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Le basculement de la bande dessinée d’une économie de la presse à une économie du livre dans les années 1990[1] a eu plusieurs conséquences qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. On note d’une part un accroissement continu de la production du fait de phénomènes de concentration capitalistique propres au secteur de l’édition[2], ainsi que l’apparition de nouveaux segments éditoriaux, comme le manga ou le roman graphique, d’autre part. De fait, le nombre de titres publiés est passé de 1422 en 2000 à 4952 en 2016[3], chiffre qui s’est stabilisé, à environ 5000 titres par an[4]. C’est également à partir des années 1990 qu’apparaissent de petites structures éditoriales dans l’espace francophone, réunies depuis 2015 au sein du Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA). Celui‑ci était composé[5] en 2019 de 43 maison d’édition créées entre 1989 et 2015, présentes majoritairement en France, mais aussi en Belgique (3), en Suisse (2) et au Canada (1). Indépendamment de l’importante diversité des membres du SEA – qu’il s’agisse de la taille, du mode d’organisation ou de la ligne éditoriale – tous partagent plusieurs traits renvoyant à une image idéalisée et artisanale du métier d’éditeur, qui sont les valeurs cardinales de la petite édition[6]. En plus d’être indépendantes sur le plan capitalistique, ces structures revendiquent une vision qualitative et créatrice de leurs activités professionnelles, et s’opposent explicitement aux éditeurs dominant économiquement le secteur, comme l’indique leur charte[7], rejouant ainsi l’opposition en chiasme caractéristique de l’édition selon les analyses de Pierre Bourdieu[8].

La forte croissance de la production de bandes dessinées depuis les années 2000 s’explique en grande partie par une intensification des traductions. En 2016, « 2302 ouvrages de bande dessinée en provenance de 36 pays différents ont été traduits[9] », ce qui représente 57,7 % des nouveautés de l’année. Pour autant, la répartition des langues traduites en France dévoile de profondes disparités, puisque ce sont deux langues, le japonais et l’anglais, qui concentrent respectivement 66 % et 24 % du total des oeuvres traduites en France. La hausse substantielle des livres de bandes dessinées mit sur le marché dans la période contemporaine repose donc d’abord sur l’arrivée et l’implantation du manga, qui totalise en 2016 plus de 40 % de la production et est décrit comme le « phénomène éditorial de la décennie écoulée[10] », comme le montre la figure ci‑dessous.

Figure 1

Répartition de l’offre éditoriale par segment[11]

Répartition de l’offre éditoriale par segment11

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La très nette domination du japonais et de l’anglais – et plus précisément de l’américain – se fait logiquement au détriment d’autres langues, qui pèsent très peu dans l’économie globale de la traduction de bandes dessinées, comme l’indique le tableau 1 :

Tableau 1

Répartition par langue des principaux pays fournisseurs de traductions entre 2000 et 2016 pour l’ensemble du secteur de la bande dessinée[12]

Répartition par langue des principaux pays fournisseurs de traductions entre 2000 et 2016 pour l’ensemble du secteur de la bande dessinée12

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Ainsi, même des pays producteurs de bandes dessinées importants telle que l’Italie ou l’Espagne sont relativement peu présents en France si l’on regarde les flux de traductions à l’échelle du secteur. Les éléments que nous venons de soulever – catégorisation éditoriale spécifique et inégale répartition des langues traduites – donnent à voir une tripartition internationale de l’espace éditorial de la bande dessinée, qui masque en partie d’autres manières de faire et d’éditer dont on trouve des traces au sein de différents espaces géographiques. Cette internationalisation de la « bande dessinée en dissidence[13] » ne touche pas uniquement les grands espaces de production comme la France ou l’Amérique du Nord, mais également d’autres pays où la bande dessinée n’a pas le même statut et où le secteur éditorial n’est pas aussi fortement structuré[14], comme l’Italie, les Pays‑Bas[15] et, plus récemment, le Liban et le Maroc[16].

Dans ce contexte, la production de livres de bande dessinée tournée vers la singularité et dégagée des codes de production nationaux qui surgissent à partir des années 1990 dans plusieurs pays amène à s’interroger sur la possibilité d’un champ transnational de la bande dessinée alternative ou indépendante, que pointait déjà Erwin Dejasse :

Cette osmose artistique se concrétise partout par une politique de traduction réciproque extrêmement dynamique. Dans ces premières années, la production de créations étrangères dans le catalogue des alternatifs est autrement plus élevée que chez les autres éditeurs qui traditionnellement privilégient les productions endogènes[17].

Ainsi, dans un secteur éditorial aujourd’hui « entre mainstream et avant‑gardes[18] » et où la traduction d’oeuvres étrangères représente plus de la moitié des nouveautés éditées annuellement, nous nous demanderons quel rapport entretiennent les éditeurs du SEA à la traduction et plus particulièrement à l’intraduction, c’est‑à‑dire la traduction en français d’oeuvres étrangères. Dans cet article[19], nous n’étudierons ni les oeuvres ni les opérations spécifiques à ce secteur, comme le lettrage[20] et les tensions qui en découlent[21], mais nous nous interrogerons plutôt sur les conditions de circulation[22] des oeuvres, en nous penchant sur les modes d’action de ces structures éditoriales. C’est pourquoi on analysera, dans un premier temps, le positionnement de ces structures par rapport à l’intraduction. Si, comme on le verra, il est délicat d’établir une stratégie globale du fait du nombre important de structures au sein du SEA, nous pourrons néanmoins dégager quelques caractéristiques communes. Dans un second temps, nous porterons notre attention sur les langues traduites par ces éditeurs, afin de définir la potentielle spécificité de ces derniers au regard du reste du secteur.

Pour étayer notre argumentation, nous nous appuierons sur trois champs d’investigation. En plus de mobiliser de récents travaux sur l’édition de bande dessinée, nous prolongerons les enquêtes sur la petite édition, dont celles de Corinne Abensour et Bertrand Legendre[23] ou encore celle de Sophie Noël[24], qui ont soulignées le rôle ambivalent de la traduction comme mode d’action pour les nouveaux entrants au sein du champ éditorial[25]. Nous souhaitons également mobiliser des travaux de sociologie de la traduction qui se sont développés à la suite des réflexions de Pierre Bourdieu sur la circulation internationale des idées[26], comme ceux qu’a réalisés et coordonnés Gisèle Sapiro[27], ou encore ceux de Pascale Casanova[28]. Ces travaux ont largement insisté sur les différents facteurs – notamment économiques et culturels[29] – qui permettent ou contrarient la circulation des biens symboliques, et mettent en avant l’idée d’une homologie structurale entre les pôles des différents champs nationaux, posant ainsi la question d’un caractère transnational des champs de production culturelle[30], et en particulier de l’édition.

Les éditeurs du SEA et la traduction : entre spécialisations, goûts et occasions

Au sein de ce nouveau syndicat, les conditions d’exercice du métier d’éditeur sont très hétérogènes. On y trouve un continuum de positions qui va de l’autoédition, souvent collective par le biais d’une revue, à la petite structure comportant quelques salariés, où les ouvrages sont diffusés et distribués de manière professionnelle dans différents points de vente. Ces éléments se répercutent logiquement sur les rythmes de publication, qui oscillent entre zéro et une vingtaine de livres par an, ainsi que sur l’importance du fonds de ces éditeurs et éditrices, qui va de quelques dizaines à plusieurs centaines de titres. Malgré cette grande diversité – qui est le propre de la petite édition –, l’alternative renvoie avant tout doit avant à une condition socioéconomique modeste et dominée par rapport aux grands groupes dominant le secteur, qui explique en partie leur regroupement en syndicat[31]. De plus, si la notion de « style alternatif » est une « aporie », pour reprendre les termes d’Erwin Dejasse[32], les catalogues des éditeurs du SEA se démarquent de plusieurs éléments structurant toujours le reste de l’édition de bande dessinée : l’inscription dans un genre particulier, la standardisation des formats, mais également la sérialité ou encore l’adaptation d’oeuvres préexistantes ou de licences. Si ces éléments sont également présents chez les alternatifs, c’est de manière marginale[33]. Les éditeurs du SEA proposent des ouvrages qui, par‑delà des positionnements différents, présentent des caractéristiques communes, dont un éclatement des thématiques abordées et des formats utilisés, ainsi qu’une attention marquée – a minima déclarative – pour l’objet‑livre[34].

Pour analyser plus précisément le positionnement des éditeurs alternatifs, nous avons comptabilisé le nombre de traductions dans chaque catalogue des éditeurs du SEA, de leur date de création à 2019[35]. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur la base de données professionnelle Electre[36] et sur un dépouillement desdits catalogues, ce qui permet de rendre compte de plusieurs éléments structurants. Globalement, le nombre de traductions figurant au catalogue des alternatifs[37] avoisine les 20 % (788) du fonds total (3659) des éditeurs du SEA en 2019. Si ce chiffre semble de prime abord important, attestant l’idée du dynamisme de la petite édition dans la circulation des oeuvres, il convient néanmoins de distinguer ces différentes structures entre elles, tant les chiffres varient d’une maison à l’autre. Le pourcentage de titres traduits permet de rendre compte de quatre positionnements différents par rapport à l’intraduction d’oeuvres étrangères, détaillés dans le tableau qui suit :

Tableau 2

Répartition des éditeurs du SEA selon le pourcentage de traductions

Répartition des éditeurs du SEA selon le pourcentage de traductions

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Les maisons qui ne font pas ou très peu de traductions sont de très petites structures, qui se situent à la lisière du champ éditorial, tant par leur production (livres‑objets, revues, fanzines) que par leur condition économique précaire, et où l’activité éditoriale constitue une activité parmi d’autres. Dans le groupe qui réalise peu de traductions figurent des structures historiques de l’alternative, comme FLBLB, Frémok, Les Requins Marteaux ou encore 6 Pieds sous terre, lesquelles ont focalisé leur attention sur la production d’oeuvres francophones même si elles comptent quelques traductions à leur actif, comme les ouvrages du Britannique Tom Gauld chez 2024.

Comme l’indique le tableau précédent, 18 des 43 éditeurs du SEA traduisent de manière significative, avec plus de 15 % de leur fonds dédié à l’importation d’oeuvres étrangères. Par ailleurs, on peut distinguer deux groupes d’éditeurs, l’un formé par les six structures éditoriales faisant presque exclusivement de la traduction d’oeuvres étrangères et l’autre par les 12 qui en font intensément.

Chez les éditeurs spécialisés en traduction, plusieurs éléments sont à souligner. Ce groupe est constitué d’éditeurs qui ne proviennent pas à l’origine de la bande dessinée – contrairement à de nombreuses structures alternatives apparues depuis les années 1990[38]. Ces éditeurs sont soit des individus en reconversion professionnelle, soit d’anciens travailleurs du livre. La maison d’édition Çà et Là en offre un exemple, laquelle s’est ainsi spécialisée dès sa création dans l’importation d’auteurs anglo‑saxons, avant de s’ouvrir à d’autres espaces géographiques, comme le relate son fondateur, Serge Ewenczyk :

Moi je viens du dessin animé. J’ai toujours été un grand lecteur pour le coup, de bande dessinée étrangère américaine, anglo‑saxonne. Et quand j’ai eu envie de créer une structure, petite, autonome […] j’hésitais à faire du DVD étranger justement, de genre, parce que ça m’intéressait aussi et puis de la bande dessinée. Je connaissais pas mal déjà le milieu de la BD, notamment parce qu’il y a beaucoup de passerelles entre le dessin animé et la bande dessinée, donc je connaissais bien le marché de la bande dessinée américaine. Je voyais qu’il y avait plein de bandes dessinées que j’adorais et qui n’étaient pas traduites en français : « bon bah si personne ne veut le faire je vais le faire ». Je ne voulais pas faire du comics de super héros. […] Et comme c’est facile de le faire, il n’y a pas un besoin énorme en capitaux, j’ai passé le pas assez rapidement en fait[39].

De plus, on remarque que ces maisons d’édition sont spécialisées dans un type de production, comme Le Lézard Noir qui publie quasi exclusivement des auteurs japonais, Ici Même des auteurs italiens, ou encore Insula qui propose « bande dessinée et arts graphiques latino‑américains[40] ». On peut citer également Delirium, une maison spécialisée dans la réédition de séries de genre anglaises et américaines, comme Judge Dredd, La guerre selon Charlie ou encore les oeuvres de l’auteur américain Richard Corben. Ainsi, les éditeurs et éditrices spécialisés en traduction se situent dans une niche éditoriale et linguistique précise. Enfin, ils sont pleinement engagés dans le développement de leurs structures, hormis Insula, dont le profil est proche des microstructures évoquées plus haut.

Il est plus délicat de rendre compte des stratégies caractérisant le reste des éditeurs du SEA qui font de la traduction intensive. On remarque de fait un noyau d’éditeurs alternatifs pour qui la traduction fait partie intégrante de la stratégie éditoriale : Atrabile, Cornélius, L’Association, Rackham. À ces maisons issues de la première vague de création dans les années 1990 – et qui sont parfaitement insérées dans la chaîne du livre –, on peut ajouter de plus petites structures comme La Cerise, Misma, Tanibis et The Hoochie Coochie qui, si elles ne participent que marginalement au total des traductions du fait d’un fonds modeste par rapport aux alternatifs de la première vague, n’en sont pas moins non négligeables à leur échelle, indiquant une diversification de leur production.

Par ailleurs, les éditeurs du SEA qui proposent des traductions se tournent vers des éditeurs dont la position est analogue dans leurs champs nationaux respectifs : « C’est vrai qu’on est plutôt en contact avec des éditeurs dits “indépendants”. Parce qu’il y a une parenté éditoriale. C’est assez logique quelque part, on ne va pas publier des trucs de Marvel[41]. » Pour Sylvain Venayre[42] et Bart Beaty[43], c’est notamment l’accélération des échanges et des traductions qui a permis cet éclatement des formes et des formats nationaux, contribuant ainsi à l’affirmation d’individualités artistiques singulières. Si plusieurs observateurs pointent donc ce phénomène, il faut y ajouter une similitude tant dans les discours que dans les trajectoires des représentants de l’édition alternative au sein de plusieurs pays. On peut citer l’exemple de la maison d’édition nord‑américaine Picture Box[44], active de 2002 à 2013 et portée par Dan Nadel, qui s’est notamment évertuée à publier des travaux « oubliés » de bande dessinée et a affirmé vouloir associer la bande dessinée aux « arts visuels », éléments que l’on retrouvent chez des éditeurs alternatifs comme Adverse, Frémok ou La Cinquième Couche. Toujours en ce qui concerne la scène nord‑américaine, on peut mentionner les cas des éditeurs Fantagraphics et Drawn and Quaterly qui sont des interlocuteurs privilégiés des éditeurs du SEA, notamment de L’Association et de Cornélius. Du côté de l’Allemagne, les maisons Reprodukt[45] et Avant‑Verlag accueillent bon nombre de livres édités également par les alternatifs – tel Pinocchio de Winshluss, un des fondateurs des Requins Marteaux, ou encore les ouvrages de Liv Strömquist, publiés en France par les éditions Rackham. Un portrait semblable peut être esquissé pour l’Italie, où des titres du SEA figurent aux catalogues des éditions Bao et Coconino Press. On remarque ici une homologie entre le champ de la bande dessinée et celui de la littérature étudié par Gisèle Sapiro :

D’un côté, un pôle de grande production régi par des agents qui imposent leurs critères et leurs méthodes, organisent des enchères toujours plus élevées, dans des délais toujours plus courts (parfois sur simple synopsis d’un livre encore non écrit), de l’autre, un pôle de production restreinte fondé sur un réseau international et une chaîne de coopération entre éditeurs, traducteurs et auteurs partageant des valeurs esthétiques et éthiques semblables[46].

Ainsi, au sein du SEA, on retrouve des modes d’action propres à la petite édition, tous segments confondus. Car, comme plusieurs enquêtes l’ont bien montré[47], une des manières privilégiées de se démarquer pour de petits éditeurs dans un champ éditorial est la traduction d’oeuvres étrangères. Si cette stratégie de développement est plus coûteuse économiquement du fait de la présence d’intermédiaires tels l’agent ou le traducteur – ce qui explique que ce sont généralement les structures les plus professionnalisées qui se tournent le plus vers elle –, elle offre certains avantages. Les oeuvres sélectionnées et traduites en français sont en effet déjà passées par le filtre de la sélection d’un autre éditeur, permettant aux seconds éditeurs et éditrices de profiter d’un « transfert de capital symbolique » et d’une « image valorisante de médiateur[48] », deux éléments centraux dans l’économie symbolique de l’édition.

Une répartition spécifique mais inégale des langues traduites par les éditeurs du SEA

Cette idée de « passeur », notamment en se tournant vers des espaces linguistiques qui ne sont pas encore balisés par les plus grandes structures et où la concurrence entre éditeurs est moins forte, se rencontre régulièrement dans différentes prises de parole des éditeurs du SEA. Comme nous le dit Latino Imperato, éditeur chez Rackham :

Alors, on a commencé par le plus facile, c’est‑à‑dire reprendre des droits de l’étranger et ensuite pour moi, c’est devenu aussi un goût, hein […] je trouve que la France aurait tout à gagner à s’ouvrir, je trouve surtout qu’il y a plein d’autres situations où la bande dessinée n’est pas si centrale culturellement, où l’économie de la bande dessinée n’est pas si lourde, qui offre beaucoup plus d’espaces de liberté créative. […] Avant c’était surtout la découverte […] on partait défricher et on ramenait des choses qu’ici il n’y avait pas. C’était un peu comme les explorateurs de la Renaissance.

De fait, ces éditeurs et éditrices soulignent le caractère alternatif de leur production et promeuvent l’idée de découvertes d’oeuvres, d’auteurs ou même de pays « oubliés ». On peut citer comme exemple paradigmatique de cette démarche l’ouvrage Comix 2000, publié par L’Association pour fêter le passage à l’an 2000. Cet ouvrage de plus de 2000 pages est composé des travaux de 324 artistes provenant de 29 pays différents[49]. L’aspect hors norme du livre a une valeur de « manifeste international[50] » pour L’Association, qui proclame ainsi le caractère riche et pluriel de la bande dessinée. Cet élément se donne également à lire chez d’autres éditeurs du SEA, comme The Hoochie Coochie :

On essaye d’être attentif à ce qui se fait à l’étranger, on achète des fanzines d’un peu partout, parce que ça bouge énormément en Europe depuis une dizaine d’années : en Allemagne, en Finlande, maintenant en Suède; il y a des frétillements en Russie et puis le renouveau italien et américain ainsi que la bande dessinée alternative chinoise, les outsiders japonais… Tout ça nous parle énormément[51].

Pour rendre compte de ces éléments, une analyse des traductions par langue permet d’établir le positionnement des éditeurs alternatifs par rapport à l’économie globale de la traduction de bande dessinée.

Figure 2

Répartition des langues traduites par les éditeurs du SEA entre 1989 et 2019

Répartition des langues traduites par les éditeurs du SEA entre 1989 et 2019

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Comme on peut le voir sur la figure 2[52], les éditeurs et éditrices du SEA ont importé des oeuvres écrites en 27 langues différentes. S’ils traduisent effectivement des langues « rares » comme le polonais, le slovène ou l’hébreu, ces langues restent très marginales au sein du pôle alternatif. On remarque également que les éditeurs du SEA sont des passeurs privilégiés d’ouvrages en allemand, suédois et finlandais, qui figurent notamment au catalogue de L’Association[53] ou de Rackham, ce qui distingue ici les éditeurs alternatifs du reste du secteur, où ces langues sont très peu présentes.

Néanmoins, les éditeurs du SEA traduisent en majorité des oeuvres écrites principalement en quatre langues : l’anglais, le japonais, l’italien et l’allemand. Hormis l’allemand, ces langues sont les plus traduites à l’échelle du secteur dans sa globalité comme l’a montré le tableau 1, même s’il faut souligner l’écart notable entre l’anglais et le japonais. La langue anglaise compte pour près de 50 % (23,6 pour l’américain et 22,3 pour l’anglais) de l’ensemble des intraductions effectuées par les éditeurs alternatifs, et le japonais pour 17,7 %. En outre, la quasi‑totalité des traductions du japonais provient de deux éditeurs : Le Lézard Noir et Cornélius. Sans la production de ces derniers, le japonais passe au quatorzième rang, après le coréen et avant le néerlandais. Enfin, il faut ajouter que si Le Lézard Noir traduit des oeuvres contemporaines, Cornélius se consacre à des oeuvres du patrimoine. Cette désaffection du japonais de la part des éditeurs alternatifs s’explique sans doute par des difficultés d’accès aux éditeurs de ce pays.

En ce qui concerne la prédominance de l’anglais, incluant l’américain, et sans épuiser les facteurs explicatifs, on peut malgré tout rappeler que traduire cette langue est nettement plus aisé, du fait de sa prépondérance actuelle sur le « marché » des langues étrangères. Cette prédominance repose également sur le parcours biographique de ces éditeurs et éditrices, qui ont développé des goûts spécifiques en tant que lecteurs et lectrices, éléments facilités par le bilinguisme de certains d’entre eux. Cela permet une approche simplifiée des interlocuteurs et interlocutrices étrangers auxquels ils s’adressent d’une part, ainsi qu’une économie sur les frais de traduction d’autre part, facteur capital pour des structures éditoriales qui sont économiquement fragiles[54] : « Moi je fais quelques traductions en anglais, mais pas de l’italien. J’aime bien ça, et mine de rien ça permet de faire des économies aussi[55]. » Il en est tout autrement de langues comme le japonais qui nécessitent des compétences (linguistiques, mais également culturelles) plus rares, même si le secteur de la bande dessinée, du fait de l’importance du manga, offre un vaste espace de possibilités aux traducteurs et traductrices. Ainsi, les éditeurs et éditrices allant vers ces langues moins courantes sont obligés de faire appel à des traducteurs extérieurs, à moins qu’eux‑mêmes – ou un de leurs proches – possèdent ces compétences. Ainsi, dans cette économie de « bricolages[56] » propre à la petite édition, on peut citer Gérard Auclin qui traduit les bandes dessinées russes pour la maison The Hoochie Coochie dont il est l’un des auteurs. De fait, le recours à des traducteurs extérieurs peut être freiné par l’économie modeste de ces structures, malgré des aides dédiées du Centre national du livre (CNL). Ces différents éléments expliquent pourquoi, d’une part, les éditeurs du SEA qui traduisent des oeuvres étrangères sont plus ou moins spécialisés, et pourquoi, d’autre part, l’anglais reste de très loin la langue la plus traduite.

Ainsi, les éléments que nous venons d’évoquer permettent de relativiser le discours des alternatifs sur l’ouverture internationale de leurs catalogues – même si la présence des pays nordiques et de l’Allemagne doit être soulignée. Si la cartographie internationale de la bande dessinée alternative se distingue de celle de l’ensemble du secteur, il n’empêche qu’elle obéit à des contraintes spécifiques – et atteste la centralité de certaines zones géographiques et linguistiques[57] pour l’ensemble du secteur éditorial de la bande dessinée.

***

Comme nous l’avons esquissé dans cet article, l’analyse des « pratiques de traduction permet de soulever un ensemble de questions touchant au fonctionnement des champs de productions culturelles et aux échanges transnationaux[58] ». Si, historiquement, chaque pays a développé des formes spécifiques de bandes dessinées[59] – qui sont encore largement dominantes dans l’économie globale du secteur comme on a pu le voir –, il n’en reste pas moins que d’autres manières de faire et d’éditer de la bande dessinée ont émergé, dégagées des codes de production propres à chaque espace[60]. Dans ce dynamisme des échanges et dans l’affirmation commune d’une créativité et d’une singularité, on peut sans doute voir une manière de lutter, et d’incarner d’un même mouvement une autre mondialisation culturelle[61]. Les éditeurs du SEA qui font de la traduction se tournent vers d’autres éditeurs – par‑delà les oeuvres et les créateurs et créatrices – qui partagent leur vision de la bande dessinée. Cela se concrétise notamment dans les langues qu’ils traduisent et qui, malgré la très nette domination de l’anglais, sont diverses.

Mais cette mise en lumière de stratégies éditoriales distinctes entourant la traduction d’oeuvres étrangères permet en même temps de rendre compte des différences entre ces éditeurs, puisque, comme tout champ de production culturelle, le secteur alternatif n’échappe pas à une lutte et une différenciation entre ses différents occupants. Comme nous l’a relaté une éditrice : « Moi il y a des bouquins, si je fais une offre et qu’on me dit que c’est déjà pris, dans ma tête je sais déjà par qui. Et on est tous comme ça, sauf ceux qui n’ont pas encore compris comment ça marche. On reçoit un dossier, on sait qu’on le reçoit tous en même temps, faut pas rêver[62]. » Car, tout comme un auteur ou une autrice francophone qui commence à avoir du succès, les auteurs et autrices importés en France risquent de changer d’éditeur pour une maison plus importante – ce qui a alimenté la rhétorique de la « récupération » des éditeurs alternatifs dans les années 2000[63]. Ainsi, si Quimby The Mouse de l’Américain Chris Ware a été publié par L’Association en 2005, ses derniers ouvrages ont paru chez Delcourt, et Manuele Fior, auteur italien, a été publié par des maisons du SEA (Ici Même, Atrabile), mais aussi par de plus grandes structures comme Futuropolis et Dargaud. La maison Cornélius a récemment été confrontée à cette problématique avec le départ d’un auteur phare de son catalogue, Daniel Clowes, auteur majeur de la scène indépendante américaine, pour un « gros éditeur[64] ». Ces exemples nous rappellent que la traduction est l’un des enjeux de luttes intensives entre éditeurs – d’autant plus dans un moment de forte croissance du secteur – illustrant les rapports de force entre ses différents agents qui ne possèdent pas les mêmes ressources symboliques et économiques.

Pour ouvrir le débat et vérifier cette hypothèse d’une « internationalisation de l’alternative », il serait intéressant de regarder du côté de l’extraduction des oeuvres francophones, afin d’avoir une image plus exhaustive des rapports de force qui touchent le champ international de la bande dessinée. Si cette question dépasse le cadre de cet article, quelques éléments peuvent être mentionnés. Selon le Syndicat national de l’édition (SNE)[65], la bande dessinée est devenue en 2020 le premier secteur pour la cession de droits avec 4087 titres, ce qui représente 33,7 % de l’ensemble. Ainsi, certains éditeurs du SEA se rendent au marché des droits internationaux qui se tient durant le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, mais aussi à Francfort, autant d’espaces centraux pour la circulation des oeuvres. Si ce sont les éditeurs les plus importants et les plus professionnalisés qui y sont présents, il faut noter qu’un catalogue collectif a été mis en place par le SEA afin de mutualiser les efforts[66]. De plus, on peut remarquer depuis peu que le site du SEA propose des versions anglaises des présentations d’ouvrages[67]. Autant de signes qui indiquent une volonté d’ouverture du SEA à l’international, mais aussi une manière de continuer à polariser le champ éditorial – ici sur le plan de l’extraduction – en faveur des alternatifs.