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Publié initialement en 1953 chez Aubier-Montaigne, dans la collection « Philosophie de l’esprit », L’inquiétude humaine de Jacques Lavigne a été considéré dès sa sortie comme un livre majeur de la philosophie. Le jeune philosophe propose dans cet ouvrage, tiré de sa thèse de doctorat, une réflexion dense et novatrice sur le rôle de l’inquiétude dans le devenir humain, ce qui l’amènera à rompre avec la tradition néothomiste, alors largement majoritaire au Canada français. Plusieurs témoignages rendent compte dès sa parution du caractère fondateur de L’inquiétude humaine pour la pensée philosophique au Québec, jusqu’alors restée très prévisible et sans envergure (p. 13-14).

Malgré un accueil positif de son premier livre en France et ici, Lavigne restera à la marge de l’intelligentsia et souffrira profondément de la rigidité institutionnelle de son temps. À cause peut-être de sa posture de libre penseur et d’exégète multidisciplinaire, ses autres ouvrages ont été très peu commentés. Bien que plusieurs voix se soient élevées pour souligner l’importance de ce « premier » philosophe moderne au Québec (voir Marc Chabot, André Baril, Jean Larose, Georges Leroux : p. 33), la transmission de sa pensée reste circonscrite à des cercles restreints d’initiés. À son décès, en 1999, son fils Louis-Dominique célèbre celui qui restera sa vie durant « un intellectuel muselé » (Le Devoir, 4 juin 1999, p. A 8).

Pourtant, des années après l’oubli apparent de cette oeuvre tout à fait singulière dans l’histoire du Québec contemporain, L’inquiétude humaine surgit à nouveau, cette fois-ci aux Presses de l’Université de Montréal, dans la collection « Essais classiques du Québec » dirigée par Guy Champagne, Nicolas Lévesque et Patrick Poirier. Soixante-dix ans après la première publication, cette nouvelle édition s’ouvre sur une belle préface de Georges Leroux, qui restitue avec limpidité et finesse la pensée de Lavigne. À l’instar de la première mouture du livre, la réédition de L’inquiétude humaine constitue elle aussi un moment philosophique au Québec. D’abord, car elle veille à réparer une injustice historique en travaillant à la transmission d’une oeuvre importante dans l’évolution de la philosophie au Québec. Ensuite, parce qu’une réflexion philosophique sur le sens et le rôle de l’inquiétude, sur notre capacité à la vivre en tant qu’êtres humains, est particulièrement importante à orchestrer à l’ère de l’écoanxiété et de l’anthropocène. Certes, Lavigne n’avait pas anticipé le désastre écologique actuel, mais sa pensée de l’inquiétude nous ouvre à un éthos qui résonne encore aujourd’hui.

Le contexte de L’inquiétude humaine

La première raison de cette réédition est annoncée immédiatement dans la préface : il faut relire L’inquiétude humaine pour réaliser la rupture et le nouveau commencement qu’il initie dans l’histoire de la philosophie. La préface de Leroux permet d’en saisir pleinement la mesure par un double éclairage. D’une part, elle montre bien les continuités et les ruptures qu’opère « cette oeuvre libératrice » (p. 28) sur le plan strictement philosophique. D’autre part, elle prend soin de situer pleinement le livre dans le contexte qui l’a fait naître. Elle aborde les liens, parfois surprenants, entre différents personnages d’un passé qui nous semble à la fois lointain et récent, déjà quelque peu mythique et pourtant encore présent. Ainsi, on y apprend que Lavigne était un ami de Pierre Vadeboncoeur et de Jacques Ferron, un condisciple de Pierre Elliott Trudeau à Jean-de-Brébeuf, et le directeur de maîtrise d’Hubert Aquin, qui rédige sa thèse de licence sous sa supervision, en 1951, alors qu’il est professeur de philosophie à l’Université de Montréal.

Si les écrits de Lavigne secouent les dogmes philosophiques du néothomisme à travers une approche multidisciplinaire de la philosophie de l’existence, ses ambitions intellectuelles tentent en vain de faire éclater les frontières disciplinaires dans les différentes institutions qu’il a traversées et qui, chaque fois, l’auront déçu. En effet, par deux fois, il a été renvoyé de l’institution d’enseignement où il était en fonction, sous prétexte que ses recherches n’étaient pas pleinement philosophiques (à l’Université de Montréal en 1959 et au Collège Jean-de-Brébeuf en 1961 : p. 12). Lavigne terminera sa carrière au Cégep de Valleyfield. C’est dans un très grand isolement qu’il y poursuit des recherches, en précurseur, abordant la philosophie dans un dialogue constant avec la psychanalyse, la sociologie et la linguistique.

Son enseignement marquera tout de même quelques intellectuels majeurs, à commencer par Hubert Aquin, Jean Larose et Georges Leroux. Comme ce dernier l’explique dans sa préface : le dépassement du « conformisme des exégètes néo-scolastiques n’était pas une entreprise facile, cet affrontement avec le système en place était l’équivalent d’une révolution. […] Comme plusieurs critiques le notèrent à la parution, [l’oeuvre de Lavigne] constitue à cet égard un tournant, que marque la distance du philosophe face à l’autorité et qui à lui seul justifie qu’on y revienne » (p. 8, mes italiques). C’est ainsi que l’éveil de la philosophie au moment de la Révolution tranquille, qui n’est certainement pas sans lien avec l’éveil artistique qui se déploie à la même période, peut être attribué largement à Lavigne. Leroux mentionne à juste titre les affinités électives de L’inquiétude humaine (1953) avec Refus global (1948), bien que cet écrit isolé ne puisse racheter la formidable absence des philosophes dans le mouvement de révolte qui allait conduire artistes et écrivains à la genèse de Refus global (p. 8-9).

Il demeure que Lavigne, comme le montre bien Leroux, peut être considéré comme le premier des philosophes modernes du Québec (p. 26)[1]. Pourtant, nonobstant le travail de plusieurs enseignants soucieux de la mémoire collective[2], son oeuvre reste encore largement ignorée dans l’histoire philosophique du Québec. Cette réédition permet de pallier ce manque. Une démarche en un sens très lavignienne, puisqu’il s’agit ici d’un acte de transmission qui fait honneur à la vocation pédagogique qui traverse de part en part les différentes oeuvres du philosophe, et qui trouve sa genèse dans ce premier livre que nous allons maintenant analyser.

L’inquiétude comme conscience de la rupture et comme attente

Subvertissant la tradition rationaliste et s’affiliant pleinement à saint Augustin, Lavigne propose de partir du sensible et d’inscrire sa méthode sur le plan de l’immanence afin de rendre pleinement compte du caractère infini de l’expérience humaine. Après avoir posé dans l’introduction sa méthode immanente, Lavigne commence sa passionnante exploration de l’inquiétude avec un premier chapitre qui aborde la question du temps, de telle manière que l’immanence réintègre la relation à l’absolu, comme un horizon de signification que la conscience s’approprie à travers le désir. L’objectif principal du livre est de resituer l’inquiétude au coeur de notre mode de compréhension et de notre expérience du réel. L’inquiétude, en ce sens, présente à la fois une valeur épistémologique et expérientielle, mais également une importance spirituelle. Pour ce faire, Lavigne s’inspire de la pensée française sans pour autant rompre complètement avec son legs chrétien, en interrogeant à nouveaux frais la relation de l’humain à l’absolu. Entre l’hybridation et le métissage de traditions, ses pages déploient une sensibilité pascalienne tout en mobilisant des pensées contemporaines d’horizons vastes et variés, allant de Blondel à Bergson, de Bachelard, Gilson, Maritain et Mounier à Hyppolite, Hegel, Sartre et Heidegger, jusqu’à Freud et Piaget.

L’inquiétude est associée chez lui à l’expérience de la contradiction, par laquelle la personne prend conscience de sa condition limitée et vulnérable, du sentiment d’absence qui la saisit face à l’écoulement du temps, de cet appel inassouvi d’infini qui ne trouve pas écho dans ce monde fini (p. 62). L’inquiétude est l’expérience subjective de l’irréconciliation. Elle invite à transformer, à refonder, à recréer, à édifier une oeuvre qui, en incarnant un idéal suffisamment grand et authentique, saura la faire taire. L’inquiétude appelle donc son apaisement ; elle crée un désir d’oeuvre qui la comblerait. C’est à partir de là que Lavigne aborde dans différents chapitres le langage, la science, l’art et la société en tant qu’oeuvres permettant à la personne de créer, de s’approprier et de donner sens au monde. Or, ce qui était à la base un élan vers l’extériorité peut se transformer, passé une certaine mesure, en dogme enfermant la personne dans un système de significations qui étouffe sa capacité même à interroger le monde et à s’inquiéter. Lavigne observe que « l’agitation a remplacé l’inquiétude » (p. 66), que « la réalité a été sacrifiée à la clarté, à la facilité […] à réduire à son petit univers les problèmes que la vie suscite » (p. 67), que le travail « réclame juste assez d’attention pour rendre la réflexion impossible » (p. 68) et que « la vitesse a supprimé le temps […]. Il n’y a plus de temps qui soit à nous, rien qu’à nous, où il nous serait possible de connaître l’inquiétude et l’espoir » (p. 70). Comment, dès lors, apprivoiser l’inquiétude de telle manière qu’elle constitue un élan éthique d’humilité tendue vers l’infini ?

Le chapitre III, portant sur « L’invention du signe et la vie consciente », livre une réflexion originale située dans la tension entre fini et infini, entre particulier et universel, entre rationnel et sensible. S’y décline une véritable anthropologie du signe qui constitue le socle des chapitres suivants, traitant de la science, de l’art et de la société. Comme l’explique Leroux, « [l]es chapitres sur la science, sur l’art et la société, appartiennent à une configuration très différente de l’entreprise réflexive : il s’agit de la culture constituée, considérée comme ensemble des formes instaurées dans une objectivité des aspirations du désir humain. Ces formes répondent certes, en l’éclairant en retour, à la nature même de l’inquiétude humaine qui ne peut trouver de repos, qui doit toujours instituer et créer, connaître et relier » (p. 23). Or, si ces oeuvres, dans leur ensemble, ne devraient jamais annihiler l’inquiétude humaine, Lavigne émet bien plus de réserves face aux dangers de l’impérialisme associé au réductionnisme scientifique et aux effets de la technique qu’il ne le fait pour l’art. L’idéal artistique répond à un besoin de communication et de lucidité par la représentation d’une synthèse entre les idées et les sensations. Ainsi l’art « vise deux univers à la fois : celui de l’idéal et celui de l’expérience. Cependant, il se tient du côté de cette dernière où se déroule notre existence. Il ne se préoccupe jamais de définir l’essentiel. C’est pourquoi il y a toujours une certaine ambiguïté dans l’art » (p. 225). S’il touche au coeur de l’intimité, l’art cultive une attente, un ailleurs, une inquiétude.

Or c’est précisément cette inquiétude que la société, dans son désir de maîtrise, cherche à fissurer. Le capitalisme comme le communisme, soit les deux régimes qui sont explorés dans le chapitre VI, proposent, par différents moyens, l’atteinte de finalités individualistes ou collectivistes qui contribuent à rendre épistémologiquement très complexes l’expérience et la communication de l’inquiétude. « Il semble que l’humanité, dans son désir de maîtriser la matière, de conquérir sa libération, ait fourni un tel effort qu’elle est maintenant incapable de retrouver la fin pour laquelle elle s’est mise en marche. La production est devenue comme une idée fixe. Tout le reste est rejeté dans l’ombre. Comme l’homme d’affaires, après une journée de travail, ne songe plus qu’à oublier dans un club ou un café, l’humanité a conquis une liberté dont elle n’use que pour s’évader. Pour n’avoir si longtemps pensé qu’à transformer la nature, elle ne sait plus quoi penser d’autre » (p. 251).

Au fond, en analysant la dynamique par laquelle l’inquiétude se dépasse dans des oeuvres, Lavigne tente de définir « une ascèse, dans le renoncement » (p. 263) permettant de la maintenir vivante, de faire en sorte qu’elle ne s’épuise pas en contentement. C’est dans cette optique que le chapitre VII analyse l’inquiétude à travers la question de Dieu. Loin de l’institution catholique et du paraître de certains pratiquants, dont l’oeuvre a parfois perdu de vue l’idéal que la religion représentait, Lavigne insiste sur le caractère authentiquement vécu de l’inquiétude dans l’acte de foi[3]. Il n’y présente pas un rapport à la foi achevé et dogmatique, mais bien une foi vécue dans la distance infinie avec Dieu, une foi déchirée rappelant par endroit l’absurde de Camus. La présence de Dieu n’apparaît que par son absence, elle est une entité insaisissable. Cette orientation vers Dieu suscite un décentrement de la personne, car Il reste inaccessible et insondable. Par là, l’inquiétude peut provoquer une « conversion, un renversement de perspective » (p. 264). Elle devient alors un levier en soi sur lequel s’appuyer pour sortir de soi. Ce décentrement converge vers une forme d’humilité qui permet de consentir à sa finitude et de l’assumer.

Ainsi, la tension de l’inquiétude vers l’absolu nous ramène à l’existence, au temps qui nous échappe, à l’idéal qui nous porte. Elle nous éloigne de nous-mêmes pour mieux nous y ramener ; elle nous empêche de nous prendre pour notre propre absolu. L’absolu, ou le consentement à Dieu, peut aussi être compris chez Lavigne comme une acceptation totale de la mort : « Il faut qu’il y ait dans notre action quelque chose de cette issue fatale et impensable qu’est la mort. En effet, c’est par cette idée dramatique que l’éternité, l’essentiel et le définitif s’incorporent à nos actes » (p. 270). La conscience de notre finitude, comprise rationnellement et émotivement à la fois, ne mène pas au désespoir, mais plutôt à un détachement de soi qui permet l’amor mundi. Car dans la compréhension de notre fin, c’est l’amour des autres et du monde que nous découvrons : l’amour permet d’accéder à l’humilité qu’exige une conscience de la finitude. Les deux chemins, celui de l’amour et celui de la conscience de la finitude, sont donc conjoints. Se loge ici une pratique philosophique à transmettre et qui doit éveiller les consciences. S’il y a une « élite » pour Lavigne, c’est celle de ces sujets de l’inquiétude : « [On] ne réussira à former cette élite que si l’on peut lui apporter une conception de la vie, une philosophie de l’être et du bien. Une philosophie qui saura arracher l’homme à ses divertissements, à son dilettantisme, pour le livrer à lui-même et à l’inquiétude. C’est à ce prix seulement que l’on obtiendra la libération […]. C’est en effet une des fonctions de la philosophie de nous conduire à l’inquiétude » (p. 72).

L’inquiétude au temps de l’anthropocène

Vivre authentiquement son inquiétude, c’est d’abord être capable d’en prendre conscience, tâche difficile en soi, car elle nous confronte à nos limites et implique de suspendre nos divertissements et nos habitudes pour les interroger : « C’est pourquoi aussi nous pouvons étouffer sa voix en nous, en fermant, avec nos illusions de suffisance, cette fissure dans notre conscience » (p. 263). Or, perdre la capacité à s’inquiéter, c’est aussi peut-être, même si Lavigne ne le dit pas expressément, perdre sa capacité à espérer et à imaginer un monde différent. En effet, inquiétude et espoir, selon Lavigne, sont les deux faces d’une même médaille, la première s’achevant sur la seconde (p. 280). Mais le problème réside peut-être également en ce que l’inquiétude, même lorsqu’elle est vécue, demeure délégitimée, dévalorisée ou encore mise au silence. Comme professeure, je retrouve par exemple dans mes classes une grande capacité à l’inquiétude, écologique notamment, portée par des cohortes d’étudiants et d’étudiantes qu’aucune oeuvre actuelle n’arrive à apaiser. Cette inquiétude cherche à faire monde depuis sa vulnérabilité constitutive. Elle dévoile à la fois une puissance, car elle sait assumer la rupture avec les anciennes hubris et s’inventer d’autres oeuvres ; elle montre aussi une humilité, car elle mesure l’écart entre la maîtrise humaine et l’infini du monde. De fait, elle refuse le confort de la certitude tout en consentant au risque de la responsabilité. En ce sens, Lavigne nous transmet une philosophie de l’inquiétude qui résonne aujourd’hui, qui peut être reprise, travaillée et déformée de manière cohérente pour saisir et interroger notre présent. Comment, en effet, ne pas être profondément inquiet face à la crise écologique actuelle, et pourquoi cette inquiétude résonne-t-elle si peu dans nos institutions politiques ? Que doit-on transmettre en héritage aux prochaines générations, si ce n’est que d’abord de préserver la capacité à s’inquiéter ? Peut-on faire de l’inquiétude un moteur d’action et à travers quelle ascèse ? Comment imaginer et créer des oeuvres significatives pour l’avenir à l’ère de l’anthropocène ?

L’inquiétude implique une attente et une action qui veille à répondre à un manque et, donc, elle porte en elle l’espoir de le combler. Assumer son inquiétude revient à chercher à comprendre ce qui manque, puis à tenter de l’imaginer, de le représenter, de le partager, tout en sachant que cela ne pourra jamais être parfaitement achevé. Cela dit, le geste en lui-même pose la potentialité d’une éthique qui travaille à rendre la vie vivable, la communauté juste et le monde pluriel.

Il faut saluer cette magnifique réédition. D’abord pour le travail de fond qu’elle représente du point de vue de l’histoire de la philosophie au Québec. Ensuite pour l’oeuvre de transmission qu’elle accomplit – voire le don qu’elle nous fait – en nous ramenant au rôle de la philosophie de l’inquiétude pour nous et pour les générations futures.