Corps de l’article

Les dynamiques des transferts culturels peuvent être saisies à travers les déplacements des oeuvres, des auteurs, des références; elles peuvent aussi l’être à partir de la circulation des catégories servant à caractériser et qualifier ces oeuvres et leurs producteurs. L’étiquette du graphic novel est une bonne illustration de ces processus. Née aux États‑Unis dans les années 1960, cette expression y a évolué entre différents espaces de commentaire et de production avant de se déplacer entre espaces nationaux[1]. Mais, comme les textes, les catégories « circulent sans leur contexte[2] » et ces opérations de circulation ne sont alors ni automatiques – tout ne circule pas – ni neutres : elles s’accompagnent de transformation des oeuvres et/ou des étiquettes et produisent des effets, dans les espaces d’origine des oeuvres comme dans leurs contextes d’accueil[3]. Les transferts, et retransferts[4], prennent place dans des contextes non homogènes, qui correspondent à des espaces différenciés (dans leurs dimensions tant organisationnelles que symboliques), traversés de stratégies d’acteurs, multiples, évolutives et éventuellement en concurrence les unes avec les autres[5]. Ce sont ces logiques croisées qui conduisent à l’adoption ou non de cette étiquette américaine dans ses nouveaux contextes.

Circulation d’une étiquette, circulation d’une collection : le graphic novel, Marvel et la France

Aux États‑Unis, comme Paul Williams l’a montré en détail[6], l’invention en 1964 du terme graphic novel puis sa diffusion tout au long des années 1970, à côté d’autres dénominations proches (graphic story, visual novel, comics novel, etc.), se sont inscrites dans une série d’enjeux à la fois symboliques et matériels. L’aspiration au roman de bande dessinée, et à une forme de reconnaissance littéraire, était aussi un effort pour atteindre de nouveaux publics, à travers un nouveau format (le livre plutôt que le périodique) et de nouveaux points de vente (les librairies spécialisées ou généralistes). Il s’agissait d’autant de tentatives de réaction aux transformations institutionnelles et économiques alors connues par l’édition de comics aux États‑Unis, telles que le développement des boutiques spécialisées du direct market, l’intérêt émergent des éditeurs généralistes pour les comics, la montée du mouvement des underground comix, ou le renouveau des traductions de bandes dessinées franco‑belges[7]. La forme prise par ces efforts est à rapporter aux logiques de différenciation propres à cet espace de production à cette époque. L’étiquette graphic novel revendiquée par une poignée d’oeuvres au cours des années 1970 était une façon de se positionner comme étant ni comic book mainstream, ni underground comix, ni comic strip pour acquérir un lectorat adulte et une légitimité artistique[8].

Dans le cas des échanges entre les États‑Unis et la France en matière de graphic novel[9], l’importation a pu se traduire aussi bien par des opérations de resémantisation[10] de l’étiquette que par des abandons de celle‑ci.

Importer, resémantiser

D’un point de vue éditorial, cette étiquette a été importée en France au début des années 1980, en accompagnement de certaines des oeuvres pionnières de son usage aux États‑Unis. C’est au sein de la collection « Autodafé », publiée par Les Humanoïdes associés entre 1982 et 1983, qu’ont ainsi été traduits A Contract With God de Will Eisner (1978, traduit en 1982) et Chandler. Red Tide de Jim Steranko (1976, traduit en 1982[11]). L’étiquette qui les définissait aux États‑Unis est reprise dans le péritexte de ces premières éditions françaises, directement dans sa formulation anglaise (en quatrième de couverture des deux ouvrages), ou, plus discrètement (dans l’ours et la préface de Chandler. La marée rouge), dans sa version traduite de « roman graphique ».

Cet usage de l’étiquette se caractérise d’une part par son extension à d’autres oeuvres. Implicitement, elle peut être associée aux autres volumes très variés de la collection (un roman‑photo comme Le Bunker de la dernière rafale de 1982 ou un manga comme Gen d’Hiroshima en 1983). Plus directement, elle a été appliquée à une oeuvre inédite, Phuong‑Dinh Express (1983) de Romain Slocombe, qualifiée de roman graphique sur sa quatrième de couverture. D’autre part, c’est bien une « transformation de son sens[12] » qui se joue là. L’intention de la collection, qu’exprime la note présente sur chacun de ses volumes, est d’être « un concept inédit entre roman et BD ». La logique distinctive de l’étiquette américaine et ses outils (le format roman) sont maintenus, mais le positionnement qu’ils engagent est changé. Les pôles de référence utilisés dans le contexte américain (comic book, comic strip, underground), tous internes aux champs de la bande dessinée américaine, sont remplacés dans le cadre français par des pôles (le roman, la « BD ») qui en modifient les enjeux. Il ne s’agit pas d’entrer dans les librairies (la bande dessinée y est déjà en France), mais d’inventer une nouvelle position, artistiquement plus libre et en tout cas symboliquement plus valorisante, à l’interface du champ récemment constitué de la bande dessinée et d’un espace plus légitime, le champ littéraire. L’étiquette, une fois importée et traduite, reste similaire, ses implications se transforment.

Importer l’oeuvre, abandonner l’étiquette

Cette modalité d’importation solidaire des oeuvres et de leur étiquetage comme graphic novels ne correspond cependant pas à l’ensemble des premières importations. Certaines des toutes premières oeuvres américaines que leur péritexte qualifiait de graphic novels ont ainsi été traduites sans cette étiquette et reprises en France dans des collections et formats très classiques. C’est le cas de Bloodstar de Corben (Morning Star, 1976), dont le péritexte américain original insiste pourtant largement sur son statut de graphic novel, qui a été publié dans sa version couleur sans commentaire ni accompagnement particulier dans la collection « Métal Hurlant » des Humanoïdes associés (1981). Plus anecdotiquement, le deuxième numéro du comic book Sinister House of Secret Love (DC, 1972), qui malgré ses caractéristiques formelles et matérielles très ordinaires est le premier comics à utiliser le terme graphic novel en couverture, est reproduit de manière indifférenciée entre plusieurs autres récits dans le périodique anthologique Il est minuit… l’heure des sorcières (Artima/Arédit, n° 3, 1975).

La collection « Marvel Graphic Novel », lancée par l’éditeur américain Marvel en 1982, permet d’illustrer et d’étudier de manière plus poussée cette modalité de l’abandon. Cette collection est clairement identifiée et discutée par les travaux universitaires pour la place qu’elle occupe dans la diffusion et l’extension de l’étiquette aux États‑Unis[13]. Elle reste cependant peu étudiée, voire repérée, dans la discussion sur le développement du roman graphique en France, malgré son arrivée précoce (à partir de 1983, c’est‑à‑dire de manière tout à fait concomitante à « Autodafé »). Ce manque de visibilité peut se comprendre dans la mesure où, précisément, les traductions françaises de cette collection ont, dans leur grande majorité on le verra, abandonné l’étiquette dans leur présentation. Pourtant, cette collection et son parcours éditorial en France permettent d’avoir un aperçu plus complet de la diversité des configurations – éditoriales, esthétiques – qui s’attachaient à l’étiquette graphic novel au moment de ses premiers transferts. Surtout, cette collection et ses traductions constituent un exemple heuristique qui permet de mettre en évidence les conditions de la circulation de l’étiquette graphic novel. Celles‑ci mêlent logiques de contextes nationaux, et notamment de constitution historique de l’édition de bande dessinée et de ses standards (différents en France et aux États‑Unis), et jeux d’acteurs, menés par des éditeurs aux positions et aux enjeux distincts. C’est à cette collection et à ces logiques que cet article est consacré.

Les « Marvel Graphic Novels » : un corpus à expliciter

Bien que notre travail s’attache à une collection éditoriale déterminée, la délimitation de notre corpus nécessite d’être précisée. Plusieurs difficultés se posent en effet, liées aux variations des pratiques de l’éditeur américain et à la diversité des importateurs français.

Marvel a recouru à l’expression « Marvel Graphic Novel » (MGN[14]) pour désigner certaines de ses publications à partir de 1982 avec le premier volume The Death of Captain Marvel. Les 20 premiers titres de la collection (1982‑1985) ont fait l’objet d’une numérotation par l’éditeur, présente sur leur couverture. La marque MGN, seule ou, à partir de Who Framed Roger Rabbit en 1988, redoublée d’un logo spécifique, a été utilisée de manière paratextuelle par l’éditeur jusqu’en 1993, et appliquée une dernière fois pour le volume Daredevil/Black Widow : Abattoir. Les titres parus après le vingtième volume connaissent des numérotations officieuses, proposées par des guides d’achat (l’Overstreet Price Guide numérote ainsi 38 MGN) ou des listes de fans (le wiki Marvel Fandom ou Wikipedia). Mais ces numérotations connaissent des variations, car, selon les sources, les titres considérés comme des MGN ne sont pas toujours les mêmes. Cela est dû notamment à la publication par Marvel de collections similaires, partageant parfois des auteurs ou des personnages avec la gamme principale, telles que les « Epic Graphic Novels » (une trentaine de titres entre 1987 et 1994)[15] ou des MGN publiés par sa branche anglaise, Marvel UK (six titres, entre 1985 et 1991). Les listes existantes ne se recoupent donc pas. En cohérence avec notre propos sur l’étiquette graphic novel et sa présence péritextuelle, nous n’avons retenu que les titres portant explicitement la marque MGN, que celle‑ci soit accompagnée d’un logo ou non, laissant de côté les volumes similaires sans marque ou relevant d’autres collections[16]. Il en résulte un corpus de 72 titres publiés entre 1982 et 1993. Seules les traductions de ces titres ont été prises en compte dans notre analyse. En croisant différentes bases de données françaises[17], nous avons identifié 26 MGN faisant l’objet d’une ou plusieurs éditions françaises, pour un total de 44 références françaises distinctes parues entre 1983 et 2021 (26 premières éditions et 18 rééditions) (voir tableau 1 en annexe).

Les publications retenues ici sont saisies dans leur matérialité éditoriale. L’analyse porte sur les oeuvres en circulation, considérées dans leur « énonciation éditoriale[18] » spécifique. La circulation internationale et la traduction des bandes dessinées, selon Federico Zanettin, « n’impliquent pas seulement le remplacement […] interlinguistique du matériel verbal[19] », elles reposent aussi sur des adaptations visuelles[20] et, comme le souligne Valerio Rota, sur la traduction des formats et leur adaptation d’un contexte culturel et économique à un autre[21]. Le paratexte constitue en ce sens un enjeu central des processus de transferts en la matière[22]. Les différentes éditions françaises des titres MGN traduits sont donc distinguées dans notre analyse. En complément, mais sans dépouillement systématique, l’épitexte éditorial, au sens de Gérard Genette[23], est mobilisé : les discours d’accompagnement présents dans les publicités, les catalogues et les courriers des lecteurs permettent de caractériser les choix des acteurs éditoriaux et leurs (non‑)usages des étiquettes[24]. Enfin, l’analyse paratextuelle menée est contextualisée grâce aux acquis de l’histoire culturelle de la bande dessinée (voir les références citées ci‑dessous) et à des publications critiques relatives à l’édition de comics en France[25].

Cette méthodologie le montre, notre démarche privilégie donc les acteurs éditoriaux et leurs stratégies de publication. Cette option résulte de considérations pratiques, visant à définir un terrain empiriquement maîtrisable dans le cadre de cet article[26]. Mais, plus fondamentalement, elle reflète le constat que ce sont les acteurs éditoriaux qui maîtrisent la première qualification explicite des oeuvres comme graphic novels ou romans graphiques, par leur contrôle des éléments péritextuels. Ce qui, bien sûr, n’empêche pas des qualifications et requalifications différentes par d’autres acteurs, depuis les auteurs jusqu’à la critique et les fans.

À partir de l’exploitation de ce corpus, des logiques clés de la circulation de l’étiquette graphic novel peuvent être saisies. Deux séries de facteurs interviennent ici. D’une part, cette circulation est à considérer au regard de la signification qu’un même format peut prendre dans des contextes différents. La collection « MGN » articule en effet le format européen de l’album à des aspirations propres au contexte américain et liées à l’expression graphic novel. La reprise de ces oeuvres par Lug, un éditeur français déjà familier du format, rend l’importation de l’étiquette vide de sens. D’autre part, cette circulation se comprend aussi selon les différentes stratégies des acteurs éditoriaux. En effet, pour les éditeurs français, la question de la reprise de l’étiquette se pose aussi à partir de l’identité éditoriale qu’ils développent à travers leurs publications. En intégrant des offres déjà existantes, les MGN connaissent des requalifications différenciées. Effets de contexte, jeux d’acteurs : ces logiques se déploient aussi dans le long terme. Les rééditions ultérieures des MGN en France témoignent de formes sans cesse rejouées de mise à distance/appropriation de l’étiquette.

Le format et l’étiquette : effets de contexte

La circulation des MGN entre les États‑Unis et la France fait ressortir la façon dont l’étiquette du graphic novel et ses formats sont à désolidariser. Un même format, en l’occurrence celui de l’album souple, acquiert des significations commerciales et symboliques différentes selon les contextes nationaux – éditoriaux – dans lesquels il prend place. Ce qui était nouveau et distinctif dans un cas, et donc susceptible de mobiliser une étiquette nouvelle, ne l’est plus dans un autre et l’étiquette n’accompagne pas le déplacement. Si l’album européen a pu offrir une matérialité spécifique originale au graphic novel américain des années 1970‑1980, inversement, le graphic novel de ce format a eu tendance à redevenir un simple album après son retransfert en France.

L’album comme graphic novel : la collection « Marvel Graphic Novel » dans son contexte de production

Bien que les MGN aient substitué l’étiquette graphic novel à celle d’album, « la trace des bandes dessinées franco‑belges était inscrite dans la matérialité [de cette collection], avec ses couleurs vives, avec ses couvertures cartonnées [souples] et les dimensions plus larges de ses pages[27] ». Comme Paul Williams le souligne, la collection « MGN » est l’une des matérialisations directes de l’attrait que le format européen de l’album a un temps exercé sur les éditeurs et le fandom américains[28]. Ces publications de grand format (environ 21 x 27,6 cm), aux 64 pages de papier glacé et en couleurs, sous couverture semi‑rigide (sans être cartonnée), au prix élevé (5,95 $ pour les premiers volumes)[29], témoignent en effet, selon l’expression de Jean‑Paul Gabilliet, de l’européanisation d’une partie de la production américaine de la période[30].

Les MGN ne sont que l’une des incarnations éditoriales de la valorisation américaine de l’album à l’européenne, perçu dans les années 1970‑1980 comme l’une des réponses les plus viables aux enjeux économiques et symboliques identifiés par les acteurs des comics. Selon Paul Williams[31], cette « fétichisation » tient à trois aspects des albums européens : leur matérialité supérieure à celle des comic books, le potentiel patrimonial qu’ils confèrent aux oeuvres en leur donnant un support fait pour être relu et conservé, et le modèle de rétribution plus favorable aux créateurs qui semble s’y attacher, reposant sur un système de royalties versées aux auteurs. Le format et le terme (avec des variantes : album, graphic album) ont ainsi connu une véritable vogue aux États‑Unis, dont les MGN constituent une des illustrations les plus visibles et les plus couronnées de succès commercial, déclinées par Marvel (pour ses « Epic Graphic Novels ») et imitées par de nombreux autres éditeurs (DC Comics ou First dans les années 1980 par exemple).

Ce format de l’album prenait par ailleurs place dans la discussion plus large au sein du champ des comics sur la possibilité de faire émerger des graphic novels qui, par leur format et leurs contenus, toucheraient de nouveaux publics et susciteraient une nouvelle reconnaissance. La collection « MGN » marque ainsi la rencontre d’un format (l’album) et d’une aspiration plus large (le graphic novel) – tout en consacrant l’expression américaine par rapport à celle d’origine européenne (MGN plutôt que Marvel graphic albums par exemple)[32]. Cette articulation format/étiquette est historiquement située et, la diversification ultérieure des formats l’a montré, n’a pas perduré au‑delà des années 1990 et de certains segments de la bande dessinée américaine.

Le travail de M. J. Clarke sur la production des MGN[33] montre qu’il n’est pas possible de faire une lecture univoque de la création de cette collection. Au‑delà de la référence aux albums européens et à l’étiquette nouvelle du graphic novel, la naissance de cette collection est le résultat éditorial de la confluence de toute une série de changements connus par l’édition des comics au cours des années 1970 et 1980. M. J. Clarke identifie cinq changements principaux qui ont rendu cette production possible : la transformation du système de distribution et de commercialisation, avec l’émergence du direct market et les nouveaux débouchés qu’il permet; une réorganisation du travail artistique, liée à l’apparition de studios artistiques collaboratifs; une reconnaissance renforcée des créateurs et de leurs droits, se traduisant par d’autres formes de rémunération; l’évolution des techniques de reproduction de la couleur, sources d’expérimentations artistiques; le ciblage de publics élargis par les éditeurs. Dans leur format et leurs formes, dans la place qu’ils donnent à des expressions artistiques diverses, dans leur modalité de production et de vente, les MGN encapsulent ces transformations profondes.

Si la collection « MGN » organise, comme le soulignent Williams et Clarke, une rupture avec des pratiques établies de son contexte de production, son rapport à la sérialité, autre trait dominant des comics, est plus ambivalent. À première vue, les titres de la collection correspondent bien à une démarche d’affranchissement à l’égard de la sérialité. Il s’agit de one‑shots, offrant des récits autonomes et reposant sur des esthétiques narratives et graphiques pouvant s’affranchir des standards, présentant ponctuellement des créations d’auteurs – au sens où ceux‑ci conservent leurs droits sur l’oeuvre, selon le principe de la creator ownership –, et bénéficiant de délais de production plus confortables, sortis (au moins potentiellement) des cadences industrielles inhérentes à la publication périodique des comic books. On retrouve là toute une série des aspirations liées à l’étiquette graphic novel à partir de son introduction.

Cependant, les liens avec la sérialité restent centraux pour les MGN. Tout d’abord, la logique de collection, accentuée par la numérotation initiale par Marvel, garde en elle‑même des liens avec une logique sérielle, au moins dans le formatage des oeuvres (64 pages couleur en grand format) et dans les pratiques d’achat fidélisées qu’elle entend établir. Ensuite, certains MGN ont représenté des points de départ pour des séries de comic books, chez Marvel (New Mutants, Wolfpack) ou d’autres éditeurs (Futurians, Dreadstar…), ou, plus rarement, des points de conclusion de séries antérieures (The Death of Captain Marvel, Killraven, Hercules, Squadron Supreme). Plus fondamentalement, une majorité des MGN (40 sur 72) proposent des récits directement inscrits dans l’univers Marvel et sa continuité (auxquels peuvent s’ajouter neuf titres dont les personnages d’heroic fantasy ont eu des liens avec cette continuité : Conan, Kull, Elric). Seuls 12 titres (tous creatorowned) sont réellement détachés de toute autre trame narrative et publication (voir tableau 2). La sérialité n’est pas à concevoir uniquement en termes de publication, mais plus largement dans la production d’un univers de fiction qui réalise de fait une intégration de titres publiés séparément[34]. Quelle que soit l’autonomie formelle de chaque titre, la plupart d’entre eux prennent donc place dans cette construction éditoriale de long terme, narrative et sérielle. On le verra plus loin, ce trait sériel n’est pas indifférent dans les opérations de requalification des MGN au moment de leur importation française.

Tableau 2

Répartition des MGN selon leur rapport à la sérialité

Répartition des MGN selon leur rapport à la sérialité

-> Voir la liste des tableaux

Le graphic novel comme album : les Marvel Graphic Novel dans leur contexte d’accueil

Environ un tiers des MGN ont fait l’objet d’une traduction française (26 sur 72). L’éditeur lyonnais Lug, puis son successeur direct Semic, ont été les principaux acteurs de cette importation, en publiant la grande majorité (20 sur 26) de ces traductions, entre 1983 et 1993[35].

À l’égard du format, ces traductions correspondent à une forme de retransfert, à un retour de l’album à son contexte d’origine après une interprétation américaine. Néanmoins, cet aller‑retour entre les deux espaces n’est pas exactement symétrique. En effet, pour les éditeurs américains, la référence éditoriale était celle de l’album de librairie et c’est ce format que Marvel, parmi d’autres, a repris – en se focalisant dans un premier temps sur sa version souple. Lorsque les MGN sont adaptés par Lug, ce n’est pas un retour à ce premier contexte qui se joue : une fois traduits, les graphic novels américains au format album viennent s’inscrire dans le réseau de la presse, dans le cadre de la bande dessinée de kiosque.

L’éditeur Lug a été un acteur clé de ce secteur de l’édition en France pendant plusieurs décennies[36]. Créée en 1950 à Lyon, cette maison s’est spécialisée dans les « petits formats », périodiques de taille réduite et bon marché, mêlant aventure, western et humour, principalement à partir de bandes françaises et italiennes. Ces nombreuses séries, distribuées exclusivement dans le réseau de la presse, contrastaient avec les albums plus haut de gamme et plus bourgeois[37] des grands éditeurs comme avec les hebdomadaires plus familiaux, tels que LeJournal de Mickey ou Spirou. L’éditeur a commencé sa diversification vers la traduction de comics américains, essentiellement de super‑héros, en développant progressivement toute une gamme à partir de la licence Marvel, non exclusive, acquise en 1969 – et perdue par son successeur Semic en 1996[38].

Toute opération de traduction repose toujours, selon les catégories proposées par Lawrence Venutti, sur une tension entre domestication (l’adaptation au contexte d’accueil) et foreignization ou étrangéisation (la préservation de caractéristiques originales marquant l’origine étrangère de l’oeuvre traduite et pouvant contribuer à son attrait)[39]. Cette tension se joue également à l’égard des formats et de leurs éléments paratextuels[40]. Dans sa publication des comics Marvel, Lug n’a été ni dans une logique d’importation pure et simple des comic books américains, de leur format et de leurs marques, ni dans une domestication complète qui se serait tournée vers les formats locaux existants (petit format, hebdomadaire, album de libraire). L’éditeur a développé des formats partiellement inédits, structurant sa gamme autour de deux axes principaux, des anthologies périodiques d’une part et, d’autre part, des albums souples grand format[41].

Le premier axe est celui des magazines, de périodicité diversifiée, proposant sous un titre générique et sur un mode anthologique plusieurs épisodes de séries américaines (entre trois et quatre selon les publications). Cet axe a connu un faux départ en 1969, en raison de l’interruption après quelques livraisons du premier titre, Fantask, par le contrôle public des publications destinées à la jeunesse. Mais l’éditeur a relancé par la suite plusieurs titres dont le mensuel Strange, en janvier 1970, rapidement devenu le titre phare de son catalogue. Initialement publié dans un petit format en deux couleurs pour prévenir les critiques de l’instance de contrôle des publications (qui considérait les images colorées comme plus impressionnantes pour les jeunes lecteurs), Strange a acquis sa matérialité définitive au onzième numéro, adoptant un standard de 80 à 96 pages en couleurs au format proche de celui des comic books américains (17 x 24 cm), sous une couverture souple porteuse d’illustrations réalisées par des artistes locaux. C’est ce standard que l’éditeur a décliné par la suite pour la plupart de ses périodiques Marvel.

Le second format principalement utilisé par Lug pour ses traductions Marvel a été celui de l’album de grand format (environ 21,5 x 28 cm) à couverture souple, toujours exclusivement restreint au réseau presse (hors librairie). Si ce format est atypique pour Marvel lorsque cet éditeur lance ses MGN, il ne l’est pas du tout pour l’éditeur français quand il entreprend de traduire ces mêmes graphic novels. Il a commencé à publier ce type d’album pour sa gamme « Super‑Héros » dix ans auparavant, à partir de 1973, avec une série consacrée aux Fantastic Four. Le modèle a ensuite été repris pour d’autres personnages : les X‑Men (en 1975, relancé en 1983), Ka‑Zar, Conan (tous deux en 1976) et Spider‑Man (en 1977). Pendant un temps, tous ces albums étaient unifiés par un même bandeau « Une aventure de… » définissant ainsi la gamme. Mais le terme récurrent employé pour les désigner, aussi bien dans les annonces de parution que dans les bons de commande, était précisément celui d’album[42].

Au regard du contenu et des caractéristiques des albums ainsi publiés par Lug et des commentaires d’accompagnement dans les publications de cet éditeur, plusieurs logiques éditoriales déterminent le recours à ce format. L’album a tout d’abord été utilisé pour la continuation de séries interrompues par l’arrêt des premières revues (Fantastic Four dans Fantask) ou la réédition d’épisodes parus dans les premiers numéros de celles‑ci (Amazing Spider‑Man dans Strange). Une fois les rééditions épuisées, les albums ont aussi représenté un support pour gérer – et proposer – l’abondance de matériel lié aux personnages à succès : annuals, giant‑size… Des logiques administratives propres au contexte de la presse sont également à l’oeuvre. Les albums et les autres périodiques publiés par Lug ne relèvent pas des mêmes catégories en matière d’avantages fiscaux et de critères à respecter pour en bénéficier. Les récits peuvent ainsi y être présentés différemment, les albums pouvant n’être constitués que de bande dessinée, à l’inverse des revues[43]. Compte tenu du prix élevé (environ trois fois plus important que les autres périodiques Lug/Marvel) et du matériel plus ancien, il s’agissait peut‑être là d’une façon de toucher un public plus âgé, en tout cas, de proposer une offre plus luxueuse et prestigieuse.

La question du prestige de l’album, dans ce contexte de bande dessinée de presse, est cependant à historiciser. L’argumentaire éditorial qui accompagne les albums Lug met l’accent sur les qualités matérielles de ces publications : leur taille, leur usage de la couleur. Autant d’éléments qui rapprochent l’offre de celle de la librairie, tout en maintenant le caractère économiquement plus abordable de la bande dessinée de kiosque, « à la portée de tous » et offrant « la qualité au meilleur prix[44] ». Au regard de ces qualités, les albums sont présentés par l’éditeur comme un support de prestige, retenu pour des séries qui le « méritent[45] » et à destination des « collectionneurs[46] », aux « vrais amateurs de B.D.[47] ».

Ces critères sont régulièrement rappelés par le paratexte autopromotionnel des publications Lug, mais le format n’est qu’un argument, parfois tout juste mentionné, dans les annonces de parution qui valorisent aussi les récits en eux‑mêmes, la place qu’y occupent les personnages et, dans certains cas, les auteurs. Certaines publicités pour les deux premiers volumes de la collection « Top BD » (qui accueillera tous les MGN traduits par Lug) sont très parlantes à cet égard. Pour le premier, Dark Crystal, ce sont « l’atmosphère si particulière et si poétique du film[48] » et son adaptation par Marvel qui sont pointées, sans commentaire particulier sur le format de la publication. Pour La Mort de Captain Marvel (traduction du premier MGN), une publicité couleur en pleine page est centrée sur la mort de ce personnage (familier notamment des premiers lecteurs de Lug), avec les héros réunis autour de sa tombe, dans un « dernier hommage rendu par [l’auteur] Jim Starlin[49] ». Lorsque la collection « Top BD » débute en 1983, le format album semble s’être banalisé, faisant partie du paysage ordinaire de l’éditeur.

Du prestige à la banalisation… et à la remise en cause : les publications plus tardives donnent à voir un retournement de la hiérarchie du prestige des formats. À rebours des demandes des années précédentes, au début des années 1990 des lecteurs réclament un abandon du format de l’album au profit du format de Strange, perçu comme plus authentique car conforme au format américain comic book d’origine[50]. Cette perspective est reprise par l’éditeur qui développe à peu près au même moment de nouveaux standards pour ses nouvelles publications : la collection « Privilège », en 1990, qui reprend à l’identique les recueils américains (TPB ou Trade Paperbacks, alors en plein développement aux États‑Unis) ou les Versions intégrales, à partir de 1992, qui sont des périodiques au format comic book. La parution de Weapon X dans la collection « Top BD » marque un point de bascule. C’est le premier titre au format comics de cette collection jusqu’alors essentiellement constituée d’albums MGN et l’argumentaire de l’éditeur est révélateur du retournement symbolique à l’oeuvre : Weapon X est « dans la collection Top BD – parce que c’est le top du top – mais en format RCM [autre collection de l’éditeur, de taille comics] pour respecter celui de la version US et vous présenter en un seul volume de 128 pages [ce récit][51] ». Le registre du prestige demeure mais a changé de point de référence. Trois « Top BD » grand format sont encore parus par la suite (dont deux rééditions), mais le format album a définitivement disparu de la gamme Lug/Semic en 1993.

Pour Lug, l’album est un format qui correspond à un contexte très différent de celui qui a déterminé la matérialité des MGN. Il renvoie à des logiques pratiques, commerciales et de distinction au sein d’un secteur particulier de l’édition, la bande dessinée de kiosque. Contrairement aux graphic novels américains, et donc aux MGN, l’enjeu n’est pas de pénétrer de nouveaux secteurs. Et la pratique s’est développée et installée avant même que la question de la traduction des MGN ne se pose pour l’éditeur français. En ce sens, l’étiquette graphic novel liée au format album, distinctive pour Marvel, ne pouvait fonctionner de la même manière pour Lug. Au regard de l’offre de Lug, les MGN ne constituent finalement rien de matériellement nouveau et l’étiquette qui leur est accolée par Marvel n’a pas d’intérêt particulier pour l’éditeur lyonnais et son positionnement au sein de son secteur spécifique.

Intégrer une offre existante : le rôle de l’identité éditoriale des acteurs français

Au‑delà de la matérialité des MGN, « ordinaire » du point de vue des acteurs français concernés, la non‑reprise de l’étiquette par Lug renvoie aussi à la stratégie de cet éditeur à l’égard de son fournisseur américain. Sa dépendance objective à l’égard de Marvel, qui alimente l’essentiel de sa production, est contrebalancée par une recherche constante d’autonomie dans son identité éditoriale. L’analyse des pratiques des autres éditeurs positionnés sur le même segment de l’importation de comics – et singulièrement sur la traduction des MGN – confirme le rôle de l’identité éditoriale dans la reprise ou non de l’étiquette graphic novel.

Entre importation et autonomie : les Marvel Graphic Novels comme « Top BD »

Chez Lug, les MGN se nomment « Top BD ». La marque d’origine – et la référence au graphic novel qu’elle véhicule – s’efface derrière une marque locale autonome et se fond dans une collection aux contours plus vastes. C’est là la démarche générale adoptée par Lug qui, tout en jouant de la foreignization (avec, par exemple, l’exotisme qu’entretient une partie de ses titres, dérivés de Strange), développe une identité éditoriale autonome, autour de titres et de collections spécifiques, non redevables des catégories et des marques de Marvel. La pratique éditoriale de Lug correspond à une stratégie de double marque : Marvel, mais aussi, et peut‑être surtout, Lug.

La dépendance à Marvel pour la fourniture de contenus est redoublée par l’omniprésence péritextuelle de la marque américaine ou de rappels métonymiques de celle‑ci. À partir de janvier 1977, la gamme « Super‑Héros » de Lug (identifiée comme telle avec un logo spécifique à partir de décembre 1975) se limite aux productions Marvel – à quelques exceptions autoproduites près[52]. À partir d’avril 1977, la mention « Marvel présente » apparaît sur la couverture des albums, puis est généralisée à l’ensemble des périodiques. Le nom de Stan Lee comme la tête de Spider‑Man sont également mobilisés sur les couvertures[53], fonctionnant comme métonymes de l’éditeur Marvel.

Mais en contrepoint de cette centralité de la référence à Marvel, Lug organise avant tout son offre autour de sa propre marque. Celle‑ci est, comme on l’a dit, construite autour de périodiques dont le format ne correspond pas aux comic books importés. Si la taille est la même, la pagination en est trois fois plus élevée et permet un fonctionnement anthologique, rassemblant plusieurs séries Marvel. Si une revue a évidemment des séries phares, le mode anthologique permet à l’éditeur français de panacher son offre, en arrêtant et remplaçant les séries selon ses choix et les retours de son propre lectorat. La maîtrise du contenu est du côté de l’éditeur local. Cette pratique se retrouve dans le choix des noms donnés aux périodiques qui, pour la plupart, sont génériques et indépendants des marques Marvel et des séries qu’ils publient dans leurs pages : Fantask, Strange et ses dérivés (Spécial Strange, Strange Spécial Origines), Titans, Ombrax‑Saga. Marvel, Nova et Spidey sont des exceptions à cet égard, mais la première de ces revues s’est rapidement arrêtée et les deux autres n’ont pas toujours proposé les séries du héros que leur nom évoquait. L’offre de Lug est tout autant construite autour de Strange que de Marvel. À partir de 1985, à l’inverse des revues, les couvertures des albums ne porteront plus la mention « Marvel présente », mais celle de « Strange présente ». La célébration des anniversaires éditoriaux, pratique courante dans ce segment de l’édition, souligne aussi cet aspect, puisque les numéros spéciaux renvoient à la numérotation des revues françaises (Strange no 100, no 200, Spidey no 100) et non à des anniversaires liés aux séries américaines. L’omniprésence du logo rond de Lug, complété de sa mention « Collection Super‑Héros » et utilisé de 1975 à 1989, achève d’établir l’identité éditoriale locale de la gamme.

Un titre de la gamme illustre de manière condensée ces logiques croisées d’autonomie et de dépendance. De 1984 à 1996, Lug/Semic a publié une série de récits complets au format comics, reprenant en un volume l’intégralité des limited series de quatre épisodes que Marvel a développées au cours des années 1980. Jusqu’en 1988, chaque volume portait le bandeau « Lug présente un récit complet Marvel ». On voit là l’imbrication des marques, avec une précédence donnée à l’éditeur local, le maintien de la référence à l’exotisme de la marque américaine, tout en mobilisant une catégorie (sans doute déjà désuète pour une partie du lectorat d’alors) de format liée à l’histoire locale de la bande dessinée de kiosque, les « récits complets », prédécesseurs des « petits formats » dans la typologie en usage jusque dans les années 1960. L’autonomie se construit dans l’articulation de la domestication éditoriale (réinventée) et de la foreignization stratégique du contenu[54].

L’autonomie de Lug à l’égard de son fournisseur américain passe aussi par la sélection que l’acteur français opère parmi la production Marvel. Cette sélection n’est pas sans contraintes, car elle se fait dans un contexte de contrôle administratif des publications pour la jeunesse, qui rend risquée la publication de séries trop violentes, et dans un espace concurrentiel, au sein duquel de nombreuses licences Marvel sont acquises par d’autres éditeurs presse – au premier rang desquels se trouve Artima/Arédit. Néanmoins, l’analyse des sommaires des revues de Lug fait ressortir des axes particuliers qui spécifient le sens de « super‑héros » dans le cadre de cette gamme. Le coeur du genre se retrouve ici bien sûr avec des personnages costumés et dotés de super‑pouvoirs, mais mêlé à une forme spécifique d’exotisme, faite d’américanisme (New York comme toile de fond récurrente), en cohérence avec la stratégie de foreignization de l’éditeur, et de futurisme (les voyages spatiaux des Quatre Fantastiques ou de Captain Marvel, l’armure technologique d’Iron Man). Le genre s’y teinte donc nettement de science‑fiction[55]. S’y ajoute également un tropisme pour l’heroic fantasy, alors en vogue mais qui entretient aussi une parenté avec la tradition des tarzanides[56] qui, de Zembla à Rahan, est bien établie dans la bande dessinée de kiosque française (Ka‑Zar, le Tarzan Marvel, apparaît d’ailleurs avant Conan dans le catalogue Lug). Par un tel choix, Lug se positionne avant tout dans son contexte de production, dans les genres confirmés de son segment éditorial. Enfin, la sélection opérée par l’éditeur est aussi inséparable du contexte plus général de consommation juvénile dans lequel l’achat de ses revues est pratiqué[57]. L’omniprésence de Spider‑Man sur les couvertures et dans les sommaires des revues Lug suit de près la diffusion du dessin animé Spider‑Man, produit pour ABC aux États‑Unis en 1967 mais diffusé à la télévision française en 1977 seulement. Il en est de même pour d’autres séries Marvel retenues par Lug : Star Wars, Planet of the Apes et autres adaptations de films. Ces références, toutes d’origine américaine, ne sont évidemment pas spécifiques au contexte français, mais elles ne sont mobilisées par Lug qu’à partir du moment où elles acquièrent une réelle place dans le quotidien des lecteurs français.

La collection « Top BD », lancée en 1983 et qui accueille les MGN, s’inscrit pleinement dans la façon dont Lug organise sa traduction des comics Marvel. Même s’il est très générique, le nom de la collection est propre à l’éditeur français, sans renvoi aux marques Marvel. La composition de la collection est fortement marquée par les axes de sélection retenus par Lug, puisqu’elle associe des titres de super‑héros et, surtout dans les premiers temps, des titres plus directement science‑fictionnels, qu’il s’agisse d’adaptations de films (Dark Crystal, Le Retour du Jedi, 2010 : l’année du premier contact) et de dessin animé (Blackstar), ou de création directe (Marvel avec Super Boxeurs ou Lug avec Demain… les monstres). Les contours de la collection dépassent ceux des MGN. Sur les 45 « Top BD » publiés entre 1983 et 1996, 23 sont des MGN (19 titres différents, dont trois ont été réédités avec une nouvelle numérotation[58]), le reste est constitué de numéros de séries ordinaires ou de hors‑séries (Marvel Super Special pour le cinéma, séries Marvel classiques ou limitées, ou one‑shots pour le reste). Des productions locales intègrent ponctuellement cet ensemble, comme pour les périodiques (Blackstar, Demain… les monstres).

La collection est dominée par les MGN mais ne s’y limite donc pas, ayant même commencé avec un titre non‑MGN (Dark Crystal) au premier trimestre 1983, soit quelque mois seulement après la parution du premier MGN (The Death of Captain Marvel, avril 1982). Une lecture diachronique de la collection « Top BD » montre tout de même que les MGN en constituent bien le coeur de 1983 à 1993 : 23 des 30 premiers « Top BD » sont des MGN. Leur présence cesse avec l’arrêt des MGN par Marvel (même si de nombreux titres restés inédits auraient encore pu l’alimenter). Les MGN retenus, à deux exceptions près (Futurians, Super Boxeurs[59]), relèvent de la continuité Marvel générale, en présentant les super‑héros habituels dans des récits qui trouveront leur place dans leurs aventures ultérieures. Le graphic novel, caractérisé dans les usages originels du terme par son autonomie narrative, n’apparaît alors plus que comme un numéro spécial de séries existantes ou en tout cas du même univers partagé. La sélection par Lug accentue donc encore ce trait constitutif des MGN que nous avons déjà souligné. C’est pourquoi il n’est pas surprenant de trouver le MGN X‑Men : God Loves, Man Kills traduit non pas dans la collection « Top BD » propre aux MGN, mais dans la collection des « Album Les Étranges X‑Men » (album n° 3, février 1984), c’est‑à‑dire parmi des numéros spéciaux plus classiques dédiés à ces personnages (annuals, séries limitées, etc.).

En étant publiés par Lug, les MGN perdent l’originalité de leur format album; en intégrant la collection « Top BD », ils perdent leur étiquette distinctive de graphic novel; l’accent mis, dans la sélection, sur l’articulation à la continuité Marvel atténue de plus leur autonomie narrative et leur spécificité éditoriale. Il s’agit là d’autant d’opérations de requalification des oeuvres importées, à l’issue desquelles ces dernières ne détonnent plus du reste de l’offre de l’éditeur français. L’étiquette qui les caractérisait dans leur contexte originel n’a ainsi plus lieu d’être. Son abandon résulte des choix de stratégie générale de l’éditeur‑traducteur.

Ce rôle de l’identité et de la stratégie éditoriales dans l’abandon de l’appellation graphic novel s’observe de manière tout à fait similaire, même si à plus petite échelle, chez Comics USA, un autre éditeur importateur de MGN en France à la même période. C’est une maison d’édition de bandes dessinées à destination du réseau de la librairie. Liée à des structures éditoriales plus importantes (Albin Michel, puis Glénat), elle oeuvre en parallèle de plusieurs revues, toujours sous la direction de Fershid Bharucha[60] : L’Écho des Savanes Spécial USA, Spécial USA, USA Magazine. Le catalogue de cet éditeur est assez éclectique, abordant les différents pôles de la bande dessinée américaine (et ponctuellement non américaine) et les proposant suivant le modèle de l’album cartonné dominant sur le marché français, parfois en grand format, parfois au format comics. Deux titres de la collection « MGN » y sont traduits (Amazing Spider‑Man : Hooky en 1988 et Daredevil : Love and War en 1989). L’étiquette n’est reprise dans le paratexte pour aucun des deux, qui paraissent sous la même présentation que les autres titres de l’éditeur.

Comme pour Lug, la distinction véhiculée par l’étiquette graphic novel n’a pas de sens pour cet éditeur. Le format qui y est accolé par Marvel n’a rien de spécifique au sein de ce catalogue et sur ce marché. Et, plus encore, la marque locale une nouvelle fois prime : ce sont des albums Comics USA, quelle que soit l’origine de leur contenu. Par conséquent, des titres d’éditeurs américains concurrents comme Marvel, DC ou des indépendants s’y côtoient sans distinction marquée. La foreignization joue à plein dans la définition de l’identité éditoriale, dont le nom explicite le propos. Ce que Comics USA propose, ce sont avant tout des comics américains, sans qu’une catégorie complémentaire – graphic novel ou autre – soit mobilisée, soit nécessaire.

La reprise de l’étiquette par un autre acteur du secteur illustre comment, au même moment, sur un même segment éditorial et à partir d’un même matériel original, des stratégies éditoriales différentes déterminent des rapports différenciés aux catégories attachées aux oeuvres traduites.

Importation et reprise : les graphic novels d’Arédit

À partir de 1984, l’éditeur Arédit a utilisé, sans la traduire, l’expression graphic novel pour le péritexte de trois publications[61]. Ce recours pionnier au terme dans le contexte français est rarement pointé[62], peut‑être en raison de la brièveté de cet usage par l’éditeur (trois titres entre mars 1984 et avril 1985), peut‑être aussi en raison du décalage entre le sens contemporain dominant de l’étiquette et les titres ainsi qualifiés qui relèvent tous trois de la science‑fiction et de l’heroic fantasy.

Arédit est un acteur éditorial d’une grande longévité, à la source d’une immense production en matière de bande dessinée (et au‑delà : contes, coloriages), essentiellement distribuée par les réseaux de la presse. Entre sa création en 1941, sous le nom d’Artima[63], et l’arrêt de ses activités en 1989, cet éditeur a exploité une très large gamme de formats et de contenus, à partir de sa production propre ou d’importations, liées à des échanges internationaux très diversifiés et complexes (avec les États‑Unis, le Royaume‑Uni, l’Espagne, l’Allemagne…), en direction de publics variés (jeunesse, adulte, féminin)[64]. Nos remarques ici se concentrent sur les traductions de comics que cet éditeur a proposées de manière continue à partir de la fin des années 1960.

À côté de petits formats et de récits complets produits directement pour lui, l’éditeur Artima/Arédit a appuyé ses parutions sur des traductions, parmi lesquelles les comics américains ont occupé une large place. Cette partie de son offre a été déclinée dans de nombreux titres, regroupés au sein de plusieurs collections au format poche (« Comics Pocket », « Cosmos », « Flash ») ou plus proche du comics (les séries des années 1950‑1960 comme Aventures Fiction ou Sidéral, ou à partir des années 1970 avec plusieurs gammes, « Pop Magazine » ou « Artima Color Superstar »). La sélection des séries traduites, issues de Marvel mais aussi DC, se concentre sur des genres semblables à ceux de Lug, comme les super‑héros, la science‑fiction et l’heroic fantasy, avec une influence du contexte médiatique (la série télévisée Hulk marquera sa gamme, par exemple), tout en s’ouvrant à la guerre et à l’horreur.

Les deux éditeurs diffèrent cependant dans le rapport que leurs titres entretiennent avec les séries américaines et leurs personnages. La forte autonomie décrite pour Lug ne se retrouve pas chez Artima/Arédit. Si certains périodiques ont des noms sans référent direct (L’Insolite, L’Inattendu, Big Boss…), de nombreux titres sont des traductions littérales de titres américains (Étranges Aventures/Strange Adventures, par exemple) et renvoient directement à des personnages – même si l’exploitation très désordonnée par Artima/Arédit des séries américaines crée souvent des décalages entre les titres et les contenus. Cette démarche de reprise des marques originelles est très présente dans les collections « Pop Magazine » (Faucon Noir, Flash, Green Lantern ou Hulk) et « Flash » (Submariner, Thor, Hercule…)[65], et prend encore de l’ampleur avec le lancement de la gamme « Artima Color Superstar » en 1979[66].

Cette collection, aux nombreux titres (plus d’une trentaine jusqu’en 1985 pour près de 300 numéros), repose sur la création de séries ad hoc pour les contenus achetés, reprenant les intitulés sources. Son principe structurant est donc l’association entre une revue au format comics, sous couverture souple et tout en couleurs, un titre emprunté au matériel américain (le nom du personnage le plus souvent), et un sommaire principalement consacré à ce personnage (Captain America, Conan, Les Vengeurs, Namor, etc.). Pour Sylvain Lesage, il y a chez Artima/Arédit au milieu des années 1980 un « tropisme croissant pour le modèle de l’album franco‑belge[67] ». Le modèle éditorial est en effet celui de l’album dédié (à une série, un personnage), distinct en ce sens des périodiques anthologiques du concurrent Lug mais plus proche du modèle de ses albums. Très ponctuellement, certains titres auront même un tirage complémentaire en couverture cartonnée. Cependant, à partir de 1983, Artima/Arédit réoriente sa gamme vers des publications plus anthologiques à la Lug, mais toujours principalement sous des intitulés se référant à des personnages américains (Flash, Hulk, Thor dans la collection « Flash Nouvelle Formule », d’octobre 1983 à juin 1985).

Bien qu’ils arrivent à la fin de cette phase d’activité de l’éditeur, les trois graphic novels publiés par Artima/Arédit en partagent certaines caractéristiques. Sous couverture souple, ils sont au format album « géant » selon la terminologie reprise par l’éditeur, c’est‑à‑dire environ 21 x 29 cm, soit plus grand que l’essentiel des gammes « Color Superstar » et « Flash Nouvelle Formule ». Mais cette taille n’est pas inédite au sein de la gamme, l’éditeur l’ayant utilisée dès 1979 sous l’intitulé « Artima Color Géant » pour des séries dérivées de titres existants (en commençant par Hulk, au deuxième trimestre 1979) ou des numéros spéciaux (l’adaptation du film Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band en avril 1979). Surtout, la (très brève) collection qui les accueille est une déclinaison directe de la collection source : le MGN Elric : The Dreaming City est publié dans une collection « Arédit Marvel Graphic Novel » et les deux titres issus de « DC Graphic Novel[68] » apparaissent dans une collection « Arédit DC Graphic Novel ». La mention de graphic novel en couverture reflète fidèlement sa place dans l’édition américaine[69]. Plus que le tropisme pour l’album, c’est bien la façon dont Artima/Arédit gère ses importations qui explique l’existence de cette brève collection de graphic novels.

La comparaison des pratiques de Lug – ou de Comics USA – et de celles d’Artima/Arédit révèle comment la circulation de l’étiquette graphic novel est dépendante de ses contextes d’accueil précis. Dans un même cadre national, les stratégies éditoriales des éditeurs importateurs modifient le rapport à l’étiquette. L’intégration à une offre existante, et à l’identité éditoriale qu’elle affiche, détermine la reprise ou l’abandon de l’étiquette. Chez Artima/Arédit, l’étiquette a été conservée, sans traduction, au même titre que la plupart des autres intitulés sources. Chez Lug et Comics USA, elle a été abandonnée car inutile ou décalée par rapport à l’identité de leurs publications.

Postérité sérielle et ajustements catégoriels

Les rééditions françaises ultérieures des MGN, pour la plupart assez tardives par rapport à la période Lug, permettent de voir comment les requalifications opérées lors de la première importation de ces oeuvres se rejouent dans un contexte très différent, dans lequel l’étiquette graphic novel/roman graphique n’est plus nouvelle. La resémantisation initiale proposée par la collection « Autodafé » a connu, au cours des années 1990 et 2000, un resserrement progressif autour de quelques oeuvres considérées comme archétypales, telles que A Contract with God de Will Eisner, Maus d’Art Spiegelman ou Persepolis de Marjane Satrapi, privilégiant une approche littéraire du roman graphique et son association à un format (format roman, plutôt en noir et blanc) et à la figure culturelle de l’auteur‑artiste[70]. Dans ce cadre, deux aspects principaux caractérisent les rééditions des MGN : leur postérité est avant tout sérielle – plutôt que liée à la valeur propre d’oeuvres autonomes – et elle ne mobilise l’étiquette du graphic novel que marginalement et dans un sens décalé par rapport à l’acception devenue dominante.

Une postérité sérielle : l’oeuvre, le personnage ou la série

Sur les 26 MGN ayant connu une édition française, 10 ont fait l’objet d’une ou plusieurs rééditions (voir tableau 1). Pour une part, ces rééditions ont été le fait de l’éditeur originel lui‑même : Lug/Semic a ainsi réédité des MGN à cinq reprises[71]. Ces rééditions marquaient soit le succès commercial du titre (ressortie rapide après épuisement du premier tirage), soit son statut de référence auprès du lectorat (ressortie après plusieurs années). En dehors de la numérotation, et dans certains cas de la qualité du papier, cette reprise se faisait à l’identique, ne modifiant pas les constats formulés sur le rapport au format et à l’étiquette.

Huit MGN ont été réédités par d’autres éditeurs, après la période dominée par Lug/Semic. Tous l’ont été à destination des librairies[72]. Panini est ici le principal acteur, en tant que repreneur de la licence Marvel. Trois modalités s’observent dans ces différentes rééditions. La première est celle de la reprise du MGN comme oeuvre autonome, sous la forme d’un ouvrage unique, sans ajouts. C’est le cas pour quatre titres (dont un à deux reprises, X‑Men : Dieu crée, l’homme détruit). La seconde modalité est celle de la réédition augmentée, pour laquelle la bande dessinée d’origine est complétée par d’autres récits (trois titres). Ainsi, La Mort de Captain Marvel est complété par des épisodes sélectionnés parmi d’autres séries consacrées au même personnage lors de ses rééditions chez Panini, en 2011 comme en 2020. Le MGN est donc pris en compte dans son rapport au personnage et pas uniquement pour ses qualités intrinsèques autonomes. Troisième modalité, la réédition fusionnée intègre le MGN dans un continuum narratif plus vaste comme élément parmi d’autres d’une même série (cinq titres). C’est le cas du MGN New Mutants, réédité dans la collection « Intégrale New Mutants » (Panini, 2018) qui unifie au sein d’une suite d’épais volumes l’ensemble des épisodes dédiés à ces personnages – qu’il s’agisse de la série régulière, des annuals ou d’autres hors‑séries comme un MGN. Pour Daredevil : Amour et Guerre, la situation est la même, mais avec une focalisation sur une période donnée de la série, lors de son association avec un auteur particulier (Frank Miller, comme dessinateur et/ou scénariste).

Même pour les rééditions autonomes, la sérialité, entendue dans un sens plus large, joue un rôle. On peut l’illustrer avec les deux titres qui n’ont connu que cette forme de réédition. Il est ainsi difficile d’extraire Elric : La Cité qui rêve réédité par Delcourt (en 2021) de l’existence sérielle de son personnage, en littérature mais aussi plus directement en bande dessinée. De 2013 à 2021, deux séries de bande dessinée ont été publiées en France (pour un total de sept volumes). Voilé par la dispersion de la licence entre plusieurs éditeurs, le cadre sériel dans lequel prend place ce MGN réédité est cependant bien présent. Docteur Strange et Docteur Fatalis a fait l’objet d’une réédition autonome en 2016 chez Panini. La renommée de cet album est liée à son dessinateur, Mike Mignola, qui a connu le succès grâce à son personnage Hellboy[73]. Mais cette réédition s’est faite simultanément avec d’autres publications sur le même personnage chez le même éditeur, à l’occasion de la sortie du premier long métrage consacré à Doctor Strange[74]. Dans leurs éditions, les oeuvres apparemment autonomes restent inséparables de la série des exploitations multimédiatiques qui les englobe.

Le personnage et la série, dans la diversité de leurs incarnations médiatiques, plutôt que l’oeuvre elle‑même : les MGN, publiés à l’origine comme des one‑shots selon le principe d’autonomie véhiculé par l’étiquette graphic novel, ont donc une postérité avant tout sérielle.

Le graphic novel, un autre roman graphique?

Au regard de la domination de cette logique sérielle, l’étiquette du graphic novel peut sembler superflue. De fait, elle n’est mobilisée que de manière marginale dans les (ré)éditions post‑Lug/Semic. Elle n’est attachée qu’à quatre titres, tous publiés dans la collection « Marvel Graphic Novels » lancée par Panini en 2002[75]. Le nom de la collection, et donc l’étiquette qu’elle véhicule, apparaissent sur la couverture de chacune de ces bandes dessinées.

Dans le cadre cette collection, le label « Marvel Graphic Novels » est utilisé pour des titres qui tranchent pour la plupart avec le format comics qui domine chez cet éditeur; il s’agit « de grands formats cartonnés pour ceux qui veulent toujours plus de BD[76] ». Ce format est explicitement présenté comme valorisant : « les Graphic Novels sont synonymes de qualité et de produits rares se distinguant de ce qui paraît dans nos périodiques[77] ». Le prestige renvoie à la matérialité de ces ouvrages, « prestigieux albums au format franco‑belge[78] ». Mais ce prestige est aussi rattaché à la valorisation particulière que le format offre au dessin : le « format “grand écran” [de la collection] est l’écrin idéal pour héberger les dessinateurs les plus talentueux[79] » et, « du côté des Marvel Graphic Novels, la priorité sera donnée aux dessins les plus impressionnants[80] ». Parmi les dessinateurs des oeuvres retenues[81], nombreux sont ceux qui ont un usage particulier de la couleur, et notamment de la couleur directe (Bill Sienkiewicz, George Pratt, Alex Ross, David Mack, Esad Ribić, Gabriele Dell’Otto, Simone Bianchi…).

L’usage de la forme anglophone de l’étiquette pour cette collection fait écho à la marque d’origine, bien établie, des MGN. Il témoigne également de la foreignization des catégories qui caractérise depuis l’origine ce segment éditorial. Mais l’usage de l’anglais peut aussi être vu comme la mise en avant d’une définition autre du roman graphique dans le contexte des années 2000. En associant l’étiquette du graphic novel au format de l’album franco‑belge et à la valorisation du dessin (particulièrement en couleurs), le périmètre de cette collection de Panini s’écarte nettement du modèle du roman graphique littéraire, de petit format et privilégiant le noir et blanc, que Maus ou Persepolis ont établi. La configuration « roman graphique/auteur/ambition littéraire » ne trouve que difficilement sa place dans une gamme construite autour de la déclinaison collective des propriétés intellectuelles d’un groupe industriel. Le graphic novel, tel que la collection en définit les caractéristiques, offre alors une autre définition d’une expression valorisante.

Contrairement aux années 1980 et aux premières introductions en France, l’étiquette graphic novel/roman graphique n’est plus vide de sens dans les années 2000. Les (ré)éditeurs des MGN peuvent soit l’abandonner, privilégiant la sérialité comme critère de définition de la valeur des oeuvres rééditées (les oeuvres qui « comptent » dans la série), soit l’ajuster, reformulant le prestige qu’elle entend véhiculer sur un mode graphique et bibliophile (plutôt que littéraire et/ou avant‑gardiste). Malgré le resserrement symbolique qui a eu lieu dans les années 1990‑2000, cette étiquette reste l’objet d’investissements différenciés, selon les points du champ auxquels se trouvent les acteurs qui la mobilisent et selon les rapports qu’ils entretiennent avec différents contextes de production, nationaux (presse/librairie) ou internationaux (France/États‑Unis)[82].

La collection « Marvel Graphic Novel » rappelle que la catégorie graphic novel n’est pas univoque lors de ses premiers usages éditoriaux américains. Les MGN correspondent à une configuration éditoriale et esthétique assez différente de celle incarnée par Will Eisner et A Contract with God, par exemple : le format album plutôt que le roman, le récit marqué par la sérialité plutôt que le propos autonome et personnalisé, la couleur plutôt qu’une palette limitée. Le transfert vers la France de cette modalité du graphic novel s’est avéré complexe, les oeuvres traduites ne conservant que très marginalement leur étiquette d’origine. Pour expliquer cet abandon fréquent, plusieurs facteurs ressortent. D’une part, il y a les effets du contexte éditorial. Ici, c’est surtout autour du format que ces effets ont joué, le format de l’album prenant une signification et une valeur distinctive très différentes selon que celui‑ci est mobilisé dans le cadre de l’édition des comics aux États‑Unis ou dans celui de la bande dessinée en France. Selon ces significations, le format peut supporter ou non, justifier ou non, le recours à une étiquette nouvelle. D’autre part, les jeux d’acteurs ont aussi eu un rôle central. On le voit en comparant Lug (ou Comics USA) et Artima/Arédit, les acteurs éditoriaux peuvent avoir des intérêts variables à se saisir de l’étiquette, selon la place que celle‑ci trouve dans l’identité éditoriale qu’ils cherchent stratégiquement à établir.

Au vu des rééditions ultérieures des MGN, ces facteurs ont joué de manière similaire dans les années 2000 et ce, malgré un changement de la signification de l’étiquette graphic novel/roman graphique à la suite de sa diffusion et de sa resémantisation renouvelée en France à partir des années 1990. L’exemple de Panini en témoigne, l’étiquette reste difficile à manier pour des oeuvres aussi éloignées de ce qui est devenu le standard du roman graphique, à moins de l’ajuster, éventuellement en lui conservant sa formulation anglophone, pour la constituer comme modèle autre de la même catégorie.

La diversité du graphic novel américain des années 1970‑1980 n’a pas connu une circulation uniforme. Cette « nouveauté » venue de l’Ouest n’a été perçue en France que dans la mesure où elle se détachait suffisamment de modèles déjà établis en Europe pour être réinventée localement, par « Autodafé » puis d’autres. La faible postérité de la modalité Marvel du graphic novel a laissé toute la place au modèle littéraire du roman graphique. Le transfert difficile de l’une a accentué l’appropriation de l’autre. L’étude de ces transferts et de leurs conditions éclaire ainsi nos représentations actuelles d’une catégorie en circulation depuis les années 1960.