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Née au xixe siècle (Smolderen, 2009), la bande dessinée a longtemps été pensée en aires géographiques figées, le terme le plus fort étant sans doute celui de « franco‑belge » – paradoxal dès la naissance dans une Europe où l’on situe la naissance du neuvième art en Suisse avec Rodolphe Töpffer. Dans un marché dominé par une approche pseudo‑nationale découpée entre « franco‑belge », « manga » et « comics », ces désignations canoniques touchent en réalité plus à l’histoire des formats de publication qu’à leur origine (Rannou et Ya‑Chee‑Chan, 2018), et sont de plus en plus bousculées par des hybridations assumées. Si la mondialisation et le développement des moyens de communication permettent une plus grande rapidité des échanges comme de leurs diffusions, ces croisements ne datent pas d’hier et sont présents dès les origines.

Le manga, bande dessinée japonaise dans son acception générale, a ainsi longtemps été présenté comme particulièrement spécifique, en cohérence avec une histoire d’isolement sur l’archipel. Cette vision parfois folklorisante a été battue en brèche par les premières études sérieuses sur le sujet, qui ont montré l’importance des graveurs et de la presse anglo‑saxonne dans le développement du manga, un échange né de voyages d’artistes et de la présence britannique au Japon. La figure de Charles Wirgman, immigré à Yokohoma où il crée le Japan Punch en 1862, en est un témoignage particulièrement parlant (Bouissou, 2010). Les isolements nationaux sont ainsi régulièrement court‑circuités, donnant parfois lieu à des collaborations inattendues, quasi pirates : ainsi de Superman, comics phare de Shuster — qui est Canadien et non Étatsunien — et Siegel publié dans Spirou dès 1939 sous le titre Marc, Hercule moderne. Brutalement interrompue par la guerre en 1941, l’aventure est conclue dans l’urgence par Jijé, figure s’il en est de l’auteur franco‑belge qui revêt alors le costume des auteurs de comics, que personne n’appelle encore ainsi.

Après la guerre, plusieurs initiatives témoignent de frontières bien plus floues qu’elles n’apparaissent de prime abord. De 1948 à 1952, la revue québécoise catholique Hérauts présente une version européenne, laquelle est cependant entièrement composée de productions étatsuniennes, alors même que l’auteur fétiche de la revue sera par la suite Maurice Petitdidier, un émigré français. Quelques années plus tard, en 1969, le magazine Charlie Mensuel, immédiatement perçu comme innovant, reprend pourtant une maquette et un contenu directement inspirés de Linus, revue italienne créée quatre ans plus tôt.

Plus récemment, la porosité des frontières nationales se perçoit dans la présence importante et durable des mangas sur les marchés occidentaux et dans l’hybridation que cette présence engendre, visible notamment dans les séries Les Légendaires (Patrick Sobral, Delcourt) et La Rose écarlate (Patricia Lyfoung, Delcourt), qui reprennent le format franco‑belge en le croisant avec les codes graphiques du manga (Suvilay, 2021). On trouve de tels croisements dans de nombreux autres pays : pensons à la scène brésilienne du manga, qui voit le jour dès les années 1970 avec l’auteur d’origine japonaise Cláudio Seto, et aux « mangas haïdas » de l’artiste autochtone britanno‑colombien Michael Nicoll Yahgulanaas. On observe encore l’embauche accrue de créateurs européens et sud‑américains par les grands éditeurs de comics américains (JL Mast, Marcos Martin), voire de mangas (Tony Valente), ou la création de studios en Afrique subsaharienne qui ont à coeur de combiner les codes du comics avec une mythologie locale, notamment Zebra Comics au Cameroun, dont les ventes se font par ailleurs majoritairement aux États‑Unis.

Ce constat d’une bande dessinée circulant dès l’origine — et jusqu’à présent — hors des frontières nationales a motivé le présent dossier de Mémoires du livre/Studies in Book Culture. Sous le vocable volontairement ouvert de « bande dessinée vagabonde », nous avons voulu interroger les transferts et les circulations[1] qui touchent ce média. Les articles qui sont réunis dans ce numéro nous permettent d’offrir des images multiples de ces circulations, traversant des continent et des époques bien différentes, qui sous‑tendent aussi bien les influences les plus officielles, répondant tant à des modes qu’à des impératifs commerciaux, que celles, transverses et peu étudiées, venant des études de fans. Fidèles à l’assertion de Michel Espagne voulant que « Transférer, ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser […] » (Espagne, 2013), toutes les contributions portent cependant l’idée qu’il se trouve, au coeur des influences et des transferts étudiés, une modification et une réinterprétation des objets qui s’avèrent profondément créatrices.

Le dossier présenté, qui fait dialoguer chercheurs indépendants, jeune chercheurs et chercheurs plus installés, se divise en deux axes visant à aborder les mouvements de la bande dessinée en considérant celle‑ci comme un objet physique et culturel itinérant et en tant que carrefour où différentes esthétiques — profondément liées, du moins dans l’imaginaire, au territoire où elles se pratiquent — se rencontrent et échangent. Il va sans dire que les articles que nous avons reçus ont rendu ce découpage encore plus intéressant en le dépassant, voire en exploitant les zones de contact entre les axes, fidèles à l’esprit d’hybridation imprégnant toutes nos réflexions.

La circulation des oeuvres

Notre dossier s’ouvre en abordant d’emblée la circulation « physique » de la bande dessinée, c’est‑à‑dire le voyage fait par des objets — albums, fanzines, revues, journaux — à travers les territoires. S’emparant d’un phénomène relativement récent, l’article de Delphine Ya‑Chee‑Chan explique comment la circulation des premiers mangas en France — encouragée par la popularité des séries animées japonaises diffusées dans l’Hexagone — est rendue possible grâce à la détermination d’intermédiaires passionnés, parmi lesquels se rangent le lectorat, les producteurs de fanzines et les libraires spécialisés. S’organise ainsi un réseau motivé par le partage : partage des informations sur les séries, partage des traductions tentées par des lectrices et lecteurs, partage des oeuvres originales importées, puis échangées ou revendues entre amateurs. Le texte de Ya‑Chee‑Chan illustre aussi comment ces premières circulations sont à l’origine d’une production de bandes dessinées de confection française qui emprunte plus ou moins largement aux codes japonais. L’étude de la trajectoire d’Aurore, créatrice du fanzine MyCity, reconstitue ainsi les étapes ayant permis à certains passeurs de la première heure d’investir le milieu de la bande dessinée professionnelle. Ce cas révèle d’ailleurs l’évolution parallèle du statut du manga en France : produit marginal et marginalisé au tournant des années 1990, il intègre maintenant la plupart des catalogues éditoriaux qui reprennent, selon les besoins, ses caractéristiques matérielles, esthétiques et narratives.

L’article que Garance Fromont consacre au dessinateur tchèque Kája Saudek témoigne, quant à lui, du caractère parfois impromptu, mais non moins productif, des rencontres entre cultures bédéiques provoquées par ces déplacements. Le style singulier de l’artiste par rapport à ses contemporains, apprend‑on, doit beaucoup aux contacts rares, même accidentels, avec la bande dessinée occidentale, objet pourtant indésirable sur le territoire tchécoslovaque durant l’occupation nazie jusqu’à la chute du régime communiste. C’est par hasard que Saudek et le réalisateur Václav Vorlíček, avec qui il créera pour l’écran la super‑héroïne Jessie, découvrent la bande dessinée américaine. Inspiré par elle depuis les années 1940, Saudek y trouve le dynamisme des plans, la représentation de corps sensuels, idéalisés et l’aventure haletante qui caractériseront son propre dessin. C’est aussi la présentation par son ami Miloš Macourek de la série française Barbarella, acquise par voie souterraine, qui les motive à imaginer l’héroïne de science‑fiction Muriel. À partir de cette étude de cas, Fromont expose donc l’impact insoupçonné que peut avoir une oeuvre lorsqu’elle circule à des milliers de kilomètres de son lieu de publication initial, impact que l’on devine amplifié dans un contexte où la censure s’exerce avec puissance.

Les deux premiers articles de notre dossier pointent aussi un phénomène connexe à la circulation des objets imprimés : celui de l’adaptation des oeuvres. Si l’on considère, à la suite de Michel Espagne et Michael Werner, qu’un objet culturel doit subir une « transformation de son sens » (Espagne, 2013) pour être assimilé adéquatement dans une aire culturelle (Espagne et Werner, 1988), il apparaît effectivement que les stratégies d’adaptation jouent un rôle primordial dans les échanges, les transferts et les circulations auxquels la bande dessinée participe.

En s’attaquant à un vaste ensemble de bandes dessinées adaptant l’oeuvre et la vie de Dante Alighieri, Alessandro Benucci analyse les manifestations d’un triple déplacement. La divine comédie et la biographie de son auteur voyagent ainsi entre leur aire culturelle d’origine et celles où elles sont disséminées, mais aussi entre les médias qui les actualisent et les époques qu’elles traversent. Il en ressort que le rapport des auteurs à l’oeuvre source détermine l’aspect des bandes dessinées. Par exemple, les adaptations italiennes sont construites, de l’aveu même des auteurs, à partir d’une lecture minutieuse du poème et de la littérature savante qui l’accompagne. La prudence des auteurs — qui se manifeste dans les oeuvres par des allusions explicites et pointues au texte source — s’impose alors naturellement si l’on considère le caractère monumental du poème de Dante, constitutif du corpus national italien. Hors de l’Italie, toutefois, la relation au texte source apparaît paradoxale : même si la connaissance du poème est beaucoup moins généralisée, une multitude d’oeuvres en sont dérivées. La réflexion déployée par Benucci montre bien que la circulation d’une oeuvre à travers ses adaptations — surtout lorsqu’elle sort de son époque et de son lieu de création — peut convoquer moins directement ses parties constitutives que l’imaginaire qu’elle a engendré et qui flotte maintenant, de manière persistante et autonome, dans la culture populaire.

Eva Van de Wiele et Ivan Pintor Iranzo observent ensuite les adaptations italiennes et espagnoles du comic strip américain Katzenjammer Kids, considéré parmi les titres fondateurs du média. En relevant les difficultés que présente la reprise de gags reposant sur des référents culturels américains ou sur des effets de langue (jeux de mots, décalage entre les registres), et en détaillant les contraintes imposées par les supports de publication, dont les formats standards changent selon les pays, les auteurs dévoilent les procédés mis en oeuvre pour faciliter l’appropriation de la série par ses différents lectorats. Le succès de l’adaptation est d’ailleurs confirmé par l’apparition de séries italiennes et espagnoles originales reprenant le motif du garnement et suggérant le lien de proximité entre adaptation et émulation.

C’est en quelque sorte un processus à rebours qui intéresse Maël Rannou et Noémie Sirat, dont le texte sur Les Nombrils explique la disparition, puis le retour croissant des marqueurs québécois dans les tomes de la série. La démonstration permet de constater que l’effacement des marqueurs culturels et identitaires à des fins de circulation transnationale n’est pas irrévocable. Au contraire, il s’avère que l’identité québécoise des Nombrils est progressivement (ré) introduite dans les albums au fil du temps, phénomène attribuable, en grande partie, au succès durable de la série. À partir du moment où le lectorat européen est fidélisé, les auteurs et leurs assistants campent plus clairement leurs oeuvres dans le paysage géographique et, dans une moindre mesure, linguistique de la Belle Province. Rannou et Sirat en viennent donc à considérer le processus adaptatif comme une négociation, un va‑et‑vient qui accélère l’effritement des frontières délimitant les corpus nationaux.

En partant aussi d’un cas québécois, Izabeau Legendre et Julien Lefort‑Favreau se penchent sur l’oeuvre de Julie Doucet et sur l’aspect foisonnant de sa production et de ses réceptions. Peu d’auteurs canadiens peuvent revendiquer pareille influence et circulation, qu’il s’agisse d’une diffusion entre des zones linguistiques (francophones et anglophones, mais aussi germanophones), géographiques (Canada, États‑Unis, Europe francophone, Allemagne, Finlande…), ou d’une circulation entre les formes d’art, mêlant la bande dessinée, la poésie, la sculpture, la vidéo ou la microédition comme moyen d’expression. La majorité des études sur l’artiste avaient tendance à se focaliser sur une partie seulement de son oeuvre, notamment l’oeuvre de bande dessinée traduite en anglais, tandis que l’article de Legendre et Lefort‑Favreau vise à mettre en lumière les multiples liens et interconnexions d’un travail dont les limites sont trop souvent artificiellement bornées. En conclusion d’une passionnante démonstration, les deux auteurs établissent une bibliographie non exhaustive, mais particulièrement dense et complète des éditions, parfois à très petit tirage, de Doucet.

Esthétiques et imaginaires en dialogue

Ces circulations, tant d’objets physiques que d’oeuvres, amènent nécessairement leur lot de digestions et de recréations. Les travaux récents sur la littérature populaire ont montré que la mondialisation des esthétiques et des imaginaires sériels, qui s’accélère au début du xxe siècle, a permis de forger des architextes transnationaux malléables, adaptables aux différents marchés (Letourneux, 2020). En transposant ces observations au domaine de la bande dessinée, on peut interroger les usages que les producteurs et les consommateurs font des formes éditoriales (romans graphiques, comics, mangas…) lorsqu’elles intègrent différentes aires culturelles. Émerge alors un deuxième axe, plus tourné vers les questions de réception et de recréation, voire de réappropriation. Les catégorisations nées dans des espaces géographiques limités sont reprises, avec parfois des sens différents de ceux qui leur étaient donnés dans leurs pays d’origine. Il suffit de penser ici à la réutilisation commerciale en Europe francophone des termes shōnen et shōjo, ou à la popularité aux frontières floues du roman graphique (Labarre, 2018). À l’heure des influences ouvertement plurielles de la mondialisation, les codes sont librement repris et transformés, et font dialoguer des traditions et des esthétiques visuelles issues de communautés distinctes, jusqu’à ce qu’ils semblent complètement naturels dans leurs nouvelles zones d’usage. Plusieurs textes du dossier tournent autour de ces questions, qu’il s’agisse de la traduction et du transfert d’une collection d’un pays à l’autre, ou encore des rebonds intermédiatiques transcendant des communautés pourtant pensées comme très différentes.

Kévin Le Bruchec se penche ainsi sur la manière dont les éditeurs membres du Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA) abordent la traduction. Né du refus de voir la représentation de l’édition de bande dessinée être uniquement portée par le Syndicat national de l’édition (SNE), soit les plus gros éditeurs, le SEA défend une autre vision de l’économie du livre en tant qu’exigence artistique particulière. La forte présence d’oeuvres étrangères dans les catalogues de ces éditeurs alternatifs amène à examiner leurs pratiques de transfert et d’adaptation à l’aune de leur programme. L’auteur s’interroge aussi sur les éventuelles prédilections linguistiques de ce programme artistique. S’il constate que la majorité des oeuvres traduites ont les mêmes origines que dans le reste du marché, il note chez ces producteurs, en rupture avec le milieu classique, une présence notable d’oeuvres écrites dans des langues plus rares. Ainsi, l’auteur donne à voir des alternatifs parfaitement ouverts à une mondialisation culturelle, mais qui se ferait autrement. Autre mondialisation qui les rattrape parfois, que ce soit lorsque différentes maisons d’édition alternatives publient le même artiste ou, cas récurrent, quand un auteur dont le succès a été porté par les alternatifs voit ses droits de traduction rachetés par un plus gros éditeur.

Jean‑Matthieu Méon s’intéresse pour sa part à la destinée en France d’une collection étatsunienne, « Marvel Graphic Novel » (MGN), qui donne aux comics de super‑héros un format nouveau, proche de celui des albums standards franco‑belges. Au‑delà de la simple question de la langue, l’identité de la collection, qui s’appuyait sur un format original aux États‑Unis, mais banal en Europe, est alors diluée. L’auteur montre notamment comment, dans un passionnant jeu de retransfert, alors que les éditeurs américains voulaient copier l’album de librairie, les éditions françaises dirigent au contraire les titres vers la presse, une tradition plutôt américaine. En dehors du format, l’éditeur français — principalement LUG/Sémic — va également effectuer des choix au sein des MGN et n’en traduire qu’un tiers, restreignant le projet initial, au sein de la collection « Top BD », où les titres en côtoient d’autres, non publiés chez MGN. Il arrive ainsi qu’un titre MGN soit publié dans une autre collection, selon les logiques commerciales de l’éditeur français. L’étude, s’appuyant sur les quelques titres MGN traduits par d’autres éditeurs, montre aussi que les stratégies éditoriales américaines ne sont jamais reprises (sauf par Arédit, mais par simple calque), étant sans doute considérées comme inadaptées au public français. Il faudra de nombreuses années, et une appropriation de la collection d’origine par les fans français, pour que le terme de « graphic novel » soit réemployé pour certains de ses titres, afin d’en souligner la qualité, se rapprochant de l’explosion du terme « roman graphique » dans les usages, tout en cherchant à s’en distinguer.

Clément Lemoine et Michael Baril évoquent une autre forme éditoriale, celle du gazeux « franco‑belge », à travers l’existence de Pep, journal néerlandais pour enfants qui, de 1962 à 1975, a pu proposer un « autre franco‑belge », ancré dans le pays et sa langue, tout en développant les tropes voisins. La chose est d’abord notable par des traductions directes de titres de Dargaud/Le Lombard, partenaire commercial, puis par le recrutement en 1965 du rédacteur en chef de Robbedoes, version flamande de Spirou, avec le clair objectif de concevoir un titre local. S’il traduit toujours du matériel francophone, ce dernier lance une véritable production néerlandaise, toutefois liée aux traductions : ainsi, des auteurs des Pays‑Bas reprennent souvent en couverture des héros d’outre‑frontières. Petit à petit, il remplace des séries étrangères par des séries néerlandaises — souvent marquées par les exemples de Franquin, Peyo ou Uderzo —, mais développe aussi des versions néerlandaises de héros francophones, comme Lucky Luke, qui vit de manière officielle des aventures parallèles. La chose est pour le moins remarquable pour des pays frontaliers, d’autant que les albums de Lucky Luke sont traduits en flamand au même moment. Alors que la bande dessinée française, portée par Pilote, semble s’intellectualiser, et que Spirou est jugé déclinant, Pep revient à la grande aventure franco‑belge, les auteurs de l’article osant même parler de l’espoir d’une « nouvelle Belgique ». Une exploration comparative qui montre combien les imaginaires nationaux peuvent parfois susciter des croisements intenses, quand bien même la distance est quasi nulle.

Cette question de la réappropriation d’une forme est aussi au coeur de l’article de Bounthavy Suvilay, qui décrypte les différentes étapes de la diffusion de la bande dessinée japonaise en Europe. D’abord portées par les dessins animés adaptés de mangas, les premières publications sont soit des dérivés directs du dessin animé, soit des magazines dessinés en Europe (France, Espagne, Italie) « à la manière de… », et ne tiennent donc pas compte de l’oeuvre originellement adaptée, la plupart du temps inconnue. Ce processus fascinant de recréation constante ne s’efface pas avec l’arrivée des mangas en Europe, les éditeurs tentant alors de les fondre dans les normes éditoriales locales, voire de poursuivre certains récits avec des auteurs locaux, comme les éditeurs italiens de CandyCandy. À travers son texte, l’autrice balaie l’idée reçue d’une mauvaise réception du manga en Europe dans les années 1980, et démontre son bon accueil dans les revues jeunesse. Par là même, elle dévoile une série de techniques attestant l’adaptation constante des éditeurs aux lectorats, au fil d’intrigantes et cycliques reterritorialisations.

Poursuivant l’étude des échanges entre la bande dessinée japonaise et le reste du monde, mais du côté du lectorat, Samuel Lévêque explore les réappropriations de Dragon Ball par des fans du manga, mais aussi de la série animée et de tous ses dérivés, au sein du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et de leurs diasporas. Par un mouvement d’identification absolument non prévu, Vegeta est ainsi devenu l’incarnation du beau‑père algérien, quand Piccolo est repris par la communauté afro‑descendante, jusqu’à servir de publicité pour un restaurant malien ou de motif à un essai entièrement consacré à la condition noire. En examinant ces exemples et un grand nombre de fanfictions et de sketchs, objets qui passent souvent sous le radar de la recherche et de la critique, Samuel Lévêque établit différentes strates de cette destinée échappant à l’auteur de la série originale.

Ainsi, cette série de 11 textes se termine quasiment là où elle a commencé : par les fanfictions de mangas abordées dans le premier article. Hormis cette similitude, qui n’est que de surface, nous ne pouvons, en tant que codirecteurs de ce numéro, qu’être ravis de la diversité des propositions. Elles recouvrent différents échanges et modalités, permettant d’apercevoir la richesse d’un champ d’études qui, malgré les nombreuses contributions, reste encore largement à explorer. Une exploration qui pourra aussi bien puiser dans certains liens mis au jour (circulations intereuropéennes, réceptions différenciées selon les aires, etc.), que visiter de nouvelles aires, des comics camerounais de super‑héros aux mangas brésiliens de Cláudio Seto.