Corps de l’article

Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité.

Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961

La terre est l’assise de la liberté, de la justice et de l’égalité.

Malcolm X, Message to the Grassroots, 1963 ; notre traduction

We got to get together and buy some land Raise our food just like the man Save our money, do like the mob Put up your fight, and own the job.

James Brown, Funky President, 1974

Introduction

« Hantz, off our land! » (« Hantz, hors de nos terres ! Enlevez vos mains [hands off] de notre terre ! ») Debout, le microphone à la main, une femme s’adresse aux 300 personnes qui se sont rassemblées dans le gymnase de l’Académie Timbuktu pour s’opposer à la proposition du financier John Hantz de construire la plus grande forêt urbaine du monde au centre de Détroit. Des acclamations enthousiastes retentissent dans la foule. Dans deux jours, le conseil municipal se prononcera sur la possible vente de 180 acres, soit 1 900 parcelles de terrain « vacantes », pour seulement 520 000 USD (275 USD par parcelle). Le projet des Hantz Woodlands a comme objectif de causer une pénurie sur le marché foncier afin de faire grimper la valeur des propriétés ; la production de bois y est secondaire. La résistance des habitants à la création de cette forêt – décriée par plusieurs comme un accaparement néocolonial du territoire par un homme d’affaires blanc dans une ville à majorité noire – est révélatrice des antagonismes raciaux qui sous-tendent les luttes autour de la réorganisation territoriale en cours dans la « Motor City ». Elle signale également que le temps est venu de repenser la terre dans les villes américaines.

Détroit, comme d’autres villes de la « Rust Belt », fait face à une crise foncière d’une ampleur sans précédent à la suite de plusieurs décennies de déclin industriel, d’exode de la population blanche et d’accroissement de la pauvreté. Dans les années 1950, Détroit comptait près de deux millions d’habitants. En 2012, sa population avait chuté à moins de 700 000 habitants. L’administration municipale a catégorisé 100 000 terrains, soit un tiers de la superficie de Détroit, comme étant « vacants » et « abandonnés ». La proposition de Hantz était séduisante pour la municipalité en proie à des difficultés financières, car elle promettait de privatiser un nombre considérable des propriétés confisquées pour non-paiement des taxes. Cette proposition concordait également avec le nouveau plan d’aménagement de la ville appelé Detroit Future City (DFC), sans doute l’une des « ré-imaginations » les plus radicales d’une ville postindustrielle à ce jour. En effet, le DFC visait à « redimensionner » Détroit – c’est-à-dire à corriger la prétendue inadéquation entre les terres en excédent et la population de moins en moins nombreuse – en introduisant dans les quartiers les plus désertés des éléments de paysage souvent associés à la ruralité, qu’il s’agisse de nature sauvage, de forêt, de fermes ou d’étangs.

Comme l’ont montré les deux heures de témoignages à l’Académie Timbuktu ce soir-là, les terrains de Détroit dits « vacants » se trouvent dans une situation de propriété indéfinie et contestée. De nombreux habitants résistent à cette catégorisation des quartiers de Détroit comme étant « vides », car celle-ci élude de façon discursive l’expérience de centaines de milliers de personnes qui vivent dans la ville. À titre d’exemple, plus de 90 000 personnes vivent dans des zones qui seront bientôt déclassées par le DFC. De plus, les résidents revendiquent et réaffectent ces terrains « vacants » en dehors du champ d’action du gouvernement et du secteur du marché. Ils affirment ainsi leurs droits à la terre de diverses manières – en invoquant la perte historique et l’injustice raciale, en créant des jardins et des centres communautaires, en tondant les pelouses et en squattant les maisons –, ce qui signifie que de nombreuses propriétés officiellement désignées comme inoccupées font l’objet de revendications de propriété concurrentes, certaines formelles, d’autres informelles.

La présence répandue d’une utilisation informelle des terres fait des villes postindustrielles du « Nord global », comme Détroit, des endroits propices à une réflexion sur la constitution de la propriété foncière et immobilière. La plupart des études sur l’informalité se concentrent sur les pays du Sud, en particulier sur les frontières des milieux ruraux et urbains à la périphérie des villes (AlSayyad et Roy, 2004 ; Roy, 2005). Au cours des dernières décennies, l’hypercroissance des villes du Sud, de Rio au Cap, a conduit à l’explosion des établissements informels et des bidonvilles. On estime que 32 % de la population mondiale vit dans des établissements où il n’y a pas de propriétés foncières officielles ni même de services publics (UN Habitat, 2009). Ces espaces transitoires ont été productifs pour la théorisation des négociations étatiques autour de l’informalité, car les régimes de propriété n’y sont pas encore stabilisés. Parallèlement, certaines villes postindustrielles du Nord connaissent une transition différente : c’est le milieu rural qui empiète sur le milieu urbain plutôt que l’inverse. Parce que ces espaces – comme ceux aux périphéries des mégapoles – sont en pleine évolution, ils offrent un point de vue unique sur le travail constant et la grande violence nécessaires à l’émergence et au maintien des marchés sur lesquels se négocie la propriété privée. Ces espaces nous permettent également d’aller au-delà du simple quoi du terrain lui-même pour nous pencher sur le caractère relationnel de la propriété afin d’interroger le comment, le pourquoi, le quand et le pour qui elle est construite, et avec quel(s) effet(s).

Les géographes urbains ont consacré une attention considérable à l’économie politique du foncier, en mettant en lumière la manière dont le capital circule dans les villes, transformant celles-ci en noeuds pour la réalisation d’une plus-value (Harvey, 2006 ; Smith, 2002). Dans le champ de l’écologie politique urbaine (urban political ecology), les chercheurs ont étendu ce travail à la production de la nature au sein du processus métabolique, s’intéressant particulièrement à la manière dont les projets de verdissement urbain peuvent entraîner une hausse des loyers et, en fin de compte, provoquer le déplacement ou l’exclusion des populations vulnérables (Bryson, 2013 ; Quastel, 2013). Les analyses de la transformation urbaine en relation avec l’accumulation du capital élucident la question de la dépossession et du développement inégal contemporains. Elles nous aident à expliquer comment le récent « retour » des centres-villes américains entraîne une hausse des loyers et le déplacement des résidents pauvres et racisés. Cela dit, le déplacement à caractère racial n’est pas simplement un sous-produit du capitalisme, mais un élément fondamental de son évolution (Chakravartty et Ferreira da Silva, 2012 ; Robinson, 1983). Le besoin d’expansion capitaliste – qui passe en particulier par l’accumulation de biens – est depuis longtemps conditionnel à la construction sociale de la race et du racisme (Bhandar et Toscano, 2015).

Les analyses politico-économiques, bien qu’indispensables, ne peuvent à elles seules rendre compte des antagonismes raciaux et de la résistance féroce qui accompagnent le stade néolibéral actuel de la prolifération des espaces fermés/privatisés (enclosure). Il ne s’agit pas simplement d’une faille analytique. Les enjeux sont importants lorsqu’il est question de la manière dont les problèmes sont compris, les solutions conceptualisées et les idées retenues à une époque où une « nouvelle biopolitique de la jetabilité » (Giroux, 2006) envahit la vie urbaine. Je soutiens que, pour comprendre les griefs exprimés au sujet de Hantz et les contre-revendications concernant les terres, le territoire et l’avenir de la ville, nous devons théoriser les luttes pour la terre non seulement en tant que conflits à propos de la distribution des ressources, mais aussi en tant que luttes portant sur les notions de race, de propriété et de citoyenneté, luttes qui sous-tendent les démocraties libérales modernes.

Cet article comporte trois parties. Je commence par situer mon analyse de la politique foncière et territoriale (land politics) en jeu dans le cadre du virage vert opéré par Détroit et présente ensuite un modèle de théorisation des luttes territoriales urbaines. Dans la deuxième partie de l’article, je soutiens que l’expansion de l’État « austéritaire » néolibéral se traduit par une réorganisation de l’utilisation des terres et de la prestation des services qui présente les projets de gestion privée des terrains comme celui des Hantz Woodlands comme une solution (a fix) idéale. Je démontre comment ce type de ruralisation planifiée conduit à l’intensification des disparités raciales et à une marginalisation tenace. Elle ranime également les antagonismes raciaux relatifs à la terre qui, dans les années 1960 et 1970, se nourrissaient du phénomène de l’omniprésence des propriétaires terriens blancs, des appels en faveur du « Black Power » et des luttes mondiales pour la décolonisation. La troisième partie de l’article porte sur l’analyse de ces lignes de faille sociohistoriques et examine comment les résidents confrontés à la décroissance économique et à l’abandon par un État raciste revendiquent matériellement et discursivement les terrains « vacants » comme autant de biens communs urbains. Je conclus en soutenant que, pour comprendre le conflit lié au projet des Hantz Woodlands, il faut aller au-delà de la question de la propriété foncière et s’intéresser à la « grammaire de la libération », comme l’écrit éloquemment Katherine McKittrick (2006 : xxiii), « à travers laquelle des géographies humaines éthiques sont exprimées ».

Méthodologie

Les recherches individuelles et collaboratives que j’ai menées à Détroit entre 2010 et 2012 m’ont amenée à la conclusion que nous avons besoin d’une recherche géographique critique portant sur les politiques raciales et culturelles de l’accès à la terre et à la propriété dans les villes américaines. Mon travail de terrain a coïncidé avec une période d’ajustement structurel pour les villes insolvables à travers les États-Unis. Comme d’autres villes à majorité non blanche, Détroit a été durement touchée par des pratiques de prêts prédatrices qui ont visé les communautés racisées lors de la crise financière de 2008. Entre 2000 et 2010, Détroit a perdu 25 % de sa population. Les saisies immobilières et l’exode de la population, combinés aux réductions du financement fédéral, ont entamé l’assiette fiscale locale déjà réduite. En avril 2012, la Ville a renoncé à son autonomie fiscale par un accord de consentement qui donnait à l’État du Michigan un pouvoir absolu sur son budget. Dans une tentative infructueuse d’éviter la gestion d’urgence et la faillite, la Ville a commencé à se départir de ses biens publics, à accroître les saisies immobilières, à privatiser et à réduire la prestation de services publics et à rechercher intensivement les investissements privés, ce qui a conduit à l’expulsion des résidents à faible revenu et à un territoire de plus en plus divisé. Deux ans plus tard, Détroit est devenue la plus grande ville américaine à se déclarer en faillite.

La tension, l’indignation et l’incertitude entourant ces transformations ont façonné ce que j’ai étudié et la manière dont j’ai mené mes recherches. Un bon nombre des habitants et des militants locaux avec lesquels j’ai discuté étaient profondément préoccupés par la reterritorialisation par le haut qui était en cours dans leur ville et la voyaient comme une menace directe aux revendications pour l’accès aux terrains des résidents actuels ainsi qu’à leur vision d’avenir pour Détroit. Beaucoup essayaient de déterminer comment réagir. Le projet Uniting Detroiters – un projet de recherche participative communautaire que j’ai codéveloppé – a émergé de ce contexte. En 2011, le projet et son organisation hôte, Building Movement – Detroit, ont commencé à rassembler des résidents, des militants, des universitaires, des étudiants, des organisations pour la justice sociale et des associations de quartier pour discuter du programme de développement émergent à Détroit, de sa place dans les tendances nationales et mondiales, ainsi que des défis locaux et des possibilités pour un réel changement social. Le projet visait à utiliser les activités de recherche pour renforcer les mouvements populaires existants depuis longtemps et ainsi réaffirmer le rôle des résidents en tant que citoyens actifs dans le processus de développement (pour un aperçu du projet Uniting Detroiters, voir Newman et Safransky, 2014). Dans ce cadre, nous avons mené 66 entretiens avec des personnes impliquées dans des organisations de justice sociale et des associations de quartier. Les relations foncières y étaient un des principaux thèmes abordés. Nous avons également organisé trois ateliers de travail pour partager des informations sur les reconfigurations politico-économiques et territoriales en cours dans la ville et discuter d’usage alternatif et progressiste du sol. Environ 150 résidents ont participé à ces ateliers et, avec leur permission, nous avons enregistré les conversations de groupe en audio et en vidéo[2].

Cet article s’appuie sur le matériel recueilli dans le cadre du projet Uniting Detroiters, ainsi que sur une recherche individuelle que j’ai menée au sujet de la gouvernance foncière à Détroit. Cette recherche a impliqué l’observation de participants lors de plus de 60 réunions, y compris lors de charrettes de planification, de réunions du conseil municipal, de réunions du comité municipal d’examen financier au sujet de la crise fiscale, d’assemblées communautaires sur la façon de mieux gérer les terrains vacants et de rassemblements d’activistes qui ont porté sur les stratégies pour assurer le contrôle des terrains et un avenir plus juste socialement. J’ai réalisé plus de 40 entretiens avec des fonctionnaires municipaux, des urbanistes et des professionnels non gouvernementaux impliqués dans les décisions relatives à l’utilisation des terres, ainsi qu’avec des agriculteurs urbains, des travailleurs et des associations de quartier qui se sont chargés d’entretenir des terrains inoccupés. J’ai également étudié des rapports d’audit de programme, des plans et des cartes. La combinaison de ces approches a révélé que la reterritorialisation de Détroit se faisait à la fois par le haut et par le bas.

Transitions agraires et régimes de propriété instables

Autrefois la quatrième ville du pays et capitale mondiale de la production automobile, Détroit a vu sa décroissance économique et démographique débuter dans les années 1950, moment où s’est amorcé l’exode d’après-guerre vers les banlieues (suburbs). Alors que la population blanche s’est mise à remplir les périphéries d’une ville de plus en plus noire, Détroit est devenue le site d’une pauvreté racisée persistante. Aujourd’hui, environ 85 % des résidents s’identifient comme étant Afro-Américains. Plus de la moitié des personnes en âge de travailler n’ont pas d’emploi, et 60 % des habitants de la ville vivent dans la pauvreté (Data Driven Detroit, 2010). Alors que le revenu médian des ménages y est de 28 000 USD, les comtés avoisinants les plus proches ont des revenus médians allant de 54 000 USD (Macomb) à 66 000 USD (Oakland) (Recensement des États-Unis, 2010). L’écart de revenus se creuse encore davantage lorsque l’on compare Détroit aux banlieues de troisième et de quatrième couronne, ce qui montre que la crise est loin d’être vécue par l’ensemble de la région.

Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la municipalité catégorise environ 100 000 parcelles de terrain comme étant « vacantes » et « abandonnées », ces termes étant utilisés de manière interchangeable. La moitié sont issues d’une saisie fiscale et l’autre, d’une saisie hypothécaire. Ce chiffre ne tient pas compte des propriétés en cours de saisie, sinon il serait encore plus élevé. Rien qu’en 2014, le comté a émis des avis de saisie fiscale pour un nombre record de 80 000 maisons, dont environ la moitié étaient encore habitées.

Le phénomène d’exode a donné naissance à un paysage qui semble tantôt urbain, tantôt rural. Certains pâtés de maisons sont habités et dynamiques. D’autres sont constitués de restes de bâtiments qui ont été rasés par des démolitions et des incendies, puis graduellement conquis par des arbres, des fleurs et de l’herbe de prairie, si bien qu’il est difficile de dire où commence une propriété et où finit une autre. Au fil des ans, les résidents ont remanié la trame de la propriété urbaine en entretenant collectivement des terrains, en revendiquant des lots pour la création de nouveaux parcs, de théâtres extérieurs et, en particulier, pour l’agriculture urbaine. Selon le Detroit Food Policy Council, en 2012, la ville comptait environ 1 350 jardins communautaires enregistrés et des milliers d’autres jardins familiaux, scolaires et paroissiaux non enregistrés (DFPC, 2012).

La transition agraire de Détroit – qui passe de « Motown » à « Growtown » – est un facteur à la fois d’exaltation et de tension dans la ville. Il importe de souligner que l’agriculture à Détroit ne se limite pas à une seule réalité. Il existe en effet plusieurs types de projets agraires urbains organisés autour d’autant de principes économiques de base et de visions sociales. Au cours de la dernière décennie, la ville a attiré de jeunes migrants, des touristes, des journalistes et des investisseurs qui fétichisent souvent l’agriculture urbaine. Parallèlement à l’évolution démographique des exploitants agricoles de Détroit, la plupart des reportages sur l’agriculture urbaine idéalisent les fermes et les jardins, mais éludent les inégalités structurelles qui ont façonné le mouvement. Dans les médias, de fantaisistes images de maisons enlacées par des vignes, de prairies urbaines et d’observation de la faune servent à présenter les lieux vacants de la ville. Le paysage rural ou sauvage de Détroit (qui n’est plus une ville noire, mais une ville vide) est conçu comme une « nouvelle frontière américaine » qui attend d’être revendiquée, maîtrisée, mise en ordre et améliorée (Safransky, 2014). Le jardin symbolise la renaissance de la ville. Dans le contexte d’un sublime pastoral postindustriel – des tournesols qui percent les décombres, des potagers comme autant d’oasis ponctuant un désert alimentaire, des chevaux qui broutent l’herbe des prairies urbaines et des tracteurs qui circulent dans les rues de la ville –, l’histoire du mouvement d’agriculture urbaine est souvent mal comprise.

Le soutien de l’État à l’agriculture urbaine de Détroit a connu des hauts et des bas depuis le programme Potato Patch du maire Hazen Pingree qui, dans les années 1890, encourageait les résidents sans emploi à cultiver des aliments sur plus de 400 acres de terres publiques. Au début des années 1900, lorsque l’économie s’est améliorée, le programme a été abandonné. Ensuite, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Victory Gardens se sont multipliés dans toute la ville. Lorsque la guerre a pris fin et que le gouvernement a cessé de les promouvoir, de nombreux résidents ont cessé de cultiver ces potagers. Puis, dans les années 1970, le maire Coleman Young a lancé le programme Farm-A-Lot, une initiative visant à utiliser les terrains vacants et à reconnecter de nombreux citadins à leurs racines rurales du Sud (DFPC, 2012). Toutefois, les résidents pratiquent depuis longtemps une agriculture informelle. Beaucoup font remonter la récente résurgence de l’agriculture urbaine aux années 1980, lorsque les Gardening Angels, un groupe de personnes âgées originaires du Sud – principalement afro-américaines – ont commencé à planter des fleurs et à créer des potagers sur les terrains inoccupés dans le but de lutter contre la criminalité et les problèmes liés à la toxicomanie. Il s’agissait pour ce groupe de prendre soin de la communauté en prenant soin de la terre et en formant les jeunes aux pratiques agraires traditionnelles ainsi qu’aux techniques de conservation des aliments.

De nos jours, les habitants de Détroit jardinent pour plusieurs raisons : mode de vie, subsistance, gain financier, nutrition, éducation, résistance, embellissement et engagement communautaire. Par ailleurs, une vaste diversité d’acteurs – des activistes aux urbanistes en passant par les financiers et les fondations – souligne publiquement le potentiel agraire de Détroit. L’insécurité alimentaire demeure la motivation principale de l’agriculture urbaine. Dans de nombreux quartiers de la ville, les principaux points de vente de nourriture sont les « party stores » (magasins d’alcool qui proposent certains produits alimentaires), les stations-service, les restaurants-minute et les épiceries réputées pour leurs prix abusifs. Les défenseurs de la justice alimentaire affirment que Détroit souffre du phénomène discriminatoire du redlining appliqué par les supermarchés, c’est-à-dire qu’après avoir évalué les risques et les profits, les supermarchés se déplacent vers d’autres quartiers ou augmentent leurs prix. Avec un système de transport public inadéquat et des taux de pauvreté élevés, l’accès à une alimentation nutritive et culturellement adaptée constitue un défi. Un Afro-Américain qui entretient trois parcelles de jardin urbain a expliqué que l’agriculture urbaine est cruciale, car elle fournit un complément nutritionnel essentiel aux personnes pauvres. « J’ai grandi autour de Tuskegee [Alabama], entouré par des exploitations agricoles », dit-il. « Il est nécessaire que les Noirs, les Latinos et les autres personnes pauvres de Détroit apprennent à cultiver la terre pour survivre, et c’est aussi essentiel pour tous ceux qui reçoivent des bons alimentaires. »

Une étude largement diffusée suggère que Détroit dispose de suffisamment de terrains « vacants » pour atteindre la sécurité alimentaire ; on y estime que 76 % des besoins des résidents en matière de légumes et 42 % en matière de fruits pourraient être comblés grâce à des installations permettant l’extension de la saison agricole et le stockage des récoltes (Colasanti, Hamm et Litjens, 2012). Pourtant, le développement d’un système d’agriculture urbaine robuste contrôlé par la communauté et qui servirait les personnes les plus nécessiteuses est entravé par les difficultés d’accès au capital, la précarité du financement pour les agriculteurs qui dépendent des subventions, et, peut-être de manière plus significative, des droits fonciers incertains. De nombreux petits agriculteurs louent des parcelles de terre, ont des accords informels avec les propriétaires, louent des terrains de la Ville ou, dans certains cas, squattent des terres inoccupées. Ces dernières années, les préoccupations relatives à la précarité du statut foncier se sont accentuées chez les petits exploitants, car le potentiel agricole de la ville attire à la fois de jeunes agriculteurs idéalistes (blancs pour la plupart) venus de l’extérieur et désireux de cultiver quelques parcelles, et des entrepreneurs-investisseurs ayant pour ambition de réaliser des projets à grande échelle, comme celui des Hantz Woodlands. Ces tensions ont été aggravées par l’adoption par la Ville de l’urbanisme vert comme moyen de gérer les terres et les infrastructures « excédentaires » et de stabiliser les marchés immobiliers.

Au cours de la dernière décennie, Détroit est devenu l’exemple type du phénomène des villes en décroissance, et un cas d’école sur la manière dont les administrations municipales, aux prises avec une gestion d’infrastructures construites pour soutenir de grandes populations et imprégnées des idéologies économiques et politiques modernes, pourraient se réinventer. Le phénomène de décroissance urbaine n’est, bien entendu, pas un processus nouveau. Les villes croissent et décroissent depuis des millénaires. Ce qui est nouveau toutefois, c’est la façon dont le rétrécissement urbain est passé d’une dimension descriptive à une approche prescriptive (entraînant une série de solutions d’urbanisme axées sur les besoins du marché, telles que la réduction ou le redimensionnement). Ainsi, les urbanistes ont cessé de se désoler de la décroissance urbaine pour la célébrer et y voir une occasion de réinventer la planification, en passant d’une stratégie axée sur la croissance à une stratégie axée sur la décroissance planifiée. Dans ce contexte intellectuel, la redéfinition du « paysage comme infrastructure » et la production d’espaces verts urbains sont présentées comme un moyen de rendre les villes plus durables et de tirer parti du déclin urbain.

En même temps, la décroissance planifiée et l’urbanisme vert se voient compliqués par la façon dont ils concordent avec ce que le géographe Jamie Peck (2012) appelle « l’urbanisme d’austérité ». Si les nouvelles formes d’urbanisme vert peuvent être louables en matière d’écologie, les politiques redistributives et raciales liées à la redéfinition et à la construction active de la terre en tant qu’infrastructure sont trop souvent ignorées (Carse, 2012). Pour comprendre les sentiments de perte historique et d’injustice raciale qui entourent la ruralisation planifiée de Détroit, notamment par le projet des Hantz Woodlands, nous devons théoriser les politiques culturelles et raciales de la lutte pour l’accès à la terre.

Théoriser la lutte pour la terre en milieu urbain

Une bonne part des gens opposés à ce que des terres soient vendues à Hantz a eu recours à l’expression « accaparement des terres » pour relier symboliquement le projet à un cri d’alarme global contre ce que des universitaires et des activistes ont pointé comme une prolifération rapide d’acquisitions foncières à grande échelle par des entités privées ou gouvernementales pour la production agricole (TNI, 2013). Cependant, les résidents qui ont employé cette expression se sont empressés de souligner que si les accaparements de terres ou les « accaparements verts » (Fairhead, Leach et Scoones, 2012) opérés sous le couvert de la durabilité peuvent être nouveaux, la dépossession des Noirs a une longue histoire, tout comme leur résistance. Cet article souhaite attirer l’attention sur la question de l’accès à la terre et de la propriété en tant que domaines à travers lesquels sont exprimées une série de revendications liées à la dépossession racialisée et à la crise urbaine contemporaine, et où se développent de puissants imaginaires quant à la façon dont les choses pourraient être différentes.

Les géographes qui étudient les villes du Nord global ont montré un intérêt considérable pour l’économie politique du secteur foncier. Toutefois, ils ont peu étudié le sous-domaine de la propriété en tant qu’institution sociale et en tant qu’ensemble de pratiques contestées. Les questions relatives au foncier – qui l’obtient, comment, pourquoi et par quels processus – ont plutôt attiré l’attention des chercheurs sur les pays du Sud et sur l’Europe de l’Est, de la réforme agraire du Brésil (Wolford, 2010) à la décollectivisation en Transylvanie postsocialiste (Verdery, 2003), en passant par « l’accaparement global des terres » (Borras et Franco, 2012). Ces travaux ont démontré l’importance d’étudier les pratiques quotidiennes par lesquelles les terres sont revendiquées, acquises et défendues en lien avec des mutations politico-économiques plus générales. Bien que principalement centré sur la ruralité, ce sous-domaine d’études offre un bon point de départ pour une réflexion sur la politique foncière urbaine (urban land politics) ainsi que sur les visions concurrentes à propos des possibilités agricoles, que cela concerne Détroit ou d’autres villes postindustrielles du Nord[3]. Cependant, comme dans la géographie et l’écologie politique urbaine, l’ordre racial qui caractérise le contrôle de l’accès au foncier et aux territoires n’a pas constitué l’un des principaux centres d’intérêt de ce sous-domaine, même s’il existe des exceptions notables (voir par exemple : Moore, 2005). La nécessité de plus amples recherches sur la prégnance des questions raciales dans les conflits liés aux ressources naturelles et sur la façon dont le capitalisme néolibéral est étroitement lié à la domination raciale et coloniale a été soulignée récemment par un certain nombre d’autres chercheurs (voir par exemple : Heynen, 2015 ; Lawhon, Ernstson et Silver, 2014 ; Mollett, 2015).

En m’appuyant sur la théorie critique de la propriété, les études critiques de la race et la théorie postcoloniale, je soutiens que, pour comprendre la colère des personnes qui se sont réunies à l’Académie Timbuktu afin de protester contre le projet des Hantz Woodlands, nous devons prendre au sérieux la « relationnalité » de la propriété foncière. L’acte de tracer les frontières d’une propriété ne sert pas qu’à définir la répartition des terres. La propriété est intimement liée à la création et au classement des corps racialisés, à la formation des subjectivités politiques, à notre sentiment d’appartenance à une collectivité et à la désignation des vies qui sont valorisées et de celles qui ne le sont pas. Dans ce qui suit, je rassemble trois prémisses théoriques visant à ouvrir la boîte noire de la propriété privée.

Premièrement, la propriété privée n’est pas une chose, mais un ensemble de relations sociales, politiques, juridiques et économiques négociées et conférant de la valeur par exclusion (Hann, 1998 ; Merrill, 1998). En tant que tels, les régimes de propriété privée sont dynamiques et construits par le biais de pratiques plutôt que des éléments fixes. Leur stabilisation nécessite un travail continu (à la fois idéologique, matériel, juridique et discursif) et de la violence. Pourtant, les mesures symboliques et les artefacts (c’est-à-dire les repères physiques comme les clôtures, les normes de développement, les plans, les grilles, les actes de propriété, les évaluations) utilisés pour établir les limites et la valeur d’une propriété sont souvent considérés comme allant de soi, en particulier par les personnes qui ne sont pas gênées par leur existence (Blomley, 2003 ; Rose, 1994). En tant que telle, la naturalisation de la propriété privée masque la façon dont les droits de propriété aux États-Unis sont enracinés dans une violence historique et une grammaire raciale de la citoyenneté au sein de laquelle les Autochtones ont été tués et dépossédés de leurs terres et les corps des Noirs traités comme des biens par le biais de l’esclavage, en servant entre autres à coloniser l’espace. Mises ensemble, ces pratiques ont établi la persistance d’un « droit de propriété lié à la blancheur » (Harris, 1993) qui a façonné de manière fondamentale les régimes de propriété foncière, l’inégalité dans la répartition des richesses ainsi que l’ordre spatial aux États-Unis (Delaney, 2002 ; Kobayashi et Peake, 2000 ; Lipsitz, 2011).

Deuxièmement, la propriété contribue à la formation du sujet. Non seulement nous façonnons la propriété, mais celle-ci nous façonne à son tour. L’anthropologue Marilyn Strathern conçoit la propriété comme un processus de « rassemblement » et de « halte » qui conduit à la création de personnes et de choses distinctes. « La possession de propriété rassemble momentanément les objets, écrit-elle, en les localisant dans le propriétaire même, en stoppant une dissémination sans fin, en leur conférant une identité. » (Strathern, 1999 : 177 ; voir aussi Pottage et Mundy, 2004) Deux points sont ici à souligner. Tout d’abord, le modèle de propriété privée implique l’existence d’un sujet juridique individuel et autonome et favorise une scission intersubjective. Ensuite, le régime libéral des biens immobiliers détermine la manière dont nous réfléchissons et interagissons avec les autres sur le plan éthique (Blomley, 2010). Par exemple, l’histoire de la constitution de la propriété privée aux États-Unis a consisté à établir des frontières entre les personnes et les rationalités afin de définir ce qu’est la citoyenneté. Par conséquent, dans la mesure où nous actualisons les pratiques de la propriété privée et que nous évoluons dans un monde conditionné par celles-ci, la relation d’abandon et de multiplicité qui lui est intrinsèque devient une partie de nous. Cependant, si comme l’affirme la philosophe Sylvia Wynter (2003) la création de l’homme libéral a été fondée sur la délimitation de la différence humaine, qui a toujours servi à délimiter l’espace, nous devons reconnaître qu’il y a toujours eu en parallèle des formes de résistance et de contre-projets, qui se développaient en réponse à cette définition libérale de la propriété et qui visaient à reconfigurer l’assemblage instable ayant lié l’abandon à la race, à la propriété, à la terre, à l’espace – et à nous-mêmes. Ce qui m’amène à mon dernier point.

Troisièmement, étant donné que la propriété privée nécessite une action constante, elle peut être interrompue et faire l’objet de conflits. Le titre de propriété n’est pas unitaire ; il est soumis à des revendications concurrentes, faisant ainsi la démonstration que la terre est « distinctement non calme » (Blomley, 2008 : 325). Les luttes pour la propriété mettent en évidence, d’une part, la manière dont les pratiques de gouvernance ciblent les territoires « désordonnés » et comment le pouvoir s’exerce à travers la propriété libérale, et d’autre part, comment l’échange de titres de propriété n’efface pas entièrement les modèles antérieurs d’utilisation et de revendication de la terre. Attirer l’attention sur ces luttes met en lumière l’aliénation historique de la terre – celle des Noirs et d’autres communautés subalternes (McKittrick, 2006 et 2011 ; Tuck et al., 2014). « L’espace sans espace, sans racines ou sans lieu » nous pousse, comme l’affirme Tiffany King (2013 : 122), à la création d’imaginaires spatiaux alternatifs et de subjectivités radicales qui ne parviennent pas à s’insérer dans le régime de propriété privée et dans l’idéal type du propriétaire individuel qu’il suppose. Reconnaître ces pratiques quotidiennes de revendication d’espace sur des paysages contestés (par exemple, les parcelles d’esclaves dans une plantation, les communautés de marrons, les héritages, les coopératives agraires), c’est déjà envisager les choses autrement.

Gouverner la campagne au sein de la ville : le développement par la déconnexion

Le lendemain du rassemblement à l’Académie Timbuktu, le conseil municipal de Détroit a organisé une séance de consultation publique sur le projet des Hantz Woodlands. Plus de 400 résidents se sont réunis à l’église baptiste Bethel dans le but d’exprimer leurs soucis. Pendant plus de deux heures et demie, l’écrasante majorité des intervenants a verbalisé son opposition au projet. Pourtant, le lendemain, le conseil municipal a voté la vente des terrains à Hantz. Pour comprendre pourquoi la Ville a vendu une si grande terre à un prix aussi bas à l’homme d’affaires, il faut savoir que la gouvernance foncière à Détroit est de plus en plus déterminée par une stratégie de réaménagement néolibérale racialisée qui vise à maximiser la valeur des propriétés en faisant passer les terrains du domaine public aux mains des particuliers aussi rapidement que possible.

Le plan d’aménagement de la ville intitulé Detroit Future City (DFC) est emblématique de cette stratégie et marque un changement paradigmatique dans la planification et la gouvernance municipale : la déconnexion planifiée au nom de l’augmentation des valeurs immobilières. Comme je l’ai mentionné plus haut, le DFC a vu le jour en 2010 lorsque David Bing, l’ancien maire de la ville, a lancé le projet parapublic Detroit Works, un processus de planification controversé sur deux ans visant à redimensionner la ville – c’est-à-dire à résoudre la crise des terres « excédentaires » par une redéfinition de l’infrastructure urbaine et du rôle du gouvernement dans la fourniture de services de base à ses citoyens. Selon ce plan, les quartiers de Détroit où le taux d’occupation est le plus bas et qui n’ont « aucune valeur marchande » seront convertis en infrastructures paysagères (forêts, bassins de rétention, fermes). Au fil du temps, certains services publics (aqueduc, éclairage public, ramassage des ordures) et les infrastructures grises qui les fournissent seront réduits et retirés de ces zones où vivent encore plus de 90 000 personnes.

Un des moyens par lesquels le pouvoir et le racisme opèrent est la micropolitique de la propriété. Le DFC fait partie d’un assemblage – institutions, politiques, fonctionnaires, hypothèques, avis d’expulsion, clôtures, etc. – qui maintient le marché de la propriété privée et garantit la valeur des biens immobiliers. L’historien David Freund affirme qu’avant la Deuxième Guerre mondiale, les Blancs empêchaient les Noirs d’accéder à la propriété en faisant appel à la pseudoscience raciale. Lorsque celle-ci a été discréditée, les Blancs ont commencé à justifier l’exclusion des Noirs en utilisant le langage plus subtil des « droits » et des « responsabilités » en matière de propriété. En d’autres termes, les Blancs ont commencé à revendiquer le droit de protéger leurs investissements immobiliers, plutôt qu’eux-mêmes. « D’un point de vue rhétorique, du moins, écrit Freund, les Blancs ne se sont pas concentrés sur la menace que les Noirs représentaient pour les Blancs, mais sur la menace que la présence des Noirs représentait pour les biens appartenant aux Blancs, les quartiers blancs et d’autres lieux prétendument blancs. » (2007 : 18) Le DFC est emblématique de ces géographies de l’exclusion qui ne sont plus le fait de lois et de politiques ouvertement racistes, mais d’un « État anti-État » (Gilmore, 2002) et d’un programme de développement néolibéral visant à attirer les capitaux mobiles.

La création d’un cadre favorable à l’afflux de capitaux nécessite à la fois des interventions juridiques qui permettent de créer les conditions nécessaires au fonctionnement du marché (par exemple, l’ajustement structurel qui s’est produit à la suite de la faillite de Détroit) et des interventions spatiales (par exemple, le retrait des infrastructures des lieux dénués de potentiel commercial). Alors que nous pensons souvent au phénomène de déplacement relativement aux personnes déplacées, le plan Detroit Future City et la nouvelle stratégie de gouvernance qui le sous-tend, appelée « Market Value Analysis » (MVA), présentent un nouveau type de guide pour le déplacement des infrastructures. Plutôt que d’expulser les résidents, on déconnecte des quartiers entiers des services publics. La stratégie MVA, qui est utilisée à travers les États-Unis dans le cadre d’une planification urbaine orientée par des données, attribue des codes de couleur aux quartiers en fonction du type de marché correspondant. À chaque couleur ou marché (dont les gradations sont définies par la valeur des propriétés et le rendement potentiel des investissements) est associé un ensemble de stratégies d’investissement et de désinvestissement ainsi qu’une échelle pour l’allocation des fonds et des services municipaux. La MVA consiste à créer de nouveaux marchés immobiliers. Cependant, si la MVA est uniquement interprétée en termes économiques, on occulte la façon dont l’histoire rationalisée du territoire est intégrée à ses algorithmes.

En classant l’espace urbain en zones jugées dignes ou indignes d’investissements, la MVA met en place une sorte de redlining contemporain. À Détroit, aucun budget fédéral, étatique ou municipal ne peut être investi dans les « marchés en difficulté », ce qui signifie que les travaux et les services publics – autrefois accessibles à tous les résidents, quelle que soit leur situation géographique – diminuent de façon importante dans les quartiers défavorisés. La protection de la vie – la gouvernance du « faire vivre » – se concentre de manière disproportionnée dans les zones qui présentent des marchés « stables ». Comme l’a déclaré l’ancien maire de Détroit, David Bing, les habitants qui restent dans les zones destinées à être sous-développées « doivent comprendre qu’ils ne recevront pas les services dont ils ont besoin ». Ils seraient mieux lotis, a-t-il conclu, dans des parties de la ville où ils recevraient « l’eau, les égouts, l’éclairage, la sécurité publique – tout cela » (cité dans Anderson, 2014 : 1166).

Le forêt de Hantz exemplifie bien le type de gestion verte des terres et la prise de contrôle par le secteur privé imaginés par le plan Detroit Future City pour les zones considérées par la MVA comme ayant des marchés de faible valeur (« en difficulté »), ce qui soulève un ensemble plus large de questions éthiques sur la façon dont la ruralisation planifiée de Détroit entre en concurrence avec les sites vernaculaires que les résidents confrontés à l’abandon de l’État ont cultivés pour leur survie. Avant même que la Ville ait signé un accord avec Hantz, le plan Detroit Future City jugeait que l’affaire était réglée et reclassait la zone du site en question comme une zone « productive innovante », c’est-à-dire un réseau de paysages qui crée « un nouveau cadre pour la vie civique, remodèle la perception de Détroit et crée une nouvelle identité de ville verte (et bleue) » (DFC, 2012 : 288).

Pour comprendre les réactions passionnées à la politique foncière dans les villes étatsuniennes, il faut prêter attention à la différence raciale et aux « pratiques et particularités par lesquelles la race et l’espace sont forgés, contestés et refondés par la nature » (Kosek, 2006). La plantation de milliers d’arbres dans une ville noire s’appuie sur la valeur culturelle de la nature sauvage dans l’histoire des États-Unis en tant que trope spatial qui a fait partie intégrante de la territorialisation de la blancheur. Alors que les projets historiquement raciaux impliquaient une restriction flagrante de l’accès à la propriété et à l’espace, la tentative du DFC de créer une nouvelle identité urbaine effectue un travail similaire en recodant racialement un paysage noir en vert (c’est-à-dire en blanc).

L’informalité urbaine dans le Nord global

Le DFC et la MVA présentent une version idéalisée de la ville. Sur le terrain, les choses sont beaucoup plus compliquées. En effet, les liens sociaux se conforment rarement aux plans et doivent être encadrés. Alors que Détroit fait face à une nouvelle période de développement, l’informalité dans les relations foncières et le manque à gagner fiscal sont devenus de grands sujets de préoccupation pour les autorités municipales et les urbanistes. L’informalité est communément comprise comme un ensemble de relations économiques qui se situent en dehors des secteurs officiels, comme le petit commerce, les hébergements non réglementés et le non-paiement des impôts. Le plus souvent étudiée dans le Sud global, l’informalité participe de plus en plus à l’urbanisation dans le Nord global, ce qui amène une stratification sociale croissante entre les mieux nantis et les plus démunis. La prise en compte de l’informalité apporte un nouvel éclairage sur le travail gouvernemental impliqué dans la restructuration des relations foncières pour l’accumulation et le contrôle du capital.

Proposer que des théories élaborées pour expliquer le fonctionnement des villes du Sud soient appliquées à celles du Nord ne revient pas à éluder les particularités propres à chaque zone géographique. L’informalité postindustrielle se distingue de l’informalité des villes à croissance rapide en raison des conditions historiques de la citoyenneté, du droit de propriété, de la racialisation et de la restructuration économique à la base du déclin urbain. Par exemple, s’il y a des gens qui squattent à Détroit, on n’y trouve pas de grands campements de squatteurs. Les revendications foncières conflictuelles sont faites dans le cadre d’un système de propriété officiel et réglementé. De nombreux habitants n’ont pas accès à l’électricité et à l’eau, même si des câbles et des canalisations s’étendent dans toute la ville. Comme partout ailleurs, les habitants exigent des services abordables, modifient les infrastructures aménagées et organisent des réseaux d’entraide. La distinction à mettre en évidence ici est celle entre l’informalité qui résulte d’une déconnexion (comme à Détroit) et une situation où les gens n’ont jamais été connectés (comme dans les nouveaux bidonvilles). Si, dans certains cas, les habitants de Détroit ont été expulsés de leurs habitations, le plus souvent, le processus de déplacement consiste à les mettre de côté plutôt qu’à les déplacer de force. Comme l’écrit l’anthropologue James Ferguson, « la déconnexion, comme la connexion, implique une relation et non l’absence de relation » (1999 : 238). Cette description de la déconnexion révèle quelque chose de fondamental sur la façon dont la gouvernance néolibérale contemporaine se caractérise par l’abandon des plus vulnérables de la société.

L’expansion de l’informalité urbaine ou de ce qu’Oren Yiftachel (2009) appelle les « espaces gris » reflète les relations coloniales et la manière dont les nouveaux régimes urbains accélèrent un processus d’« apartheid rampant ». À la suite des mouvements syndicaux et de droits civiques, le keynésianisme et la création de l’État-providence ont atténué l’ampleur de l’abandon social inhérent au capitalisme racial. Avec la montée du néolibéralisme, les objectifs sociaux se sont vus de plus en plus dissociés des politiques économiques. En témoigne le cas de Détroit après sa faillite où, à la demande des agences de notation, des prêteurs et des institutions multilatérales, le gouvernement municipal a répondu à la crise fiscale par des politiques de développement qui s’harmonisent aux conditions du marché, notamment en favorisant les citoyens entrepreneurs et consommateurs, en se délestant d’un bon nombre de propriétés et en externalisant les services publics. Les restrictions budgétaires se sont couplées à une offensive de l’État contre les résidents défavorisés. On pense en particulier à la campagne massive menée par la Ville pour couper l’eau aux ménages ayant des arriérés de paiement, ce qui a entraîné la déconnexion de 27 000 ménages du réseau d’aqueduc entre mars et octobre 2014. Ces coupures, reconnues par les Nations Unies comme une violation des droits de l’homme, illustrent un nouveau type de marginalisation créée par l’État qui se manifeste dans certaines villes américaines. Selon Yiftachel (2009), les espaces gris émergent entre les espaces associés à la « noirceur » (symbolique des expulsions/de la destruction) et les espaces associés à la « blancheur » (symbolique de la légalité/de l’approbation/de la sécurité). Ces espaces gris, que l’État condamne et tolère de manière simultanée, sont maintenant révélateurs d’une précarité permanente qui s’est généralisée et qui ne nécessite plus d’être éradiquée, mais administrée.

Les stratégies de formalisation visent à contrôler le partage du patrimoine urbain sous ses différentes formes, partage qui découle souvent de l’informalité, notamment en ignorant ou en intégrant de manière sélective les droits d’utilisation des terres (Roy, 2005). Par exemple, à Détroit, lorsque l’informalité peut être intégrée au régime de propriété privée, elle est célébrée comme une réponse entrepreneuriale qui apporte une solution à l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins des citadins. À titre d’exemple, on peut penser au processus du « blotting » par lequel les résidents entretiennent et embellissent les lots adjacents à leurs habitations. Par le biais du programme Adjacent Lot, la Ville tente d’officialiser les droits de propriété en permettant aux propriétaires d’habitation d’acheter un terrain adjacent au leur pour la somme de 200 $. Elle intègre également l’informalité par le biais du programme White Picket Fence, qui fournit une carte-cadeau prépayée de 200 $ aux « blotters » pour leur permettre de clôturer et d’embellir leurs terrains dans le but d’ajouter une touche suburbaine au paysage citadin.

L’exemple du « blotting » démontre clairement, selon Ananya Roy, la manière dont l’État use de son autorité pour « déterminer quelles formes d’informalité vont prospérer et quelles formes vont disparaître. Le pouvoir de l’État se reproduit par le biais de sa capacité à construire et à reconstruire les catégories de légitimité et d’illégitimité » (2005 : 149). Les candidats au programme Adjacent Lot se limitent aux propriétaires existants ; les personnes qui louent un logement et celles qui n’ont pas de domicile fixe ne peuvent donc pas obtenir de droits légaux sur les terrains publics dans le cadre de ce programme. De plus, en limitant la propriété aux individus, l’État enlève toute possibilité de devenir propriétaires aux collectifs qui entretiennent des terrains du quartier. Le « blotting », en tant qu’exemple d’incorporation sélective des droits d’utilisation des terres, soulève des questions importantes sur la façon dont l’attribution des terrains est utilisée comme mécanisme disciplinaire qui ouvre une nouvelle frontière pour le capital. Il soulève également la question de savoir à qui il est permis de déterminer comment mesurer la revalorisation des lieux et le travail productif. Ce cas démontre comment chaque groupe social a des capacités différentes en ce qui concerne la propriété foncière parce que certains types de personnes et de pratiques de propriété ont été et continuent d’être considérés comme plus légitimes que d’autres au sein des structures gouvernementales et économiques existantes.

« Black Man’s Land »

La politique foncière litigieuse implantée à Détroit suit les lignes de faille sociohistoriques. Entre 1964 et 1967, toutes les grandes villes des États-Unis ayant une population noire de taille considérable connaissent des désordres civils. Le 23 juillet 1967, des émeutes éclatent à Détroit : les « attendant depuis longtemps », les gens disaient qu’ils « les avaient senties venir » (Fine, 1989 : 163). Bien que ces révoltes aient été déclenchées par la brutalité des forces policières blanches et racistes de Détroit, elles étaient motivées par une multitude de facteurs rendant la vie de la communauté noire de plus en plus intenable. Parmi ceux-ci, citons les meurtres de citoyens et de figures de proue de la lutte pour les droits civiques – dont celui de Malcolm X en février 1965 ; les promesses et les échecs de l’ère de la « Grande Société » et de la revitalisation urbaine, cette période ayant en fait empiré des conditions de logement déjà difficiles ; l’augmentation du chômage, essentiellement attribuable au choix des entreprises automobiles de s’orienter vers l’automatisation et la sous-traitance. Entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1970, Détroit a vu disparaître environ 130 000 emplois manufacturiers. Non seulement les Noirs ont-ils été ghettoïsés au sein de l’industrie automobile et s’y sont vu attribuer les pires emplois, mais en 1960, le taux de chômage des Noirs était deux fois plus élevé que celui des Blancs (Sugrue, 1996).

Pendant les cinq jours que durèrent les émeutes, plus de 2 500 bâtiments ont été endommagés (Fine, 1989). Le mouvement de révolte s’est rapidement transformé en une offensive contre les individus qui contrôlaient les sphères foncière et commerciale de la communauté. Comme l’écrit l’historien Ahmad Rahman, les émeutiers ont ciblé « les symboles les plus visibles du capitalisme et du racisme : d’abord, la propriété, ensuite les pompiers et les policiers qui la protégeaient » (2008 : 184). La révolte de 1967 n’était ni la première émeute raciale à embraser Détroit, ni la dernière, mais il s’agit de celle qui a produit les effets les plus durables sur la géographie de la région métropolitaine, son aspect urbanistique, sa gouvernance municipale et la conscience collective de ses habitants. Au cours des années qui suivirent les soulèvements, le nombre de personnes qui quittèrent Détroit se multiplia presque par huit. Seulement entre 1967 et 1969, 173 000 habitants, blancs pour la plupart, déménagèrent de la ville (Fine, 1989). Dans les années suivantes, les banlieues blanches en plein essor ont formé un anneau économique, psychologique et physique autour de Détroit. Néanmoins, la ségrégation résidentielle est devenue « l’élément oublié » dans les réflexions à propos des relations raciales ; les universitaires, les décideurs et les médias ont plutôt mis l’accent sur des explications culturelles au sujet de la « classe urbaine défavorisée » (Massey et Denton, 1993). On a non seulement ignoré comment une série de politiques publiques et de pratiques institutionnelles bien définies ont créé la racialisation et la spatialisation de la pauvreté, mais aussi comment des imaginaires spatiaux nés de la résistance ont suggéré des avenirs alternatifs.

Au fil du temps, la signification des émeutes de 1967 a évolué au sein de la population noire de Détroit. Peu de temps après les événements, les Noirs qualifiaient les récents désordres civils d’« émeutes » dans une proportion de quatre contre un (Fine, 1989). Cependant, quelques mois plus tard, les opinions avaient évolué et la majorité des Noirs (plus de la moitié) qualifiait cette violente semaine de juillet de « rébellion ». Les entretiens menés à l’époque suggèrent que ceux qui ont choisi la formule « Detroit Rebellion » avaient compris que le soulèvement visait fondamentalement à libérer la ville par la revendication d’un espace qui leur avait été largement refusé. En ce sens, les émeutes survenues dans tout le pays ont réaffirmé le mythique rêve d’exode des Afro-Américains dans la mesure où elles ont fourni une voie de secours vers une nouvelle terre en « libérant l’espace » (Kelley, 2002).

À la fin des années 1960, Détroit est devenu un haut lieu du radicalisme, des mouvements sociaux et de la production culturelle noirs. Un an avant la rébellion, les activistes détroitiens James Boggs et Grace Lee Boggs ont publié un article visionnaire intitulé « The City Is the Black Man’s Land » (« La ville est la terre du Noir »). Dans un contexte où plusieurs grandes villes américaines verraient bientôt leur population se composer en majorité d’Afro-Américains, les auteurs y soutiennent l’idée que les mouvements noirs doivent non seulement se concentrer sur le contrôle de la communauté, mais aussi revendiquer le contrôle de la ville en tant que « Black Man’s Land », c’est-à-dire un lieu où organiser une vision de la société qui soit radicalement différente. Il s’agissait donc de prendre la responsabilité des fonctions administratives des villes afin que la gouvernance et la vie urbaines soient réorganisées du sommet à la base. « La guerre n’est pas seulement dans les villes américaines, écrivent-ils, elle est aussi pour ces villes. » (Boggs et Boggs, 1966)

Des appels visant à établir une base territoriale pour la lutte de libération des Noirs ont été lancés de différentes manières dans les années qui suivirent la rébellion. À titre d’exemple, en 1968, 500 militants radicaux noirs se sont réunis lors de la Conférence du gouvernement noir qui s’est tenue à l’église Shrine of the Black Madonna à Détroit et ont signé une déclaration d’indépendance dans le but de créer la Republic of New Afrika (RNA). Le New Afrikan Independence Movement rejetait les structures politiques et la citoyenneté américaines et cherchait à développer son propre gouvernement souverain indépendant sur une terre « libérée » (Berger et Dunbar-Ortiz, 2010 ; Obadele, 1984). Il réclamait que lui soient cédées les terres de deux zones : celle « des villes du nord, où notre peuple vit aujourd’hui et a vécu, dans certaines d’entre elles, pendant plus de deux cents ans » et celle de « la grande ceinture noire du Sud… où nous avons vécu et travaillé la terre, et à laquelle nous nous sommes accrochés pendant 300 ans malgré l’oppression la plus brutale que le monde ait jamais connue » (RNA, [s. d.]).

La même année, une section du Black Panther Party (BPP) est fondée à Détroit. Comme d’autres cellules du BPP, celle-ci a mis en place des « programmes de survie » fournissant de la nourriture, des chaussures, des soins de santé, des services de scolarisation, d’aide juridique, de plomberie et d’électricité, entre autres. Son travail se concentrait sur le développement de territoires libérés à partir de ce qu’elle connaissait du mouvement communal dans les centres-villes (Hilliard, 2002). À l’instar de l’appel lancé par les Boggs pour revendiquer certaines villes en tant que « Black Man’s Land », le BPP s’est efforcé d’assurer le contrôle des mécanismes sociaux et politiques qui régissent les relations humaines, de l’éducation à l’organisation politique, en cherchant de manière stratégique à se réapproprier les modes de reproduction sociale et les espaces de vie au sein des communautés urbaines noires pour les soustraire à la domination du capital (Reyes, 2009).

Le désir de territoire animant le BPP et la RNA ne se résumait pas seulement à la possession de terres, il s’agissait surtout d’un besoin de « se donner un espace libre » (Kelley, 2002 : 126). « La terre est un espace, écrit Robin Kelley, un territoire sur lequel les gens peuvent commencer à construire leur vie. Le rêve est de créer une nouvelle société libérée de l’oeil scrutateur du surveillant [overseer]. » (2002 : 125) L’importance de « se trouver un espace libre », telle qu’elle a été formulée par les militants radicaux noirs dans les années 1960 et 1970, reste un enjeu majeur dans le Détroit d’aujourd’hui. En effet, la terre et la propriété y sont hautement réglementées, contrôlées par le capital et protégées par l’État.

Territoires en lutte : l’agriculture militante noire en tant qu’espace qui libère

La vente de terres à John Hantz a ébranlé l’économie morale (Thompson, 1971) de l’importante communauté qui milite pour la justice alimentaire à Détroit. En apparence, l’opposition populaire à l’égard du projet était liée à la question de l’injustice foncière. En effet, la viabilité à long terme des fermes urbaines de Détroit dépend en grande partie de l’obtention de droits de propriété par les agriculteurs et les communautés. Nombreux étaient les gens considérant que la réalisation des Hantz Woodlands créerait un dangereux précédent risquant d’engendrer d’autres ventes de terrains, ce qui accroîtrait la fragilité des petits exploitants et des jardiniers communautaires ne disposant pas de droits fonciers reconnus, ainsi que celle des résidents aux prises avec des situations précaires en matière de propriété et de location.

Cela dit, nous intéresser uniquement aux enjeux de propriété nous amènerait à négliger leur critique plus générale. Comme l’a clairement exprimé un agriculteur et militant noir, « ce qui se passe ici est plus profond que le refus d’un accaparement de terres. Il s’agit en fait d’avoir la capacité de développer notre propre plan ». Il y avait une forte résistance au projet de John Hantz parce qu’il incarnait une vision du développement menaçante pour les visions alternatives de développement communautaire et de justice sociale à l’échelle du quartier.

Comme je l’ai évoqué précédemment, l’agriculture urbaine est devenue un enjeu critique de la justice sociale et raciale à Détroit, bien qu’il s’agisse d’une stratégie sujette à débats. Alors que cette forme d’agriculture est souvent saluée en tant que réponse ingénieuse et entrepreneuriale au déclin urbain, certaines personnes soulèvent des questions essentielles quant à sa durabilité à long terme en soulignant le fait que de nombreuses fermes urbaines dépendent du financement provenant de fondations. Certains universitaires et résidents reprochent aussi aux mouvements d’agriculture urbaine de ne pas parvenir à générer une réponse politique de classe plus générale, ce qui ouvrirait la voie à un développement néolibéral accru (Draus, Roddy et McDuffie, 2014). Toutefois, on omet souvent une perspective essentielle, à savoir que, pour de nombreux résidents, l’agriculture urbaine n’est pas une fin en soi dans la lutte pour la justice sociale. Elle fait partie d’un mouvement plus large visant la réappropriation des modes de reproduction sociale dans le but de servir la communauté plutôt que le capital.

Aujourd’hui, pour de nombreux agriculteurs militants noirs de Détroit, la production agricole représente une extension de la lutte de libération des Noirs, au sein de laquelle le potager devient une stratégie de résistance, un acte d’autodétermination, un moyen de contester la violence systémique et une aspiration – bref, un point à partir duquel on peut « libérer l’espace » (Kelley, 2002). Cette agriculture noire militante est un exemple de la manière dont les efforts d’organisations communautaires à Détroit visent à défaire les systèmes coloniaux qui régissent le territoire et les structures de la suprématie blanche en construisant de nouvelles infrastructures d’organisation, des institutions basées sur les biens communs, des formes décentralisées de gouvernance et des relations sociales et écologiques.

Dans cette vision, l’agriculture sert plusieurs objectifs. Elle représente la volonté de remplacer « l’économie-piège » (trap economics) (Woods, 2009) par la mise en place de communautés durables qui s’ancrent sur des principes anticapitalistes de justice sociale et économique. Elle prolonge donc une longue tradition de pensée et de pratique de l’économie solidaire au sein de la communauté afro-américaine (Nembhard, 2014), et contribue à renforcer le sentiment d’autonomie et la capacité des personnes à subvenir à leurs propres besoins. Comme l’affirme la sociologue Monica White (2010 et 2011), pour de nombreux agriculteurs noirs de Détroit, les fermes urbaines fonctionnent comme des centres de développement communautaire où les participants travaillent à améliorer l’existence quotidienne des résidents (voir aussi Quizar, 2014). Semblables aux programmes de survie du Black Panther Party et aux communes des centres-villes, ces fermes servent de points de rencontre à partir desquels démanteler les façons dont des corps spécifiques ont été « ourlés » (McKittrick, 2006) par le racisme et le colonialisme. Malik Yakini, directeur de D-Town Farms, une ferme de sept acres où Monica White a mené des recherches et l’un des endroits clés du réseau agricole militant noir de Détroit, explique ainsi :

L’un des principaux messages que nous véhiculons est que nous avons la capacité de produire notre propre nourriture, de transformer notre propre nourriture, que nous ne sommes pas seulement des victimes ou des pions sur un échiquier où des forces plus puissantes nous déplacent, que nous avons en fait la capacité de définir notre propre réalité.

Entretien avec le groupe Uniting Detroiters, 2012

De cette façon, l’agriculture militante noire se pose en espace créatif de rencontre, d’éducation et de mobilisation qui donne naissance à un nouveau monde.

Cette vision de l’agriculture contraste fortement avec les reconfigurations de Détroit axées sur le marché que proposaient l’État du Michigan et le gouvernement municipal, encapsulées dans la MVA et le projet des Hantz Woodlands. Si la plantation est le modèle des villes contemporaines, comme l’affirme la géographe Katherine McKittrick, alors la parcelle agricole des militants noirs peut être comprise comme une tentative d’utiliser collectivement la terre pour créer et maintenir « des géographies plus humainement cultivables ». Elle écrit :

La parcelle témoigne d’un ordre social qui se développe dans le contexte d’un système déshumanisant. Elle spatialise ce qui serait considéré comme impossible sous l’esclavage : la véritable croissance des récits, de la nourriture et des pratiques culturelles qui concrétisent les liens profonds unissant les Noirs [Blackness] et la terre, et qui nourrissent des valeurs contestant la violence systémique.

2013 : 10

Cet imaginaire spatial alternatif – qui perçoit le terrain comme de la terre à cultiver, l’utilisation du sol comme une activité d’intendance, et la propriété privée dans un continuum espace-temps qui relie la plantation aux secteurs appauvris de la ville postindustrielle – souligne l’importance de faire émerger des manières différentes d’être en relation avec la terre et les autres personnes et de les valoriser, car c’est là que se trouveront des solutions radicalement différentes aux problèmes posés par la crise urbaine.

La valeur des biens communs

La riposte des activistes locaux au projet de Hantz et à la reconfiguration politico-territoriale plus globale de Détroit a pris la forme de stratégies visant à sécuriser les terres au bénéfice de l’intérêt général. Même si tout le monde ne s’entendait pas sur la définition des « biens communs », les militants ont eu recours à ces termes pour contester la privatisation de leurs ressources, affirmer leur droit sur la ville et suggérer d’autres possibilités de développement. Les stratégies adoptées par la communauté pour assurer le contrôle des terrains collectifs – de la création de fiducies foncières communautaires jusqu’au refus de se soumettre aux expulsions – mériteraient d’être analysées plus en détail que ne le permet l’espace disponible ici. Dans ce qui suit, je me limiterai à décrire la manière dont les résidents ont revendiqué de manière discursive les terrains « vacants » de Détroit dans le but d’identifier un ensemble de valeurs associées au partage urbain et à la reterritorialisation de la ville du bas vers le haut.

D’abord, les résidents revendiquent les biens communs en définissant la terre comme un site de mémoire historique et de care collectif (collective care). Ainsi, ils ont fait valoir la nécessité de s’attaquer aux effets des nombreux traumatismes dus à la perte des terres chez les Noirs et les autres communautés subalternes. Une femme a parlé de la trajectoire de sa famille depuis le Mexique jusqu’à Détroit : « Nous arrivons en tant que génération ou générations multiples à Détroit, ou dans n’importe quelle ville, à la recherche d’occasions de travail, et c’est ensuite le travail qui devient notre chez nous. Nous n’avons pas tellement en tête l’idée que la terre est notre chez nous parce que nous avons été éloignés de cette idée elle-même. » Se souvenir des traditions de care collectif est nécessaire pour démanteler une inégalité géographique solidement établie. Un Afro-Américain a expliqué que l’idéologie de la spéculation foncière était « dangereuse » et que les valeurs des gens de sa communauté devaient être revalorisées. « Il y a eu un processus de nous divorcer de la terre avant même que nous arrivions à Détroit », a-t-il dit. « Ce processus doit être examiné, et nous devons considérer nos valeurs d’une manière différente. »

D’autres ont évoqué le fait que, durant la grande migration vers le nord, les agriculteurs noirs étaient souvent encouragés à vendre leurs terres à un prix dérisoire. Au début des années 1900, les agriculteurs noirs possédaient 15,6 millions d’acres de terre. À la fin du xxe siècle, ils n’en possédaient plus que 2 millions (Center for Social Inclusion, 2011). Les migrants ont laissé derrière eux des terres rurales, mais souvent leurs liens émotionnels et physiques avec celles-ci ont persisté. Par exemple, un Afro-Américain a raconté ceci :

Ma famille est venue des terres du Sud et est retournée sur cette terre à la retraite, sans jamais l’avoir abandonnée… Dans la famille, il est bien clair que nous ne sommes pas les propriétaires de la terre, mais que nous en sommes les gardiens pour la génération suivante. Je pense que nous avons laissé la conception de la réussite d’autres gens occulter ce mandat ancestral. Il fut un temps où c’était : « Ne vendez pas la ferme ! » Vous comprenez ? Ne jamais vendre la ferme. Jamais, jamais, jamais, jamais…

Les résidents revendiquent également les biens communs à travers la notion de travail collectif et en mettant l’accent sur la valeur d’usage de la terre plutôt que sur sa valeur d’échange. Une personne noire a déclaré : « Je vois beaucoup de terres que de nombreuses personnes au pouvoir considèrent comme vacantes, improductives ou abandonnées, des terres qui n’ont pas de valeur économique capitaliste… Beaucoup de ces terres sont utilisées par des gens. » De telles déclarations étaient souvent suivies d’interventions des résidents expliquant qu’ils passaient un temps considérable à prendre soin de terrains malgré l’absence de titre légal et de rémunération financière. Ils étaient convaincus que de nombreuses maisons et autres bâtiments pourraient être remis en état pour un usage productif plutôt que d’être démolis. « S’il y a un terrain inoccupé dans notre communauté et qu’aucun d’entre nous ne sait qui en est le propriétaire, nous nous réunissons pour le nettoyer. Ainsi, il nous appartient vraiment », a expliqué une Afro-Américaine. Ces déclarations étaient accompagnées d’exemples quant à la manière dont les communautés réaffectaient les terres en l’absence de droits formels et travaillaient à l’entretien collectif des terres du quartier qu’elles ne possédaient pas (par exemple, par la production agraire et les travaux de tonte). Cette justification fait écho à la thèse de John Locke selon laquelle le travail consacré à la terre confère des droits de propriété à ceux qui la travaillent, et ce, même si la revendication est collective (« nous appartient ») et non individuelle. D’autres résidents en appellent au mouvement global pour la souveraineté alimentaire et foncière. « Les mouvements du Sud ont raison », a déclaré une femme blanche, « la terre appartient à ceux qui la travaillent ». Une Afro-Américaine s’est exprimée en ces termes : « Nous disons “espace ouvert” [et non “vacant”]… La terre qui constitue un espace ouvert est un bien commun, détenu par le peuple. »

La troisième façon pour la communauté de présenter la terre comme appartenant au patrimoine urbain est de promouvoir une éthique de la terre qui souligne l’importance de la vie non humaine et ancestrale. Lors d’une réunion communautaire, une femme a dit :

Je pensais au terme « abandonné » ; je déteste les termes « abandonné » et « vacant »… Je pense à ceux qui n’ont pas abandonné la terre… Les écureuils et les trèfles… En reconnaissant ceux qui vivaient ici avant… Nous devons reconnaître les efforts qui ont été faits par ceux qui n’ont pas de voix, ou qui ont une voix que nous avons choisi de ne pas écouter.

L’éthique de la terre que défend cette femme signale trois choses : premièrement, l’importance de trouver une façon de coexister avec la nature au sein même des villes, plutôt que de s’opposer à elle ; deuxièmement, l’impératif politique de s’attaquer au poids que fait peser le passé sur le temps présent ; et, finalement, la nécessité de prendre en compte des épistémologies et des ontologies territoriales qui s’ancrent dans des traditions de care collectif et de valeur d’usage (plutôt que de valeur d’échange), et de les utiliser comme des positions à partir desquelles lutter pour la justice sociale. De tels imaginaires contre-spatiaux sont au coeur de ce que Stefano Harney et Fred Moten (2013) appellent les « sous-communs » (undercommons), à savoir des espaces fugaces définis moins par le lieu que par la forme insurrectionnelle de socialité qui les accompagne.

Construire un nouveau milieu de vie

« Le jardin est une arme de guerre », a affirmé Wayne Curtis, agriculteur urbain et artiste à Détroit, la première fois que nous nous sommes rencontrés. « La lutte n’a rien de nouveau. Nous luttons depuis longtemps. » Wayne et moi retournions la terre, préparant les planches de culture pour l’hiver au sein du jardin communautaire que lui et sa femme, Myrtle Thompson-Curtis, ont créé en 2009 à la limite est de Détroit. Feedom Freedom (« Feed them freedom »/« Nourrissez-les de la liberté ») est un endroit aux dimensions modestes, composé d’environ deux douzaines de bacs à cultiver, d’un grand tunnel chenille et d’une station de compostage bien équipée. Il sert de lieu de rassemblement pour les jeunes et les adultes du quartier. On y propose des journées « art dans le jardin », des cours de cuisine et divers ateliers. Site d’étude collective et de dialogue intergénérationnel, ce jardin est une des nombreuses expérimentations menées dans l’est de Détroit et à travers la ville, où bon nombre d’habitants ont choisi de construire leurs propres infrastructures de survie et de soins afin de remédier aux effets néfastes de l’abandon de l’État, de se réapproprier les modes de reproduction sociale de l’accumulation du capital et de développer une capacité de gouvernance démocratique participative.

Wayne explique que Feedom Freedom est le prolongement de son engagement au sein du Black Panther Party. Au même titre que les programmes de survie du BPP, Feedom Freedom focalise ses énergies sur une réponse aux besoins primaires des individus et met l’accent sur l’autodétermination, laquelle nécessite la création d’un espace propice aux relations en personne au sein du quartier. Wayne décrit le travail de Feedom Freedom en utilisant le concept de « territoire libéré » de Huey P. Newton : une stratégie visant à assurer le contrôle sur les mécanismes sociaux et politiques qui structurent les relations humaines, et ce, de l’éducation à l’organisation politique. Selon Wayne, le « territoire libéré » est un moyen de survie et un processus de « centralisation des ressources afin que [les résidents] puiss[ent] survivre mentalement, physiquement et spirituellement aux assauts des ennemis jusqu’à ce qu[’ils] trouv[ent] comment transformer la situation ».

Si Wayne s’appuie sur son expérience au sein du BPP pour expliquer Feedom Freedom, il ne manque pas de souligner que le terrain sur lequel se déroule la lutte a changé avec la mondialisation. À titre d’exemple, de nombreux commerces de Détroit où le BPP avait l’habitude de recueillir de la nourriture sont maintenant fermés. Bien que le capital se soit de toute évidence déplacé, Wayne fait valoir que « la plantation est toujours là » : « La relation entre la communauté entrepreneuriale et nous est toujours là, la souffrance aussi, et tout le reste. » En ce sens, la stratégie du « territoire libéré » vise à renverser les pratiques et les rationalités qui réduisent les gens à des « rebuts humains », pour reprendre les termes d’Arendt (1945), en ceci qu’ils sont rejetés par les crises cycliques du capitalisme racial. Il s’agit d’une réponse à la manière dont le racisme, comme l’a soutenu Foucault, donne au biopouvoir la force de favoriser la vie d’une certaine partie de la population au détriment d’une autre (Foucault, 2003). Cette prémisse est le fruit d’une compréhension intime de la façon dont la notion de vies jugées superflues est intégrée dans la logique politique moderne et de la manière dont certaines populations se voient refuser une citoyenneté à part entière. Si une politique de l’abandon est fondamentale pour l’ordre libéral, alors le renversement du pouvoir peut être une manoeuvre tactique, mais pas une stratégie de perturbation à long terme.

J’ai commencé cet article par une série de citations soulignant l’importance de la terre au sein des mouvements pour le pouvoir des Noirs et la décolonisation dans les années 1960 et 1970. Le pouvoir est ici appréhendé comme provenant de la terre – la terre pour produire de la nourriture, la terre pour la liberté et la dignité et la terre pour « own the job ». Si la terre n’est pas l’objectif final, elle est néanmoins essentielle, car la décolonisation exige une réorganisation spatiale des géographies coloniales (Fanon, 1963 ; Said, 1993). La colonisation, comme le rappellent Stefan Kipfer et Kanishka Goonewardena (2007), ne se limite pas à l’époque de l’expansion territoriale européenne, mais est intimement liée aux modèles contemporains d’urbanisation et au rôle que joue l’État dans la réorganisation territoriale de l’espace en vue d’accumuler du capital, notamment par la reproduction des relations de centre et de périphérie à de multiples échelles. Repenser la terre dans la ville nécessite donc qu’au-delà de sa distribution et de son utilisation, nous étendions les questions foncières à des débats profondément politiques à propos de la race, de l’espace et de la liberté. Notre reconnaissance (ou non) de l’histoire coloniale et de l’histoire des plantations – sachant que les Noirs y ont été traités comme des biens en tant qu’esclaves et qu’après leur affranchissement, les Blancs ont organisé l’espace en craignant la liberté des Noirs – est d’une importance capitale dans notre manière d’analyser les luttes pour la transformation urbaine d’aujourd’hui et de donner un sens à la résistance.

Feedom Freedom met l’accent sur la vie, l’amour et l’autodétermination. « Nous cultivons de la nourriture comme un acte révolutionnaire d’amour de soi et des autres », écrivent-ils. « Nous travaillons à être cette communauté bâtie sur des fondations d’amour, de joie et d’espoir ; cette chère communauté que le Dr King désirait construire. » (Feedom Freedom, 2011) Dans cette perspective, la refonte des paysages agraires équivaut à se battre contre la domination et l’oppression. C’est une réponse à l’incapacité des institutions modernes et de l’État à répondre aux besoins des communautés. C’est une stratégie pour perturber la façon dont le capitalisme racial sous-estime la valeur de la vie des Noirs. Cette vision se base sur la connaissance des ancêtres asservis qui avaient compris que la lutte pour la libération impliquait d’imaginer « un territoire libre, un nouveau bien commun », selon les mots de Saidiya Hartman. « Les esclavagisés savaient que la liberté devait être prise ; ce n’était pas le genre de chose que l’on pouvait vous donner », écrit-elle dans un chapitre intitulé « Une lutte inachevée » :

Elle est gagnée puis perdue, encore et encore. Les exigences de l’esclave envers le présent ont tout à voir avec la réalisation de la promesse de l’abolition, et cela implique bien plus que la fin de l’esclavage. Il s’agit d’exiger la reconstruction de la société, qui est la seule façon d’honorer notre dette envers les morts. Voilà toute l’intimité de notre époque avec la leur.

Hartman, 2007 : 169-170

Le jardin, dans ce sens, est une arme contre une émancipation restreinte.