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L’histoire de la bande dessinée tchèque débute aux environs des années 1850, parallèlement à son développement dans le reste de l’Europe. Les premières séquences dessinées apparaissent dans la presse au milieu du xixe siècle, dans des revues satiriques qui émanent de mouvements nationalistes. Elles subissent régulièrement la censure de l’empire austro‑hongrois et peinent à sortir des milieux lettrés pour se répandre auprès du grand public. Des traductions de bandes dessinées étrangères sont également publiées et influencent progressivement les dessinateurs. On ne date l’apparition des premières véritables bandes dessinées tchèques ou Český komiks qu’en 1922, avec la création par Josef Lada de la première série dessinée avec un personnage récurrent, Šprýmovné kousky Frantíka Vovíska a kozla Bobeše (Les farces de Frantík Vovísek et de Bobeš la chèvre). Dans les 10 années qui suivent, les Český komiks connaissent une évolution rapide, à la fois dans leurs formes narratives et dans leur esthétique, avec l’affirmation de plus en plus marquée du style de certains dessinateurs. Si Lada est réputé être le premier dessinateur à faire parler ses personnages dans des bulles, qui se sont systématisées dans le comic américain depuis la fin du xixe siècle[1], celles‑ci ne s’imposent pas encore. Jusque dans les années 1930, le commentaire situé sous la vignette se maintient dans les magazines les plus conservateurs, comme une résistance à la bulle américaine qui ne se généralisera qu’une décennie plus tard[2]. Les Český komiks s’installent dans la presse quotidienne et hebdomadaire, et passionnent les jeunes lecteurs tchèques à qui ils sont principalement destinés.

C’est à cette même époque que naît celui qui deviendra un fervent admirateur des comics américains, autant que l’un des dessinateurs majeurs de l’histoire du Český komiks. Karel dit « Kája » Saudek naît le 13 mai 1935 à Prague, en même temps que son frère jumeau, Jan Saudek, futur photographe. Très jeune, Kája Saudek se passionne pour les bandes dessinées, celles qu’il lit dans la presse enfantine puis celles qu’il crayonne dans ses cahiers d’écolier. Sa rencontre avec les comics américains à la fin des années 1940 est décisive et façonne son style. Près d’une quinzaine d’années plus tard, il se fait connaître du grand public en collaborant à un classique du cinéma populaire, Kdo chce zabít Jessii? (Qui veut tuer Jessie?)[3], réalisé en 1966 par Václav Vorlíček. Entre parodie et hommage aux comics désormais interdits, car jugés bourgeois par le gouvernement communiste en place depuis 1948, ce film hybride où se mêlent prises de vues réelles et bande dessinée constitue une expérience singulière de transfert intermédiatique des images fixes aux images en mouvement. À la même époque, Kája Saudek se lance dans un projet plus personnel, Muriel a andělé (Muriel et les Anges)[4], scénarisé par l’écrivain Miloš Macourek, également auteur du film de Vorlíček. La bande dessinée ne sera pas publiée, rattrapée par le processus de retour à l’idéologique communiste, dit « normalisation », qui se met en place après l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie en 1968. Muriel et Jessie sont toutes deux des scientifiques au physique plantureux qui triomphent de super‑vilains. Martin Winckler définit le super‑héros comme « un personnage doté de pouvoirs ou d’aptitudes extraordinaires qui lui permettent d’accomplir des hauts faits inaccessibles au commun des mortels[5] ». Les deux héroïnes de Kája Saudek ont des caractéristiques qui les rapprochent de leurs homologues américains, notamment leurs super‑pouvoirs qui ne leur confèrent pas seulement des capacités physiques extraordinaires mais aussi intellectuelles, par exemple la capacité de Jessie à résoudre des équations en quelques secondes. Elles portent également des costumes reconnaissables (surtout Muriel) qui mettent en avant leur physique avantageux et accomplissent des missions au terme desquelles elles font triompher le bien. Leur représentation, à l’instar de celle des super‑héroïnes américaines, reproduit des stéréotypes genrés, en donnant un rôle dans la sphère domestique à Jessie, et en exacerbant la sexualité de Muriel[6]. Si elles s’en distinguent par le nombre de supports où elles apparaissent (un film pour la première et deux albums pour la seconde), nous les rattacherons ici à des super‑héroïnes, tout en soulignant leurs spécificités dans un contexte culturel où les oeuvres issues de la production américaine auxquelles elles font référence restent mal connues de leur lectorat et spectatorat dans les années 1960.

Cet article revient sur le processus de circulation des bandes dessinées de l’Ouest à l’Est. Nous analyserons la façon dont l’appropriation de l’esthétique et des codes de produits culturels empruntés à des aires lointaines devient le moyen d’échapper à un art socialiste standardisé. Pour cela, nous étudierons également les effets produits par les circulations transmédiatiques entendues ici aussi comme les phénomènes de transfert d’un support vers un autre, en l’occurrence la bande dessinée. Nous verrons que, pour Jessie, ce transfert est plus intermédiatique dans la mesure où le film mêle les deux supports. Cependant, il devient transmédiatique dans Muriel, qui est traversé de renvois à l’univers filmique[7]. Or, nous montrerons que si le film est à l’origine de l’univers, le potentiel transgressif de celui‑ci y semble affaibli, comme si la bande dessinée offrait une plus grande marge de liberté que le cinéma.

Une enfance à Prague

L’enfance des frères Saudek est entourée de mystère, notamment parce que ses protagonistes ont quelques fois extrapolé les événements qu’ils ont vécus. Kája et Jan sont nés dans une famille atypique de la bourgeoisie tchèque. Leur père, Gustav Saudek, est issu d’une famille de commerçants juifs des Sudètes. Victime de la politique antisémite que met en place le iiie Reich dans le protectorat de Bohême‑Moravie après l’annexion de la Tchécoslovaquie en 1939, il perd son emploi de fonctionnaire et travaille comme ouvrier de carrières à plusieurs kilomètres de Prague[8]. En 1945, il est déporté brièvement au ghetto de Terezín où deux de ses frères et leur famille sont déjà internés. Il y restera jusqu’à la libération du camp quelques mois plus tard. Ses frères n’en reviendront pas. L’épouse de Gustav, Pavlína, née dans une famille catholique, a eu un premier enfant hors mariage dont les jumeaux ne découvriront l’existence qu’après la guerre. Les frères Saudek grandissent dans le quartier de Podolí, au sud de Prague, près de l’ancienne cimenterie. La déportation de leur père semble les avoir affectés au point que Jan racontera avoir passé les derniers temps de son enfance à Terezín, même si rien ne prouve que les jumeaux et leur mère y ont été transférés. Il semble en revanche qu’ils aient visité le ghetto après sa libération en 1945, et que cette expérience les ait profondément marqués. Kája et Jan sont des enfants turbulents. Ils entrent à l’école élémentaire en 1941. Après l’arrivée des communistes tchécoslovaques au pouvoir, ils ne sont pas autorisés à poursuivre leurs études au‑delà de l’école élémentaire en raison de leur origine sociale bourgeoise[9]. C’est ainsi qu’en 1950, à l’âge de 15 ans, Kája Saudek commence à travailler comme ouvrier du bâtiment, avant de devenir dessinateur industriel.

À la fin des années 1940, alors qu’il a 12 ou 13 ans, il fait une découverte décisive dans un colis de vivres et de vêtements emballés dans du papier journal que des parents de la famille installés aux États‑Unis ont envoyé. Il y trouve quelques planches des aventures de Captain America et Wildcat. Comme le note Tomáš Prokůpek :

It was an important influence for him that the cartoon strips always presented a short narrative with a dramatic ending (moreover presented in the original and incomprehensible english language) and Saudek did not know the surrounding story. This actually enhanced his childhood imagination and leading him to invent his own stories[10].

À cette époque, la bande dessinée tchèque, bien qu’ayant connu une certaine vitalité dans les années 1920, reste cantonnée aux pages destinées aux enfants des périodiques du dimanche. En 1930 est créé le magazine Punt’a, première tentative de publication consacrée uniquement à la bande dessinée à destination du jeune public. Il est dédié en partie aux aventures du chien Punt’a et de ses amis qui paraissent initialement dans le supplément pour enfants du magazine féminin List paní a dívek začal. Le succès est tel que la maison d’édition décide de lancer créer une publication séparée, à destination des enfants, réunissant les histoires de Punt’a ainsi que d’autres personnages, notamment une version dessinée de Laurel et Hardy. Comme le soulignent Lucie Kořínková et Pavel Kořínek, le succès de Punt’a et le contexte économique de son édition, ses ambitions commerciales affichées, amènent à le considérer comme une petite révolution dans l’histoire de la bande dessinée tchèque. Les auteurs comparent même le magazine à une variation nationale des productions de Walt Disney[11]. La prospérité de Punt’a est remarquable pendant près de huit ans, avant que sa publication ne soit suspendue en 1942 par les nazis, sans toutefois mettre un frein à la circulation des anciens numéros. Kája Saudek, bien que né en 1930, fait partie de ses lecteurs assidus. La découverte fortuite des comics américains dans le colis de vivres relance encore son appétence pour les récits dessinés. Avec leur atmosphère pop et leurs super‑héros costumés, leurs onomatopées retranscrites et le dynamisme de la narration, ils le transportent dans un monde au‑delà des possibles des bandes dessinées tchèques qu’il a déjà côtoyées. Cette fascination est exacerbée par le fait que, ne parlant pas l’anglais, il déchiffre les histoires à partir des images et de leur agencement, à la manière de rébus, vérifiant ainsi l’analyse de Roger Sabin selon qui « comics are a language: they combine to constitute a weave of writing and art which has its own syntax, grammar and conventions, and which can communicate ideas in a totally unique fashion[12] ». Dans le même temps, il commence à dessiner des illustrations représentant des saynètes avec des dialogues ainsi que de courtes bandes dessinées. Cette rencontre fondatrice est redoublée par la découverte à la fin des années 1940 de l’auteur américain Milton Caniff dans une copie du TimeMagazine de 1947 :

The work of the famous American artist contained all the elementary attributes of comic books that attracted Saudek the most – the use of perfect drawing, exotic adventures, a glorification of the American army, and primarily the emphasis placed on the representation of seductive feminine beauty[13].

Caniff exerce une influence importante sur les dessins de Saudek à la fin des années 1940, et son Pirate de Chine du Sud[14] semble tout droit inspiré de Terry et les Pirates[15]. Toutefois, comme le souligne Prokůpek, si son trait s’américanise, « it is almost impossible to see the predominant influence of any single artist – due as well to the fact that the artist had very limited access to American comics up to the beginning of the 1960s and he could not follow any artist closely[16] ». Il commence à élaborer son style, en développant de courtes histoires qu’il signe de son nom ou de celui de son avatar fictionnel « Erich Toman », calembour osé à partir du substantif Erotoman. Personnages féminins plantureux aux jambes interminables, corps masculins exagérément musclés, nudité suggérée ou exhibée deviennent les traits de son coup de crayon. Ses premières séquences ont souvent des tonalités comiques[17]. Il cherche aussi à répandre la bande dessinée sur tous types de supports, notamment des photo‑montages à partir de photographies souvent prises par Jan. Sur l’un d’entre eux, plus tardif, une femme nue est à la gauche d’un homme, la poitrine et le sexe masqués par des bulles qui lui servent de sous‑vêtements. Les deux personnages ont le dialogue suivant :

— Hey, à quoi pensez‑vous en ce moment? Vous voulez voir mes seins comme ça?
— ???? N’importe quoi!!!! Comment pouvez‑vous penser une telle chose? Comment osez‑vous[18]?

La bande dessinée devient un support pour suggérer des représentations interdites, l’auteur jouant sur des effets de dissimulation ou d’ellipse. Ces premiers essais ne sont pas encore publiés dans la presse, mais circulent auprès du cercle d’amis de l’auteur. Dans le même temps, en ce début des années 1960, il gravit progressivement les échelons au sein du Filmové Studio Barrandov, le studio national de cinéma tchèque.

Du komik au cinéma : Kdo chce zabít Jessii?

Si les bandes dessinées occupent une place majeure dans l’univers de Kája Saudek, celui‑ci est également pétri d’images cinématographiques. Porte des Lilas de René Clair[19], qui sort en Tchécoslovaquie sous le titre Šeříková brána, lui inspire l’une de ses premières véritables bandes dessinées, Sen (Rêve)[20], écrite en 1960, qui raconte l’intrusion d’un criminel dans le lit d’une jeune femme apeurée. Son entrée au Filmové Studio Barrandov (FSB) va continuer de construire cet imaginaire en lui donnant un contact privilégié avec les conditions de tournage d’un film. Fondé en 1921 par Miloš Havel, le studio Barrandov est l’un des plus anciens studios tchécoslovaques. Nationalisé en 1945, il produit la grande majorité des films qui sont diffusés sur les écrans tchèques. Saudek y est entré en tant que dessinateur technique avant d’intégrer le département des décors comme machiniste. Là, il observe le ballet des caméras, la variation des échelles de plan, puis dans la phase de post‑production les processus de coupe et de montage, dont s’inspire bientôt son travail de dessinateur. En 1964, il rencontre le scénariste Miloš Macourek par l’intermédiaire de sa compagne Olga Schoberová, alors employée de la quincaillerie pragoise U Rotta. La jeune femme est devenue une vedette locale en posant pour des publicités[21]. Macourek devient un collaborateur et un compagnon de route pendant toute la décennie. Après avoir travaillé comme assistant, il commence à signer des scénarios pour le cinéma dès le début des années 1960, principalement pour des courts métrages d’animation de cinéastes comme Břetislav Pojar ou Jiří Brdečka. En 1966, le réalisateur Václav Vorlíček lui confie son désir de réaliser un film qui inscrirait la bande‑dessinée dans un univers cinématographique inspiré des comics américains, qu’il a découverts en 1945 au moment de la libération à Blatná – petite ville de Bohême‑Moravie – en fouillant les poubelles où les soldats de l’armée américaine avaient l’habitude de jeter leurs journaux[22]. Le studio accepte le projet dont le titre préalable est Tajemství žluté komety (Le Secret de la comète jaune). Le film raconte les essais d’un laboratoire scientifique pour mettre au point une machine capable de supprimer les rêves désagréables. Les expériences menées par la professeure Beránková sont concluantes, mais l’équipe découvre que les éléments supprimés des rêves rejaillissent dans la réalité de manière impromptue. Le mari de la professeure, Jindřich Beránek, est le lecteur assidu d’une bande dessinée mettant en scène les aventures d’une ravissante scientifique prénommée Jessie, inventrice de gants antigravitationnels permettant de porter les charges les plus lourdes. Son épouse le surprend rêvant de Jessie et actionne la machine, propulsant ainsi la blonde pulpeuse dans la réalité ainsi que deux de ses ennemis.

Figure 1

Illustration de Kája Saudek pour le film de Václav Vorlíček Kdo chce zabít Jessii? (1966).

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková

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Kája Saudek dessine plusieurs planches de bande dessinée pour le film. Pourtant, Kdo chce zabít Jessii? (Qui veut tuer Jessie?), selon son titre définitif, n’est pas une adaptation, mais plutôt une intrusion de la bande dessinée dans un dispositif cinématographique. C’est pourquoi Lucie Česálkova qualifie le produit final d’« expérimentation [experiment] », « which did not adapt comics but instead borrowed their formal procedures[23] ». Au début du film, Jindřich lit les aventures de Jessie dans une séquence tournée avec un point de vue subjectif censé imiter l’expérience d’un lecteur, « essentially by using a simple simulation of the way the eyes focus and move along a printed page[24] ».

Figures 2 et 3

© Národní filmový archiv
© Národní filmový archiv

Václav Vorlíček, Kdo chce zabít Jessii?, 1966.

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L’insistance est mise sur la différence de régime attentionnel entre la lecture des images fixes, où l’oeil vagabonde sur la page, effectuant lui‑même un « montage », et celle des images en mouvement du film, où le spectateur, dans une posture plus passive, est soumis au découpage préalable. Cependant, cette opération souligne la parenté des deux supports qui ont recours, comme le précise Lucie Roy, au même morcellement de l’action, ici « à l’aide de cases plus petites qui en feraient l’analyse. [L’action dans la bande dessinée] peut être soumise à un découpage autrement dit. Ce dernier ou, mieux, le montage des actions, en vue de l’établissement de l’action principale, sont susceptibles d’opérer, comme au cinéma, en alternance ou parallèlement[25] ». Plus tard, lorsque l’univers de la bande dessinée se déverse dans le réel, un transfert des images fixes aux images animées s’effectue. Les personnages se transforment en acteurs, tout en conservant leurs caractéristiques : ils sont muets et ne s’expriment qu’à travers des bulles qui se matérialisent et sont lues par les personnes réelles, ils ne sont pas limités par les contraintes corporelles et ils possèdent des capacités surhumaines, leur permettant par exemple de voler.

Figure 4

Jessie s’exprimant par une bulle. Václav Vorlíček, Kdo chce zabít Jessii?, 1966.

© Národní filmový archiv

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Ainsi, la bande dessinée révèle sa capacité à exacerber l’imagination du lecteur. Si le cinéma peut compenser son principal manque, le mutisme de la page, le bruitage des onomatopées n’est finalement qu’une imitation du son qui se fait entendre à la lecture des « Bop! » et autres « Bong! ». À l’inverse, la réalité du film semble bien terne jusqu’à ce que Jessie y fasse irruption et perturbe sa linéarité. Son existence impossible – la professeure Beránková répétant inlassablement qu’elle n’est qu’un pur produit de l’imagination – contrecarre les plans de l’équipe de recherche, dont l’objectif est de parvenir à « ôter les rêves néfastes » des citoyens et « les remplacer par des rêves positifs qui influenceront leur équilibre mental et leur productivité ». Jessie, malgré les efforts de la professeure, impose sa présence dans le monde réel, en aidant Jindřich à mettre au point ses propres gants antigravitationnels. C’est ainsi, par l’intermédiaire de la bande dessinée, que le rêve envahit la réalité et proclame son indépendance et son incontrôlable liberté.

Superman chez les communistes

Le transfert intermédiatique n’est pas le seul à l’oeuvre dans Kdo chce zabít Jessii?. Bien que produit en pleine guerre froide, le film s’inscrit dans une période de relatif dégel de la rigidité idéologique de la production cinématographique. Une série de films désignés sous le terme de « bláznivé komedie [comédies loufoques][26] » voient le jour, dont la particularité est de retravailler sur le mode parodique et comique des thèmes empruntés à la culture de l’Ouest. Pour Petra Hanáková, la caractéristique principale de ces comédies loufoques est l’hybridité, laquelle prend souvent la forme d’un mélange entre la comédie de conversation et des éléments génériques comme des motifs de science‑fiction, de bande dessinée, de films d’espionnage, etc[27]. Dans Kdo chce zabít Jessii?, l’héroïne emprunte ses traits caractéristiques à différents personnages tirés de comics. Si elle évoque une Wonder Woman transposée dans un univers socialiste, il faut souligner que le super‑pouvoir de Jessie réside surtout dans ses connaissances scientifiques et sa rapidité à résoudre équations et problèmes. En cela, elle rappellerait davantage les super‑héros scientifiques créés par Marvel, à l’instar de Bruce Banner (Hulk), Peter Parker (Spider‑Man) ou encore Tony Stark (Iron Man), voire des personnages de Weird Science publié chez EC Comics, bien qu’il soit difficile de déterminer la connaissance qu’avaient les auteurs de cette production. Le film s’inscrit ainsi dans un contexte marqué par la course technologique qui s’installe pendant la guerre froide[28].

Figure 5

Juraj Višný dans le rôle de Superman. Václav Vorlíček, Kdo chce zabít Jessii?, 1966.

© Národní filmový archiv

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Le seul personnage véritablement emprunté dans le film est une imitation de Superman, dont le nom n’est jamais prononcé, mais qui en a l’apparence : justaucorps moulant, bottes montantes, cape, jusqu’au S dessiné sur le torse. Juraj Višný, qui interprète le personnage, ressemble également à Kirk Alyn qui tient le rôle dans le serial de 1948. Cependant, contre toute attente, celui‑ci se révèle être est un antagoniste de l’héroïne, un véritable super‑vilain, dévastant tout sur son passage pour retrouver le secret des gants antigravitationnels. Il a pour acolyte un cow‑boy benêt qui terrorise tout Prague avec son colt. Au début du film, faisant irruption dans le monde réel, les deux antihéros se mettent à détruire l’appartement des Beránkovi du sol au plafond, apparemment pour le simple plaisir de tout anéantir. On pourrait ainsi s’attendre à ce qu’ils incarnent de manière stéréotypée les symboles d’une culture capitaliste tournée vers l’abrutissement des masses et la dissolution de leur esprit critique dans le spectacle. Cependant, comme le remarque Bruce Williams, « Vorlíček’s Superman is far from an example of the simple anti‑intellectual violence that Richard Slotkin (1998)[29] has viewed in American culture. He is actually a talented pianist, and can perform from memory Tchaikovsky’s Second Piano Concerto![30] ». Si ce Superman est bien le produit de ce que l’on pourrait qualifier de transfert culturel au sens du « passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre[31] », cette relecture du personnage ne sert pas un discours idéologique. Le film au contraire joue sur des effets de décalage pour provoquer le rire, ce personnage restant finalement assez inoffensif. C’est pourquoi Petra Hanáková propose de l’analyser sur le mode du pastiche plutôt que de la parodie :

[The] films [of Vorlíček and Macourek] do not include any ridicule or condemnation of the original material; the film‑makers did not use it with polemical or critical distance. Their relationship to the source forms was, for the most part, neutral; they employed them as pieces of their own jigsaw constructions. Their extravaganzas are bricolages, connecting several genres and styles by means of a playful « gadgetry[32] ».

Il faudrait ainsi considérer ces transferts culturels comme des formes de réappropriation ou de transformation d’objets transposés d’une culture à l’autre, qui ne véhiculent plus que des connotations lointaines de leur culture d’origine. On peut souligner d’une part la dimension exotique de ce personnage en collants encore moins familier pour les spectateurs que le cow‑boy, à une époque où voyager aux États‑Unis relève presque de l’impossible. Par ailleurs, Superman et Cow‑boy ont un avatar dans la réalité en la personne de de la professeure Beránková, l’autre super‑méchante, qui cherche par tous les moyens à éliminer Jessie. Tombée sous le charme de Superman, la professeure finit par le faire retourner dans le monde des rêves où elle le suit. Les antagonistes sont réunis, tandis que Jindřich et Jessie peuvent vivre leur grand amour, entérinant ainsi la capacité des rêves à se réaliser. La dernière séquence sur le mode comique montre la jeune femme blonde mimant le ton autoritaire de la professeure Beránková au début du film, comme pour souligner qu’elle s’est désormais rangée dans une vie domestique. Comme le remarque Jeffrey A. Brown à propos des comics américains, l’amour, le mariage et la vie domestique sont souvent présentés comme des aspirations idéales pour les héroïnes féminines, tandis que les super‑héros masculins ont tendance à éviter les digressions romantiques[33]. D’ailleurs, Superman ne cède pas aux charmes de la professeure Beránková et la fascination de celle‑ci pour le corps surentraîné du héros est tournée en ridicule, tandis que la relation de Jindřich et de Jessie, qui repose sur des enjeux similaires, est traitée sur un mode romantique. Ainsi, Jessie n’échappe pas aux stéréotypes de genre imposés aux personnages féminins en adoptant in fine le rôle de l’épouse et maîtresse du foyer.

Premières publications

Paradoxalement, c’est le support audiovisuel qui permet à Saudek d’être publié, ses premières oeuvres n’ayant pas dépassé le cercle restreint des amis et des proches. Avec Kdo chce zabít Jessii?, ses dessins vont être regardés – ou plutôt « lus » – à l’écran par un public de masse, se transformant en un véritable produit culturel. Mais sa collaboration au film est perturbée par une perquisition du domicile qu’il partage avec son frère Jan en 1964. Trouvant sur place des dessins et des photographies à caractère pornographique ou satirique, les deux frères sont poursuivis pour « viol » et « promotion du fascisme[34] ». Incarcéré pendant une courte période, Kája confectionne une partie des dessins de Jessie en prison. Les frères sont tous deux acquittés, mais Kája est placé 18 mois en liberté conditionnelle en tant que « menace pour la fibre morale de la jeunesse[35] ». Les dessins érotiques signés Erich Toman sont confisqués. Après la sortie du film en 1966, si l’accueil critique reste mitigé, Kdo chce zabít Jessii?, dont il a également dessiné l’affiche, remporte un succès populaire, ce qui le propulse sur le devant de la scène. Il commence à publier ses propres séries de bandes dessinées, d’abord sur des supports bon marché à diffusion restreinte comme le magazine hebdomadaire Student qui, bien que lancé à l’origine par le comité central de l’Union de la jeunesse tchécoslovaque, gagne en autonomie dès les prémices du printemps de Prague[36].

En 1968, il travaille pour le magazine mensuel Pop Music Expres dont il dessine les couvertures. Publié entre 1968 et 1969 et entièrement dédié à la musique pop et rock, Pop Music Expres met en avant dans ses colonnes les groupes qui font le renouveau de la scène de rock alternatif tchécoslovaque, ainsi que les groupes occidentaux comme les Beatles, Frank Zappa et les Mothers of Invention, que le printemps de Prague a permis d’introduire auprès des jeunes mélomanes. C’est de cette époque que date une scission entre les bandes dessinées destinées à un lectorat jeune, à l’instar de celles que publie le magazine Čtyřlístek créé en 1969, et le développement d’un contenu plus mature qui vise plutôt un public adolescent. En plus des couvertures, Saudek dessine les illustrations de Pop Music Expres. Il publie dans la rubrique « Příběh [récit] » la série Honza Hrom (Johnny l’Éclair), dans laquelle on retrouve des motifs désormais caractéristiques de son oeuvre : corps masculins sculptés, personnages féminins sexualisés et extravagants, goût exacerbé pour les onomatopées, références à la culture occidentale. Cependant, si les planches dessinées de Jessie restaient assez traditionnelles dans leur mise en page, dans Honza Hrom Saudek s’autorise à travailler la forme des cases, qui sont généralement des parallélogrammes, pour jouer sur des effets de verticalité grâce auxquels dans lesquels les décors et les personnages semblent toujours sur le point de sortir. C’est aussi une série d’un érotisme plus affirmé, où les formes suggérées de Jessie font place à une nudité exhibée dont les caractéristiques formelles de la bande dessinée (bulles, bordures de la case) viennent astucieusement dérober au regard les parties trop sensibles. Saudek joue avec les références culturelles au monde occidental, qui apparaît à la fois comme un repoussoir et un objet de fascination. Ainsi, dans l’un des récits (Příběh), l’agent 006 « Bames Jond[37] », dont les traits sont ceux de Sean Connery, est mis en scène[38].

Figure 6

Kája Saudek, « Příběh », Pop Music Expres, n° 4, 1968.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková

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Cette fin des années 1960 est une période de publication intense pour Saudek. En février 1969, il commence la série Pepík Hipík (Joe le Hippie) dont les premières planches sont publiées dans Čtení pod lavicí (littéralement « la lecture sous le banc »), magazine à destination des adolescents. S’il bénéficie d’un certain espace pour déployer son univers, notamment dans Pop Music Expres qui était imprimé sur un format A3, Saudek ne peut publier que quelques planches par numéro, la bande dessinée n’occupant qu’une rubrique par magazine. Scénaristiquement, c’est sous la forme du feuilleton dans des publications qui ressemblent fortement à des pulps qu’il se voit contraint d’élaborer ses récits. Mais ce principe de sérialité n’est souvent qu’apparent; il use régulièrement de la formule « pokračování [à suivre] » qu’il emprunte aux comics américains, même si les histoires sont plus ou moins indépendantes. Il travaille en parallèle avec Miloš Macourek à un projet ambitieux qui déborde des cadres de la publication sérielle.

De Barbarella à Muriel

Au début de l’année 1969, Macourek lui propose un scénario inspiré d’une bande dessinée française qui lui est parvenue souterrainement : Barbarella[39]. Publiée quelques années auparavant dans un contexte agité, il s’agit pour beaucoup de la première bande dessinée pour adultes en France, bien que, comme le souligne Sylvain Lesage, le terme « se caractérise par son ambiguïté et sa plasticité » dans la mesure où il « recouvre une variété d’acceptions[40] ». Dessinées et scénarisées par Jean‑Claude Forest, les aventures de Barbarella paraissent dans V Magazine avant qu’un album ne soit publié en 1964 aux éditions Éric Losfeld. Elles racontent les voyages interspatiaux d’une plantureuse jeune femme blonde et sa lutte contre son ennemi Duran Duran, inventeur de la « machine excessive », capable de donner un orgasme immédiat à ceux qui l’utilisent. Le caractère érotique de l’oeuvre attire sur elle les foudres de la censure. Parallèlement à ce qui se produit aux États‑Unis où, dans les années 1950, les comic books sont accusés d’encourager la délinquance juvénile, ce qui aboutit à la mise en place de la Comics Code Authority[41], Barbarella est soumis à la Commission de surveillance et de contrôle, institution créée en 1949, pour que l’autorisation accordée à sa publication soit débattue. Ses détracteurs craignent que « par sa présentation en bandes dessinées, Barbarella [puisse] induire en erreur des adultes voulant acheter un album pour leurs enfants[42] ». Cependant, il convient de souligner que son caractère prétendument pornographique semble avoir été exagéré :

Si Barbarella ne dédaigne pas d’exhiber sa plastique avantageuse, et si à plus d’une occasion Barbarella se tire astucieusement d’affaire en exploitant ses charmes, les représentations proprement sexuelles sont rares. Le plus détonnant est sans doute ailleurs : dans cette revue qui pratique l’objectification systématique des femmes, Barbarella est certes un personnage très sexualisé, mais c’est avant tout une héroïne qui maîtrise son corps et sa sexualité, qui choisit ses partenaires – y compris cybernétiques[43].

Il n’est pas étonnant que Kája Saudek ressente immédiatement des points de contact avec son propre univers, d’autant que si Barbarella est dessinée d’après les traits de Brigitte Bardot, elle évoque de façon fortuite ceux d’Olga Schoberová. Séparé de l’actrice depuis 1966, Saudek continue de la faire apparaître dans ses histoires de façon plus ou moins abstraite « in a blond type symbolizing a fadding dream of love and happiness[44] ». Saudek et Macourek créent une nouvelle héroïne, la docteure Muriel Ray. Elle rencontre un certain Ro, une étrange créature à forme humaine avec des ailes dans le dos, qui se révèle être un ange provenant du futur de l’humanité. Accompagnée de Ro, avatar de l’ange Pygar de Barbarella, Muriel est propulsée 7000 ans dans le futur, où elle découvre que les armées ont été abolies il y a des milliers d’années par un certain Mike Richardson. Mais le général Xéron, lassé d’un monde sans guerre, a décidé de retourner dans le passé pour tuer Richardson. Muriel et Ro se donnent pour mission de contrecarrer les plans de Xéron et de protéger l’enfant.

En quelques mois, Saudek travaille sans relâche sur le projet et élabore environ 250 pages prêtes à être publiées. Un contrat est pressenti avec la maison d’édition Mladá fronta. Alors que l’ensemble doit paraître en couleurs, une première planche très succincte présentant les personnages est publiée en noir et blanc en août 1969 dans le magazine Mladý svět (Le Monde des jeunes). Créé en 1959 par l’Union de la jeunesse tchécoslovaque (Československý svaz mládeže), Mladý svět est à cette époque l’un des hebdomadaires les plus lus en Tchécoslovaquie et tiré à plus d’une centaine de milliers d’exemplaires.

Figure 7

Rudolf Křesťan, « Comics je tu! », Mladý svět, n° 31, 1969, p. 13.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková

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Intitulée « Comics je tu! [Les Comics sont ici!] », la rubrique comporte le texte introductif suivant :

On dit que les Américains ont besoin de bandes dessinées au petit‑déjeuner, au déjeuner et au dîner. Nous, nous avons de quoi grignoter, mais pendant longtemps, nous avons fait un jeûne total. Aujourd’hui, nous nous dépêchons de rattraper ces collations négligées, et les journaux s’empressent de réimprimer des feuilletons illustrés, ainsi que des productions étrangères, souvent sans se soucier de savoir si cette série en particulier est l’une des meilleures. D’une certaine manière, nous vivons une sorte d’adolescence embarrassante dans ce domaine que l’on appelle « bande dessinée », sûrement parce que peu d’artistes ont été capables d’en maîtriser le métier ces dernières années dans ce pays – les feuilletons n’ont d’ailleurs pas été réimprimés à quelques exceptions près. C’est pourquoi nous voulons aujourd’hui dédier quelques mots à la bande dessinée dans ce huit pages. Nous voulons surtout présenter le véritable travail d’un dessinateur dont le style épuré honore la plus haute loi de la bande dessinée : en faire un métier honnête[45].

Cette métaphore alimentaire semble annoncer une nouvelle ère pour la bande dessinée en Tchécoslovaquie, et il est notable que le fer de lance de cette veine soit justement le dessinateur du magazine controversé Pop Music Expres, accusé de véhiculer de la propagande occidentale. Sur la colonne de gauche, une photo accompagne la présentation à la première personne de Kája Saudek, intitulée « Comics je pimprlový epos [Les Comics sont des proxénètes épiques] » et dans laquelle il dresse son autoportrait, document assez rare où l’auteur évoque ses influences :

Un psychiatre m’expliquerait probablement que toute ma vie a été influencée par les bandes dessinées. Après tout, j’ai appris à lire à l’âge de cinq ans grâce à cette littérature analphabète. À l’époque, j’aimais particulièrement Félix le chat au service de l’Alpa français et les jolis vers simples qui accompagnaient la trame noire et bleue. […] Le magazine pour enfants Punťa etčtyřlístek avait l’habitude de publier des reproductions de films de Walt Disney, et la richesse de ces images m’émerveillait – à côté de Punf et Kikina et d’autres séries plus faibles qui y étaient également imprimés. Je voulais dessiner comme Disney, bien sûr. Disney avec son équipe de coscénaristes – mais à sept ans, je dessinais certainement plus mal que le gars qui faisait Punťa[46].

Le reste de la page est occupé par une planche de Muriel a andělé. En haut à gauche, l’ange Ro, les muscles saillants et vêtu d’un simple slip, maltraite le général Xéron qui pointe une arme menaçante sur Mike Richardson, reconnaissable par le symbole « Peace and Love » inscrit sur son T‑shirt. Au bas de la page, Muriel est enchaînée entièrement nue. Il est remarquable que cette page ait passé entre les mailles de la censure, morale mais surtout idéologique. Abolie lors du printemps de Prague, la censure idéologique des contenus est rétablie en 1968, après la répression militaire du mois d’août, alors qu’est créé l’Office de la presse et de l’information, une nouvelle institution chargée de diriger et contrôler les activités des médias de masse. Pourtant, un an plus tard, un dessinateur anticonformiste exprime son admiration pour les dessins de Walt Disney dans les colonnes d’une revue populaire à destination de la jeunesse et y offre les formes généreuses de son héroïne avec audace. Comment cette page a‑t‑elle pu être publiée? La réponse n’est pas claire et se trouve probablement dans une négligence de la part de l’Office. Toujours est‑il qu’immédiatement après la parution de ce numéro, le processus de publication de Muriel a andělé est interrompu. Frustrés de plusieurs mois de travail gâché, Macourek et Saudek écrivent un second tome, Muriel a oranžová smrt (Muriel et la mort orange), aux tonalités résolument plus politiques, dans lequel la terre est envahie par des hordes d’extraterrestres, référence à peine voilée à l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en août 1968.

Muriel face à la normalisation

Figure 8

Couverture originale dessinée pour Muriel a andělé.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková

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Muriel a andělé a été publié pour la première fois en 1991 après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, dans une version, semble‑t‑il, assez proche du projet d’édition initial. On peut y lire les dialogues qu’entretient la bande dessinée avec Kdo chce zabít Jessii?. Saudek y reprend l’idée d’un générique dessiné, où il se crédite en tant que režisér (réalisateur).

Figures 9 et 10

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková
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Miloš Macourek et Kája Saudek, Muriel a andělé, Prague, Comet, 1991, p. 15 et p. 87.

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Il reprend les traits caractéristiques développés dans les années 1960, avec le jeu sur la structure des cases en parallélogramme qui provoque des effets d’irrégularité et de déséquilibre permanents. Les onomatopées y sont fréquentes, à l’instar de la page 87 où elles occupent l’ensemble de la planche. Il n’est pas rare que le décor ou les personnages débordent des cases, par exemple page 31, comme si l’univers fictionnel de la bande dessinée se déployait bien en dehors de l’objet‑livre. Ce qui lui plaît le plus est de mettre en scène le regard : par des effets de zoom, ou de cache pour représenter les jumelles de Muriel à la page 9, ou des visions subjectives de Ro allongé sur la table d’opération, observant les médecins en contre‑plongée totale à la page 25. L’univers se révèle vite dénué de toute contrainte, qu’elle soit formelle, l’agencement anarchique des pages mettant à mal toute régularité, ou représentationnelle, l’hyperviolence y côtoyant l’hypersexualité. Là où la nudité de Jessie n’était que suggérée et où les héros ne pouvaient se livrer s’adonner à des activités sexuelles que dans des fondus au noir, les personnages masculins comme féminins de Muriel exhibent leurs corps musclés dans des tenues légères, voire dans le plus simple appareil, et s’abandonnent volontiers aux plaisirs de l’amour, à commencer par Muriel et Ro dont la relation est sans équivoque. Comme le remarquait Bruce Williams, « it is difficult to imagine whether Jessie subscribes to any model of socialist Czechoslovakian womanhood[47] ». Scientifique, mais aussi hyperféminine, elle incarnait un modèle de féminité inclassable, qui n’était toutefois qu’un produit de divertissement à destination d’un public masculin, ses aventures trônant au verso d’une revue scientifique. Muriel, quant à elle, est bien l’héroïne de son histoire. Elle partage avec Barbarella son statut de « femme libre et indépendante, à une époque où l’essentiel des femmes de la bande dessinée […] sont des épouses dévouées, des filles, des soeurs[48] ». Toutefois, fait notable, elle n’apparaît pas sur la couverture du livre qui met en scène Ro poursuivant Xéron, tandis qu’elle apparaîtsur la page de titre de Muriel a oranžová smrt ligotée et les vêtements en lambeaux. Comme son homologue française, son érotisme se construit « dans cette tension entre femme libre et maîtresse de son corps, mais néanmoins objet de fantasmes hétérosexuels masculins[49] ». Elle est d’ailleurs souvent représentée dans des postures passives, kidnappée par Xéron, attendant d’être secourue par Ro. Il n’en reste pas moins que son existence produit un effet de déstabilisation dans la mesure où elle offre un modèle d’individualité, s’adonnant à ses désirs pour un homme de 7000 ans son cadet. Ainsi, Muriel ne peut être qu’un personnage du monde souterrain, là où elle peut échapper à une volonté de contrôle idéologique.

Le deuxième tome, écrit en 1970 alors que s’amorce ce processus dit de « retour à la normale » qui vise en fait à balayer toutes les avancées démocratiques du printemps de Prague, se distingue du premier par des couleurs nettement plus sombres. Sur la première page, Muriel, Ro et Mike sont réunis autour d’un feu de camp lorsqu’ils sont attaqués par un extraterrestre intégralement vêtu de rouge. Les autres membres de son espèce réduisent peu à peu en esclavage les femmes de la planète Terre, qui effectuent leur travail forcé presque entièrement nues[50]. Muriel et Ro se dressent en remparts contre l’asservissement des hommes et des femmes, et font appel aux anges pour libérer la Terre.

Figures 11 et 12

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková
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Miloš Macourek et Kája Saudek, Muriel a oranžová smrt, Prague, Albatros, 2009, p. 19 et p. 65.

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L’album possède des points de convergence avec l’undergroundcomic ou comix, qui prend son essor à la fin des années 1960 aux États‑Unis autour de Harvey Kurtzman ou Robert Crumb[51]. Souvent satiriques, ces bandes dessinées poussent très loin les possibilités de la représentation, montrant des images qui étaient alors interdites par la Comics Code Authority, souvent à caractère sexuel (c’est le sens du « x ») mais plus largement taboues, de la consommation de drogue à la remise en cause du pouvoir sous toutes ses formes. Pour Jean‑Pierre Gabilliet :

[Les comix constituèrent] une émanation directe de la presse indépendante apparue dans le sillage de la contre‑culture, c’est‑à‑dire de la rébellion idéologique, sociale et culturelle de ceux des baby‑boomers qui, après avoir grandi dans le climat oppressant de la guerre froide et de la peur/fascination de la bombe atomique, s’étaient reconnus dans des expressions aussi diverses que les comics irrévérencieux de H. Kurtzman, la musique chaotico‑comique de Spike Jones, l’humour grinçant et irrespectueux de Lenny Bruce ou le magazine anarcho‑satirique de Paul Krassner The Realist[52].

On retrouve des choix de représentations similaires dans Muriel, toujours l’exhibition de la sexualité, mais aussi des convergences esthétiques, la palette chromatique sombre, et des tonalités comparables avec un humour souvent grinçant. S’il est difficile de savoir si ces comix ont pu être diffusés en Tchécoslovaquie dans un temps aussi court, il est certain que Muriel a oranžová smrt est écrit avec un même désir de déstabilisation des structures, notamment idéologiques, dans un pays qui a vécu une reprise en main particulièrement brutale. Toutefois, peut‑on considérer qu’il s’inscrit dans un mouvement de contre‑culture? Si l’underground tchèque est un mouvement identifié et particulièrement actif pendant la normalisation[53], les deux tomes des aventures de Muriel ne seront pas publiés et ne circuleront pas avant la chute du gouvernement communiste, laissant ainsi inexploitée cette force contestataire qui s’exprime tout au long des deux livres. Seuls quelques résidus de l’oeuvre refont surface dans la deuxième et dernière collaboration de Saudek et Macourek pour le cinéma, Čtyři vraždy stačí, drahoušku (Trois meurtres, c’est assez chéri!)[54]. Cela permet de replacer ces deux objets inclassables dans l’oeuvre d’un auteur qui n’était pas un militant, mais plutôt un esprit libre, essayant tout au long de sa vie de transgresser les cases qui lui étaient assignées et dans lesquelles il se sentait trop à l’étroit.

Plongée souterraine

En 1970, Kája Saudek réussit à faire publier à l’Ouest Sylterella, une bande dessinée particulièrement érotique qui paraît dans le magazine ouest‑allemand Quo Vadimus. L’aventure tourne court lorsque la rémunération pour les planches déjà envoyées ne lui parvient pas. S’ensuit presque une décennie de traversée du désert, où il ne dessine plus que pour lui‑même et son entourage. En 1979, Pavel Nosek, archiviste de métier et l’un de ses admirateurs, réussit à convaincre la société tchèque de spéléologie dont il fait partie de consacrer une place dans sa publication mensuelle à une bande dessinée. Il propose à Kája Saudek de s’acquitter de la tâche. Ainsi, ce dernier se voit offrir un espace de liberté presque totale avec la seule contrainte de dessiner au moins une scène se déroulant sous terre[55]. La publication quasi privée se dispense de l’accord des autorités et est diffusée sous le manteau aux lecteurs qui s’intéressent à la science‑fiction. Cette plongée souterraine est un véritable miracle pour Saudek qui publie en tout 11 bandes dessinées pour la société de spéléologie. En 1991, son oeuvre est révélée au grand jour et devient un objet de culte, lui‑même étant baptisé « roi de la bande dessinée tchèque » au début des années 2000. Alors que la bande dessinée connaît un renouveau en République tchèque avec des auteurs comme Pavel Čech et František Skála, cette nouvelle génération post‑1989 se réfère souvent à Kája Saudek, dont la carrière fut pourtant si courte, comme l’un de ses modèles, car il incarne une figure d’auteur émancipée d’une production normée et contrôlée. Son oeuvre est aussi considérée comme une synthèse de diverses influences qui, ainsi retravaillées, produisent un komiks véritablement tchèque et original.

Figure 13

Affiche élaborée pour l’exposition Kája Saudek: the King of Czech Comics, Dancing House Gallery à Prague, 2019.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Berenika Saudková

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En 2006, un accident le plonge dans un coma dont il ne s’est jamais réveillé. Fascinante et protéiforme, l’oeuvre de Kája Saudek est au carrefour de diverses influences, souvent inattendues pour un auteur qui a écrit la majorité de son oeuvre dans un pays socialiste d’Europe centrale, traversé à plusieurs reprises par des moments de reprise en main idéologique assez brutaux. Jessie et Muriel incarnent à leur manière cette révolution sociale qui est à l’oeuvre en Tchécoslovaquie dans les années 1960, régulièrement observée au cinéma, mais peu dans la bande dessinée, domaine qui semble relativement mis à l’écart jusque dans les études récentes sur les produits culturels tchèques de la période. De même, on ne peut que regretter qu’aucun des deux tomes de Muriel n’ait été traduit dans une autre langue, entravant leur diffusion à l’étranger. Alors qu’une nouvelle exposition a été organisée en 2022 à Prague autour de Muriel a andělé, gageons que l’oeuvre de Kája Saudek n’a pas fini de traverser les frontières, pour partir à la rencontre de nouveaux lecteurs à surprendre.