Corps de l’article

En mai 2017, Christine Black, mairesse de Montréal-Nord (Montréal, Québec, Canada), présentait la première politique de l’arrondissement sur les « saines » habitudes de vie :

Nous sommes très fiers de dévoiler aujourd’hui une politique qui offrira des solutions concrètes pour tous nos citoyens ; une politique qui fera notamment la promotion des saines habitudes de vie et des bénéfices d’adopter un mode de vie plus actif physiquement. Tout a été réfléchi et mis en place afin d’assurer des retombées positives pour l’ensemble de la population de Montréal-Nord.

Mairesse Black, dans Arrondissement de Montréal-Nord, 2017a

La politique fut présentée comme étant nécessaire pour améliorer la qualité de vie des résident·e·s du quartier, qui, selon les statistiques de l’enquête TOPO réalisée en 2012 par la Direction de la santé publique de Montréal[1], sont largement affecté·e·s par des maladies chroniques ou une situation de « surpoids ».

Intitulée « Politique sur les saines habitudes de vie », cette politique se décline suivant trois axes d’intervention : l’accès à une saine alimentation, l’adoption d’un mode de vie physiquement actif, et la promotion des saines habitudes de vie (Arrondissement de Montréal-Nord, 2017a ; 2017b). Elle s’inscrit dans la lignée d’un ensemble de pratiques et de discours normatifs constitutifs de ce que les chercheur·euse·s en études critiques sur les corps gros ou obèses (« critical fat studies ») ont décrit comme la « crise de l’obésité ». Bien que le document regorge de statistiques sur les habitudes de vie des (Nord-)Montréalais·e·s, sur leur état de santé et sur la forme de leurs corps, peu d’indications sont données quant au contexte démographique, socioéconomique et urbanistique de l’arrondissement. Montréal-Nord est un arrondissement particulièrement mal desservi en ce qui a trait à plusieurs services, dont alimentaires (Boussiki, 2020 ; Levasseur, 2020 ; Enríquez, 2018). C’est également un arrondissement qui compte une large population immigrante et historiquement marginalisée : selon un rapport publié en 2018, 67 % de ses citoyen·ne·s sont né·e·s à l’étranger, et la « moitié de la population s’identifie à une minorité visible » (Montréal en statistiques, 2018 : 5). Ce même rapport mentionne que le « revenu annuel médian de la population de 15 ans et plus de l’arrondissement était de 23 412 $ par personne en 2015 » (Montréal en statistiques, 2018 : 27), et que « 22 % de la population dans les ménages privés est en situation de faible revenu » (Montréal en statistiques, 2018 : 29). Bien que ces données soient nécessaires pour comprendre la réalité des citoyen·ne·s concerné·e·s par la Politique, cette dernière est plutôt focalisée sur les enjeux de santé qui toucheraient la population.

La Politique trouve sa place dans une série de mesures et de discours visant à corriger les inégalités en santé telles qu’elles prennent forme dans le contexte nord-montréalais. Elle met à profit une approche où des autorités politiques et de santé publique visent à équiper des citoyen·ne·s marginalisé·e·s ou défavorisé·e·s afin qu’ils et elles puissent prendre en charge leur santé et ainsi combattre les inégalités en matière de santé dont ils et elles sont victimes. En d’autres mots, la Politique embrasse une logique de prise en charge individuelle de la santé par les individus eux-mêmes (Crawford, 1980 ; Lupton, 1997 ; Overend et al., 2020), favorisant ainsi l’émergence de discours moralisateurs et axés sur la responsabilité individuelle à l’intersection de l’alimentation, des corps et de la santé. C’est d’ailleurs une tendance qui s’affirme au Québec, ainsi qu’en témoigne le récent lancement de la nouvelle Politique gouvernementale de prévention en santé (120 millions de dollars sur trois ans), qui misera sur le changement des habitudes de vie des Québécois et des Québécoises, et dont Horacio Arruda, ex-directeur national de la santé publique du Québec, sera l’ambassadeur (Morin-Martel, 2022).

Dans cet article, je propose une analyse discursive de cette politique publique et, plus largement, de ce qui l’informe et la traverse. Je m’inspire des méthodes d’analyse de discours proposées par Foucault (1980) pour déceler les enjeux et les rapports savoir/pouvoir plus larges qui traversent cette politique et au sein de laquelle ils prennent forme. Ainsi, bien que l’analyse parte de ce document, elle ne s’y limite pas : elle vise à réfléchir aux normes, aux présupposés et aux processus d’exclusion qui l’informent, mais qui s’inscrivent plus largement dans ce que j’ai décrit ailleurs comme la culture alimentaire biomédicalisée contemporaine (Durocher, 2020) au Québec. Il est toutefois important de reconnaître les limites de cette analyse, dont l’objectif n’est pas d’évaluer les applications concrètes de la Politique ni ses retombées. L’article s’inscrit donc dans la lignée des travaux menés au sein des études critiques sur l’alimentation et la nutrition (« critical food and dietetic studies »), et a recours aux travaux publiés par des chercheur·euse·s au sein des études critiques sur les corps gros ou obèses, de même que par des chercheur·euse·s noir·e·s et autochtones, notamment, qui dénoncent les inégalités et injustices sociales, systémiques et structurelles prenant régulièrement la forme d’inégalités en santé. Dans le contexte néolibéral actuel, ces inégalités en santé sont appréhendées sous l’angle de la responsabilité individuelle par les autorités de santé publique, au sein de discours et de pratiques qui visent à améliorer (voire ciblent) la santé de populations dites marginalisées ou défavorisées (Dennis et Robin, 2020 ; Doucet-Battle, 2021 ; Hatch, 2016 ; Yates-Doerr, 2015 et 2020 ; Gálvez, Carney et Yates-Doerr, 2020). J’espère ainsi que l’article servira à éclairer la manière dont les politiques publiques peuvent reproduire des formes de discrimination et d’oppression qui se conjuguent à celles existant déjà, et ainsi détourner l’attention des inégalités systémiques et structurelles qui se matérialisent à la longue en problèmes de santé que l’on associe actuellement à la diète.

Dans le respect de la perspective critique et féministe qui soutient cet article ainsi que la recherche qui l’informe, il m’importe de préciser d’entrée de jeu la position sociale depuis laquelle cette analyse et les réflexions qui en découlent sont menées. Je suis moi-même Montréalaise, mais n’habite pas le quartier de Montréal-Nord. Je suis Québécoise d’origine, Blanche, francophone, et je ne vis pas d’insécurité alimentaire. Ce positionnement influence nécessairement le regard que je porte sur les enjeux abordés ici, de même que ma capacité à les relever. On peut se demander, par exemple, si les enjeux soulevés dans le contexte de l’analyse auraient été les mêmes si j’étais moi-même en situation d’insécurité alimentaire ou si je vivais avec des problèmes de santé actuellement associés à la diète, ou encore si mes référents culturels alimentaires n’étaient pas ceux partagés de façon dominante dans la culture alimentaire au Québec. La position privilégiée depuis laquelle j’ai la possibilité de mener cette analyse détermine nécessairement les rapports de pouvoir auxquels je suis sensible, et les manières dont je les aborde dans le contexte de cette analyse. L’explicitation de ce positionnement et son existence même ne signifient pas que l’analyse présentée dans cet article est illégitime ou non valide, mais plutôt qu’il est nécessaire d’en reconnaître les limites et d’envisager sa participation potentielle dans des rapports de pouvoir préexistants (D’Arcangelis, 2018 ; Pillow, 2003).

Dans la première partie de l’article, je mobiliserai les travaux issus des études critiques sur les corps gros ou obèses afin de démontrer comment cette politique s’inscrit au coeur de pratiques et de discours constitutifs de la « crise de l’obésité ». J’aborderai les formes d’oppression qui s’y incarnent et montrerai que cette politique, en l’état, détourne l’attention des considérations systémiques, structurelles et autres qui agissent sur la forme des corps et l’état de santé des résident·e·s concerné·e·s. Je procéderai ensuite à une analyse des discours hégémoniques et normatifs qui traversent la Politique et font de la saine alimentation, entendue au sens des savoirs occidentaux issus du nutritionnisme (Martin et Amos, 2017 ; Overend, 2020 ; Scrinis, 2013), une solution à adopter dans la lutte contre l’obésité et les maladies chroniques. Je mobiliserai les travaux de chercheur·euse·s dénonçant les pratiques et les discours consacrés à « éduquer » certaines populations quant aux bienfaits de l’adoption d’une « saine alimentation », et qui sont régulièrement adressés à des populations marginalisées, défavorisées et souvent racialisées, participant ce faisant à détourner l’attention des changements systémiques et structurels nécessaires pour corriger les inégalités observées, tant en santé qu’en matière d’alimentation. En guise de conclusion, je comparerai brièvement cette politique avec le nouveau plan adopté par le Conseil alimentaire de Toronto (Toronto Black Food Sovereignty Plan), qui reconnaît le racisme systémique et son rôle dans les problèmes de santé et d’accès à l’alimentation, et privilégie une approche favorisant des actions par et pour les communautés concernées (noires dans le cas de ce plan). Je discuterai de certaines de ses orientations directrices afin de mettre en évidence l’approche distincte qui y est favorisée par rapport à la Politique analysée tout au long de cet article.

Une politique qui s’inscrit dans un ensemble de discours et de pratiques « anti-obésité »

Plusieurs constats démontrent l’importance d’agir pour améliorer la qualité de vie des Nord-Montréalais. En extrapolant à l’échelle de Montréal-Nord les statistiques de l’enquête TOPO 2012 sur l’état de santé des Montréalais, on constate que plus de 40 000 Nord-Montréalais ne consomment pas assez de fruits et de légumes, que plus de 2 000 jeunes de 15 à 24 ans ont un surplus de poids, et qu’un Nord-Montréalais sur trois est atteint d’une maladie chronique comme les maladies du coeur ou l’hypertension. « C’est pour renverser cette tendance que nous mettons en place des actions afin d’offrir à la population des pistes de solution et des alternatives concrètes pour faire bouger ces indicateurs », a ajouté madame Black (Arrondissement de Montréal-Nord, 2017a).

Cet extrait du communiqué de presse annonçant la nouvelle Politique illustre bien le ton employé de même que le type d’arguments mobilisés pour en justifier la mise en place, deux éléments contribuant à ce que plusieurs chercheur·euse·s en études critiques sur les corps gros ou obèses ont décrit comme constitutif de la « crise de l’obésité » (Rich et Evans, 2005). Dans un contexte de gouvernance néolibéral où la santé revêt le statut d’impératif moral à atteindre de façon individuelle (Crawford, 1980 ; Lupton, 1997 ; Metzl et Kirkland, 2010), la grosseur est posée comme problématique, tant à l’échelle de l’individu, pour qui l’on appréhende des soucis de santé étant donné son poids (Evans et Colls, 2011 ; Tidgwell et al., 2018), qu’à l’échelle de la population, alors qu’il est entendu que le développement potentiel de troubles de santé mènerait vers des coûts pour l’ensemble de la société (Campos et al., 2006 ; Guthman, 2011 ; Saguy, 2014). Ce type de discours contribue à la problématisation et à la médicalisation de la grosseur, pour laquelle un diagnostic clinique (« obésité ») a été créé (Gard et Wright, 2005 ; Saguy, 2014), menant ainsi au déploiement, dans une multitude de domaines (médical, santé publique, culturel, etc.), de tout un ensemble de discours et de pratiques ayant pour objectif de résoudre les « problèmes » du surpoids et de l’obésité et de prévenir les enjeux de santé qui leur sont associés.

C’est d’ailleurs ce qui ressort du message offert en guise d’introduction à la Politique par l’« ambassadrice des saines habitudes de vie », une ancienne athlète olympique canadienne connue de la scène publique au Québec puisque particulièrement impliquée dans la promotion des « saines » habitudes de vie au sein de divers organismes et comités gouvernementaux :

L’obésité et les problèmes de santé qui sont liés à la sédentarité et à une mauvaise alimentation coûtent cher humainement et économiquement à la société. Il est impératif d’informer la population sur l’impact de ses choix et surtout, de proposer des alternatives afin de l’aider à faire des choix plus sains. 

Citation tirée du mot de Sylvie Bernier présenté en guise d’introduction à la Politique, Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 6

Bien que la Politique n’indique pas explicitement qu’elle vise à enrayer « la crise de l’obésité », les statistiques et arguments pour en justifier la pertinence et l’importance entremêlent des considérations pour la santé de la population, le poids et l’alimentation. C’est par exemple ce qui guide le choix des statistiques retenues pour offrir un « portrait » de la santé de la population de Montréal-Nord, comme le montre la figure 1.

Figure 1

Portrait statistique donné en page 11 du document présentant la Politique[2]

Portrait statistique donné en page 11 du document présentant la Politique2

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Cette politique s’inscrit dans un ensemble plus large de discours et de pratiques qui s’imposent au Québec comme ailleurs dans le monde, ainsi qu’en témoignent par exemple la ligne du temps « La montée de l’obésité au Québec », préparée par le Comité scientifique sur la prévention de l’obésité de l’Institut national de santé publique du Québec (2020), ou les conclusions d’un rapport préparé par ce même comité quant aux coûts et conséquences liés à cet accroissement. Ces conclusions exhortent d’ailleurs le Québec à adopter des mesures visant à poursuivre sa lutte contre l’obésité, sans quoi la province « […] risque de faire face à de lourdes conséquences sociosanitaires […], [à] un fardeau économique important […], et [à] une espérance de vie en bonne santé potentiellement réduite chez les personnes touchées » (Institut national de santé publique du Québec, 2019).

C’est donc dans ce contexte alarmiste que prend forme la Politique, qui emprunte en outre un lot d’associations que cette « crise de l’obésité » contribue à (re)produire. Par exemple, les travaux critiques sur l’obésité et la grosseur ont mis en évidence les manières par lesquelles ladite « crise » participe à la création d’un ensemble de pratiques et de discours moralisateurs et de « vérités » peu contestées (ou contestables) se situant à l’intersection de la santé, du poids et de l’alimentation (Gard et Wright, 2005 ; Guthman, 2013 ; Monaghan, Colls et Evans, 2013 ; Saguy, 2014 ; Rail, 2014 et 2021). Parmi ces « vérités », on retrouve notamment le « fait » qu’un surplus de poids équivaudrait nécessairement à une mauvaise santé au présent comme au futur (critiqué notamment par Campos, 2011 ; Evans et Colls, 2009 ; Gard et Wright, 2005 ; Lupton, 2018), ou encore que le poids et la santé seraient nécessairement infléchis par l’adoption d’une alimentation prescrite ou de « saines » habitudes de vie (contesté entre autres par Guthman, 2011 ; Rich, Monaghan et Aphramor, 2011). C’est d’ailleurs là que s’articulent la justification et la portée souhaitée de cette politique, l’arrondissement affirmant vouloir répondre aux besoins pressants liés aux enjeux de santé de la population de Montréal-Nord par une intervention visant à accroître l’adoption d’habitudes jugées saines et favorables au développement et au maintien d’un poids santé.

Les conséquences

Ces habitudes de vie, notamment le manque d’activité physique (sédentarité) et une alimentation riche en sel et en gras saturé, sont associées à l’apparition de maladies chroniques telles que l’hypertension, les maladies du coeur et des poumons, le diabète et certains types de cancer (oesophage, côlon, etc.).

Les maladies chroniques se développent lentement et progressent toute la vie. Elles conduisent à des incapacités, mais surtout, elles sont évitables.

Malgré ce fait, un Montréalais sur trois (33 %) est tout de même atteint d’au moins une maladie chronique. […] [O]n voit toute la pertinence d’intervenir pour promouvoir des habitudes de vie favorables à la santé auprès de la population nord-montréalaise.

D’autant plus qu’il se vit sur le territoire nord-montréalais un enjeu relatif à l’accès aux aliments santé. En effet, selon l’Étude sur l’accès aux aliments santé à Montréal de la Direction de santé publique de Montréal, 30,4 % de la population du territoire couvert par le CLSC de Montréal-Nord a un accès nul ou négligeable aux fruits et légumes frais.

Extrait de la Politique, p. 11, qui aborde les conséquences associées aux « mauvaises » habitudes de vie identifiées dans le cadre du portrait dressé des résident·e·s de l’arrondissement

Le ton alarmiste de cette politique a pour effet de provoquer une panique morale (Lupton, 2018) autour de considérations liées au poids et à la santé qui contribue à individualiser les enjeux de santé pouvant affecter une population donnée. Ainsi que l’ont souligné les chercheur·euse·s abordant les processus d’exclusion, de discrimination et de stigmatisation mis en branle par ces discours et ces pratiques anti-obésité (Lupton, 2018), l’obésité devient alors un enjeu de santé publique prioritaire, détournant ainsi l’attention, voire rendant invisibles les inégalités multiples dont sont régulièrement victimes les personnes marginalisées ou défavorisées pour lesquelles on souhaite à l’origine mettre en place certaines politiques. C’est par exemple le cas de cette politique, où les inégalités sociales et économiques vécues par les résident·e·s de l’arrondissement, tout comme les enjeux liés à la discrimination et au racisme (voir notamment Boussiki, 2020 ; Levasseur, 2020 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2020), ne sont pas abordés, pas plus que les considérations environnementales (par ex. : Descurninges, 2021). Or, ces éléments affectent le bien-être et la santé des habitant·e·s de l’arrondissement, possiblement leur poids aussi, et l’émergence éventuelle de conditions chroniques associées à l’alimentation. Les recherches – même celles qui ne sont pas menées depuis une perspective critique – démontrent pourtant que les causes de l’obésité sont multiples et que leur étendue est encore peu comprise. Par exemple, les lignes directrices cliniques publiées dans le Canadian Medical Association Journal précisent que

[r]oot causes of obesity include biological factors such as genetics, epigenetics, neurohormonal mechanisms, associated chronic diseases and obesogenic medications, sociocultural practices and beliefs, social determinants of health, built environment, individual life experiences like adverse childhood experiences, and psychological factors such as mood, anxiety, binge-eating disorder, attention-deficit/hyperactivity disorder, self-worth and identity 

Wharton et al., 2020

Ainsi, la Politique, par sa focalisation sur l’alimentation et sa volonté d’inciter les résident·e·s à modifier leurs habitudes alimentaires, détourne l’attention des multiples facteurs qui agissent sur l’état de santé d’un individu et la forme de son corps (par ex. : qualité du sommeil, pauvreté, précarité, stress et anxiété, agents toxiques présents dans l’environnement, conditions environnementales, etc.). Ces derniers constituent autant d’éléments qui devraient être abordés dans une politique publique visant à combattre les inégalités en santé et à améliorer la santé d’une population, surtout lorsqu’il s’agit d’une population particulièrement affectée par la pauvreté, la précarité, le manque chronique de services de toutes sortes (sur le plan de la mobilité, de l’alimentation, des installations sportives, des espaces verts, etc.), et qui comprend un nombre important de groupes minorisés et/ou immigrants. La Politique paraît sous-entendre que la santé de la population concernée sera nécessairement améliorée si cette dernière adopte les habitudes de vie prescrites, sans que soient changées les conditions systémiques, structurelles ou circonstancielles qui jouent sur la qualité de vie et la santé des résident·e·s. Au sein de cette politique, l’alimentation est présentée comme étant LA solution pour corriger ou éviter le développement de troubles de santé, ce qui contribue à donner l’impression que l’obésité ou le surplus de poids est « corrigible » au moyen d’une alimentation « adéquate ».

L’alimentation « saine ». Pour qui ? Selon qui ?

Il est intéressant de constater que ce qui constitue une alimentation « saine » n’est pas défini à même le corps du document, si ce n’est une rapide mention de l’importance des fruits et des légumes (on indique notamment le nombre approximatif de Nord-Montréalais·e·s qui n’en consomment pas suffisamment) ou de ce qu’elle n’est pas (par exemple, une alimentation « riche en sel et en gras saturé » [Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 11]). La notion de « saine alimentation » n’est définie qu’en toute fin de document, dans le lexique :

Alimentation constituée d’aliments diversifiés qui donne priorité aux aliments de valeur nutritive élevée sur le plan de la fréquence et de la quantité. La saine alimentation se traduit par le concept d’aliments quotidiens, d’occasion et d’exception, de même que par des portions adaptées aux besoins des personnes. 

Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 37

Cette définition, tirée de la « Vision de la saine alimentation » du ministère de la Santé et des Services sociaux du gouvernement du Québec, s’inspire du nutritionnisme, une idéologie (et un paradigme) balisant la production et la circulation de connaissances constitutives de l’alimentation « saine » aujourd’hui. Le nutritionnisme contribue d’une part à l’évaluation et à la catégorisation binaire des aliments (« bons »/« mauvais » ; « santé »/« malsains »), et d’autre part à orienter l’intérêt sur la constitution matérielle et nutritionnelle des aliments dans leur caractérisation et leur évaluation (Overend, 2020 ; Scrinis, 2013). Le nutritionnisme promeut une approche « pharmaceutique » de l’alimentation, celle-ci étant évaluée en fonction des bénéfices attendus sur les corps, des processus biochimiques associés aux aliments et nutriments ingérés et de la santé des individus qui les ingèrent, favorisant ainsi l’émergence d’une approche de l’alimentation centrée sur la santé physique, physiologique et biologique des corps. Cette approche de l’alimentation « saine » a été abondamment critiquée dans les écrits scientifiques, notamment parce qu’elle offre une perspective réductrice des liens entre l’alimentation et la santé (Scrinis, 2013), qu’elle profite surtout à l’industrie agroalimentaire (Knezevic, 2017 ; Scrinis, 2013), et contribue à évacuer les autres dimensions (affectives, culturelles, environnementales, etc.) de l’alimentation et des pratiques alimentaires (Martin et Amos, 2017 ; Overend, 2020 ; Williams-Forson, 2019). La définition retenue dans le cadre de la Politique rend également compte d’une approche de l’alimentation axée sur le contrôle et la maîtrise de soi et de ses habitudes alimentaires, laquelle a été largement analysée dans le contexte des études critiques sur l’alimentation et dont on sait qu’elle contribue à l’émergence de subjectivités particulières, étroitement liées au corps et aux pratiques alimentaires (Coveney, 2000 ; Lupton, 1996 ; Probyn, 2000).

Il est également révélateur que l’alimentation « saine » ne soit pas définie dans le coeur même du document. Le fait qu’il ne soit pas jugé nécessaire d’expliciter ce qui est entendu par « alimentation saine » dans le texte d’une politique au sein de laquelle elle est pourtant centrale témoigne non seulement de l’omniprésence des discours constitutifs de la « saine alimentation », mais également de leur caractère hégémonique et universalisant, une critique par ailleurs formulée par Hayes-Conroy et Hayes-Conroy (2013 : 175) :

Despite the obvious political, social, and cultural influences on peoples’ perceptions and practice of nutrition, “healthy eating” in our (Western) society continues to be defined in universal terms, with a core set of oft-repeated values and assumptions. [] [M]any public health professionals, following this narrative of simplicity, urge the public to rely on a core set of basic, dietary guidelines. Just about anyone can recount these. Eat a lot of vegetables, fruits, and whole grains ; enjoy healthy fats (e.g. olive oil, fish, nuts), but avoid saturated fat (butter, red meat) ; drink water ; limit salt and sugar ; exercise and take in an appropriate amount of calories for your body and lifestyle []. [T]he central message remains the same – eat like we say and you will be healthy.

La critique d’Hayes-Conroy et Hayes-Conroy met notamment en évidence les valeurs et les idéologies occidentales qui traversent de telles définitions de l’alimentation « saine », définitions omniprésentes et largement tenues pour acquises. D’autres chercheur·euse·s ont étendu cette critique, insistant sur le caractère occidental desdits savoirs alimentaires qui, lorsque mobilisés dans le contexte de recommandations visant à « aider » des populations dites marginalisées comme les communautés autochtones, contribuent à la dévalorisation des savoirs autres et/ou traditionnels de l’alimentation (Dennis et Robin, 2020 ; Martin et Amos, 2017) et à la négligence du caractère fondamentalement culturel de l’alimentation et de la santé (Williams-Forson, 2019 ; Yates-Doerr, 2015).

La Politique prend donc pour point de départ cette prémisse : il existe une alimentation « saine » qui devrait être consommée par les habitant·e·s du quartier et qui ne l’est pas suffisamment à l’heure actuelle. Dans cette optique, les pans de la Politique qui concernent l’alimentation abordent d’abord des enjeux d’accessibilité (axe 1 : accès à une saine alimentation), puis de promotion (axe 3 : promotion des saines habitudes de vie). Dans la dernière citation tirée de la Politique présentée plus haut (voir « Les conséquences »), on souligne notamment que Montréal-Nord est particulièrement touché par des problèmes d’accès à des aliments jugés sains (« […] 30,4 % de la population du territoire couvert par le CLSC de Montréal-Nord a un accès nul ou négligeable aux fruits et légumes frais » [Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 11]). Suivant cette même logique, la Politique reconnaît l’importance de l’environnement et du contexte social dans la consommation d’une alimentation considérée comme adéquate, et affiche même une volonté d’amorcer un virage en portant son attention non plus uniquement sur la responsabilité individuelle, mais aussi sur des considérations socioéconomiques ou environnementales, comme on peut le constater dans certains énoncés :

[La présente Politique] repose ensuite sur une approche transversale axée sur les environnements favorables aux saines habitudes de vie. Cette approche, mise de l’avant par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, pose les constats suivants :

  • Les pressions exercées par la vie moderne (la vie urbaine, le travail de plus en plus sédentaire, l’utilisation quotidienne de l’automobile et de l’ordinateur, le manque de temps) ont changé notre mode de vie, notre façon de nous alimenter et de nous déplacer ;

  • Ces facteurs font en sorte que l’environnement dans lequel nous vivons aujourd’hui favorise l’obésité et le manque d’activité physique (sédentarité), ce qui affecte de façon importante notre santé et notre qualité de vie, sur les plans individuel et collectif ;

  • L’individu ne peut être tenu seul responsable de cette situation. En effet, si l’environnement reste le même et ne rend pas les choix santé plus accessibles, il sera difficile pour les citoyens et citoyennes ainsi que leur famille de faire des changements durables dans leur mode de vie […] ;

  • Il faut donc aménager l’environnement afin de rendre les choix « santé » plus faciles à faire et les choix moins sains plus contraignants. On parle ici de créer un « environnement favorable à la santé », c’est-à-dire qui présente des conditions propices à la santé.

Extrait de l’énoncé de la Politique, p. 15

Pour Saguy (2014), cette approche où l’environnement est posé comme étant problématique, et qui nous invite à agir sur lui, s’inscrit néanmoins encore dans une logique de responsabilité individuelle (laquelle continue par ailleurs à problématiser la grosseur) plutôt que dans une réelle volonté de prise en compte des inégalités menant à des problèmes d’accès à l’alimentation et à des troubles de santé. L’accent étant mis sur les conditions environnementales qui guident les comportements alimentaires, on suggère que le fait de changer lesdites conditions amènerait nécessairement un changement des habitudes alimentaires, et favoriserait ainsi l’adoption de celles jugées adéquates. Cela revient donc ultimement à vouloir changer les habitudes de consommation individuelles, cette fois en agissant sur l’environnement plutôt que sur l’individu directement. Derrière cette définition des « problèmes environnementaux » qui « causeraient » la grosseur ou empêcheraient l’adoption de saines habitudes de vie se trouve l’idée suivant laquelle il y a de « bons » choix à faire, et que l’individu doit simplement être orienté vers ceux-ci. Autrement dit, il est sous-entendu que la grosseur ou le fait d’avoir de mauvaises habitudes de vie est déterminé par l’environnement au sein duquel évolue un individu.

Dans une logique similaire, Shannon (2013) interroge depuis une perspective critique les « déserts alimentaires » et les pratiques de cartographie mises de l’avant pour les corriger. Pour ce chercheur, les méthodes de cartographie utilisées pour « corriger » les déserts alimentaires participent à l’invisibilisation des conditions socioéconomiques ou structurelles problématiques qui freinent l’accès aux aliments et contribuent à poser les individus comme peu mobiles et exempts de ressources. Ainsi, les travaux de Saguy et de Shannon signalent comment ce type de pratiques et de discours, qui se veulent pourtant progressistes et critiques de la responsabilisation individuelle de la santé, peuvent renforcer les inégalités existantes, et stigmatiser davantage la population concernée, présentée comme étant passive face à son environnement, voire « formée » par celui-ci.

De plus, Saguy (2014) soutient que ces considérations environnementales sont souvent accompagnées de discussions quant à la nécessité de mieux outiller les individus afin qu’ils et elles fassent des choix alimentaires jugés appropriés, surtout devant la mer d’options et de stratégies de promotion des aliments « malsains » qui s’offrent à eux et à elles. C’est donc dans cette optique que l’objectif 1.1 (« Faciliter, dans l’environnement municipal, les choix alimentaires “santé” ») de l’axe 1 (« L’accès à une saine alimentation ») est constitué de pistes d’action visant à limiter la consommation d’aliments jugés néfastes (les boissons gazeuses, par exemple). De même, l’objectif 1.2 (« Soutenir localement l’accès à des aliments sains ») accorde une place très importante aux activités de promotion de la « saine » alimentation ainsi qu’au développement de stratégies et d’outils à visée éducative. En voici un extrait permettant de donner un aperçu du type de stratégies qui y figurent (il n’est pas nécessaire de lire l’entièreté de la figure).

Figure 2

Capture d’écran de l’objectif 1.2 de l’axe 1, « L’accès à une saine alimentation » (Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 20)

Capture d’écran de l’objectif 1.2 de l’axe 1, « L’accès à une saine alimentation » (Arrondissement de Montréal-Nord, 2017b : 20)

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Cet objectif 1.2 se décline principalement en pistes d’action visant à améliorer l’accès aux aliments, en encourageant notamment leur production (par ex. : jardinage) et l’acquisition de savoirs par les résident·e·s (par ex. : cours de cuisine, activités de sensibilisation à la saine alimentation), des éléments qui sont également repris dans l’axe 3, consacré à la promotion des saines habitudes de vie.

La présence marquée de pistes d’action visant à sensibiliser ou à éduquer la population quant aux bienfaits de la saine alimentation et de l’adoption de saines habitudes de vie indique que ces dernières sont conçues comme une façon de réduire, voire de corriger les inégalités de santé. Guthman (2008 et 2011) et Hayes-Conroy et Hayes-Conroy (2013) ont déjà critiqué le fait que de telles recommandations, souvent simplifiées à outrance, sont régulièrement faites à des populations racialisées, marginalisées et/ou défavorisées en présumant que tout irait mieux si seulement elles pouvaient être éduquées quant à ce qui constitue une alimentation « saine » (entendue selon des valeurs et des savoirs occidentaux, je le rappelle). Ce faisant, ce type de pistes d’action (ou, plus largement, de discours et de pratiques) contribue à renforcer une panoplie d’associations problématiques : les personnes défavorisées n’ont pas les connaissances nécessaires pour bien s’alimenter, ne sont pas bien outillées pour comprendre l’importance d’adopter une alimentation saine ou n’ont pas les connaissances nécessaires pour se « prendre en charge » et faire les « bons » choix. Comme le soutiennent les travaux mobilisés ici, une telle approche occulte les enjeux de fond qui freinent l’accès à une alimentation appropriée pour certaines communautés marginalisées, et ne participe pas à une meilleure considération des inégalités en santé, qu’elles soient liées ou non à l’alimentation. Une approche différente pourrait plutôt s’enquérir de la raison pour laquelle Montréal-Nord semble chroniquement mal desservi en ressources de toutes sortes, surtout dans le contexte où sa population résidente est constituée de façon importante de groupes systématiquement marginalisés au Québec (populations immigrantes, racialisées, non francophones).

Conclure avec des pistes de réflexion grâce au Toronto Black Food Sovereignty Plan

En guise de conclusion, j’aimerais aborder brièvement le nouveau plan adopté par le Conseil alimentaire de Toronto : le Toronto Black Food Sovereignty Plan (City of Toronto, 2021a et 2021b). J’y vois des pistes de réflexion et d’action intéressantes, qui contrastent avec les éléments discutés tout au long de la présente analyse. À l’automne 2021, le Conseil de ville de Toronto a adopté ce plan, étalé sur cinq ans, qui prévoit le soutien de la Ville (tant sur le plan financier qu’en matière de ressources variées et de structures) pour des initiatives préparées pour et par les communautés noires se penchant sur les inégalités alimentaires (City of Toronto, 2021b). Ce faisant, le Plan aborde les enjeux d’accès à l’alimentation et à la santé depuis une perspective qui en cible les causes structurantes et systémiques, et non pas dans l’optique de favoriser une redistribution des ressources (Fraser, 1995), cette dernière approche contribuant à maintenir le système problématique et n’attaquant pas les causes profondes de ces inégalités (Durocher, 2021). Le Plan reconnaît explicitement le racisme systémique dont sont victimes les communautés noires de Toronto, racisme qui nuit à l’accès équitable à la santé et à l’alimentation pour ces populations reconnues comme étant particulièrement affectées par l’insécurité alimentaire et les inégalités de santé (voir entre autres Li, 2021). Il s’agit d’une approche qui contraste avec celle de la Politique analysée dans cet article puisqu’elle cible des problèmes de nature systémique affectant les capacités d’agir des populations concernées, et propose des pistes de solution structurelles (et systémiques) plutôt que misant sur un changement d’habitudes individuelles :

Despite the innovative and equity informed programs and initiatives, existing food actions and City strategies have not adequately targeted the unique and specific systemic barriers, and anti-Black racism, experienced by Black residents. [] In order to be effective, strategies must employ an anti-Black racism lens or they may inadvertently serve as a palliative that reinforces existing structures and diminishes pressure for broader social change. 

City of Toronto, 2021b : 6

Ainsi, alors que le Plan reconnaît les limites des initiatives actuelles (par exemple, celles ciblant les comportements individuels, les « habitudes de vie », l’amélioration des environnements, etc.), ces dernières sont au coeur des mesures proposées dans la Politique élaborée par l’arrondissement de Montréal-Nord et analysée ici.

Le Plan adopte une approche favorisant la prise de décision et le choix des initiatives poursuivies et soutenues par les membres des communautés concernées, mettant ainsi à l’avant-plan l’autonomie de ces communautés, et valorisant leur agentivité et leur capacité à aborder les enjeux qui les concernent depuis une perspective qui leur convient. De son côté, la Politique mise sur des mesures d’éducation et de sensibilisation des populations concernées, sans égard pour les particularités du contexte nord-montréalais (présentées dans l’introduction de cet article).

Qui plus est, le Plan reconnaît les dimensions multiples de l’alimentation (et non pas uniquement celles restreintes à la santé physique) et rend compte de l’importance de l’accès à des aliments « sains », non pas au sens du nutritionnisme uniquement, mais désignant plus largement les aliments issus de méthodes de production et de culture écologiques, durables et culturellement appropriées :

Current food systems are most harmful to racialized residents, Black Food Sovereignty Plan is grounded in “the right of people of African descent to healthy and culturally-appropriate food, produced through ecologically sound and sustainable methods, and their right to define their own food and agriculture systems and build their own institutions to advance community capacity and resilience for food access”.

City of Toronto, 2021b : 11

Ainsi, le Plan adopte une approche holistique dans sa volonté d’aborder les inégalités en santé et en alimentation, allant au-delà de la lorgnette réductrice des problèmes d’accès aux aliments ou aux savoirs légitimés, et pointant plutôt les causes multiples des inégalités en santé, irréductibles aux seules pratiques alimentaires. Aussi, on y aborde les enjeux d’inégalités en tenant compte de la question des revenus, de la stabilité d’emploi, du racisme environnemental, et en considérant même plus largement les inégalités qui traversent l’ensemble du système alimentaire actuel.

Il est probablement pertinent par ailleurs de souligner que ce plan s’inscrit dans un contexte sociopolitique particulier. À ce jour, le gouvernement du Québec refuse de reconnaître la présence du racisme systémique dans la province (Lajoie, 2020 ; Amnistie internationale – Canada francophone, 2020), une position qui contraste avec celle d’autres provinces, comme l’Ontario (Government of Ontario, 2017), et du gouvernement fédéral (Souissi, 2022). La Ville de Montréal a reconnu l’existence du racisme systémique à la suite d’un rapport de l’Office de consultation publique de Montréal publié en juin 2020 (Ville de Montréal, [s. d.] ; Corriveau, 2020 ; Observatoire international de la démocratie participative, 2020) et a depuis créé un poste de commissaire à la lutte contre le racisme et la discrimination systémiques (Prévost et Maltais, 2020), mais les avancées dans la lutte contre le racisme sont lentes, et probablement ralenties par le gouvernement provincial en poste, qui refuse d’en reconnaître l’existence. Ce contexte particulier influence nécessairement le type de propositions qui peuvent être formulées, et d’initiatives mises en place, pour répondre à des enjeux comme ceux relatifs aux inégalités sociales, alimentaires et en santé – par ex. : un plan, une politique, le développement d’initiatives particulières. La mise en contraste du Toronto Black Food Sovereignty Plan avec la Politique sur les saines habitudes de vie proposée par Montréal-Nord révèle comment le contexte plus large au sein duquel sont développées de telles initiatives détermine les manières de cadrer et d’approcher les différents enjeux auxquels on souhaite répondre. Bien qu’il soit au-delà des ambitions de cet article de proposer une analyse du développement de ces deux initiatives à la lumière du contexte politique spécifique qui les a vues prendre forme, leur manière fort distincte d’approcher des enjeux qui ont été à maintes reprises associés au racisme systémique dans la littérature scientifique (par ex. : l’insécurité alimentaire, les inégalités en santé) reflète une vision drastiquement différente de ces derniers et des pistes de solution proposées. Le contraste du Plan avec la Politique permet également de mettre en évidence comment des discours et des pratiques à l’origine de politiques publiques peuvent contribuer à (re)produire des processus d’exclusion, de discrimination et de stigmatisation de populations souvent déjà marginalisées, alors même que de telles politiques sont développées dans une perspective de justice sociale ou d’équité alimentaire. De plus, ces initiatives peuvent participer à renforcer une approche unidimensionnelle et individualisante des problèmes de santé touchant une population donnée, et jouer un rôle dans le maintien, voire le renforcement des systèmes en place qui marginalisent certaines populations. Elles peuvent notamment détourner l’attention des causes multiples et profondes qui agissent sur la santé, la forme des corps, les choix et pratiques alimentaires, et des inégalités qui affectent les uns et les autres. Elles peuvent également mener à privilégier des mesures qui correspondent aux valeurs et aux intérêts de groupes dominants et privilégiés. Le Toronto Black Food Sovereignty Plan n’a été que récemment adopté, et il est encore trop tôt pour évaluer ses retombées et le changement de perspective qu’il a le potentiel d’entraîner. Il sera néanmoins fort intéressant d’observer ces éléments au cours des prochaines années. Il faudra également suivre l’évolution de la nouvelle Politique gouvernementale de prévention en santé, avec son accent mis sur les « saines habitudes de vie » (Morin-Martel, 2022), et voir si elle se déploiera suivant des inspirations similaires à celles de la Politique développée par Montréal-Nord.