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Consécrations transnationales d’une Divine comédie en bandes dessinées

Depuis les premiers manuscrits enluminés de Ladivine comédie de Dante Alighieri (1265‑1321) circulant au xive siècle, le dessin répond à l’injonction – consubstantielle à la rédaction du poème – de déployer un imaginaire foisonnant, imprégné de la pensée eschatologique du Moyen Âge chrétien, que le langage, cet instrument de l’homme imparfait et pourtant exalté par l’aventure poétique du pèlerin de l’au‑delà, peine à suivre dans son accélération vers cet excédent de sens, « inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire[1] ». Tel est le visibile parlare (« parler par images[2] ») rencontré par l’âme pénitente lorsqu’elle gravit les flancs du purgatoire et découvre des bas‑reliefs « parlants », censés transposer la signification profonde de l’expiation chrétienne dans une formulation nettement plus intelligible, puisqu’elle parvient à entremêler et à fusionner images et parole. Légitimée par un discours poétique qui en appelle au renfort de l’image, l’illustration de La divine comédie en vient à être suggérée par l’auteur lui‑même, un constat auquel parviennent des dantologues de renom. Gianfranco Contini considère que « la Commedia è un libro illustrabile, cioè un libro autorizzato dall’autore all’illustrazione perché contiene passi capitali in cui si è invitati a una rappresentazione visuale[3]». Charles Singleton affirme que « il poema tutto, dal principio alla fine, è sostanziato di “illustrazioni” attestanti dovunque una qualità di visione che è parte non trascurabile, anzi fondamentale, organica e intimamente funzionale, dell’irresistibile incanto che esso esercita su di noi[4] ». Qu’elles prêtent main‑forte à la figuration de scènes hors du commun, ou qu’elles attirent le lecteur par le charme pittoresque de l’horreur fascinante ou de l’envolée mystique, les images s’adressent, tels les bas‑reliefs d’une cathédrale, « anche a un pubblico che non abbia ancora il coraggio di affrontare direttamente e per intero le difficili e complesse volute del testo dantesco[5] ». Complémentaires à la pratique savante du commentaire de texte et de la Lectura Dantis proposée dans les cénacles universitaires, les ressources iconographiques du poème répondent au désir de capter l’attention d’un public hétérogène, et nourrissent cette Comoedia pauperum (Emilio Pasquini[6]) qui, des codices médiévaux jusqu’aux illustrations contemporaines réalisées par Milton Glaser, Moebius, Lorenzo Mattotti et Gabriele Dell’Otto, sans oublier les chefs‑d’oeuvre de Sandro Botticelli, William Blake, John Flaxman, Gustave Doré, Franz von Bayros, Amos Nattini, Édy Legrand, Alberto Martini, Salvador Dalí, Renato Guttuso, Tom Phillips et Miquel Barceló[7], est un véritable accessus au poème pour un public non spécialiste.

Tandis que l’image‑commentaire investit de nouveaux espaces médiatiques de plus en plus éloignés de la textualité originale (peinture, cinéma, arts plastiques, internet, conceptions virtuelles), elle revendique une plus grande autonomie par rapport au poème de Dante, désormais un « pré‑texte » à une iconosphère à même de façonner un imaginaire à partir d’éléments de la biographie du poète florentin ou de sa traversée de l’outre‑monde qui ne sont pas transmis par les sources historiographiques ou littéraires[8]. Ainsi, l’adjectif « dantesque » a aujourd’hui totalement perdu son sens étroitement descriptif pour qualifier le répertoire iconographique qui provient de la « réception dynamique[9] » de l’oeuvre du poète aux époques moderne et – surtout – contemporaine. Qui se veut résolument « pop ». Ainsi, le « Dante pop » s’adapte aux mécanismes de dissémination commerciale promus par l’industrie culturelle, ce qui entraîne un dépassement des prérogatives du canon et du genre protégés par la haute culture. Comme l’ont déjà rappelé des dantologues de la trempe de Marco Santagata, Zygmunt Barańsky et Alberto Casadei, Dante est aujourd’hui « un marchio inconfondibile[10] », une icône mondiale que l’on retrouve dans divers produits commerciaux (musique et sous‑genres littéraires, mais aussi gadgets, vins et spiritueux, sucreries et gâteaux répertoriés dans le blogue Dante today. Citing and Sightings of Dante’s Works in Contemporary Culture de la Bowdoin University of Brunswick[11]). Et qui a notamment envahi le marché de l’entertainment audiovisuel : le cinéma (le film Seven, réalisé par David Fincher en 1996, et Inferno, le thriller international réalisé par Ron Howard en 2016), les jeux vidéo (Dante’s Inferno, développé en 2010 pour PlayStation 3 et Xbox 360), les séries télévisées (la saga American Horror Story de Ryan Murphy et Brad Falchuk, proposée par le diffuseur américain FX, en est à sa onzième édition), pour ne pas parler des innombrables mèmes sur Dante et ses maximes célèbres réélaborées qui envahissent la toile et les réseaux sociaux[12].

Tous actifs dans les supports médiatiques mentionnés, ces phénomènes d’emblématisation, iconisation, prolifération et mondialisation de l’imaginaire dantesque s’avèrent très féconds dans les nombreuses adaptations en bandes dessinées et romans graphiques de La divine comédie publiées dans plusieurs pays. À l’heure où le neuvième art (Francis Lacassin[13]) n’est plus – ou ne devrait plus être – considéré comme « un genre mineur réservé à des mineurs », mais comme une « littérature d’expression graphique » et une « narration figurative[14] », les BD sur Dante représentent les résultats les plus aboutis du « dantismo creativo del terzo millennio[15] », et se retrouvent en tête du palmarès des créations contemporaines à l’origine d’une saison artistique prolifique : la « Dante‑renaissance[16] ».

Les transpositions de La divine comédie (mais il faudrait plutôt dire de L’enfer, puisque c’est essentiellement la première partie du poème qui est adaptée) en bandes dessinées et les romans graphiques sur la vie de Dante sont légion. Ils ont fait leur apparition en Italie, au siècle dernier, avec les célèbres parodies Disney L’Inferno di Topolino (L’enfer de Mickey) (1949) de Guido Martina et Angelo Bioletto, et L’Inferno di Paperino (L’enfer de Donald) (1987) de Giulio Chierchini et Massimo Marconi, tandis que le bédéiste siennois Marcello Toninelli publie ses comic strips sur le voyage de Dante en enfer, au purgatoire et au paradis dans des magazines pour enfants parus tout au long des années 1990, puis les rassemble dans un album en 2015 (Dante. La Divina Commedia a fumetti), et en 2021 sous une nouvelle forme (Dante 2.0. Ritorno all’Inferno)[17]. Plus récemment et toujours en Italie, un projet de roman graphique sur la vie de Dante en quatre volets a vu le jour grâce à la collaboration d’une équipe d’auteurs et de dessinateurs fédérés autour de la maison d’édition florentine Kleiner Flug[18], tandis que les éditions Bonelli consacrent un numéro spécial de la série BD à succès Dampyr[19] à l’engloutissement spectaculaire des protagonistes dans un ancien manuscrit de La divine comédie, qui les propulse directement dans les lugubres cercles infernaux. Les autres pays ne sont cependant pas en reste et le marché éditorial francophone se montre particulièrement dynamique. Cela inclut Conte démoniaque du dessinateur français Aristophane, paru en 1996 chez l’éditeur L’Association; Inferno du Néerlandais Marcel Ruijters, publié aux Pays‑Bas en 2008[20] et paru en France aux éditions The Hoochie Coochie en 2013; le manga du Japonais Gō Nagai La divine comédie, paru en trois volumes chez Black Box éditions en 2015 (mais sorti au Japon entre 1993 et 1995); Das Inferno de l’Allemand Michael Meier (2012), publié en français (En enfer avec Dante) par Casterman en 2015; la double édition L’enfer de Jimbo et Jimbo au purgatoire de l’Américain Gary Panter, publiée aux États‑Unis en 2004[21] et en France chez Cambourakis en 2018; L’accident de chasse, premier roman graphique des Américains David. L. Carlson et Landis Blair, publié aux États‑Unis en 2017[22] et paru aux éditions Sonatine en 2020 (Fauve d’or de la 48e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême en 2021)[23]. Sans oublier le roman graphique de Seymour Chwast, Dante’s Divine Comedy: A Graphic Adaptation (2010)[24], diffusé également dans les espaces germanophone et italophone[25]. Si l’on rassemble les bandes dessinées d’inspiration dantesque créées et/ou circulant en Europe, elles dépassent largement la production italienne.

Les raisons d’un succès inégalé parmi les produits culturels made in Dante[26] sont à chercher dans les réflexions conduites par Umberto Eco, pionnier des études sur la bande dessinée en Italie depuis la parution, en 1964, de son étude notoire Apocalittici e integrati. Comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa[27]. Eco fait état d’une certaine défiance de la culture officielle à l’égard d’un « genere infido, e non così paciosamente pacifico come vuole la vulgata aristocratica[28] ». Dans sa tentative de mettre en place une série d’outils critiques et analytiques pour interroger la pratique de la bande dessinée, Eco évoque le malaise et la suspicion que celle‑ci suscite notamment chez les défenseurs du canon traditionnel et d’une répartition stricte des genres, qui n’hésitent pas à l’accuser de grossièreté et d’infantilisme, afin d’empêcher ou tout au moins de retarder toute forme de légitimation pour un « genere multimediale[29] », coupable de mélanger les sujets et les codes de plusieurs univers créatifs. En cela, la bande dessinée n’est pas très dissemblable de tous ces produits culturels « souillés[30] » par l’hybridation des styles, par la conflictualité des motifs relevant de domaines artistiques prétendument autonomes, et par la vulgarisation des savoirs qui, pour ces raisons, sont traités avec cautèle et marginalisés. Pour le dire avec Arjun Appadurai[31], la bande dessinée relève d’un acte créatif intrinsèquement transculturel; d’un processus dynamique, donc, qui définit et remodèle constamment les significations et les cibles d’une esthétique empruntée à plusieurs altérités culturelles. Des mosaïques paléochrétiennes aux caricatures du xviiie siècle, et des phylactères sur les fresques médiévales jusqu’aux dessins en séquence accompagnés de didascalies autographiées par le Genevois Rodolphe Töpffer (1799‑1846), le lent cheminement vers la bande dessinée procède d’une volonté de translatio, une flexion progressive des thèmes et des connaissances de la haute culture – essentiellement écrite – en des variantes vulgarisées, c’est‑à‑dire en des formes esthétiques compromissoires et métissées, « fra immagini e scritture, fra statico e dinamico, fra visivo e linguistico, verbale e non verbale, descrittivo e fantastico[32] ».

Une suspicion transculturelle semble en somme peser sur la bande dessinée dans son ensemble. Elle concerne surtout les adaptations d’oeuvres classiques comme La divine comédie : celles‑ci, parce qu’elles assurent une transmission superficielle de savoirs prestigieux et élitaires, véhiculent des couches de significations mobiles destinées à un public polymorphe, de plus en plus éloigné du modèle du lecteur bibliophile. Si ce public plébiscite une production culturelle hybride, contribuant à tempérer l’aura de sacralité qui entoure – souvent pour le recouvrir – le poème de Dante, des différences notables sont néanmoins à relever entre les lecteurs italiens, que la fréquentation de l’original rend globalement plus avisés quant au contenu et au propos de l’oeuvre, et les lecteurs hors des frontières italiennes, pour qui l’appréhension de La divine comédie se limite à une esquisse sommaire de la première partie du poème – L’enfer –, sans lien apparent avec le texte. Nous allons présenter et analyser les phénomènes d’adaptation et de transfert de l’imaginaire dantesque à l’oeuvre dans les réécritures en bandes dessinées produites d’abord en Italie, et circulant ensuite en France.

Parodies de Dante en Italie : une facétie érudite

Ne devrait‑on pas considérer que toute transposition en bande dessinée d’une oeuvre appartenant à la peinture ou à la littérature est en soi nécessairement dévalorisante, et par conséquent intrinsèquement parodique, puisqu’elle ne peut qu’enlever à l’oeuvre souche un peu de sa grandeur[33]?

La question posée par Groensteen en amont de son étude sur la parodie dans l’univers de la bande dessinée est intéressante moins pour l’assertion qu’elle dissimule – la transposition en bande dessinée peut entraîner une dépréciation d’une oeuvre forcément remarquable –, que pour le procédé analytique qui y est sous‑entendu – toute reprise d’une oeuvre classique relève d’un processus parodique. Issue des théories structuralistes sur l’intertextualité et le détournement parodique proposées par Julia Kristeva et Gérard Genette[34], cette grille de lecture vise à placer l’archétype, c’est‑à‑dire l’oeuvre classique dont la notoriété ne fait pas de doute, et le dérivé, à savoir le produit issu d’une reprise sélective des thèmes et des fils narratifs de l’original, sur un double vecteur. Sur celui‑ci s’exercent une force d’adhésion et une force d’éloignement, conformément à l’acception ambivalente assumée par le préfixe grec παρά (pará)[35] (« à côté » et « opposé »). Le geste parodique est traversé par une dynamique verticale, ou mimétique, qui le pousse à talonner aussi longtemps que possible l’archétype, et par une dynamique antimimétique, ou horizontale, qui conduit le produit dérivé à opter pour une plus grande indépendance par rapport au modèle, en entrant en résonance avec d’autres médias contemporains. Le chercheur qui aborde les adaptations bédéiques de La divine comédie ou de la vie du poète sous l’angle de la filiation parodique est appelé à fonder son analyse sur une confrontation constante entre l’oeuvre originale et l’oeuvre dérivée, afin d’en évaluer le niveau de proximité. Ce qui revient le plus souvent à souligner les écarts et les oublis dont la reprise se rend coupable vis‑à‑vis du modèle illustre.

À en croire les lecteurs et critiques[36] des bandes dessinées italiennes transposant L’enfer ou la biographie du poète florentin, l’apparat critique évoqué ci‑dessus se révèle particulièrement concluant. Bien des facteurs, tels que les choix graphiques, les personnages employés, le public visé et les supports médiatiques, isolent les parodies Disney L’Inferno di Topolino et L’Inferno di Paperino des bandes humoristiques de Marcello, de même que ces trois dernières bandes dessinées, toutes adressées à de jeunes Italiens scolarisés dans la seconde moitié du xxe siècle, ont en apparence peu à voir avec Dampyr, la série gothique fleuron des éditions Bonelli pour les adolescents d’aujourd’hui en quête de scénarios fantastiques et macabres, et encore moins avec les très raffinés romans graphiques sur la vie de Dante publiés chez Kleiner Flug, éditeur exigeant et confidentiel. C’est pourtant à la conclusion opposée qu’on parvient si l’on emprunte une démarche interprétative orientée par le retournement parodique et sa visée mimétique : au regard d’une relation intertextuelle visant la citation permanente de l’original, ces bandes dessinées attestent toutes une grande proximité avec le texte source, quelle que soit sa nature (écrits de Dante ou sur Dante).

Le premier effet entraîné par la relation parodique est la reproduction scrupuleuse du schéma de l’au‑delà dantesque et notamment des régions infernales, avec les différentes punitions infligées aux catégories de damnés confinés dans ces espaces sinistres. Consubstantielle au poème tout entier et partie prenante de sa subdivision paratextuelle en parties et chants, la structure de l’outre‑monde conçue par Dante accompagne le lecteur du poème et l’oblige à y revenir autant de fois que nécessaire afin de saisir le sens de ses tercets. Sans avoir toujours à l’esprit les lois régissant l’espace infernal (c’est‑à‑dire l’ordonnancement moral des peines adapté d’Aristote, le contrappasso qui établit des relations d’analogie ou de contraste entre la faute commise et la peine infligée, la distribution de celles‑ci qui s’amplifient tout au long de l’abîme), l’interprétation du poème serait en effet nettement plus approximative, voire totalement erronée. Les cercles – et ce qu’ils contiennent de redoutable : gardiens monstrueux, diables, damnés et tourments horribles – ainsi que les lieux notoires de la topographie infernale (la forêt obscure, les fleuves, les remparts de la cité de Dite, les lacs glacés, etc.) se retrouvent dans toutes les adaptions bédéiques italiennes. Seules leurs proportions varient, en fonction des différentes logiques qui soutiennent le jeu de correspondances pratiqué par leurs auteurs. Une volonté de transposition très fidèle anime Moreno Burattini et Fabrizio Longo dans le numéro spécial de Dampyr intitulé « La porta dell’Inferno », du moment que le canevas de l’épisode lui‑même impose une confrontation constante de la bande dessinée avec son illustre modèle. Le protagoniste de la série, un dampyr mi‑homme et mi‑vampire, et ses coéquipiers partent à la recherche d’un illustre philologue et dantologue « emprisonné » dans un ancien manuscrit contenant L’enfer de Dante, et doté de pouvoirs obscurs qui ont matérialisé le règne de la damnation éternelle tel que le poète l’a imaginé (ou presque). Le lecteur suit cette quête singulière à travers les régions et les punitions pensées par l’auteur de La divine comédie, y rencontre les mêmes personnages et les mêmes lois structurant la descente infernale dans les six premiers cercles (chants i‑xi de L’enfer), avant qu’une intervention externe leur permette de sortir de l’enfer – et du livre –, mettant fin au processus de réécriture. Cette fidélité au poème est rappelée par la présence d’un personnage qui accompagne les héros de la série – un collègue du professeur enlevé par le livre et expert de La divine comédie –, et qui souligne régulièrement la coïncidence surprenante entre le spectacle terrible qui se déroule sous leurs yeux et le contenu relaté par les tercets de Dante. « Erano loro! … Loro[37]! » s’étrangle le professeur en apercevant Paolo et Francesca, les « vrais » amants tragiques, dans la bourrasque des luxurieux.

Images 1 et 2

© Sergio Bonelli Editore
© Sergio Bonelli Editore

Moreno Burattini et Fabrizio Longo, « La porta dell’Inferno », Speciale Dampyr, no 12, novembre 2016, p. 91‑92. Le professeur Montanari reconnaît les âmes de Paolo et Francesca.

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Motivé par la « vis » comique sous‑jacente aux bandes humoristiques publiées à cadence régulière, le renversement parodique pratiqué par Marcello tout au long d’une confrontation pluridécennale[38] avec l’univers dantesque en appelle à l’évocation assidue des lieux et des personnages de L’enfer (mais aussi – un cas plutôt rare dans le panorama des transpositions bédéiques du poème[39] – du Purgatoire et du Paradis). Centré sur le ton moqueur des gags propres aux comic strips paraissant dans la presse au siècle dernier et perfectionné par Marcello tout au long de sa carrière, tel est le traitement humoristique auquel sont destinés les scènes et les épisodes très connus du public italien se déroulant pour la plupart d’entre eux dans une bande unique. À une première case évoquant le contexte infernal original (à savoir un lieu spécifique, la rencontre d’un personnage célèbre, la vision d’une punition redoutable), succède une deuxième case qui introduit une remarque ou une question censée expliquer ou motiver la présence d’un élément du panorama dantesque en fonction de la valeur attribuée par le discours poétique. Sous la forme d’une révélation soudaine et incontestable, la dernière case en vient à contredire la vérité donnée par la source classique, pour préférer la nouvelle raison d’être de l’enfer, dictée par les règles de la permutation parodique[40]. Celles‑ci régissent également les aventures de Topolino (Mickey) et Pippo (Dingo), ensorcelés par un magicien oriental au point de revêtir les habits de Dante et Virgile et de traverser un enfer dantesque[41] qui suit assidûment la succession des cercles et des peines, tout en les rendant plus convenables pour un public jeune. Sans être une fin en soi comme chez Marcello, le détournement comique du texte est conditionné par la lecture édifiante de L’enfer promue par Guido Martina et Angelo Bioletto, et résulte de l’apparition de nouvelles catégories de damnés, que la proximité avec les âmes pécheresses de l’original rend particulièrement saisissantes. Cette configuration est adoptée également par Giulio Chierchini et Massimo Marchini dans L’Inferno di Paperino[42], bien que l’adaptation soit plus libre et globalement de qualité inférieure.

Image 3

Marcello, Dante. La Divina Commedia a fumetti, Brescia, Shockdom, 2015, p. 11. À la sortie de la forêt obscure, trois bêtes féroces font barrière à Dante et le repoussent. Quand le poète Virgile arrive, Dante le prend pour une quatrième bête féroce venue s’opposer à lui.

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Les romans graphiques sur la vie de Dante édités chez Kleiner Flug se conforment à cette nécessité de renvoyer aux éléments structurant la biographie du poète, selon le récit canonique établi par Boccace dans son Trattatello in laude di Dante. Les trois volumes publiés en 2021 – Primo de li miei amici, Le famose genti et La selva oscura[43] – correspondent à trois périodes fondamentales de la vie de Dante : l’amitié tendue avec le poète Guido Cavalcanti pendant les années où le jeune poète de l’amour s’adonne à l’écriture lyrique; la période précédant l’exil, marquée par l’engagement politique de Dante auprès de la faction des Guelfes blancs; l’exil douloureux et les tourments intellectuels qui annoncent l’écriture du poème. Cette périodisation répond à une injonction éminemment scolaire (respectée aussi bien sur les bancs de l’école par les enseignants du secondaire et du supérieur que par la pratique savante de la Lectura Dantis académique), qui vise à ordonner les données biographiques du poète en fonction de l’interprétation du poème et des souvenirs de son propre passé savamment sélectionnés par l’auteur de La divine comédie. Ceux‑ci inspirent à Dante ces trois constructions fictionnelles – la mort de Béatrice, la selva oscura (forêt sombre) et la traversée de l’au‑delà pour rejoindre sa bien‑aimée dans le paradis terrestre –, auxquelles les romans graphiques font allusion[44].

Images 4 et 5

Alessio D’Uva, Filippo Rossi et Astrid Lucchesi, Amor mi mosse, Florence, Kleiner Flug, 2014, planches 30 et 31 : la vision liée à la mort de Béatrice et Dante dans la forêt obscure.

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De la lecture de ces quatre romans graphiques parus chez Kleiner Flug émerge un autre aspect fondateur de l’adaptation bédéique italienne de l’oeuvre de Dante : la présence imprescriptible du texte source. Dans une interview accordée par les auteurs du roman graphique Amor mi mosse à l’antenne de la Radio Popolare Roma[45], Alessio D’Uva et Filippo Rossi rappellent que l’idée de représenter les phases topiques de l’histoire d’amour entre Dante et Béatrice résulte d’un travail de recherche ayant duré un an et demi et qui les a poussés à lire tout le poème, ainsi que d’autres oeuvres de Dante, telles que La Vita Nuova et Il Convivio, pour ensuite se confronter aux études réalisées par des dantologues prestigieux, telle la biographie romanesque sur Dante Come donna innamorata, rédigée par Marco Santagata[46]. Il en va assurément de même pour les auteurs (entre autres D’Uva et Rossi) des trois autres romans graphiques publiés chez Kleiner Flug, lesquels n’auraient jamais vu le jour sans la fréquentation assidue de l’oeuvre de Dante et du Trattatello de Boccace. Il est intéressant de constater que les auteurs des adaptations bédéiques mettent en valeur l’idée que le travail accompli pour transposer en images le monde exceptionnel inventé par Dante ne peut se passer du support original, la poésie de Dante, et d’une connaissance relativement approfondie de la tradition savante des écrits sur Dante. Ainsi, pour chaque planche dédiée aux épisodes les plus importants d’un chant du poème, Marcello choisit un tercet particulièrement évocateur de la scène et le retranscrit dans l’en‑tête : de l’aveu du dessinateur[47], les premières bandes comiques ont été croquées sur les bancs du lycée, en guise de notes, pour mieux mémoriser les passages les plus ardus du commentaire de texte établi par sa professeure de lettres.

Ces vers célèbres appris à l’école sont repris un peu partout dans les bandes dessinées : ils sont cités très sérieusement par le professeur Montanari qui accompagne, malgré lui, le dampyr et ses amis à travers l’abîme de la damnation éternelle, pour prouver qu’il s’agit bel et bien de l’enfer de Dante[48]. Ils sont raillés par Marcello lorsqu’ils atteignent un niveau de subtilité extrême : la célèbre admonestation adressée par Virgile à Caron afin que ce dernier les laisse monter sur son bateau et traverser les eaux livides de l’Achéron – « vuolsi così colà dove si puote / ciò che si vuole, e più non dimandare[49] » – finit régulièrement par se retourner contre le pauvre Virgile qui en abuse, tout en n’étant jamais compris par son interlocuteur[50]. La poésie de Dante atteint sa consécration la plus spectaculaire lorsque les auteurs de la bande dessinée lui rendent hommage par des tentatives de réécriture parfois très réussies. C’est le cas notamment des hendécasyllabes en terza rima rédigés par Guido Martina : ces vers, placés en guise de didascalie pour chaque case, accompagnent l’évolution de la bande dessinée, complètent le sens des dialogues entre les personnages et inscrivent les séquences dessinées dans une cohérence narrative globale. Sans oublier qu’ils témoignent d’une qualité de style remarquable et d’une beauté inégalée encore de nos jours. Voici un exemple tiré de la planche représentant Topolino égaré dans la forêt obscure :

Come nel primo canto v’ebbi a dire,

In una selva oscura mi ritrovai

Che nel pensier mi fa rabbrividire.

Quivi sospiri, pianti ed alti guai.

Parole d’ira e suon di man con quelle

Sì che pareva d’essere in tranvai…

Nel quale il passegger vede le stelle

Imperocché viene compresso al punto

Che dalle fauci gli escon le budelle[51]!

On note que les formules typiques et même certains hémistiches de Dante sont réagencés à l’intérieur du discours poétique pour entrer en tension avec les nouveautés pensées par Martina lui‑même en tant qu’émule du style de Dante. L’effet comique est garanti par ce retournement parodique très savant.

Image 6

Marcello, Dante. La Divina Commedia a fumetti, Brescia, Shockdom, 2015, p. 15. Virgile somme Caron d’accepter Dante, un être vivant, dans son bateau pour traverser l’Achéron, mais le nocher des enfers ne comprend pas les mots pompeux du poète latin et repose la même question.

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Bien que plus parcellaire et sans doute moins savoureuse, la même réécriture en vers est proposée par Giulio Chierchini pour certaines cases de son Inferno di Paperino. Elle est poussée encore plus loin par Marcello qui, dans son nouvel album Dante 2.0. Ritorno all’Inferno, accompagne les planches consacrées à cette énième descente infernale de Dante et de Virgile d’une série de 20 « chants » composés d’hendécasyllabes en terza rima qui décrivent les nouvelles scènes d’un enfer 2.0, mis à jour selon les tendances contemporaines. Les bédéistes italiens en viennent presque à souligner la primauté du texte sur l’image. La sortie de la cavité infernale et la fin du cauchemar dantesque ne seront possibles pour le dampyr et sa bande d’amis que lorsque les compagnons restés sur terre trouveront un grand expert de la langue de l’Alighieri qui pourra rédiger sur le manuscrit ensorcelé une version différente du final de L’enfer : « Subitamente inter potranno uscire / tornando in cima pur che giunti al fondo / color che furon qui senza morire[52]. » Le retour au texte implique l’abandon de l’image et la conclusion de la bande dessinée devient l’occasion de faire amende honorable pour ce geste impertinent et irrespectueux de la valeur incommensurable de l’original en vers. Ainsi, Guido Martina et Angelo Bioletto se représentent en « traditori massimi[53] » au centre de leur propre enfer et à la place de Lucifer, en train de se faire punir par Dante lui‑même qui ne tolère pas le traitement ignoble subi par son chef‑d’oeuvre. Seuls les petits lecteurs appelés à la rescousse, voltigeant sur des nuages et demandant qu’ils soient pardonnés, obtiennent que Dante relâche, pour cette fois seulement, les deux auteurs qui promettent de ne plus accomplir un tel méfait[54]. C’est en définitive un grand hommage que ces dessinateurs rendent aux vertus exquises d’une poésie, celle de Dante, qui, tout en s’adaptant aux époques et traversant les modes, reste d’actualité, puisqu’elle sait encore s’adresser aux lecteurs d’aujourd’hui dans sa version originale, ou modelée à bon escient et avec prudence.

Image 7

Moreno Burattini et Fabrizio Longo, « La porta dell’Inferno », Speciale Dampyr, no 12, novembre 2016, p. 150. Restés sur la Terre, les amis du dampyr demandent à l’esprit du défunt dantologue tchèque Jeroslav Mestek de réécrire les derniers vers de L’enfer de Dante pour changer la fin du poème et sauver les gens pris en otage par le manuscrit ensorcelé.

© Sergio Bonelli Editore

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Images 8 et 9

L’Inferno di Topolino, dans Emanuela Fecchio (dir.), Paper Dante, Florence, Giunti Editore, 2021, p. 131‑132. Le « vrai » Dante châtie les grands traîtres Guido Martina et Angelo Bioletto pour avoir osé profaner son poème; mais une nuée d’enfants lecteurs de la bande dessinée parviennent à le faire changer d’avis. Le Sommo poeta libère enfin les deux traîtres en leur faisant promettre de ne plus recommencer.

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Appliqué selon les deux principes de la synthèse et de l’actualisation de l’original théorisés par Linda Hutcheon[55], le renversement parodique pratiqué dans la bande dessinée impose à l’univers fictif de Dante d’être couramment confronté à la contemporanéité. En vertu de la finalité extralittéraire la plus marquante de L’enfer de Dante – la critique des moeurs de ses contemporains –, ces adaptations bédéiques en viennent à blâmer, fût‑ce d’une façon très débonnaire, les penchants et les vices de leurs lecteurs, en donnant aussi des indicateurs très fiables de l’horizon d’attente de leurs créateurs. Ce procédé est largement plus explicite dans les parodies Disney et dans les bandes humoristiques de Marcello, dont la structure est entièrement calquée – nous l’avons vu – sur le détournement parodique. Tandis que Topolino et Pippo traversent des cercles infernaux qui tourmentent des écoliers dissipés, des enseignants obsédés par leurs leçons, ou des adeptes forcenés de football[56], Paperino (Donald), accompagné par le poète Arkimedio (Géo Trouvetou), descend découvrir le triste sort qui incombe aux fonctionnaires faisant du zèle, aux pollueurs à quatre roues ou aux coupables d’incivilités urbaines[57]. Si le système des peines est presque identique à l’original, les damnés rencontrés par le Dante de Marcello se rapprochent vertigineusement de nous et de nos comportements les plus laids et les plus individualistes : on les voit en train de se bousculer devant le bateau de Caron comme s’ils devaient monter dans un tram, s’insulter pour mauvaise conduite ou pour un match de foot perdu, ou agresser leur prochain[58].

Images 10 et 11

L’Inferno di Paperino, dans Emanuela Fecchio (dir.), Paper Dante, Florence, Giunti Editore, 2021, p. 164 et 173. Paperino et Arkimedio observent les châtiments que l’enfer réserve aux pollueurs et aux fanatiques de la voiture.

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Ce processus d’actualisation semble plus marginal dans des bandes dessinées, comme Dampyr ou les quatre volets de la vie de Dante parus chez l’éditeur Kleiner Flug, qui se veulent très fidèles à la narration originale, traitée ici avec le sérieux nécessaire à une telle matière. Pourtant, si l’on prête attention aux explications données par le professeur Montanari sur la typologie des damnés rencontrés, leurs fautes sont mises au goût du jour et adaptées pour le lecteur contemporain : les luxurieux se voient réduits à des « accros » du sexe, les colériques ressemblent à des animaux enragés prêts à s’adonner à des actes de cannibalisme[59]. On ne saurait passer sous silence cette banalisation de péchés majeurs, tels que la luxure et la colère, dans l’architecture morale du poème et de la pensée de Dante. Enfin, les atermoiements amoureux du jeune poète qui tremble et tient à peine debout face à Béatrice croisée dans les rues de Florence, s’ils témoignent du trouble profond conté par l’auteur de La Vita Nuova, donnent aussi un aperçu de la timidité maladroite d’un Dante finalement proche de nous. Les auteurs ont ouvertement signifié leur volonté d’insister sur ces aspects très humains et communs du comportement de Dante, en allant partiellement à l’encontre de l’image stéréotypée d’un poète altier et austère[60].

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Alessio D’Uva, Filippo Rossi et Astrid Lucchesi, Amor mi mosse, Florence, Kleiner Flug, 2014, planche 10 : le jeune Dante profondément troublé en voyant Béatrice se promener le long de l’Arno.

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Bien qu’ils relèvent d’intentions artistiques et de lignes éditoriales plutôt disparates, ces processus d’actualisation finissent tous par encenser, une fois de plus, les prérogatives éminemment littéraires de l’archétype. Qu’il s’agisse de renouer avec l’invective lancée contre les dérives de son temps, généralisée dans La divine comédie, de recouvrer ce goût pour le comique hyperréaliste typiquement médiéval, ou encore de saisir le vertige amoureux du jeune poète du dolce stil novo, les bandes dessinées confirment une fois de plus qu’elles dépendent du texte original, sans lequel elles n’auraient pas vu le jour, et ne pourraient être correctement lues et appréciées à leur juste valeur. En ce sens, ces quelques exemples corroborent en tout point les conclusions formulées par Thierry Groensteen dans son essai Parodies.La bande dessinée au second degré, lorsqu’il affirme que « la parodie préserve autant qu’elle détruit[61] ».

Les « bédés sur Dante » : une culture participative

L’approche analytique issue des théories sur la parodie s’avère moins convaincante lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux nombreuses transpositions de L’enfer parues dans plusieurs pays occidentaux et ayant intégré le marché de la bande dessinée francophone. Comme Linda Hutcheon le rappelle, l’effet parodique d’un dérivé est proportionnel à la readership de l’oeuvre originale[62]. Celle‑ci est maintenue à un niveau acceptable – et parfois moyennement élevé – en Italie, où l’imaginaire de Dante, bien que véhiculé par plusieurs médias, reste traditionnellement ancré aux vers du poète, auxquels des expressions proverbiales et antonomastiques toujours courantes en italien garantissent une permanence stable dans l’opinion commune. Bien différente apparaît la situation au‑delà des frontières italiennes, là où, pourtant, Dante est un nom connu de tous, mais non legitur. Dans ces contrées, la poésie de L’enfer, seule oeuvre pour laquelle la paternité de Dante ne fait pas de doute, se limite à la pâle émergence du vers d’ouverture du premier chant (Inferno i, 1 : « Nel mezzo del cammin di nostra vita[63] »), ou plutôt à la terrible apostrophe gravée sur le fronton de la porte infernale (Inferno iii, 9 : « Lasciate ogne speranza voi ch’intrate[64] »). On peut donc s’étonner que dans des pays comme la France, l’Allemagne, les Pays‑Bas, le Japon et les États‑Unis, où la pratique de la poésie de Dante est un événement plutôt rare, essentiellement relégué à la sphère universitaire et de ce fait totalement absent des programmes scolaires, les transpositions en bandes dessinées de la première partie de La divine comédie soient aussi nombreuses et reconnues, puisque certaines d’entre elles ont remporté des prix importants à l’étranger (Inferno de Marcel Ruijters et L’accident de chasse de David L. Carlson et Landis Blair). Et peut‑être serions‑nous encore plus surpris de constater que l’une d’elles – En enfer avec Dante de Michael Meier – tente une aventure parodique fort semblable à celle que mettent en scène Marcello ou les dessinateurs Disney.

Dans ces adaptations, les procédés de renversement comique proposés avec une certaine régularité et répétitivité par les reprises italiennes (le gag qui contredit le sens d’un tercet, la caricature du style de Dante) deviennent extrêmement rares ou sont complétement absents. Seuls les deux vers à peine évoqués, parce qu’ils bénéficient d’une renommée mondiale, sont régulièrement cités en ouverture[65], moins pour le besoin de raccorder l’oeuvre au texte source censé la nourrir que pour apposer une marque de fabrique. Ils sont là pour signaler que, dans les planches qui suivront, il sera assurément question d’un univers « dantesque », terrifiant et lugubre à souhait, ou annonçant les dérives obscènes de nos sociétés postmodernes. Il ne s’agit donc plus – guère – de réactiver quelque conscience d’une textualité primitive par friction parodique entre l’original et le produit dérivé. Ce qui entre en ligne de compte, ce n’est pas ce qu’« est » Dante (sa vie, sa poésie, ses oeuvres), mais ce qui est perçu « comme étant » dantesque (une certaine idée de l’enfer, un espace eschatologique ou une dystopie contemporaine). Le chercheur est donc invité à délaisser sa quête sur la persistance et les oublis du détournement parodique, pour orienter son analyse vers les solutions esthétiques et les choix graphiques adoptés par les transpositions bédéiques, en mesure de lui faire tisser des correspondances avec d’autres médias visuels dépositaires de l’imaginaire de Dante (in primiis, enluminures, peintures, gravures, films, conceptions virtuelles). Ou, pour le dire autrement, à s’ouvrir aux approches transmédiales.

Dans ce domaine majeur et instable que sont les études sur la transmédialité a pesé – et parfois pèse encore – une incertitude terminologique quant au préfixe à adopter : tantôt les préfixes inter, cross, multi, trans sont aplatis et finissent par s’équivaloir, tantôt les effets de mode accordent leur préférence au préfixe trans par rapport à inter, plus daté. Surtout, l’évolution continue et extrêmement rapide des objets d’étude tend à déjouer les tentatives de catégorisation théorique. Ainsi, les efforts de clarification conceptuelle déployés par Irina Rajewsky dans son magistral Intermedialität[66], affinés dans les interventions suivantes[67], apparaissent doublement convaincants : pour la discipline en général et pour ce travail en l’occurrence. La spécialiste en études romanes à la Freie Universität de Berlin fait le point sur la stabilisation progressive des concepts d’intermédialité et de transmédialité dans les contextes allemand des années 1990 et européen des années 2000, selon une approche empruntée à la critique littéraire :

Putting it simple, I would distinguish between intermediality as relations between media (i.e., medial interactions, interplays or interferences) and transmediality as pointing to phenomena that appear across media. This is to say that transmedial phenomena (synchronously or diachronically) manifest themselves, or are observable, in a similar way in a variety of media. Thus, in a certain sense, we could also speak of « travelling phenomena »[68].

Les exemples donnés ensuite par la chercheuse – la métalepse, la mise en abyme ou encore la métaïsation – en tant que phénomènes transmédiaux récurrents dans plusieurs supports médiatiques montrent l’intérêt de lire les bandes dessinées sur L’enfer reçues par le marché éditorial francophone dans une perspective comparative qui tienne compte des variantes d’un même média (bandes dessinées sérielles, comic strips, romans graphiques), ainsi que des autres genres actifs dans la sphère du « Dante pop » (cinéma, séries télévisées, publicités, jeux vidéo, mèmes, etc.) En d’autres termes, la définition de transmédialité proposée par Rajewsky invite à penser le jeu parodique instauré par l’adaptation bédéique de La divine comédie au‑delà du modèle vertical ou mimétique emprunté à l’intertextualité française, pour privilégier les procédés diégétiques et les phénomènes rhétoriques qui émergent dans les transpositions contemporaines du monde fictif de Dante, lesquelles n’impliquent pas (ou très peu) de référence intermédiale à l’oeuvre source[69]. Rajewsky[70] fait allusion, à titre d’exemple, à certains motifs bibliques présents dans les médias visuels (peinture, sculpture, cinéma, etc.) et profondément révisés par eux, qui sont devenus partie intégrante du bagage culturel occidental, mais dont et le créateur et le public seraient incapables d’identifier la source précise, la Bible, en tant qu’oeuvre littéraire et texte religieux.

Il suffit de survoler ces bandes dessinées pour s’apercevoir qu’elles sont traversées par des choix esthétiques ou des tendances thématiques que l’on ne saurait attribuer directement à l’influence du texte original. Le traitement subi par le protagoniste est exemplaire de la prédilection transmédiale pour la caricature. Cela concerne la silhouette de Dante – le nez aquilin, les traits épais et le visage carré – aussi bien dans le manga de Gō Nagai, censé restituer le « vrai » voyage du poète florentin en enfer, que dans la très singulière descente infernale créée par Marcel Ruijters et sa version féminisée et moyenâgeuse de Danta, la religieuse efflanquée. Une même tendance au trait caricatural se perçoit dans l’attitude du héros, tantôt excessivement sévère et grave (impression qui se dégage du manga La divine comédie), tantôt maladroite et gênée (on ne compte pas les moments où le Dante très autobiographique, y compris dans le rendu graphique, de Michael Meier se voit bousculé, blessé, brûlé ou renversé[71], tandis que la Danta de Ruijters se retrouve dans des situations qui la ridiculisent[72]). Un autre thème transversal concerne le lien d’amitié entre Dante et son guide Virgile, intensifié dans la plupart des bandes dessinées, ici à des fins comiques, comme le duo burlesque composé de Dante et du chacal au pelage rouge Virgile dans En enfer avec Dante, là grotesques (le couple formé par Danta et le squelette de Virgilia dans Inferno de Marcel Ruijters). Ce lien d’amitié peut aussi prendre des accents très dramatiques, comme dans la relation instaurée par le très sévère Virgile de Gō Nagai, dont le ton péremptoire arrive à arracher des larmes à Dante[73]. Finalement, cette relation peut s’avérer très intime, comme celle qui se développe entre l’écrivain aveugle Matt Rizzo – le Dante de L’accident de chasse –, reclus durant plusieurs années dans la redoutable prison de Stateville en Illinois au milieu des années 1930, et son mentor virgilien Nathan Leopold, lui aussi prisonnier, qui lui conseille la lecture de L’enfer de Dante pour sortir de l’état de détresse dans lequel il est plongé[74]. On note également une accentuation générale des tourments infernaux, dans un crescendo qui va des terribles punitions infligées aux damnées (puisque tous les personnages sont genrés au féminin dans l’Inferno de Marcel Ruijters[75]), à l’exacerbation de tous les châtiments inventés par Dante dans le manga de Gō Nagai[76], pour arriver aux supplices imaginés par Aristophane dans son Conte démoniaque, lesquels dépassent – et de loin – tous les autres[77]. Dans ce roman graphique au clair‑obscur exigeant, Aristophane a créé un monde halluciné, d’une cruauté et d’une barbarie que seules des fantasmagories tératomorphes à la lisière entre le rêve et la folie peuvent refléter[78].

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Gō Nagai, La divine comédie, Paris, Black Box, 2015, vol. I, p. 203 : Virgile réprimande vertement la lâcheté de Dante et le somme de rebrousser chemin.

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À gauche : Michael Meier, En enfer avec Dante, Bruxelles, Casterman, 2015, p. 52 : sans l’accord de son guide, le chacal Virgile, Dante fait un signe de la main aux centaures et reçoit une flèche dans la paume.

À droite : Marcel Ruijters, Inferno, Luc‑en‑Diois, The Hoochie Coochie, 2013, planche 40 : Danta chute gauchement sur les éboulis.

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Images 16 et 17

David L. Carson et Landis Blair, L’accident de chasse, Paris, Sonatine, 2020, p. 264‑265 : Nathan‑Virgile guide et accompagne Matt‑Dante dans la lecture des derniers chants de L’enfer.

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Image 18

Aristophane, Conte démoniaque, Paris, L’Association, 1996, p. 99 : une pluie de serpents s’abat sur les damnés afin de pénétrer leurs corps.

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Nous rencontrons également des traces narratives dont la filiation avec l’oeuvre poétique de Dante semble fragile, voire négligeable. Si la critique de la société consumériste abordée avec ironie (dans En enfer avec Dante) ou humour noir (dans L’enfer de Jimbo) peut rappeler la vive réprobation exprimée par le poète de L’enfer à l’endroit de « la gente nova e i subìti guadagni[79] », la mise en cause radicale et virulente du modèle capitaliste et des effets pervers de l’économie ultralibérale apparaît comme un thème inédit et généralisé dans plusieurs adaptations bédéiques. D’étranges figures emblématiques d’une société vouée au culte du profit surgissent un peu partout : un assureur multirisque, un conseiller financier et… Silvio Berlusconi dans En enfer avec Dante[80], des larves humaines lobotomisées par les enseignes publicitaires des centres commerciaux dans L’enfer de Jimbo[81]. Les ravages irréversibles de l’économie de marché sont représentés à de nombreuses reprises par des dépôts illégaux de déchets nucléaires à ciel ouvert dans En enfer avec Dante[82], par la destruction de l’environnement et le dérèglement climatique dans Inferno[83], par la marginalisation et la détresse de groupes sociaux poussés à la criminalité et à l’addiction à la drogue dans L’enfer de Jimbo[84]Pour deux bandes dessinées – En enfer avec Dante[85] et Conte démoniaque[86] –, l’explosion finale qui anéantit la cavité infernale apparaît comme un présage des sombres temps à venir. Un autre motif – totalement absent du poème de Dante – que ces transpositions bédéiques partagent avec beaucoup d’autres médias de l’univers « Dante pop » (spots publicitaires et jeux vidéo notamment) est l’érotisation substantielle de Béatrice. Comme l’exige la cible éditoriale des mangas shōnen (adolescents de genre masculin), Gō Nagai fait régulièrement surgir l’image de Béatrice dans les pensées de Dante, de façon à ce que cette femme nue, aux formes voluptueuses et aux courbes sensuelles, parvienne à motiver son amant dans les moments les plus difficiles de sa descente infernale[87]. Dans Jimbo au purgatoire, la femme bien‑aimée de Dante se révèle enfin à lui (Jimbo) au paradis terrestre, dans un accoutrement leatherpunk en phase avec l’esthétique de Gary Panter : deux lacets en cuir noir, cousus sur un t‑shirt moulant et transparent, descendent de son cou pour couvrir les tétons à l’aide des clous en acier, puis forment un noeud sur son ventre. Béatrice n’est ensuite recouverte que d’un string et d’une paire de cuissardes en cuir moulantes[88]. Évoquons aussi la tendance à l’anachronisme, très en vogue dans le « Dante pop » : au début du manga La divine comédie, l’allusion à la ville de Florence, qui jouxte la forêt obscure, se fait à travers le cliché usuel de la carte postale du centre historique surmonté du dôme de Brunelleschi[89].

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Marcel Ruijters, Inferno, Luc‑en‑Diois, The Hoochie Coochie, 2013, planche 108 : les ravages du réchauffement climatique sur la Terre.

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Image 20

Michael Meier, En enfer avec Dante, Bruxelles, Casterman, 2015, p. 18 : Dante tente d’échapper au loup‑assureur en se faisant remplacer par Silvio Berlusconi.

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Image 21

Aristophane, Conte démoniaque, Paris, L’Association, 1996, p. 300 : l’anéantissement total du royaume infernal.

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Images 22 et 23

Béatrice érotisée selon Gō Nagai (à gauche) et Gary Panter (à droite). Gō Nagai, La divine comédie, Paris, Black Box, 2015, volI, p. 114; Gary Panter, Jimbo au purgatoire, Paris, Cambourakis, 2018, p. 32.

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Image 24

Gō Nagai, La divine comédie, Paris, Black Box, 2015, volI, p. 4 : la Florence de Dante avec le dôme de Brunelleschi.

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La perspective horizontale prônée par l’approche transmédiale a ceci d’utile qu’elle aide à comprendre comment l’univers « pop » de Dante absorbé par l’industrie de la culture relève d’une longue tradition d’adhésion à l’imaginaire dantesque de la part des traditions culturelles les plus disparates qui ont oeuvré à l’adapter et parfois à le transformer en profondeur (réception dynamique théorisée par Holland évoquée plus haut). Ces étapes marquent les déplacements, les glissements et les adaptations des savoirs, de même qu’elles signalent la superposition d’objets et de pratiques culturelles (partiellement) étrangers au support d’origine. Penser la transmédialité à travers la réflexion théorique menée dans les études postcoloniales permet de faire de l’hybridité un concept opérationnel destiné à couvrir tous les médias et processus actifs dans le transfert progressif du capital culturel d’un contexte original à un contexte final, forcément transitoire. Cette approche est défendue, entre autres, par Alfonso De Toro, qui définit la transmédialité en ces termes :

un « processus ou une stratégie anti‑mimétique » dans le sens d’une relation hybride et intensivement chargée (soit homogène, soit hautement fricative, soit tendue) entre différents médias opérant de façon autonome (internet, vidéo, film, différentes formes de communication, villes et mondes virtuels, techniques analogues et digitales, etc.), entre des esthétiques différentes (telles que le Surréalisme, le Dadaïsme, l’Expressionisme, etc.), mais aussi entre des médias mélangés (tels que littérature/internet, théâtre/vidéo/films/installations, etc.), des produits différents, des préférences culturelles, des formes artistiques (peinture, conception virtuelle), ou enfin en architecture[90].

Dans notre cas, cela incite à partir à la recherche des points de transition esthétique circulant dans les médias visuels du « Dante pop », érigés au statut de rappels incontestables du mythe transnational de Dante. Les adaptations bédéiques de La divine comédie parues hors d’Italie doivent beaucoup à la réception de l’imaginaire infernal par les arts figuratifs européens, notamment la Renaissance italienne (Bartolomeo di Fruosino et Lorenzo Vecchietta pour Marcel Ruijters et son Inferno[91], Sandro Botticelli et son portrait de Dante pour Michael Meier et son En enfer avec Dante[92]) et les peintures française (Eugène Delacroix, William Bouguereau, Ary Scheffer[93]) et anglaise (William Blake[94] et Henry Holiday[95]) du xixe siècle. Une mention spéciale doit être réservée aux extraordinaires gravures de Gustave Doré, qui, selon les termes de Théophile Gautier, « a inventé le climat de l’enfer[96] »; dans son programme iconographique, les personnages infernaux, mis en valeur par la profondeur d’une hachure en clair‑obscur très efficace, se détachent d’effrayants rochers ou d’une mer de glace funèbre, émergent de ruines, de gouffres et d’éruptions volcaniques, et transmettent au lecteur une vision particulière de l’esprit de Dante, magnifiée par la rêverie d’un paysage romantique qui n’échappe pas à la plupart de nos bédéistes (Gō Nagai, Landis Blair, Michael Meier et, dans une certaine mesure, Aristophane et Gary Panter[97]).

Images 25 et 26

À gauche: Bartolomeo di Fruosino, Inferno, folio 1V (collection Bibliothèque nationale de France). À droite : Marcel Ruijters, Inferno, Luc‑en‑Diois, The Hoochie Coochie, 2013, planche 38 : Danta et Virgilia entrent dans la cité de Dite.

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Images 27 et 28

À gauche : Ary Scheffer, Les Ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile (1835, Musée du Louvre). À droite : Michael Meier, En enfer avec Dante, Bruxelles, Casterman, 2015, p. 26.

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Images 29 et 30

À gauche : Gustave Doré, La Divina Commedia di Dante Alighieri, Milan, Oscar Mondadori, 2021, p. 30 : les luxurieux. À droite : Gō Nagai, La divine comédie, Paris, Black Box, 2015, vol. I, p. 98 : les luxurieux.

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L’ensemble des processus sociaux, culturels, médiatiques, anthropologiques et historiques en acte lors d’un transfert culturel de longue haleine comme le « Dante pop » est couvert par le concept de translatio[98], qui permet à De Toro de mettre l’accent sur la manière dont la refonctionnalisation des savoirs affecte (et homogénéise) les supports médiatiques qui véhiculent ces connaissances. Avec le terme translatio, les aspects épistémologiques de la transformation et de la transculturation sont pensés en fonction du contenu et de la structure du nouvel objet, ainsi que des modes de diffusion, en vertu des conditions de report temporel, spatial et culturel qui investissent l’oeuvre source, distancée et même oubliée.

En adaptant la première partie de La divine comédie, les romans graphiques mentionnés ci‑dessus témoignent de la manière dont la descente infernale de Dante est un « prétexte » narratif sur lequel s’étendent les références propres aux conditions contemporaines de fabrication et de consommation d’une offre culturelle de plus en plus standardisée à l’échelle mondiale. L’enfer de Dante devient une idée, une suggestion pour représenter la condition humaine, découragée – nous l’avons vu – par les dérives du consumérisme et par la destruction progressive de la planète, opprimée par l’industrie du divertissement 2.0[99] et jamais réhabilitée par une classe politique dégradée et soumise à la logique capitaliste. Ces transpositions sont facilitées par l’augmentation (ou remédiation) du motif diégétique original : la traversée de l’au‑delà se déroulant selon un scénario aventureux. Les correspondances transmédiales entre genres d’aventure (films d’action, séries télévisées policières, sagas fantastiques, jeux vidéo) privent le voyage dans l’outre‑monde de la dimension transcendantale et nécessaire voulue par le Dante chrétien, et renforcent son caractère périlleux et téméraire. Il n’est pas étonnant que les protagonistes d’En enfer avec Dante, d’Inferno, du manga La divine comédie et, dans une moindre mesure, de L’accident de chasse, encourent régulièrement les mêmes supplices que ceux infligés aux damnés, risquent d’y laisser leur vie, doivent s’évader à toute vitesse d’une situation hautement dangereuse; tous contreviennent finalement à la règle stricte appliquée dans la descente infernale du Dante original qui, lui, est systématiquement épargné par les punitions réservées aux âmes pécheresses. Comme dans un jeu vidéo à plusieurs niveaux, un film d’aventures à obstacles ou un roman fantastique ponctué de rites initiatiques, le Dante de ces bandes dessinées est comparé à un héros aux prises avec un univers risqué et extrême qu’il affronte avec les vaillantes qualités célébrées par l’industrie culturelle contemporaine (ruse, humour, loquacité, sensibilité, maladresse, attirance sexuelle[100]). Lorsque le Dante de Michael Meier, devant la porte de l’enfer, confie à Virgile ses doutes quant à l’exploit ardu qu’il devra réaliser et que seules de grandes figures de l’antiquité mythique ou chrétienne, tels Énée et Saint‑Paul, pourraient accomplir (une allusion aux doutes exprimés par Dante dans le deuxième chant de L’enfer), ces illustres prédécesseurs sont évoqués en compagnie d’un Bruce Willis[101], bien plus évocateur pour le lecteur millenial.

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Michael Meier, En enfer avec Dante, Bruxelles, Casterman, 2015, p. 14 : Dante et le chacal Virgile devant l’entrée de l’enfer.

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Quelques conclusions

Les adaptations en bandes dessinées de L’enfer de Dante et des quelques épisodes les plus légendaires de la vie, réelle ou fictive, du poète (l’amour pour Béatrice, l’engagement politique avec les Guelfes blancs à Florence, l’exil, la forêt obscure) témoignent de l’extrême vitalité de son mythe aujourd’hui et, dans un certain sens, de la permanence, aussi relative et compromissoire soit‑elle, de la spécificité culturelle de ce qui était déjà perçu comme « dantesque » par les contemporains de l’Alighieri. Les châtiments spectaculaires et horrifiants infligés aux âmes damnées par des monstres et des diables effroyables, la posture superbe et grave du poète qui pense la vie après la mort, la quête dans l’au‑delà de la femme bien‑aimée qu’il refuse de perdre à jamais : telles sont les premières « images » populaires de Dante diffusées par la riche tradition figurative et par les anecdotes relatées par l’infatigable Boccace, le premier divulgateur de l’histoire de Dante dans les rues de Florence[102]. « Dante era un autore fondamentalmente popolare, e dovrebbe tornare a essere un autore popolare[103] », dit Gianfranco Contini. Aujourd’hui, plus que tout autre média visuel, la bande dessinée et le roman graphique répondent à l’exhortation de Contini de construire un pont entre le passé et le présent de la fortune populaire de La divine comédie.

Nous avons relevé, néanmoins, des différences substantielles entre les adaptations bédéiques publiées en Italie et celles parues dans d’autres pays et diffusées sur le marché éditorial français. En Italie, où la continuité de l’imaginaire dantesque est garantie essentiellement par la fascination et l’autorité inspirées par le texte, les bandes dessinées semblent contraintes d’établir un inventaire aussi étoffé que possible de renvois directs ou implicites à la poésie de Dante. Que cela prenne la forme d’une citation paratextuelle qui encadre les planches, comme dans Dante. La Divina Commedia a fumetti de Marcello, ou qui émaille les dialogues des personnages comme dans La porta dell’Inferno de Moreno Burattini et Fabrizio Longo et dans les quatre volumes consacrés à la vie de Dante parus chez Kleiner Flug, les dessinateurs s’inspirent des vers de Dante, même s’ils les remanient en simulant le style et la prosodie du grand poème, comme dans les parodies Disney L’inferno di Topolino et L’Inferno di Paperino ou dans le nouveau Dante 2.0. Ritorno all’Inferno, toujours de Marcello. Transposer l’univers de Dante en bande dessinée oblige à revenir régulièrement au texte source, seul dépositaire du contenu que l’on parodie plus ou moins sérieusement, plus ou moins fidèlement. Il s’agit, comme l’a relevé Stefano Jossa, d’une « operazione ipercolta[104] » à l’image de la boutade d’ouverture de la parodie L’Inferno di Topolino. Sur scène, Topolino(Mickey)‑Dante conclut la récitation de la première partie du poème avec le célèbre vers final : « E quindi uscimmo a riveder le stelle[105]. » La réplique de Pippo(Dingo)‑Virgile ne se fait pas attendre : « Arma virumque cano », et il glose : « È un’ingiustizia! Tu canti le stelle e io devo cantare i cani[106]! » L’ironie peut être perçue seulement par le lecteur qui reconnaît, dans le vers cité par Pippo‑Virgile, le premier vers de L’Énéide, poème virgilien s’il en est, et qui a une assez bonne pratique du latin pour relier l’assonance entre cano (la première personne de l’indicatif de « chanter » en latin) et les chiens (i cani) en italien, avec la niaiserie et la maladresse associées au personnage de Dingo. Cela montre clairement quel est l’horizon d’attente de ces publications, toutes adressées de façon prioritaire à un public de jeunes écoliers ou collégiens italiens, qui pratiquent quotidiennement La divine comédie sur les bancs de l’école et qui savent repérer facilement les nombreuses traces du texte original dont elles sont tributaires. Si nous laissons (un peu) de côté La porta dell’Inferno, nous accédons également à la raison d’être de ces bandes dessinées, publiées par des éditeurs mainstream pour la classe moyenne ou ouvertement didactiques comme pour la maison d’édition Kleiner Flug. De ces planches émerge l’invitation débonnaire à se divertir avec Dante, pour réviser ou apprendre autrement les contenus pédagogiques transmis à l’école. Enfin, nous ne sommes plus étonnés de constater que les chercheurs, ayant abordé dans leurs travaux ces adaptations bédéiques italiennes, ont essentiellement appliqué des outils analytiques empruntés aux théories sur la parodie dans la relation intertextuelle. Nous ne sommes pas non plus surpris de découvrir qu’ils sont tous, pour l’essentiel, des dantologues ou des spécialistes du Moyen Âge littéraire.

Il n’en va pas de même hors des frontières italiennes, où les adaptations bédéiques de L’enfer, au demeurant très nombreuses, ne répondent pas (ou très peu) aux règles formelles du détournement parodique d’inspiration structuraliste, ni ne relèvent des injonctions du marché éditorial italien. La reconfiguration d’une tradition savante dans un tissu de relations mondialisées, telle que l’industrie culturelle de l’entertainment contemporain l’a mise en place, implique une série de processus dialogiques et de glissements conceptuels entre une matrice culturelle et ses affiliations ultérieures. Des processus qui, contaminant toujours l’original, se répercutent dans les modes de production, de réception et de perception des produits dérivés, structurellement disjoints du modèle perdu. La stratégie antimimétique adoptée par des bandes dessinées pour qui le poème de Dante ne peut qu’être un prétexte pour s’approprier aussi librement que possible une vague sensibilité « dantesque », les fait converger dans une même vision d’un enfer dystopique, réceptacle de nos plus grandes craintes quant au délabrement accéléré des sociétés contemporaines fondées sur un consumérisme prédateur des ressources naturelles et dévastateur des idéaux humanistes. L’abîme infernal devient tantôt un énorme centre commercial labyrinthique où se déversent tous les produits issus de l’exploitation humaine et environnementale (L’enfer de Jimbo), tantôt une vaste région menacée par la montée des eaux et la sécheresse généralisée (Inferno), tantôt une vaste banlieue postindustrielle et postapocalyptique où surgissent ici et là des dépôts de scories nucléaires ou des tas de ferraille (En enfer avec Dante). S’il sert ainsi de décharge à toutes les dérives du système capitaliste (soulignées aussi par le manga La divine comédie), il peut également amplifier les tendances d’expansion territoriale et hégémonique des puissances (néo)coloniales par la mise en scène de conflits entre bandes de démons pour asseoir leur domination sur les autres (Conte démoniaque). Pour les uns comme pour les autres, l’anéantissement final de l’enfer – un sérieux avertissement lancé aux lecteurs adultes? – prouve les implications extralittéraires d’une pensée contemporaine de l’enfer « dantesque », en passe de devenir un topos engagé dans une transformation potentielle du monde.

Ces projections, certes peu réjouissantes, mais tout de même très expressives et parfois savoureuses, confirment une fois de plus la nécessité de délaisser l’étude du lien entretenu par ces bandes dessinées avec l’oeuvre source, afin d’explorer les phénomènes de friction transmédiale qui jaillissent de leurs planches. Le concept de translatio présuppose l’existence d’un « désordre » productif dans la transculturation, qui rend obsolètes les notions d’influence ou d’étude des sources, et déplace l’attention du critique (et notamment du critique dantologue) vers la réinvention du matériel culturel dans le contexte cible : réinvention qui engage l’ensemble des substitutions esthétiques, des variantes diégétiques et des développements indépendants impliqués dans la déterritorialisation d’une grande partie de la culture classique canonisée par les institutions. L’esprit dantesque, tel qu’il est perçu aujourd’hui dans un contexte globalisé, n’est (presque) plus mû par la persistance improbable de la poésie de Dante dans la culture populaire, mais exprime le résultat d’une succession d’adaptations d’un imaginaire que les arts figuratifs, dominés par le succès fulgurant et planétaire des gravures de Gustave Doré, ont contribué à réactiver et à véhiculer, tout en amplifiant l’instabilité virtuelle et la versatilité de la logique narrative très ferme de l’original. Le motif aventureux et les automatismes du héros, selon les déclinaisons standardisées par l’industrie culturelle, sont très éloignés de la conception chrétienne du voyage dans l’au‑delà qui sous‑tend la mission de Dante, autrement valeureuse et surtout exempte de toute mise en danger physique de sa personne; pourtant, nous les retrouvons dans toutes les adaptations bédéiques produites hors d’Italie : les dangers encourus par les protagonistes d’Inferno, En enfer avec Dante, L’enfer de Jimbo et le Dante version manga de Gō Nagai sont au moins aussi nombreux que les châtiments infligés aux âmes damnées contre lesquels il n’est pas toujours aisé de se protéger. Mais d’autres pièges et craintes se cachent dans les méandres de l’abîme infernal : le reflet d’une condition mentale, ou une catharsis d’un esprit en peine qui peut être compromise à tout moment, comme le signifient les planches très touchantes de Landis Blair dans L’accident de chasse, représentant un Matt Rizzo‑Dante aux prises avec la fragilité de son état psychologique, qui voit l’occasion de riveder le stelle s’éloigner et menace de revenir en arrière et d’en finir une fois pour toutes avec cet autre enfer que peut être la vie.

Ces compromis transculturels garantissent la perpétuation de l’imaginaire de Dante dans un contexte globalisé, où il parvient à s’imposer à un public habitué à une forte homogénéité des produits culturels (esthétiques, temps de réalisation, coûts). Cela explique la porosité du marché éditorial italien à certaines de ces bandes dessinées et mangas de Dante (c’est le cas, notamment, du manga de Gō Nagai[107], mais d’autres parutions en traduction sont à prévoir), et l’impossibilité structurelle de l’inverse, c’est‑à‑dire de lancer dans l’édition internationale les parodies de Disney, les romans graphiques sur la vie de Dante publiés par Kleiner Flug et les albums de bandes dessinées de Marcello, dans lesquels les processus de translatio sont très confidentiels.

Mélangeant le sérieux et le burlesque, le sublime et le trivial, la philologie et la vulgarisation, le savoir sur Dante est impliqué dans un mouvement circulaire qui le redéfinit continuellement, non plus à travers la revendication de l’autonomie littéraire et la séparation des genres, mais par les relations transmédiales qui affleurent dans les adaptations bédéiques, témoins de nouvelles voies thématiques et stylistiques transversales à l’esprit « dantesque » du xxie siècle. Ces albums définissent des pratiques d’élaboration de la culture dans une perspective de masse permettant de réinterpréter à la fois la tradition et la contemporanéité. Ils nous invitent, d’une part, à lire les phénomènes transmédiaux sous le signe d’une esthétique de la transmission par laquelle une oeuvre classique reste vivante dans le processus conflictuel qui la conduit à travers l’histoire. Et, d’autre part, à accepter que Dante soit peut‑être plus présent lorsqu’il semble absent, puisque l’acte parodique, quelles que soient sa nature et son intention, finit par préserver précisément ce qu’il avait entrepris de détruire.