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Une nouvelle traduction des Évangiles canoniques? La curiosité est grande. Elle ne sera pas déçue. La traduction, on le sait, est une forme de manducation, de digestion suivie de restitution. Ces opérations empruntées à la physiologie ne sont pas que des métaphores, en l’occurrence, dès lors que le traducteur, Frédéric Boyer, entend rendre compte au premier chef d’une parole, de son oralité intrinsèque et, plus encore, de sa dramaturgie performative que des siècles de passage par l’écrit et par l’imprimé, et tout autant de lectures silencieuses ou liturgiques, ont fait oublier.

La genèse de ces textes – leur archéologie – est fascinante. Issus du monde hébraïque de l’Antiquité, ils oscillent entre l’étroit et le large, la spécialité et le commun, le particularisme et l’universel. Ils rendent l’écho d’âpres disputes rabbiniques dans des milieux qui sont tout sauf unifiés, suivant leur éloignement géographique plus ou moins marqué avec le Temple, du reste deux fois détruit, ou le cadre politique dans lequel ils s’inscrivent. Les Évangiles s’emploient à consigner par écrit l’enseignement et la prédication du rabbin Jésus menés vraisemblablement en araméen et en hébreu, et ils le font en ayant recours à la langue grecque de la koïné, c’est-à-dire à la langue commune en usage dans le bassin méditerranéen et en Asie mineure, et qui n’est déjà plus le grec d’Homère. Enfin, les Évangiles ont été rédigés dans la diaspora juive pendant les deux ou trois siècles ayant suivi la mort de Jésus. Et ils ne deviendront chrétiens qu’en vertu de leur interprétation, elle aussi menée sur plusieurs siècles.

Ces considérations, fruits de l’exégèse moderne, les récentes traductions des Évangiles, les avaient bien sûr intégrées à leur entreprise, y compris le chantier de la Nouvelle Traduction de la Bible qui avait mobilisé exégètes et écrivains sous la codirection de Frédéric Boyer, et dont témoigne l’ouvrage paru en 2001 chez Bayard/Médiaspaul. Mais à l’écrivain ayant par ailleurs traduit les Sonnets et une tragédie (Richard III) de Shakespeare, les Confessions (devenu Les Aveux) de saint Augustin, le Kâmasûtra et les Bucoliques (devenu Le Souci de la Terre) de Virgile, il restait, après être revenu sur l’aventure de la traduction biblique (La Bible, notre exil) ou sur la figure de Jésus (Jésus, l’histoire d’une parole), à s’affronter aux Évangiles de manière « personnelle », écrit-il, pour essayer de comprendre quel langage singulier avait pu y prendre forme, et comment, et pourquoi. Ce sont là interrogations d’écrivain, qui font aussi appel à l’érudition et tout autant à un agrégat d’expériences, d’affects, de souvenirs et d’intuitions proprement humain.

Or l’attention accordée au langage singulier, littéralement « inouï », parce que lu surtout, des Évangiles, renvoie aussi à une énigme, celle de la mort de ce rabbin, de sa Passion et, plus que tout, à l’énigme du tombeau vide. Que signifie-t-il? « L’évangéliste, écrit Frédéric Boyer dans la substantielle introduction qu’il signe à sa traduction, est celui qui hurle dans la solitude humaine et la solitude de l’Histoire : “Changez!” » (p. 23), annonce qui se veut heureuse et qui se révélera, il n’empêche, controversée.

Forme et fond mêlés, il s’agit donc d’enseigner et de convaincre. L’écrit, estime le traducteur, ne s’oppose pas alors à l’oralité : il en assimile les marques et la prolonge. En choisissant de traduire, contrairement à bien des traductions qui les escamotent dans le texte d’arrivée, les chevilles, les insistances, les intensifs, par exemple les « kai » devenus tour à tour « alors », « et » ou autre signe sonore, le traducteur donne à voir au lecteur, en filigrane, les rassemblements ou les groupes inopinés devant lesquels ces propos nouveaux se faisaient entendre, les murmures et les hochements de têtes avec lesquels ils étaient accueillis. Tout cet art du théâtre, en somme, où excelle le maître débatteur, fin connaisseur des textes de la tradition, à la fois respecté et craint des savants, loin de l’image du marginal, de l’asocial ou du « baba-cool », dira Boyer par ailleurs, que certains se font du personnage. De même, le choix fait par le traducteur de redoubler certains mots traduits pour ne former qu’un seul syntagme revient à signifier que le mot trop commodément attendu ne suffit pas à rendre la chose et à ouvrir la discussion dans sa lettre même. Par exemple, écrire en français « Loi Torah » cherche à rendre compte de deux significations alors données à la Torah, à la fois Loi et Enseignement de vie, lesquelles significations faisaient débat à l’époque. Et de même le choix de « Verbe parole » ou de « souffle esprit ». C’est ainsi, fort de ce quasi-martèlement, que le texte traduit ébranle le lecteur, renvoyé à l’étrangeté du texte source, à sa vitalité, à son pouvoir d’engendrement, puisqu’il relance l’interprétation sans laquelle il n’est de tradition vivante.

Les enseignements du rabbin Jésus étaient décidément fort singuliers. Ils survenaient, explique Boyer, à une époque d’agitations de toutes sortes (politiques, sociales, religieuses), de violences, de confusion des esprits (foisonnement des cultes, magie, superstitions, démonologie) et de grandes inquiétudes, toutes choses suscitant des attentes, celles de la fin du monde, imminente, celles de messies, sauveurs. On se gardera d’y voir les convulsions d’un monde antique agonisant : ce serait rétrospectivement écrire un nouveau péplum. On se gardera aussi des parallèles hâtifs avec notre époque : ce serait écrire une énième dystopie sur notre monde après l’effondrement climatique. Plutôt on s’ouvrira à la langue neuve d’une traduction qui illustre le pouvoir interprétatif des Évangiles, et donne à voir la vie, debout, devant le tombeau vide, multiple, ailleurs déjà.