politiques territoriales à l’oeuvre, dans d’autres cas elles demeurent pour l’instant ignorées, en marge des instances politiques. De la même manière, la capacité de ces initiatives à appuyer, chez les participants, le développement d’une subjectivité critique à l’égard des conceptions normatives portées par les autorités (locales, nationales) dans certains projets reste un aspect à approfondir. Nous montrons aussi les limites de ces initiatives en matière d’accès à la justice et à la démocratie alimentaires.

Conclusion

Partir des attachements et des relations sensibles à l’environnement proche permet de démocratiser la transition écologique dans la mesure où cela affermit la possibilité de participation de publics souvent à l’écart de la participation politique et même des démarches participatives. Les questions alimentaires sont particulièrement propices à cette connexion entre les expériences et perceptions intimes et des enjeux plus globaux. Prendre part aux discussions sur la création et la vie de jardins partagés (cartographie sensible, forums agricitoyens), le contenu des assiettes et la manière dont sont produits les aliments (L’Assiette et le territoire, ateliers de fabrication de pain, réseau de jardiniers), voilà autant d’objets concrets, inscrits dans l’espace du quotidien, mais qui connectent néanmoins à des rapports au monde plus englobants ; ce sont des objets qui relèvent de l’expérience, du vécu. Si les étapes ultérieures conduisent parfois à revenir à des objets, supports ou formats de débats plus classiques, à tout le moins, dans ces phases « d’accueil et de révélation du sensible », des affects méconnus ou tus sont mis en lumière, et un pont peut être établi entre ces dimensions sensibles – ou cette relation résonante à la nature, pour reprendre l’expression de H. Rosa (2018) – et la résonance politique, soit le fait que les citoyens ne se sentent pas seulement destinataires de règles qui les obligent, mais se perçoivent aussi comme leurs auteurs, participant à l’administration de la cité. Ces dimensions sensibles pourraient être un point d’appui dans la construction de la capacité à mettre à distance les approches normatives et descendantes de la transition écologique et alimentaire, mais nous avons montré qu’il y a pour cela des conditions, et qu’il peut y avoir une performativité différenciée des objets d’attachement à ce titre.

Tous nos cas illustrent que des expérimentations collectives en lien avec la question alimentaire peuvent servir de catalyseur pour mobiliser des publics divers en s’appuyant sur la diversité de leurs relations au milieu. La mise en partage et en visibilité d’une diversité d’aspects sensibles peut être de nature à former des matérialisations pérennes : par des expressions artistiques qui constituent des marqueurs, des repères dans le territoire, ou par des arènes de parole libre, par exemple. Ces matérialisations peuvent former à leur tour de nouveaux attachements locaux, et des points d’ancrage plus faciles à réactiver dans des dynamiques ultérieures. En effet, sur le plan de la temporalité, les attachements sensibles sont généralement plus durables et plus pérennes que les dispositifs qui servent à les mettre en lumière, en raison du fonctionnement par projets qui sont limités en temps et en ressources. Aussi peut-on émettre l’hypothèse que les attachements sensibles ont le potentiel d’être des véhicules ou des facteurs permettant des résurgences ou des redémarrages d’expérimentations et d’initiatives en faveur de la transition écologique, si l’expérience contributive et participative passée a été positive.

Cependant, ces expérimentations et ces mises en partage des attachements sensibles ne permettent pas intrinsèquement d’échapper à la normativité imprégnant ce domaine, point de départ de notre réflexion. Pour cela, il faudrait que soit mis en oeuvre avec les participants un processus d’intersubjectivation critique autour des conceptions normatives portées par les projets et dispositifs, de leurs cadrages spécifiques, des contraintes qu’ils imposent (temporelles, budgétaires), de la marginalisation d’autres cadrages ou options, et des rapports de force pouvant expliquer ces cadrages. Ce point reste à analyser et à expérimenter dans l’avenir. Ainsi, au terme de notre analyse, nous suggérons qu’une perspective centrée sur la prise en compte des dimensions sensibles dans une démarche de valuation (Centemeri et Renou, 2015) et une perspective plus critique, consistant à tenir compte de ces processus de cadrage, de leurs effets d’imposition et des rapports de pouvoir qu’ils relaient, ne sont pas incompatibles, mais au contraire complémentaires pour traiter des articulations entre transition écologique, démocratie alimentaire et justice sociale.