Corps de l’article

Introduction

En France, les grandes surfaces d’alimentation générale commercialisaient 64,5 % des produits alimentaires en 2018 (Perrin-Haynes, 2020). La consommation éthique, également qualifiée de durable ou de verte, y est promue par différents biais, qu’il s’agisse de la prolifération de labels ou de marques écologiques, de la diffusion des produits bio, artisanaux ou de provenance locale. Pourtant, le rôle à jouer par ces grandes surfaces dans le « verdissement » des pratiques alimentaires a rarement été souligné, à quelques exceptions près (voir par exemple Oosterveer, Guivant et Spaargaren, 2007 ; Johnston, 2017 ; Gojard et Véron, 2019). À l’inverse, les travaux de sciences sociales sont nombreux sur les alternatives alimentaires, c’est-à-dire les lieux de vente indépendants des grandes chaînes de distribution, orientant la sélection vers des produits spécifiques, notamment bio, locaux, régionaux, ou issus de petites productions (Forssell et Lankoski, 2017 : 517). Parmi cette importante littérature, certains chercheurs ont souligné les limites heuristiques de l’usage de catégories binaires opposant le mainstream à l’alternatif, le conventionnel au bio, ou encore le global au local. Les travaux critiquant ces dichotomies avancent que les deux catégories s’entremêlent, les acteurs classiques de la grande distribution s’appropriant progressivement des valeurs et des discours porteurs d’une alternative, tandis qu’une part des lieux d’achats se revendiquant comme alternatifs s’appuient sur des modes de fonctionnement et d’organisation conventionnels (Jackson, Russell et Ward, 2007 ; Bloom et Hinrichs, 2011). Dans le sillage d’Ilbery et Maye (2005), certains travaux promeuvent alors le concept analytique d’hybridité, les systèmes alimentaires « hybrides » combinant des objectifs, des valeurs, des ressources et des marchés conventionnels et alternatifs, créant à la fois des synergies et des ambiguïtés (Milestad et al., 2010 ; Klein et Michas, 2014). Cependant, le concept d’hybridité a lui-même fait l’objet de critiques. Maxey (2007) considère ainsi qu’il s’appuie sur ces deux catégories récurrentes – alternatif et conventionnel – sans les remettre en question, ajoutant que le terme alternative est somme toute rarement utilisé par les acteurs engagés dans une initiative décrite comme telle par la littérature scientifique. Il préconise plutôt l’usage d’un terme plus neutre : « durable » (sustainable). D’autres cadrages analytiques ont été proposés, notamment les « réseaux alimentaires civiques » (civic food networks ; Renting, Schermer et Adanella, 2012), pour désigner des lieux tels que les coopératives alimentaires, au sein desquels les consommateurs jouent un rôle actif.

Cet article, qui s’appuie sur une enquête de terrain menée à Paris, s’intéresse à une coopérative alimentaire participative promouvant une alternative aux lieux d’approvisionnement classiques, mais que nous prenons le parti de considérer davantage comme un hybride que comme une alternative. Elle combine en effet des caractéristiques tour à tour alternatives et conventionnelles : bien qu’elle se revendique comme alternative à la grande distribution, à la fois dans son fonctionnement – un supermarché coopératif et participatif, à but non lucratif et géré par ses membres – et dans son offre commerciale – large proportion de produits labellisés bio, locaux, issus de productions à petite échelle, etc. –, elle comporte certaines caractéristiques qui la rapprochent des supermarchés classiques, parmi lesquelles un espace de vente de taille importante, des horaires d’ouverture étendus, et une vaste offre de produits eux-mêmes hétérogènes. Ce caractère hybride est au coeur de plusieurs des travaux récents sur les coopératives alimentaires, qui mettent en exergue des tensions s’exerçant principalement sur deux plans : premièrement entre les valeurs et les objectifs de la coopérative et son fonctionnement, à la fois dans ses aspects organisationnels et managériaux (Ashforth et Reingen, 2014 ; El Karmouni et Prévot-Carpentier, 2016 ; Cary, 2019) ; deuxièmement entre ses impératifs économiques et la promotion de l’inclusion sociale (Zitcer, 2015 ; Fourat et al., 2020). Plutôt que de nous interroger sur le degré d’alternativité de la coopérative étudiée, nous proposons d’adopter le point de vue des membres pour voir comment les tensions décrites dans la littérature sont perçues « de l’intérieur ». Nous avançons que ces tensions sont à relativiser dès lors que la perspective retenue est celle des coopérateurs eux-mêmes. À notre connaissance, les recherches portant sur la réflexivité des membres d’une coopérative alimentaire sont encore peu nombreuses, et abordent surtout leurs motivations (Hibbert, Piacentini et Al Dajani, 2003 ; Little, Maye et Ilbery, 2010). Aussi, contrairement à d’autres travaux qui proposent des pistes concrètes pour optimiser le fonctionnement des coopératives et renforcer leur pérennité (Öz et Aksoy, 2019 ; Sumner, McMurtry et Renglich, 2014), cet article n’a pas de visée opérationnelle. Il entend plutôt nuancer une thèse mise en avant par de nombreux travaux, qui souligne les tensions entre objectifs militants – promouvoir une alternative à la grande distribution sur le modèle coopératif et participatif, contribuer à la justice alimentaire – et objectifs productifs – vendre, atteindre l’équilibre financier. En nous appuyant sur les discours des coopérateurs, nous montrons que ces tensions sont loin d’être unanimement perçues, et que les rapports entre logiques militantes et productives ne sont pas nécessairement problématiques. Pour cela, nous proposons d’adopter le modèle de l’articulation contingente segmentée proposé par Giry et Wokuri (2020) dans leur analyse de coopératives citoyennes d’énergie renouvelable. S’interrogeant sur l’articulation entre les logiques productives et « les valeurs du mouvement social dont elles sont le produit et auxquelles elles prétendent participer » (Giry et Wokuri, 2020 : 560), les auteurs proposent un modèle pensé comme un outil analytique et heuristique. Ce modèle pose comme première hypothèse que « les rapports entre les buts de l’entreprise sociale sont contingents : s’il arrive que les logiques productives et militantes présidant à l’activité collective divergent à l’occasion de la mise en forme de l’entreprise sociale, cette “tension” n’a rien de nécessaire » (Giry et Wokuri, 2020 : 565). Selon ce modèle, les rapports entre rendements militants et productifs peuvent donc être divergents, convergents ou indépendants quand une activité ayant un but productif n’a pas d’incidence sur les rendements militants de la coopérative, et inversement. Selon la seconde hypothèse du modèle, les rapports entre les rendements productifs et militants se posent différemment selon les moments ou « segments » du travail d’organisation de la coopérative, chacun présentant un agencement spécifique des logiques productives et militantes. Divers modes d’articulation peuvent donc se combiner au sein d’une même entreprise sociale.

Suivant ce modèle, nous nous appuyons ici sur la politique d’achat et de vente de la coopérative étudiée pour montrer que l’articulation de ses objectifs militants et productifs, telle qu’elle transparaît dans les discours des enquêtés, est bien contingente et segmentée. La politique d’achat et de vente sera déclinée en trois segments : la politique tarifaire de la coopérative, le choix des produits, et le fonctionnement hybride du magasin. Pour chacun de ces trois segments, on verra dans une première partie que les points de vue sur les rapports entre rendements militants et productifs sont hétérogènes, ceux-ci pouvant être perçus comme convergents, divergents ou indépendants. L’articulation de ces rapports étant à la fois segmentée et contingente, sa stabilisation ne peut être que processuelle et relative. On montrera donc dans un second temps quelles « activités de régulation » (Le Velly, 2017), formelles et informelles, collectives et individuelles, permettent de comprendre les ressorts par lesquels les coopérateurs maintiennent leur engagement au sein de la coopérative.

Méthode d’enquête

Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique classique, menée à Paris sur une période de deux ans. Elle comporte une série d’entretiens approfondis et d’observations participantes effectuées en tant que membre de la coopérative, ainsi que divers matériaux écrits : manuel des membres, comptes rendus des assemblées générales, infolettres, articles de presse, dépliants, instructions pour diverses tâches à effectuer, contenus du site Internet et du forum des membres, etc.

Les observations participantes ont concerné la réunion d’accueil, 35 créneaux de travail et deux assemblées générales, pour une centaine d’heures au total. Les entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 24 membres ; ils ont duré entre 35 minutes et 2 heures, et ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Le corpus d’enquêtés n’ayant pas vocation à être représentatif de l’ensemble des coopérateurs, il a été constitué avec le souci de diversifier autant que possible les âges, appartenances sociales et situations familiales (voir tableau 1). Afin de multiplier les points de vue et d’éviter une surreprésentation de coopérateurs surtout attachés à la dimension politique du projet, les enquêtés ont été recrutés de trois manières : tout d’abord lors des « services » mensuels, le travail en binôme se prêtant bien à une demande d’entretien. Dans un second temps, un court message intitulé « Recherche en sociologie », faisant appel aux volontaires pour un entretien portant sur les achats réalisés à la coopérative, a été simultanément mis en ligne sur le forum des membres et affiché dans le magasin sur le mur réservé aux petites annonces. Enfin, lors des services, les membres du binôme constitué ont été cette fois sollicités pour obtenir des contacts ciblés sur une tranche d’âge ou un profil particulier. Le mode de recrutement « sur le vif » a permis de rencontrer des coopérateurs « lambda », alors que l’appel aux volontaires, et dans une moindre mesure le recours à un intermédiaire, a probablement créé un biais de sélection : les personnes y ayant répondu favorablement s’étaient avant tout engagées dans la coopérative pour son projet politique. Aussi nous semble-t-il que les trois modes de recrutement choisis ont permis de diversifier le profil des coopérateurs.

Finalement, les participants (14 femmes et 10 hommes) étaient âgés de 25 à 80 ans, avec des situations d’emploi et de revenus contrastées, mais un niveau bien plus homogène de capital culturel et de préoccupations environnementales. La majorité avait un niveau d’éducation élevé et bénéficiait d’un temps libre hors travail fortement valorisé (travailleurs indépendants, ou employés avec des horaires de travail flexibles ou décalés). Parmi les 24 enquêtés, deux étaient immigrés ; pour deux autres, leurs deux parents avaient immigré en France.

Enfin, dans la mesure où l’on souhaitait surtout s’intéresser aux perceptions des membres de la coopérative, aucun des six salariés n’a été interrogé, bien que quelques courriels aient été échangés avec l’un d’entre eux. L’échange portait sur la politique d’achat de la coopérative, et les éléments explicatifs avancés reprenaient ceux exposés dans le manuel des membres. Ainsi, l’accès au discours des salariés sur le projet porté s’est surtout fait par le recueil de matériaux écrits et par les observations réalisées dans différents contextes d’interaction entre salariés et membres.

Tableau 1

Présentation des enquêtés

Présentation des enquêtés

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Le guide d’entretien était divisé en plusieurs rubriques : la souscription, les services, les achats réalisés sur place et ailleurs, l’implication dans le fonctionnement de la coopérative, l’engagement associatif et/ou politique, et enfin l’organisation domestique autour des courses et des repas. L’entretien de recherche était présenté comme portant sur les motivations à rejoindre la coopérative, et sur les achats alimentaires. Une analyse thématique a ensuite été réalisée à la fois pour les entretiens retranscrits et pour les comptes rendus d’observations. Les thèmes d’analyse découlaient pour certains de la grille d’entretien, mais d’autres sont apparus a posteriori. Les rapports exprimés par les membres entre les valeurs militantes de la coopérative et ses contraintes de productivité se sont imposés comme une clé de lecture intéressante à explorer.

Présentation de la coopérative

La coopérative étudiée est un supermarché coopératif et participatif, à but non lucratif, possédé et géré par ses membres. D’une surface de vente de 850 m2, il propose principalement des produits alimentaires, mais aussi des produits d’hygiène, d’entretien, et pour animaux de compagnie. Il a ouvert en 2017 dans un quartier mixte[1] en voie de gentrification dans Paris. L’arrondissement dans lequel le magasin est situé compte parmi les plus mélangés socialement, particulièrement au sud et en son centre, là où la coopérative est implantée (Caenen et al., 2017). Les pouvoirs publics – mairie de Paris et mairie d’arrondissement – ont joué un rôle important dans la concrétisation du projet, apportant un soutien pour le financement et pour les locaux.

Comme de nombreuses autres coopératives ayant vu le jour ces dernières années, celle-ci est organisée suivant le modèle de la Park Slope Food Coop (PSFC) ouverte à Brooklyn au début des années 1970[2]. Seuls les membres peuvent y faire leurs courses, moyennant un investissement remboursable de 100 euros (10 euros pour les bénéficiaires des minimas sociaux ou les étudiants boursiers). Comme à la PSFC, le créneau mensuel de 3 h de travail bénévole toutes les quatre semaines est obligatoire, chaque « service » étant généralement supervisé par deux coordinateurs volontaires. Les tâches sont diverses : réassort des rayons depuis les réserves ou les chambres froides, pesée et étiquetage des fruits et légumes, découpage et emballage (fromages), ensachage (fruits secs, thé), caisse, nettoyage, inventaire, etc.

Au moment de l’enquête, la coopérative comptait six salariés et 4400 membres actifs, c’est-à-dire pouvant faire leurs courses, en congé, ou « suspendus » à la suite de deux services manqués. Près de la moitié des membres (46 %) résidaient dans l’arrondissement, 63 % d’entre eux étaient des femmes et 8 % avaient acheté une part à 10 euros (au lieu de 10 parts)[3].

I. Les rapports entre objectifs militants et productifs au prisme de la politique d’achat et de vente : politique tarifaire, choix des produits et fonctionnement hybride du magasin

Suivant le modèle d’analyse proposé par Giry et Wokuri (2020), la politique d’achat et de vente de la coopérative peut s’appréhender selon trois segments : la politique tarifaire, le choix des produits vendus, et le mode de fonctionnement hybride du magasin. Pour chacun de ces segments, les coopérateurs perçoivent de manière différenciée l’articulation des logiques militantes et productives à l’oeuvre.

La politique tarifaire de majoration fixe

Dès la réunion d’accueil, il est expliqué qu’une majoration fixe de 20 % est appliquée à tous les produits. Certains sont donc vendus à des prix inférieurs à ceux relevés dans des magasins bio par exemple. D’autres produits peuvent au contraire être vendus au même prix que dans des supermarchés classiques, voire à un prix plus élevé. Le manuel des membres indique que cela peut être dû « aux prix d’achat inférieurs dont peuvent bénéficier les grandes enseignes, à leurs volumes d’achat ou à leurs économies d’échelle ». Le dernier élément avancé est que cette marge unique et les prix parfois supérieurs à ceux de la grande distribution sont un moyen éthique de payer le prix juste.

Les comptes rendus d’assemblées générales comme les observations réalisées témoignent de la récurrence des critiques faites à l’encontre des prix élevés de certains produits, prix en contradiction avec l’objectif affiché de proposer au plus grand nombre des produits de qualité à des tarifs compétitifs. Ces critiques s’appuient bien sur l’argument d’une divergence manifeste entre la logique productive à l’oeuvre et la logique militante énoncée dans le projet. Cependant, les entretiens réalisés suggèrent d’autres points de vue. Dans certains discours recueillis, objectifs militants et productifs sont davantage alignés puisque les produits chers sont considérés comme servant les intérêts de la coopérative, intérêts économiques mais aussi symboliques, à travers par exemple le choix militant d’une fabrication française. C’est ce qu’expriment les propos de Lucile au sujet de casseroles fabriquées en France :

Je me dis : ah, c’est cher, mais je sais que ça doit… c’est ça que ça vaut. Je me dis pas : ils se font une marge de dingue sur… En fait, c’est ça qui est rassurant, c’est que tu sais que la marge est de 20 % quoi qu’il arrive, par rapport à où ils l’ont acheté. Donc à partir de là, je me pose jamais la question en fait sur si je me fais entuber ou pas.

Lucile, 28 ans, infirmière, école d’infirmières

Par ailleurs, la majoration fixe a, à l’inverse, un effet positif sur certains articles pour lesquels la grande distribution réalise une marge plus grande, et qui sont proposés par la coopérative à des prix inférieurs. La différence de prix est particulièrement flagrante pour des articles achetés régulièrement ailleurs :

Une jeune maman avec son bébé de 4 mois vient demander des renseignements, elle attend son bus et a 3 minutes devant elle. La coordo lui fait visiter et lui explique le fonctionnement, elle note les dates des réunions d’accueil. [S]on bus [étant passé] et le prochain étant dans 29 minutes, je lui propose de lui montrer le sous-sol, qu’elle n’a pas vu […]. Au rayon bébé, elle ne regarde que le prix du lait en poudre x, qui est celui qu’elle achète, constate une différence de prix de plusieurs euros, mais regrette qu’il n’y ait que du 3e âge.

Extrait de journal, jeudi 31 mai 2018

Ainsi, paradoxalement, les coopérateurs pointent aussi bien certains prix élevés que des rapports qualité-prix jugés très bons, notamment pour des produits habituels et/ou chers. Sont par exemple mentionnés les fromages à la coupe, le thé en vrac, les chocolats, la viande de boucher – produits achetés « en gros » et conditionnés sur place par les coopérateurs lors des services. Enfin, la politique tarifaire en vigueur peut permettre de se procurer des produits de base plus qualitatifs, comme l’explique cette étudiante :

Moi, j’ai tendance à acheter le moins cher. Après, pour les pâtes… […] J’achetais du pas bio, maintenant je peux acheter des pâtes bio. Donc, ici, je peux conserver le même niveau de dépenses qu’avant, mais en gagnant en qualité.

Léna, 29 ans, doctorante boursière en histoire

Les prix moins élevés ou équivalents à ceux trouvés en grande surface, comme la présence de produits onéreux mais jugés qualitatifs, peuvent donc être interprétés comme un moyen de maximiser à la fois les rendements productifs et militants de la coopérative, les coopérateurs tirant satisfaction de leur contribution au bon fonctionnement d’un projet auquel ils adhèrent. Dans cette perspective, les prix élevés sont en quelque sorte compensés par d’autres estimés très intéressants. Mais pour certains coopérateurs, les logiques productives et militantes sont au contraire déconnectées l’une de l’autre. Orientées vers le rapport qualité-prix des produits vendus, les considérations de ces coopérateurs sont avant tout économiques.

On le voit, en ce qui concerne la politique tarifaire de la coopérative, les rendements militants et productifs sont loin d’être seulement perçus comme divergents : ils sont également considérés comme convergents lorsque les prix, élevés ou au contraire bas, sont interprétés comme servant le projet de la coopérative ; ou comme déconnectés, dans les discours axés sur le rapport qualité-prix des produits.

Le choix des produits vendus

La politique d’achat de la coopérative ne s’appuie pas explicitement sur un cahier des charges défini, et ne proscrit aucun produit particulier. Six critères, présentés sur le site Internet comme « parfois contradictoires », sont pris en compte dans le choix des produits : l’impact environnemental, la proximité, la dimension équitable, le goût, le prix et la « responsabilité de répondre aux besoins culinaires du quartier » en proposant des produits « exotiques » ainsi que différentes versions d’un même produit, afin que chacun y trouve son compte. Ainsi la politique d’achat insiste sur cette volonté de commercialiser aussi bien des produits présentant des attributs durables (bio, artisanaux, de provenance locale…) que d’autres qualifiés de « conventionnels » – c’est-à-dire non bio, mais aussi, par extension, des produits de marque que l’on trouverait dans un supermarché classique. Proposer ces produits conventionnels est présenté comme un parti pris politique et citoyen – ne pas réserver l’accès à la coopérative à une minorité aisée, éviter d’être un lieu « bobo ». L’engagement pour un accès élargi à une alimentation de qualité est ici redéfini en réattribuant une valeur morale aux produits que les alternatives alimentaires dévalorisent habituellement. L’offre couplée de produits bio ou non, artisanaux ou industriels, locaux ou non, bon marché ou premiums constitue dans le projet de la coopérative l’élément central de ce qui la distingue à la fois des supermarchés classiques et des magasins bio. Les produits éthiques ne sont plus seulement ceux produits à proximité, à petite échelle ou qui présentent des attributs tels que le label bio ou équitable, mais également leurs équivalents conventionnels, souvent moins chers, et qui tirent leur légitimité du simple fait qu’ils répondent à une demande forte des coopérateurs. Ainsi, les objectifs militants et productifs de la coopérative se rejoignent et se renforcent : le projet de la coopérative redéfinit l’alimentation éthique comme devant être accessible aux catégories modestes par le marché, et l’important volume des ventes de produits conventionnels permet de pérenniser ce projet.

Cependant, au moment de l’enquête, la présence dans les rayons de produits de marque trouvés en grande distribution (par exemple le Nutella) suscite des débats à la fois sur le forum en ligne et en assemblée générale, certains estimant que ces produits vont à l’encontre des objectifs militants du magasin et affaiblissent la portée politique du projet. La logique productive (obtenir des volumes de vente élevés) serait privilégiée au détriment de la logique militante (sortir du modèle de distribution et de consommation classique). Ces critiques sont à notre sens amplifiées et visibilisées du fait de leur expression dans ces espaces publics, et les entretiens réalisés suggèrent plutôt que la présence de produits de marque est valorisée et considérée comme faisant converger rendements productifs et militants. Elle permet en effet de faire la majorité, voire l’intégralité de ses courses sur place, en répondant aux « commandes » familiales, notamment celles des enfants attachés à telle ou telle marque. Et en même temps, elle contribue par les dépenses faites à la pérennisation d’un projet collectif estimé vertueux. Parmi les enquêtés, les rares critiques sont émises par des membres aux motivations plus militantes que pragmatiques, vivant seuls ou en couple sans enfants, peu sensibles à l’argument de la praticité. Par exemple, Paul (39 ans, formateur en langue, master 2), longtemps engagé au sein d’un parti d’extrême gauche, regrette l’éventail de références proposées, estimant que « 15 000 pâtes identiques, mais de marques différentes, y a un moment tu te demandes à quoi ça sert ». Ses propos confirment un résultat pointé par Claire Lamine au sujet des systèmes de distribution par paniers : le principe d’authenticité va de pair, pour les consommateurs, avec l’idée d’être contraint dans ses choix, voire avec un principe de non-choix (2008 : 304).

Si l’argument de la viabilité économique du magasin apparaît comme légitime pour justifier la présence de produits conventionnels, celui de l’ouverture sociale remporte clairement moins d’adhésion. Alors que l’équipe salariée avance que la présence de produits conventionnels sert un objectif militant – faire de la coopérative un lieu où les résidents du quartier issus de milieux populaires pourraient venir faire l’essentiel de leurs courses –, les coopérateurs font au contraire le constat d’une forte homogénéité sociale et ethnique au sein de la coopérative. Le lien fait entre offre de produits conventionnels et attractivité de la coopérative pour des populations modestes est largement relativisé : rendements militants et rendements productifs sont perçus comme indépendants, le volume élevé de ventes de produits conventionnels étant sans impact sur le degré de mixité sociale et l’impression d’un entre-soi. Les efforts des salariés, secondés par les bénévoles pour « recruter » dans le quartier, sont jugés inefficaces :

Je faisais mes courses et y avait un mec qui expliquait le projet à des visiteurs, qui disait : oui, alors vous voyez, on a une gamme variée, y a de tout, y a aussi des prix bas, parce qu’on veut toucher, euh, les malheureux qui habitent… Enfin, entre guillemets, mais bon… c’est bidon. T’en vois pas, des mecs de la cité d’à côté qui viennent… Moi, j’en ai pas vu beaucoup. Je crois même que j’en ai jamais vu.

Lionel, 53 ans, conducteur de métro, lycée

Les inégalités sociales d’accès à une consommation alimentaire alternative ont souvent été soulignées (Guthman, 2003 ; Carfagna et al., 2014), certains travaux suggérant que les clivages ne se structurent pas tant sur le plan des ressources économiques que du capital culturel des consommateurs (voir par exemple Baumann, Engman et Johnston, 2015). La question a également été soulevée dans des recherches récentes sur les coopératives alimentaires. Zitcer (2015) pointe ainsi le « paradoxe de l’exclusivité » auquel celles-ci sont confrontées, le travail bénévole permettant de maintenir des prix bas, mais fermant l’accès à certaines populations que les initiateurs de ce type de projets souhaitent précisément inclure. Nous émettons l’hypothèse, à partir de notre propre enquête de terrain, que l’homogénéité sociale de la coopérative est en partie liée à l’obligation d’y travailler bénévolement trois heures par mois. Au-delà des contraintes matérielles ou temporelles qui peuvent peser sur la capacité à dégager toutes les quatre semaines une demi-journée de travail fourni « gratuitement », ce bénévolat peut sembler illégitime dès lors que faire l’essentiel de ses courses dans un même lieu, ou soutenir un projet proposant une alternative à la grande distribution, ne relève pas des préoccupations premières des ménages modestes ou issus de l’immigration. S’intéressant aux pratiques d’achats alimentaires de résidents d’un quartier proche de celui de la coopérative, lui aussi très mélangé socialement, Ferrant (2021) montre que les immigrants de première et de deuxième génération se déplacent dans tout Paris pour faire leurs achats, suivant les prix et une catégorisation des aliments selon qu’ils sont frais ou stockables, et ethniques ou non. Ils tiennent par ailleurs des propos neutres, sinon positifs, sur le fait de devoir marcher ou utiliser les transports en commun pour leurs courses alimentaires, alors que les natifs valorisent la proximité. Dans notre étude de cas, les enquêtés résidant à côté de la coopérative mentionnent effectivement la simplicité d’accès comme motivation, mais la dimension politique du projet et l’évitement de la grande distribution étaient également décisifs, ce qui pourrait expliquer que seulement la moitié des membres de la coopérative vivent dans l’arrondissement, et que certains fassent le déplacement de banlieue et même de province. Ainsi, ce sont aussi des questions d’organisation des courses, de perception du temps à leur consacrer et des déplacements qu’il convient de prendre en considération pour une réflexion sur ce constat généralisé d’homogénéité sociale au sein des coopératives participatives.

Le fonctionnement hybride du magasin

Les coopératives alimentaires empruntent aux supermarchés classiques un espace de vente d’envergure, des horaires d’ouverture élargis et une offre commerciale diversifiée. Mais elles s’inscrivent aussi dans une alternative du fait des effectifs réduits de salariés (six au moment de l’enquête) et de la participation des coopérateurs au fonctionnement du magasin. De plus, l’environnement commercial peut être perçu comme contribuant à servir l’objectif militant de proposer un autre modèle que celui de la grande distribution :

On est quand même beaucoup moins agressés par le marketing, y a pas de musique, pas de promos partout, les gens… il y a des échanges avec les gens, même ceux qu’on connaît pas forcément, mais ça reste informel… ce qui rend la chose plus agréable.

Benoît, 34 ans, réalisateur, école d’ingénieurs, licence de lettres modernes, école de cinéma

D’un autre côté, la coopérative propose une offre commerciale plus large que les lieux d’approvisionnement alternatifs et sans les contraintes qui leur sont habituellement associées, notamment les AMAP[4] ou les petits magasins de producteurs. Alors que les horaires de ces derniers sont le plus souvent réduits, le magasin est ouvert tous les jours sauf le lundi, toute la journée sans interruption. L’objectif productif est ainsi favorisé sans pour autant que l’objectif militant en pâtisse. Au contraire, le fonctionnement hybride est en soi perçu comme relevant d’un objectif militant, celui de proposer une alternative aux lieux d’approvisionnement habituels, quels qu’ils soient. Logiques militantes et productives sont alors perçues comme convergentes.

Cependant, certaines critiques sont émises concernant les similitudes de la coopérative avec un supermarché classique, notamment la mise en vente d’articles estimés superflus, sur lesquels se cristallise alors un sentiment de tension entre rendements militants et rendements productifs. Christiane regrette ainsi être parfois amenée à faire des achats impulsifs :

J’avais l’impression qu’on te force dans les grands magasins. Tu y vas pour acheter trois trucs, et puis tu te retrouves avec cinq parce qu’il y a une promo. Et ça m’énervait vraiment. J’essayais de lutter contre ça, mais quelquefois, malgré moi… Je disais : bah, oui, il faut en acheter trois, bon, bah, j’en prenais trois. […] [Ici] déjà, c’est mieux, mais c’est vrai qu’il y a un choix quelquefois qui fait que tu achètes quelque chose que tu avais pas prévu [d’acheter]. Parce qu’on est quand même, malgré tout, […] happé par le système.

Christiane, 80 ans, ancienne documentaliste, baccalauréat

Malgré ces réserves et les trente minutes de marche que cela lui demande, Christiane se rend sur place toutes les semaines et y fait l’essentiel de ses courses. Ayant rejoint la coopérative « un peu par utopie », elle considère qu’elle constitue l’option la plus alignée avec son souhait d’éviter les chaînes de supermarchés, d’où une certaine déception face à la réactivation dans ce contexte-ci de pratiques consuméristes qu’elle attribuait à la grande distribution, et qui sont en porte-à-faux avec ses propres aspirations militantes.

Enfin, là encore, les logiques militantes et productives de la coopérative peuvent également être appréhendées indépendamment l’une de l’autre quand ce qui se trouve en premier lieu valorisé par les enquêtés relève des options d’achats rendues possibles par le fonctionnement hybride de la coopérative, en particulier la possibilité de faire toutes ses courses au même endroit comme dans un supermarché classique, en y trouvant le même choix, mais aussi des produits plus rares que précisément on ne trouve pas en supermarché :

Des bananes sèches, dans les magasins habituels, t’en vois pas trop de ces trucs-là. Ou alors c’est dans des petits sachets, super chers. […] [U]ne fois, j’étais à la caisse, y avait un couple devant moi, ils achetaient ces trucs, ces petits sachets de mûres, c’est pas très joli d’aspect, c’est un peu gris, et c’est gros comme le bout du petit doigt. Ils étaient devant moi à la caisse, je dis : « Oh ! C’est quoi, ça ? » Et [eux] : « Ah ! C’est super bon, c’est assez sucré, comme un petit bonbon. » Donc j’ai goûté, ça coûtait même pas un euro le sachet […]. Je m’en rends compte, que j’achète […] souvent les mêmes choses, mais en même temps, je me donne un ou deux jokers pour goûter ça ou ça. 

Karine, 49 ans, vendeuse en parfumerie, école de commerce

Ici, ce sont des enjeux gustatifs qui l’emportent et éclipsent la question d’éventuelles tensions entre les rendements militants et productifs de la coopérative. L’offre élargie n’est pas perçue négativement, mais apparaît au contraire comme une occasion de découvrir des produits inhabituels.

Finalement, les rapports entre logiques militantes et productives sont loin d’être qualifiés de manière homogène par les coopérateurs. Dans la lignée des analyses de Giry et Wokuri (2020), l’étude confirme que les rapports entre logiques militantes et productives sont bien segmentés : aussi bien pour la politique tarifaire que pour le choix des produits commercialisés ou le fonctionnement hybride du magasin, les réactions sont contrastées et donnent à voir des perceptions différenciées, les objectifs militants et productifs de la coopérative étant tour à tour décrits comme divergents, convergents ou indépendants.

Si l’articulation entre les logiques militantes et productives à l’oeuvre au sein de la politique d’achat est segmentée, elle est aussi contingente : les perceptions varient entre coopérateurs, peuvent évoluer et ne sont donc que partiellement stabilisées. On verra dans la seconde partie en quoi cette articulation se trouve régulée ou non par les dispositifs au coeur du projet participatif de la coopérative et de sa gouvernance.

II. Les modes de régulation des perceptions du rapport entre objectifs militants et productifs

L’articulation des rendements militants et productifs de la coopérative ne fait pas l’objet d’une évaluation consensuelle, tous les coopérateurs ne partageant pas la même vision de « ce qui compte ». Comme l’ont montré de nombreux travaux sur les approvisionnements alternatifs, les motivations des consommateurs sont à la fois multiples et hétérogènes (voir pour les marchés de plein air au Royaume-Uni : Kirwan, 2004 ; pour les AMAP en France : Dubuisson-Quellier, Lamine et Le Velly, 2011, et Rodet, 2020 ; pour Whole Foods Market en Amérique du Nord : Johnston, 2008). Sans surprise, les enquêtés n’évoquent pas non plus ici des motivations purement politiques ou purement liées aux produits vendus, mais l’hétérogénéité et l’évolution des points de vue restent difficiles à mesurer dans le cadre de cette enquête. On peut néanmoins avancer que les perceptions des coopérateurs découlent des « activités de régulation » (Le Velly, 2017) impulsées par le fonctionnement participatif de la coopérative. Ces activités de régulation consistent en l’établissement de règles écrites, mais aussi « de dispositifs techniques (équipements, espaces aménagés, instruments de gestion…), de relations sociales stabilisées (clientèles, partenariats…), de paroles et de discours (ordres donnés, arguments avancés…), et d’accords sur les façons de faire et d’évaluer (routines et conventions) » (Le Velly, 2017).

Discours de justification et dispositifs d’action collective

Les règles écrites de fonctionnement et de gouvernance figurent de manière exhaustive dans le manuel des membres, document de soixante pages consultable en magasin et sur l’espace membre des coopérateurs. Y sont décrites les différentes activités de régulation visant à structurer l’action collective et à offrir aux coopérateurs des espaces d’expression et de participation : présence aux assemblées générales ; vote selon le principe un coopérateur = un vote, quelle que soit la quantité de parts détenues ; possibilité de mettre à l’ordre du jour un point à aborder, de constituer un groupe de travail, ou de noter dans le « cahier des suggestions » un produit que l’on souhaiterait voir proposé à la vente. Le manuel des membres indique également que c’est aux salariés qu’incombe le choix des fournisseurs et des produits, ceux-ci tenant compte de la politique d’achat, du volume des ventes, et des demandes des coopérateurs. Il est précisé qu’ajouter un nouveau fournisseur entraîne des démarches administratives et des livraisons supplémentaires, et exige des volumes minimaux. Ces contraintes, ainsi que les différents moyens mis à disposition des membres pour faire entendre leurs demandes, sont rappelées par les salariés sur le forum en ligne et lors des assemblées générales. On a là un discours récurrent de relégitimation du chapeautage par les salariés du choix des produits quand celui-ci est remis en question dans l’espace public. Trois arguments sous-tendent ce discours : la possibilité d’être partie prenante des décisions liées à la coopérative, le principe de pragmatisme, et le rappel du travail de sélection des produits et des fournisseurs réalisé en amont.

Les incitations des salariés à se saisir des moyens d’action collective proposés semblent, dans les faits, assez peu suivies, parfois par « flemme », mais aussi du fait de l’impression d’un accaparement par un petit nombre de membres très actifs. Karine (49 ans, vendeuse en parfumerie, école de commerce) mentionne ainsi un « noyau dur de gens qui sont là depuis le début », un « premier cercle » difficile à intégrer.

Le second argument consiste à rappeler que le pragmatisme est le principe directeur du mode opératoire de la coopérative : le jeu de l’offre et de la demande, la marge de manoeuvre nécessairement limitée au vu des volumes nécessaires justifient la présence des produits jugés problématiques par certains. Par exemple, alors qu’en assemblée générale une coopératrice prend la parole pour demander si la faible augmentation du chiffre d’affaires n’est pas liée aux produits conventionnels, le président de la coopérative répond qu’ils constituent au contraire une contribution importante au chiffre d’affaires et que « si on n[e] [les] avait pas […], on perdrait la moitié des coopérateurs[5] ».

Le troisième argument avancé par les salariés s’appuie sur leur travail en amont de sélection de grossistes et de quelques producteurs (pour la viande ou le pain par exemple), permettant de proposer des produits de qualité à des prix raisonnables et dans des volumes suffisants. Ce travail de sélection est présenté comme privilégiant la « proximité de processus », les salariés veillant à connaître les manières de produire, de transformer et de distribuer des producteurs, notamment par des échanges verbaux (Prigent-Simonin, Hérault-Fournier et Merle, 2012 : 50). Mentionner cet important travail de sélection est un autre moyen de légitimer le large contrôle des salariés sur le choix des produits et des fournisseurs.

Ces deux derniers registres discursifs (principe de pragmatisme, sélection réalisée en amont par les salariés) sont largement repris à leur compte par les coopérateurs eux-mêmes, alors que l’incitation à la mobilisation individuelle ou collective suscite des réactions plus critiques. Cela suggère que les discours de justification des façons de faire contribuent davantage que les dispositifs d’action collective à stabiliser les articulations effectuées entre logiques militantes et productives. Or, la rhétorique à l’oeuvre n’a de cesse de rappeler que les rendements productifs sont au service des rendements militants : l’offre conjointe de produits aux attributs « durables » et de produits conventionnels et le recours aux grossistes sont constamment désignés comme des choix militants, car permettant d’assurer la pérennité de la coopérative.

Les microactivités de régulation

Comme on l’a vu, l’action collective est écartée par le plus grand nombre pour diverses raisons : le désintérêt ou le manque de temps, l’impression de pouvoir compter sur la mobilisation d’autres que soi et d’en tirer les effets positifs, le constat que « les jeux sont faits » face à l’investissement ancien d’une poignée de membres. Aux dispositifs collectifs peuvent alors être préférées des microactivités de régulation, peu chronophages, telles que des suggestions notées dans le cahier laissé à l’accueil du magasin, ou des interactions informelles avec un salarié pour signaler un produit manquant. Ces initiatives sont plus souvent rapportées par les enquêtés que celles demandant un investissement temporel ou symbolique plus important, mais ne sont pas pour autant jugées particulièrement efficaces. Elles témoignent cependant de la possibilité d’investir un espace de contribution individuelle à l’amélioration de l’offre, de manière moins coûteuse que les dispositifs formels prévus dans la gouvernance de la coopérative, comme les assemblées générales ou les groupes de travail.

Enfin, l’adoption de nouvelles routines d’approvisionnement et la mobilisation de nouveaux circuits commerciaux constituent d’autres activités de régulation par lesquelles les membres vont réajuster et maintenir leur engagement dans la coopérative. Les produits considérés comme peu éthiques, ou de rapport qualité-prix médiocre, sont alors évités en optant pour d’autres lieux d’approvisionnement, qu’il s’agisse d’un supermarché classique ou bio, ou d’un magasin de producteurs. À titre d’exemple, après avoir acheté plusieurs fois des fruits à la coopérative, Pierre se rend dorénavant dans un magasin de producteurs à proximité de son domicile, où les fruits et légumes, par ailleurs produits dans un rayon de 100 kilomètres, sont selon lui de qualité très supérieure :

Pour les fruits, ils sont aussi consternants, si ce n’est plus, que dans tous les supermarchés, ça c’est sûr, mais même que dans les magasins bio que je pratique, hein, les nouveaux Robinson, Biocoop, ils font absolument pas le poids. Et ça, je ne comprends pas. […] Si on crée son propre supermarché parce qu’on n’est pas satisfait de l’offre, faut pas que ladite offre soit encore pire que ce qui est ailleurs, pour le même prix en plus.

Pierre, 62 ans, enseignant, prépa littéraire

Habitant en région parisienne, Pierre ne fait ses courses sur place qu’une fois par mois au moment de son service, après un trajet en voiture de vingt minutes. S’il n’y achète plus que des fruits secs en vrac et des légumes frais, il ne prévoit pas de quitter la coopérative, qualifiant son adhésion de « politique ». Diversifier les lieux d’approvisionnement constitue bien une activité de régulation par laquelle son engagement dans la coopérative va se stabiliser. L’environnement commercial joue sans doute considérablement dans cette renégociation, notamment la présence ou l’absence de commerces à proximité du lieu de résidence – et dans une moindre mesure du lieu de travail. La réorganisation des courses est d’autant plus facile à mettre en oeuvre que les options à proximité sont jugées à même de permettre des approvisionnements en adéquation avec ses priorités et ses critères d’achat. En outre, l’organisation du temps de travail et le temps que l’on est disposé à consacrer aux courses alimentaires influent sur la manière dont les membres de la coopérative vont calibrer leur engagement. Ainsi, les enquêtés ayant le plus tendance à revoir leurs routines d’approvisionnement et à les fractionner sont aussi ceux bénéficiant d’une certaine latitude dans leur organisation professionnelle, qu’ils soient à leur compte, salariés à temps partiel, ou en télétravail. Des journées de travail avec des horaires étendus, mais aussi des contraintes familiales fortes, sont sans doute moins propices aux essais, du moins en semaine, de nouveaux lieux d’approvisionnement.

Conclusion

La coopérative étudiée constitue un exemple concret d’initiative soutenue par les pouvoirs publics, portée par un activisme citoyen, abordé ici à travers le point de vue de ses membres. L’étude de cas permet de nuancer la thèse souvent mise en avant de tensions, voire de contradictions entre les objectifs militants et productifs des coopératives alimentaires contemporaines. En partant du discours de coopérateurs et en prenant comme prisme d’analyse la politique d’achat et de vente d’une coopérative parisienne, on a pu confirmer la thèse de Giry et Wokuri (2020) selon laquelle l’articulation entre logiques militantes et productives est contingente (non nécessaire et non consensuelle) et segmentée (la politique d’achat et de vente ayant été appréhendée ici au travers de trois segments, pour lesquels cette articulation varie). Les perceptions hétérogènes des coopérateurs, et plus largement leur implication dans la coopérative, sont partiellement stabilisées à travers diverses activités de régulation (Le Velly, 2017). Les membres semblent s’approprier davantage les discours de justification relayés par les salariés, qu’ils concernent la politique d’achat et de vente ou plus généralement les façons de procéder, que les dispositifs d’action collective qu’ils sont pourtant encouragés à mobiliser. Au moment de l’enquête, plus de 2000 membres ne faisaient plus d’achats dans le magasin, et si seulement deux entretiens ont été réalisés auprès d’anciens membres, nous émettons l’hypothèse que le départ de la coopérative est plus souvent la conséquence d’une motivation amoindrie à soutenir le projet ou de nouvelles contraintes matérielles (déménagement, changement professionnel induisant des horaires moins flexibles) qu’il ne serait lié à une volonté délibérée de se désengager du collectif.

Ainsi, s’intéresser à la manière dont les coopérateurs définissent « ce qui compte » pour eux et jouent entre différents critères de qualité et lieux d’approvisionnement permet de nourrir une réflexion plus large sur la pérennité des initiatives alternatives qui se montent actuellement, et sur le potentiel d’essaimage des coopératives. À notre connaissance, encore peu de travaux se sont penchés sur les arbitrages effectués entre différents lieux d’approvisionnement par des consommateurs souhaitant éviter la grande distribution. Des travaux sur la question permettraient pourtant d’identifier des complémentarités possibles entre chaînes de supermarchés et lieux « alternatifs », plutôt que de les considérer comme incompatibles au premier abord. La recherche de Seyfang (2008) sur les clients d’une coopérative de producteurs bio et locaux dans l’est du Royaume-Uni montre que les supermarchés sont en mesure de répondre à certaines des motivations exprimées par les clients enquêtés, par exemple la volonté de consommer des produits certifiés bio, mais pas à d’autres – comme le soutien à l’économie locale, l’évitement des grandes chaînes de distribution, ou la possibilité d’interagir avec les producteurs. Saisir les logiques d’approvisionnement de citoyens ayant à coeur d’avoir des pratiques d’achat respectueuses de l’environnement et plus porteuses de justice sociale pourrait contribuer à une réflexion sur les moyens d’orienter l’action des pouvoirs publics vers la structuration d’une offre alimentaire plus saine, locale et diversifiée.