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On trouve souvent chez les historiens de la philosophie proches du mouvement analytique, tels que John Wisdom ou Roderick Chisholm, l’expression d’une distinction entre une approche réformatrice et une approche systématique ou descriptive de l’analyse philosophique[1]. Bien que cette distinction ne soit pas toujours claire, elle a le mérite de mettre en lumière ce qui, par exemple chez Descartes, relève d’une considération d’abord réformatrice de l’entendement : selon cette approche, le projet réformateur propose de corriger, en le réformant, l’exposé des philosophes qui ont devancé le critique, dans le cas présent la pensée thomiste. Dans le récent livre de Pierre-Alexandre Fradet, nous sommes en présence d’une proposition de cette nature : l’auteur entend corriger une lecture, à ses yeux lacunaire, voire erronée de la philosophie québécoise prémoderne. Disons-le d’emblée, cette proposition est neuve et audacieuse, notamment pour tout ce qui concerne le jugement sévère communément porté sur une période considérée comme pauvre ou privée de philosophie. Selon l’auteur, cette pauvreté n’est que relative, et la lecture qui y conduit doit être corrigée.

Cette entreprise de relecture concerne la notion même de « modernité ». Elle s’amorce avec un réexamen de la pensée de plusieurs philosophes injustement poussés à la marge par l’importance donnée à Jacques Lavigne, considéré certes par l’auteur comme un penseur important, mais qui ne saurait recevoir seul le crédit d’être le premier moderne au Québec. Ce serait oublier entre autres des auteurs tels qu’Hermas Bastien ou Louis Lachance, dont les contributions ne peuvent être disqualifiées. De la même manière, une pléiade de penseurs plus récents, parmi lesquels l’auteur choisit cinq philosophes particuliers, peuvent en toute légitimité prétendre à la noblesse du titre de « modernes ». Il s’agit de Charles de Koninck (1906-1965), de son fils Thomas de Koninck (1934- ), tous deux professeurs à l’Université Laval, de Jacques Lavigne (1919-1999), de Charles Taylor (1931 -) et de Jean Grondin (1955- ). Ce choix exclut plusieurs philosophes importants et reconnus, dont l’auteur donne une liste hétéroclite et non-exhaustive, mais qu’il ne justifie pas. On peut le regretter. Le choix des cinq auteurs retenus se fonde en effet simplement sur le caractère jugé « essentiel » de leur oeuvre. Comment reconnaître une oeuvre essentielle ? Pour l’auteur, ces cinq penseurs ont consacré leurs efforts au « problème ontologique du réel ». En dépit d’importantes différences, et bien qu’ils n’aient pas appartenu à une école ou à un courant particulier, ces auteurs se distinguent d’abord par leur refus d’adopter des méthodes formelles ou de contraindre leur pensée dans le cadre d’un langage technique. Par ailleurs, et c’est le second trait qui les distingue, ces penseurs ne renient pas « l’héritage de la religion en matière intellectuelle ».

L’aspect réformateur de cette dernière affirmation est central : l’auteur s’érige fermement en effet contre l’idée selon laquelle « aucun véritable philosophe n’a pu voir le jour dans un contexte religieux au Québec ». Pierre-Alexandre Fradet entend défendre au contraire une certaine prégnance de l’univers spirituel. C’est ainsi que le choix des philosophes étudiés dans ce livre s’éclaire de la commune reconnaissance de leur dette à « ce qui fut jadis ». Bien informé des travaux de ses devanciers, notamment des recherches d’Yvan Lamonde, l’auteur propose une relecture de leur oeuvre inspirée des principes du mouvement du « réalisme spéculatif », tel que représenté dans l’oeuvre de quatre philosophes, Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant et Ray Brassier, dont il a présenté ailleurs le travail[2]. Sans entrer dans une discussion détaillée des thèses propres à ces philosophes considérés individuellement, l’auteur relève leur critique de Kant et leur défense d’un accès à l’objectivité qui « résiste au perspectivisme ». Loin de préconiser un retour à la période précritique, les penseurs québécois que Fradet rapproche du réalisme spéculatif favorisent en effet une forme d’accès à l’objet transcendant ultime, l’au-delà ou l’absolu, « en dehors de toute forme de subjectivité et d’attentes corruptrices ». Le réalisme est donc entendu ici comme une version forte de la métaphysique, qu’il s’agisse de l’existence « réelle » d’objets non-empiriques, qu’il s’agisse encore de l’existence de Dieu. Cette thèse est radicale et selon l’auteur elle rend possible un dialogue philosophique transhistorique, ce qui ne va pas de soi, considérant les écarts historiques importants qui séparent les cinq philosophes soumis à son étude.

Les cinq chapitres de ce livre sont consacrés à ces philosophes québécois réalistes, abordés principalement sous l’angle des thèses qui les rapprochent du réalisme spéculatif présenté brièvement dans l’introduction. On ne saurait dans le cadre d’un compte-rendu passer en revue l’oeuvre de ces penseurs, reconnus unanimement comme importants, mais dont le point de ralliement métaphysique demeure très différent, comme l’auteur le reconnaît. Notons au point de départ que tous ne jouissent pas dans le commentaire historique d’une attention comparable, et c’est déjà exiger beaucoup que de placer sur un même registre la pensée de Charles De Koninck, penseur dont l’oeuvre s’est développée dans plusieurs domaines (physique, cosmologie, philosophie des mathématiques, éthique du bien commun, théologie) et la pensée de Jean Grondin, reconnu d’abord comme un spécialiste de la pensée de Heidegger et de Gadamer et représentant notoire de l’herméneutique du vingtième siècle. Mais, comme Pierre-Alexandre Fradet prend le soin de le préciser, son étude doit être lue comme une « étude comparative » : lecteur chevronné des écrits de Charles de Koninck, pour m’en tenir à ce premier exemple, l’auteur tient à se détacher de toute interprétation qui confinerait son oeuvre à une réédition du cadre néo-thomiste auquel elle est traditionnellement associée. Son approche est explicitement réformatrice et son analyse des thèses métaphysiques réalistes fait partie de ce projet d’interprétation.

C’est donc en ce sens précis que l’auteur amorce son étude par une relecture de l’oeuvre de Charles De Koninck. En se référant à la pensée d’un Quentin Meillassoux, pour ne nommer que lui, et en insistant sur l’importance de la référence à Bergson, l’auteur élabore un cadre interprétatif comparatif susceptible d’éclairer d’une lumière nouvelle toute l’oeuvre de Charles De Koninck. Ce cadre devient à son tour l’instrument d’une réhabilitation des thèses ontologiques et épistémologiques réalistes qui structurent sa pensée. De loin le plus substantiel et le plus ambitieux de son entreprise, ce chapitre constitue à la fois une illustration limpide de la méthode réaliste et une restauration de la pensée de Charles de Koninck. Cette approche suffit-elle à dégager cette pensée de son cadre néo-thomiste, maintes fois revendiqué et assumé par le philosophe et source d’un rejet de la part des « modernes » ? On doit reconnaître à Pierre-Alexandre Fradet le mérite de poser la question. Toute interprétation réformatrice est en effet du même coup restauratrice, le projet réformateur se situant au point de départ au-delà du simple commentaire.

Penseur international, lu en Europe autant qu’aux États-Unis, Charles De Koninck reçoit ici une attention méritée, en particulier pour les questions de métaphysique et de théologie naturelle qui l’ont occupé durant sa carrière. Sa critique du créationnisme et son soutien à la théorie de l’évolution conférent à sa cosmologie une perspective finaliste. L’exposé de l’auteur raccorde ultimement la pensée de Charles De Koninck au projet ontologique de Tristan Garcia (1981-), philosophe français souvent rapproché du réalisme spéculatif et critique réformateur de la postmodernité, interprétée principalement comme recherche d’une intensité sans limites. Ce raccord n’est étonnant qu’en apparence : « …pour peu, écrit l’auteur, qu’on crée un petit pont entre la philosophie de la nature et l’éthique, un aspect de la philosophie spéculative koninckienne semble permettre d’exprimer en partie, par avance ou simultanément, le comportement même de l’individu moderne[3]. »

Disparu trop jeune pour achever une oeuvre amorcée avec tant de prémisses assurées, Charles De Koninck a pu compter sur les recherches de son fils, Thomas De Koninck pour prendre le relais. Pierre-Alexandre Fradet lui consacre un bref chapitre, centré principalement sur l’interprétation des classiques et la constitution d’une forme universelle d’humanisme. Dans son apologie de la dignité humaine, une entreprise nourrie aux sources les plus profondes de l’humanisme occidental, d’Aristote à Jean-Luc Marion, Thomas De Koninck élabore une éthique qui se réclame explicitement de la tradition et de la culture. Cette recherche ne doit pas faire oublier la réflexion sur « les questions ultimes », qui conduit à une position métaphysique réaliste notamment l’existence d’un premier principe conçu à compter de la métaphysique d’Aristote. Pierre-Alexandre Fradet parle ici d’un « humanisme de l’absolu », en référence à une thèse forte de Thomas De Koninck, la capacité humaine de « transcender son propre horizon ».

Le troisième chapitre est consacré au philosophe Jacques Lavigne, souvent reconnu comme premier penseur de la modernité au Québec. Philosophe rebelle, exclu à plusieurs reprises de l’institution pour avoir soutenu des positions hétérodoxes, Lavigne constitue une figure fondatrice et son oeuvre principale, L’inquiétude humaine (1953) a acquis le statut d’un classique. Critique de l’orthodoxie thomiste, est-il pour autant un penseur « moderne » ? Les deux critères promus par le réalisme spéculatif expliquent en grande partie que l’auteur ait souhaité les rapprocher : d’une part, rien dans l’oeuvre de Jacques Lavigne ne relève d’un projet philosophique technique ou d’une école particulière, comme ce sera le cas de la majorité des philosophes après lui, et, d’autre part, la recherche des fondements de la transcendance à compter de l’expérience de la finitude le rapproche du refus du perspectivisme qui caractérise plusieurs penseurs associés au réalisme spéculatif.

L’étude excellente que lui consacre Pierre-Alexandre Fradet se centre sur la méthode, qu’on peut résumer comme une recherche de l’objectivité qui tient compte des conditions affectives et culturelles de la pensée : critiquer le perspectivisme ne signifie pas se détacher de la réflexion sur les médiations. Cette critique a été élaborée par Lavigne dans deux essais postérieurs à sa grande thèse sur l’inquiétude : d’une part, l’essai de 1971, L’objectivité, ses conditions instinctuelles et affectives, et l’essai de 1987, Philosophie et psychothérapie. Essai de justification expérimentale de la validité et de la nécessité de l’activité philosophique. Ces deux essais, qui accompagnent la démarche psychanalytique de Lavigne, sont indissociables de la recherche ontologique entreprise dans L’inquiétude humaine, et la réflexion sur les médiations de l’inconscient, qui a fasciné Lavigne toute sa vie, ne saurait signifier le rejet de toute métaphysique.

Bien au contraire, comme le montre Pierre-Alexandre Fradet, en insistant à juste titre sur l’importance du concept de l’immanence dans la pensée de Lavigne et en soulignant les liens étroits qui la rapprochent de l’augustinisme, notamment tel qu’on le retrouve chez Pascal et Blondel. Qu’est-ce donc que l’inquiétude, sinon le sentiment de la finitude et de la faiblesse humaine ? N’est-ce pas à partir de ce « constat de carence » que devient possible l’ouverture à l’absolu ? Ce questionnement s’enracine dans une recherche de l’expérience authentique, dont la nature ne se révèle qu’au terme d’une considération progressive de l’histoire et de la culture humaine. À chaque étape de son cheminement, l’esprit humain insatisfait est conduit à reconnaître une forme supérieure de ses attentes : « Notre chemin est de conquérir l’espérance par l’humilité. Nous ne sommes rien sinon un espoir dont l’objet est une bonté infinie[4]. » Cette histoire de l’esprit est aussi une histoire de la culture, mais suffit-elle à justifier ce saut vers la transcendance qui constitue l’aboutissement de la démarche de Lavigne ? Plusieurs aspects de cette interprétation pourraient faire de Lavigne un penseur prémoderne. Je ne m’engage pas ici dans ce débat, me contentant de souligner la radicalité de la lecture de Pierre-Alexandre Fradet.

Évoquant les critiques qui peuvent être formulées à l’endroit de cette démarche, Pierre-Alexandre Fradet conclut son exposé en insistant sur les éléments réalistes qui la rapprochent de la pensée de Charles Taylor et de Jean Grondin et viennent corroborer leur commun désir du réel. La pensée de Charles Taylor, tout comme celle de Jean Grondin, n’appartient pas à proprement parler à un univers prémoderne, par rapport auquel elle apparaîtrait comme la démonstration de la possibilité de faire oeuvre de philosophie au sein d’une culture de fermeture ou de rigides certitudes. Elle se constitue au contraire de tout l’apport de la modernité, par sa revendication du pluralisme, son ouverture à la différence et au dialogue des traditions, mais c’est d’abord la discussion du réalisme qui intéresse Pierre-Alexandre Fradet. L’exposé remarquable qu’il en propose tient compte des débats les plus récents sur l’oeuvre de Taylor, notamment sur l’objection, maintes fois exprimée par ses nombreux critiques, de relativisme et sur la doctrine du cadre immanent (immanent frame). Sa conclusion insiste sur le fondement réaliste de l’entreprise de Taylor et la possibilité d’une éthique de l’authenticité adéquate. On ne peut certes qualifier la pensée de Taylor de relativiste, car, écrit l’auteur, « même là où elle semble incliner vers l’historicisme, elle cherche à atteindre l’universel ».

L’herméneutique promue dans la pensée de Jean Grondin exclut-elle au point de départ la position de thèses métaphysiques sur l’être et « le sens des choses » ? Critique de toute généralisation de la thèse de la « fin de la métaphysique », Pierre-Alexandre Fradet entend démontrer comment Grondin revoit la critique de la métaphysique comme « une métaphysique qui s’ignore ». « Aspiration incontournable », écrit Fradet, expression que n’aurait pas reniée Jacques Lavigne, l’intention métaphysique se fonde chez Grondin sur l’universalité de l’herméneutique et sa critique du nominalisme, tout comme du constructivisme. Interprète reconnu de la métaphysique de Platon, Grondin raccorde sa pensée à la doctrine du Bien et à l’aspiration éthique universelle qui nous fait le poser comme principe ultime. Dans sa présentation, Fradet insiste donc sur tous les aspects éthiques de la démarche de Grondin, qu’il rapproche par ailleurs de Lévinas.

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On ne saurait résumer un livre aussi riche en quelques paragraphes, l’important étant à mes yeux de saluer la portée de l’entreprise de Pierre-Alexandre Fradet. Comment ne pas noter déjà la richesse de l’annotation, qui redonne vie à tout un pan oublié de la recherche sur la pensée au Québec ? On peut regretter que ces notes substantielles n’aient pas été suivies d’une bibliographie systématique. Était-il possible par ailleurs de conclure, en dépit de critères méthodiques explicités au point de départ, une démarche comparative aussi diversifiée? L’auteur se contente d’évoquer un idéal d’humilité philosophique, qu’on peut retrouver chez chacun des cinq penseurs placés au foyer de son étude et chez qui il relève un « air de famille ». Pas seulement en raison de traits qui les caractérisent, comme la présence d’un réalisme métaphysique modulé selon des différences variées, mais aussi et surtout en raison d’une finalité éthique qui les réunit dans une commune aspiration au Bien.

Plusieurs projets superposés, parfois concurrents, habitent ce livre : d’abord, le projet central, l’étude comparative de cinq philosophes que rapprochent, malgré leur éloignement dans le temps, des propositions métaphysiques réalistes ; mais également, le projet de présenter certains penseurs moins connus, regroupés sous l’étiquette imprécise du « réalisme spéculatif », et qui représentent aux yeux de l’auteur un mouvement de fond dans la critique de la postmodernité, minée par un subjectivisme risqué, et surtout par un relativisme jugé dangereux. Ce projet exigerait un livre entier s’il avait fallu mener cette étude jusqu’à son achèvement, ce qu’on ne trouvera pas ici. Je note enfin un troisième projet, que j’identifierais à la pensée de Pierre-Alexandre Fradet lui-même, et que je qualifierais de projet restaurateur : comment en effet redonner ses lettres de noblesse à l’effort métaphysique qui a caractérisé la prémodernité, effort placé sous le boisseau par la critique kantienne ? Est-il même possible, sans souhaiter le retour à une philosophie précritique, de restaurer, au double sens de réhabiliter et de poursuivre l’effort métaphysique, d’en reprendre la recherche de sens, ainsi que la pensée de Jean Grondin en donne l’exemple, certainement le penseur le plus proche du propos de l’auteur lui-même ? On voudrait l’y encourager et saluer ce livre comme un effort préliminaire devant y conduire.