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Parmi les documents découverts près de la mer Morte, principalement dans les grottes de Qumrân entre 1947 et 1956, figurent des fragments d’une dizaine de manuscrits du Livre de Josué et de textes qui s’en inspirent. En plus de fournir les plus anciens témoins de ce livre biblique, ils apportent un éclairage sur sa formation, sa transmission et son interprétation dans le judaïsme de l’époque. Dans cet exposé, je présente d’abord un inventaire de ces manuscrits et de leur contenu avant d’examiner deux extraits qui illustrent l’apport des manuscrits bibliques à la critique textuelle et littéraire (4Q47 Josuéa 1-2) et celui des textes apparentés au Livre de Josué à l’histoire de sa réception (4Q379 Apocryphe de Josué B 22 ii 7-15)[1].

1 Un inventaire des manuscrits

1.1 Manuscrits de type biblique

Avant la découverte des manuscrits de la mer Morte, le texte du Livre de Josué était attesté dans au moins deux recensions différentes. Certaines sections du texte hébreu, tel que l’ont fixé les Massorètes au début du Moyen Âge (TM), sont un peu plus longues que leur équivalent dans l’ancienne version grecque (G*) ; celle-ci aurait traduit un texte hébreu plus court appartenant à un état antérieur dans le développement littéraire du livre. Cependant la tradition grecque comporte aussi certains éléments plus longs, de même que des sections dont la séquence est différente : elle a donc évolué de manière indépendante avant de se stabiliser dans les grands manuscrits des ive et ve siècles qui en témoignent (voir Tov 2012, 294-299). On connaît aussi une version samaritaine du Livre de Josué, qui comporte plusieurs accords avec la version grecque contre le TM (Gaster 1908). La grotte 4 de Qumrân, repérée en 1952, a livré trois manuscrits de Josué (4Q47, 4Q47a et 4Q48), un autre considéré initialement comme une paraphrase (4Q123). Un cinquième manuscrit de Josué, apparu plus tard sur le marché des antiquités, pourrait provenir également de cette grotte (XJosué).

1.1.1 4Q47 – Josuéa (DJD XIV, 1995, 143-152 ; Puech 2015, 482-495)

Les 22 fragments de 4Q47 sont d’une écriture hasmonéenne qu’on daterait de la deuxième moitié du iie siècle ou, préférablement, de la première moitié du ie siècle AEC (Langlois 2011, 117-126). Ils ont été regroupés en 7 colonnes (col. I-VI et VII ou VIII) dont le texte correspond à des sections de Josué 5 à 8 (traversée du Jourdain, prise de Jéricho et d’Aï) et 10 (bataille de Gabaôn). Il s’apparente généralement au texte hébreu massorétique, mais il comporte aussi des accords avec la version grecque, des variantes propres et une séquence un peu différente de certains éléments du récit.

1.1.2 4Q47a – Josuéc (Puech 2019, 303-304)

É. Puech a reconsidéré récemment un petit fragment (0,8 x 1,5 cm, visible sur la photographie PAM 42.082) qu’il avait d’abord associé à des vestiges du premier livre des Rois (1 R 7,46-47 ; voir Puech 2012, 467-469). Il estime maintenant qu’il préserverait quelques mots des deux derniers versets de l’épisode du renvoi des tribus transjordaniennes dans leur territoire (Jos 22,1-8). Ce fragment, sans variante textuelle apparente et dont l’écriture suggère une date vers 175-150 AEC, serait « le seul témoin de la plus ancienne copie du Livre de Josué parmi les trois autres retrouvés dans la grotte 4 ».

1.1.3 4Q48 – Josuéb (DJD XIV, 1995, 153-160 ; Puech 2015, 495-499)

Les 6 fragments de 4Q48, d’une main hasmonéenne tardive (milieu du ier siècle AEC), préservent des portions des chap. 2 à 4, relatant le pacte avec Rahab et le passage du Jourdain (frag. 1-3), et du chap. 17, concernant le lot attribué à la tribu de Manassé (frag. 5) ; le frag. 6 laisse voir quelques traces de deux colonnes dont le contenu ne peut être identifié. Sans être homogène sur le plan textuel, il est plus près du texte massorétique que de la version grecque.

1.1.4 4Q123 – Paléo Josué ? (DJD IX, 1992, 201-203 ; Puech 2015, 499-505)

L’écriture hébraïque ancienne (paléo-hébreu) des quatre petits fragments de 4Q123 suggère une date dans la deuxième moitié du iie siècle AEC. Selon ses éditeurs, le texte rappelle celui de Josué 21 où il est question des villes lévitiques, sans être identique à sa forme massorétique reçue. Tout en acceptant la possibilité qu’il s’agisse d’une édition différente du Livre de Josué, ils ont préféré, par prudence, associer ce manuscrit à une paraphrase, d’où le titre 4Q paléoParaJosué sous lequel il a été publié (DJD IX, 1992, 1 et 201). À la suite d’un nouvel examen de ces fragments, qu’il ordonne selon une séquence différente (frag. 2, 1, 4, 3) et pour lesquels il propose des reconstructions substantielles, É. Puech (2015, 503) conclut qu’ils « sont certainement une copie d’une édition ancienne avec nombre de variantes de Josué 21 », plus précisément des v. 2-4, 7-11, 17-18 et 28-29 (?).

1.1.5 XJosué (DJD XXXVIII, 2000, 231-239 ; Elgvin, Davis et Langlois 2016, 121-123 et 185-192 ; Puech 2015, 505)

Ce manuscrit, dont il ne reste que deux fragments, a été acquis en 1998 par M. Schøyen et est préservé dans sa collection (Ms 2713). Son origine est incertaine, mais son authenticité n’est pas contestée. Le premier éditeur, J. Charlesworth, estime qu’il pourrait provenir de la grotte 4 de Qumrân et avoir été copié vers 50 EC (DJD XXXVIII, 2000, 232-234). Suite à une nouvelle analyse paléographique, M. Langlois le rapproche de manuscrits un peu plus tardifs (fin du ier siècle ou début du iie siècle EC) découverts dans la région (Elgvin, Davis et Langlois 2016, 121-123 et 185-192). Les vestiges de deux colonnes correspondent respectivement au texte massorétique de Jos 1,9-12 (instructions de Dieu à Josué ; ordres de Josué au peuple et mobilisation des tribus d’outre-Jourdain) et 2,4-5 (les espions de Josué à Jéricho).

1.1.6 Passages préservés dans les manuscrits bibliques (voir Abegg, Flint & Ulrich 1999 ; Ulrich 2010)

Les portions du texte de Josué présentées dans les manuscrits bibliques correspondent à des extraits des chap. 1–8 ; 10 ; 17 ; 21 ; 22 et se détaillent comme suit :

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1.2 Manuscrits apparentés au Livre de Josué

On trouve des textes apparentés au Livre de Josué dans six autres manuscrits de la mer Morte, soit un bref recueil de citations scripturaires (4Q175) et cinq compositions sans recoupement entre elles (4Q378-379, 4Q522, 5Q9, Mas 1l). Les fragments de ces Apocryphes de Josué contiennent des éléments narratifs qui rappellent des épisodes ou des thèmes du Livre de Josué, assortis d’exhortations, bénédictions ou prières calquées sur celles de Moïse (Dt 1–3 et 28–31) ou de Josué (Jos 1 et 23–24).

1.2.1 4Q175 Testimonia (Cross 2002 ; DJD V, 1968, 57-60 ; Feldman 2014, 121-125 ; Puech 2016, 21-30 ; Qimron 2013, 73)

Ce manuscrit d’une seule colonne, daté des années 100-75 AEC, est une anthologie de citations (ou Testimonia) en rapport avec l’ère eschatologique. Dans la première citation, Dieu annonce à Moïse qu’il suscitera un prophète comme lui (lignes 1-8 ; voir Dt 5,28-29 ; 18,18-19, repris dans la version samaritaine d’Ex 20,21). La seconde citation est l’oracle de Balaam concernant une figure messianique qualifiée d’« étoile de Jacob » et de « sceptre d’Israël » (lignes 9-13 ; voir Nb 24,15-17). La troisième rapporte la bénédiction prononcée par Moïse sur Lévi (lignes 14-20 ; voir Dt 33,8-11). Contrairement aux trois premières qui évoquent des figures positives, la dernière citation reprend la malédiction proférée par Josué contre « l’homme qui rebâtira cette ville » (lignes 21-30 ; voir Jos 6,26 – Jéricho selon le TM) et la fait suivre d’un commentaire qu’on trouve aussi dans le deuxième Apocryphe de Josué (4Q379 22 ii 7-15, voir plus loin).

1.2.2 4Q378 Apocryphe de Josué A (DJD XXII, 1996, 237-262 ; Feldman 2014, 24-73 ; Puech 2016, 46-62 ; Qimron 2013, 63-68)

On a attribué 29 fragments à ce manuscrit de main hérodienne formelle qui daterait du tournant de l’ère commune (Puech 2016, 46). À partir des caractéristiques matérielles et du contenu de 9 de ces fragments, H. Stegemann a esquissé la reconstruction d’un manuscrit d’au moins 17 colonnes, dont 15 partiellement préservées (I ; III–IX ; XI–XVII ; voir DJD XXII, 1996, 241-242 ; cf. Feldman 2014, 24-25, Puech 2012, 46 n. 3). Ces fragments contiennent quelques rares éléments narratifs (frag. 14, évoquant le deuil suivant la mort de Moïse ; voir Dt 34,8), mais surtout des discours et des prières, correspondant aux premiers chapitres du Livre de Josué : l’un des discours reprend la promesse d’obéir à Josué comme à Moïse (frag. 3 ii ; voir Jos 1,16-18), tandis qu’une des prières d’intercession évoque sans doute la faute d’Akan (frag. 6 i ; voir Jos 7,1.6-26).

1.2.3 4Q379 Apocryphe de Josué B (DJD XXII, 1996, 237-238 et 263-288 ; Feldman 2014, 74-127 ; Puech 2016, 63-90 ; Qimron 2013, 69-72).

4Q379 comporte 41 fragments, généralement assez petits, en écriture hasmonéenne semi-cursive qu’on situerait vers la fin du iie siècle AEC (Puech 2016, 114). Stegemann a proposé une localisation de 11 d’entre eux dans 8 colonnes qui proviendraient du milieu du manuscrit (voir DJD XXII, 1996, 263). Parmi ces bribes de récits, de discours ou de prières, on reconnaît des références à la traversée du Jourdain (frag. 12 ; voir Jos 3–4), à la prise de Jéricho (frag. 3 i ; voir Jos 6) et à la malédiction contre celui qui la rebâtira (frag. 22 ii ; voir Jos 6,26), peut-être aussi une évocation de la conquête de Aï (frag. 26 ? Voir Jos 8,12).

1.2.4 4Q522 Apocryphe de Josué C (DJD XXV, 1998, 39-74 ; Feldman 2014, 128-167 ; Puech 2016, 91-107 ; Qimron 2013, 74-76 ; Tov 1998, 234-249)

Il subsiste 26 fragments de ce manuscrit d’écriture hasmonéenne tardive daté du deuxième tiers du ier siècle AEC (Puech 2016, 91). À l’exception du fragment 9 (restes de deux colonnes sur une quinzaine de lignes), la plupart sont de petite dimension et n’offrent pas d’indices suffisants pour en établir la séquence. Comme dans le cas de 4Q378 et 379, on y trouve des vestiges de récits, de discours et de prière. On croit reconnaître un résumé de l’épisode du retour des espions envoyés à Jéricho (frag. 1 ; voir Jos 2,23–3,1), un extrait de celui de la lecture de la Loi par Josué selon les instructions de Moïse (frag. 4 ; voir Jos 8,33), une liste de territoires conquis par les Israélites (frag. 9 i ; voir Jos 11,8) et d’autres demeurés insoumis (frag. 8, etc. ; voir Jg 1). Un long discours de Josué, préservé en partie, justifierait l’installation de la « Tente de la rencontre » à Silo tout en annonçant la future construction du Temple et le transfert de l’arche d’alliance à Sion (frag. 9 ii et 10 ; voir Jos 18,1). Cette prophétie pourrait expliquer l’insertion d’une prière sur Jérusalem dans ce manuscrit (Ps 122 ; voir frag. 22-26).

1.2.5 5Q9 Apocryphe de Josué D (DJD III, 1962, 179-180 ; Feldman 2014, 176-181 ; Puech 2016, 107-110 ; Qimron 2013, 62)

Il ne subsiste de ce manuscrit que 7 petits fragments en écriture tardive de type hérodien (entre 1 et 68 EC selon DJD XXXIX, 2002, 374). L’assemblage du frag. 1 est discuté (voir Feldman 2014, 176-177 ; Puech 2016, 107-108), tout comme le déchiffrement de quelques mots. J.T. Milik (DJD III, 1962, 179-180) l’a publié sous le titre « Ouvrage avec toponymes » et a signalé son rapprochement avec les « Hymnes de Josué » (= 4Q378-379 Apocryphes de Josué A-B) et avec une liste géographique figurant dans un manuscrit confié initialement à J. Starcky (= 4Q522 8). On y trouve une mention de Josué (frag. 1) et des noms de lieux conquis par les Israélites (Maqqédah frag. 1 ; voir Jos 10,10.16-27) ou attribués à une tribu (Sharédî frag. 5 ; à rapprocher de Sarid en Zabulon, Jos 19,10-12 ?). D’autres localités figurent ailleurs dans la Bible (Çérédah frag. 6 ; voir 1 R 11,26), dans des écrits juifs anciens (les eaux de Dan, frag. 5 ; voir 1 Hén 13,7), ou sont inconnues (Aïn-Sidon, frag. 4).

1.2.6 Mas 1039-211 (= Mas 1l) Apocryphe de Josué ? (Feldman 2014, 182-186 ; Puech 2016, 110-113 ; Talmon 1996 et 1999)

L’équipe d’Y. Yadin qui fouillait à Massada y a découvert en 1963 deux fragments d’un manuscrit d’époque hérodienne ancienne (Mas 1l a et b, fin du ier siècle AEC). Le plus grand fragment (frag. a) préserve des restes de 9 lignes incomplètes situées au bas d’une colonne. Le plus petit (frag. b) ne contient que deux lignes de quelques mots chacune. Il se situerait plus haut dans la même colonne, sans joint direct. Les lectures et l’interprétation de ces fragments varient. Reconnaissant quelques expressions apparentées au Livre de Josué, S. Talmon (1996, 136) y a vu des vestiges d’un apocryphe de cet écrit. Cette opinion, contestée par A. Feldman (2014, 136), est considérée comme vraisemblable par E. Tov (1998, 250) et comme assurée par É. Puech (2016, 112). Selon la lecture et les reconstructions de Puech, on aurait un résumé évoquant la chute des rois de Canaan (frag. 1b, voir Jos 2,10), puis des restes de discours faisant allusion à la conquête de Aï (frag. 1a 2-4, voir Jos 8,14-29), à la victoire sur Gabaôn grâce au secours divin (frag. 1a 6-7, voir Jos 10,14.42), et à la fidélité de Dieu à ses paroles (frag. 1a 8-9, voir Jos 21,45 ; 23,14). À la dernière ligne (frag. 1a 9), après un espace laissé en blanc, on lit le début d’une louange comme on en trouve ailleurs dans les Apocryphes de Josué.

1.2.7 Principaux passages de Josué représentés dans les manuscrits apparentés

En compilant les principaux passages du Livre de Josué représentés dans les manuscrits qui lui sont apparentés, on obtient le tableau suivant (voir Feldman 2014, 188-190 ; Tov 1998, 252-253) :

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Selon cette compilation, le seul recoupement clair entre ces manuscrits est la citation de Jos 6,26 et son commentaire qu’on trouve en 4Q175 21-30 et 4Q379 22 ii 7-15. La relation entre ces deux textes est discutée, on estime soit que l’un des textes cite l’autre, soit que les deux citent une source commune (voir Eshel 1991-92 ; Feldman 2014, 119-125 ; Puech 2016, 86-90). Pour le reste, malgré quelques affinités thématiques et stylistiques, aucun argument solide ne peut être avancé pour soutenir que ces manuscrits constitueraient divers exemplaires d’une même composition (voir Feldman 2014, 187-193 ; Puech 2016, 113-116 ; Dimant 2005, 107-108 ; Tov 1998, 252-255).

1.3 Autres références ou allusions (voir Feldman 2014, 15-23)

En dehors de ces textes, on note quelques mentions du nom de Josué (fils de Nun) dans d’autres manuscrits. Un texte du Document de Damas (CD V 4) évoque la mort de Josué et d’Éléazar (voir Jos 24,31). Une section abimée des Dires de Moïse (1Q22 1 i 12) renvoie à l’appel de Josué, au moment où Moïse s’apprête à lui confier sa mission (Dt 31,7) ; dans cette version, Josué est accompagné d’Éléazar, dont le nom précède le sien, suggérant la subordination du chef civil au grand-prêtre (Feldman 2014, 19). Le nom de Josué est reconstruit dans des fragments faisant référence à divers passages du Pentateuque ou du Livre de Josué (4Q226 4 1, voir Dt 31,1 ; Jos 1,7 ; 4Q364 14 4, voir Ex 24,14 ; 4Q364 25a-c 6, voir Dt 3,22 ; 4Q365 32 3, voir Nb 13,17 ; 4Q559 4 3-7, voir Jos 5,2-9 et 24,29-33). Enfin, on a repéré ici et là dans le corpus qumrânien quelques allusions au livre de Josué, à la conquête ou à l’occupation du pays de Canaan (4Q374 2 ii 2-5 ; 462 1 6-7, etc. ; voir Feldman 2014, 22).

2 Une cérémonie de lecture de la Loi après la traversée du Jourdain (4Q47 1-2)

Les manuscrits bibliques présentés ci-haut donnent un aperçu de l’état du texte hébreu du Livre de Josué entre le iie siècle AEC et le ier siècle EC. À cause de leur condition fragmentaire, il n’est pas facile d’évaluer de manière précise comment ils se situent par rapport aux autres témoins, principalement ceux de la tradition massorétique et de la version grecque. Cela demande un travail d’analyse détaillée, dont il n’est pas toujours possible de tirer de conclusion nette.

Ainsi, dans les parties préservées de 4Q47a (Josuéc), 4Q48 (Josuéb) et XJosué, ces manuscrits ont généralement une forme assez proche de celle du texte massorétique ; mais ils supposent parfois des variantes qu’on trouve dans la forme courte du grec ou des leçons propres. À titre d’exemple, dans l’édition de 4Q48 (Josuéb) proposée par E. Tov (DJD XIV, 1995, 153-160), le texte des fragments 1 (Jos 2,11-12), 4 (Jos 17,1-5) et 5 (Jos 17,11-15) semble correspondre, à peu de choses près, à celui de la recension massorétique. Mais, pour les fragments 2-3 (Jos 3,15 – 4,3), la reconstruction d’un texte plus bref, basée principalement sur la version grecque, semble s’imposer : ce manuscrit pourrait donc refléter un état intermédiaire du texte de Josué. L’ingénieuse reconstruction de 4Q123 (Paléo Josué ?) proposée par Puech (2015) suppose elle aussi de nombreuses variantes, notamment par rapport au texte massorétique, et un texte parfois plus court.

4Q47 (Josuéa) présente un intérêt particulier pour l’histoire du texte de Josué. Il préserverait, selon son éditeur E. Ulrich, « une séquence du récit qui est différente, et probablement antérieure à celle du texte reçu de Josué » (DJD XIV, 1995, 143). L’épisode en cause est celui de la construction d’un autel et de la lecture de la Loi, que la tradition massorétique (Jos 8,30-35) et la version grecque (Jos 9,3-8) localisent sur le mont Ébal après la prise des villes de Jéricho et Aï. Or les fragments 1-2 de 4Q47, si leurs premières lignes sont correctement interprétées, situeraient cet événement à Gilgal, immédiatement après la traversée du Jourdain (Josué 4). Le texte se lit comme suit[2] :

[Jos8,34Puis Josué lut…1 [… le livre de] la Loi. 35Il n’y eut pas un mot de tout ce que Moïse avait ordonné [à J]osué qui ne fût lu par Josué en présence de toute 2 [l’assemblée d’Israël, à leur traversée] du Jourdai[n], et des femmes, des enfants et des étrangers qui marchaient au milieu d’eux 4,18 Lorsque […] eurent touché 3 [… la terre ferme] avec (?) le livre de la Loi, alors […] les porteurs de l’arche […] 4 [… 5,2 En ce temps]-là, YHWH dit à Jos[ : « Fais-toi des couteaux de silex,] 5 [et circoncis de nouveau les Israélites… »3 J]osué s[e] fit des [couteaux de si]lex [et circoncit les Israélites sur] [le tertre des prépuces. 4 Voici la raison pour laquelle Josué fit cette circoncision : tou]s les gens sor[tis d’Égypte, les mâles, tous] 7 [les hommes de guerre, étaient morts dans le désert, en chemin, après leur sortie] d’Égypte.5 Or (ils) étaient circoncis, tous ces gens sortis ;] 8 [mais tous les gens nés dans le désert, en chemin, après] leur [sor]tie d’Égyp[te, n’avaient pas été circoncis ;6car pendant quarante ans (ils) marchèrent,] 9 [dans le désert, jusqu’à ce qu’ait péri toute la population des] hommes de guer[re sortis d’Égypte qui n’avaient pas obéi] 10 [à la voix de YHWH et auxquels YHWH avait juré de ne] pas leur laisser voir la [terre que YHWH avait juré à leurs pères] 11 [de nous donner, terre qui ruisselle de lait et de miel. 7 Quant à] leurs [fils,] il [les] éta[blit à leur place, et ce sont eux que Josué circoncit…]

Ces fragments représentent la première colonne préservée de 4QJosuéa ; mais, compte tenu du début abrupt, au moins une colonne, et vraisemblablement quelques autres, la précédait (DJD XIV, 1995, 143 ; voir Ulrich 1994). On reconnaît assez facilement dans les lignes 1-2 un texte apparenté à Jos 8,34-35 (TM ; = 9,7-8 G*) où Josué lit au peuple rassemblé sur le mont Ébal toutes les paroles de la Loi de Moïse après les avoir écrites sur les pierres d’un autel érigé à cet endroit, tel qu’ordonné par Moïse (Jos 8, 30-31 TM ; = 9,3-4 G* ; voir Dt 27,1-8). Le manuscrit comporte ensuite (lignes 2-3) un bref texte qu’Ulrich numérote « 5,X » et qu’il voit comme une transition vers le récit suivant. Mais, comme le notent E. Tov (1998, 148) et É. Puech (2015, 285), ces lignes sont plutôt inspirées de Jos 4,18, un verset qui marque la fin du passage du Jourdain (Jos 3,1 – 4,18). Selon le texte biblique, le peuple se dirige alors vers Gilgal (Jos 4,19), où aura lieu la circoncision de la génération née dans le désert (Jos 5,2-9). Une partie du texte de cet épisode est préservée aux lignes 4 à 11 (correspondant à Jos 5,2-7). Le bas de la colonne est perdu. Le lien avec la colonne II, qui rapporte une partie de l’épisode de la prise de Jéricho (= Jos 6,5-10), est assuré par un joint direct des fragments 1 et 3.

Il semble donc évident que, dans ce manuscrit, la lecture de la Loi soit située immédiatement après le passage du Jourdain et avant la circoncision de la génération du désert à Gilgal. Le texte préservé ne mentionne pas la construction d’un autel, ni l’écriture de la Loi sur ses pierres, mais compte tenu du lien étroit entre les deux en Jos 8,30-35, E. Ulrich (DJD XIV, 1995, 145) estime vraisemblable qu’elles aient été rapportées au bas de la colonne précédente.

À son avis, cet agencement serait plus logique et plus cohérent que celui qu’on trouve dans la tradition massorétique et l’ancienne version grecque, où cet épisode n’a lieu qu’après la conquête de Jéricho et de Aï (Josué 8). De plus, effectuer un voyage en territoire non sécurisé pour aller construire un autel au mont Ébal et l’abandonner immédiatement après lui semble incompréhensible d’un simple point de vue militaire. Il note enfin qu’« alors que Gilgal était un lieu de culte connu (voir p. ex. 1 S 10,8 ; 11,14-15 ; 15,21 ; Am 4,4 ; 5,5), le mont Ébal n’est pas mentionné ailleurs comme l’emplacement d’un autel, mais seulement comme le lieu de la malédiction (Dt 11,29 ; 27,13) » (DJD XIV, 1995, 145).

En somme, la localisation de la construction d’un autel par Josué sur le mont Ébal lui apparaît comme la trace rédactionnelle d’une réplique à la prétention des Samaritains dont le sanctuaire était érigé au sommet du mont Garizim voisin. Dans les instructions données par Moïse en Dt 27,1-8, il y a bien une mention du mont Ébal (v. 4) mais « elle pourrait être une insertion car le verset se lit très bien sans elle » (DJD XIV, 1995, 146). La tradition textuelle n’est d’ailleurs pas uniforme. Selon Ulrich, le texte original ne faisait pas référence à une montagne spécifique. La recension samaritaine y aurait inséré le nom du mont Garizim (attesté dans le Deutéronome samaritain et dans la vieille version latine), auquel des Judéens auraient substitué le nom du mont Ébal. L’épisode racontant la construction de l’autel et la lecture de la Loi aurait été transposé de la fin du chapitre 4 à la fin du chapitre 8 pour que l’instruction soit exécutée au mont Ébal plutôt qu’immédiatement après la traversée du Jourdain. La séquence du manuscrit qumrânien trouverait un appui chez Flavius Josèphe qui mentionne lui aussi la construction d’un autel après la traversée du Jourdain (Ant. 5,16-20).

Dans une étude sur le développement littéraire du Livre de Josué, E. Tov (2015) exprime une autre opinion. Il signale qu’en 4QJosuéa, il n’y a aucune indication claire que la colonne précédant les fragments 1-2 évoquait la construction d’un autel. Cette hypothèse est fondée principalement sur la présomption que le manuscrit incluait ici un texte équivalent à l’ensemble de l’épisode rapporté en Jos 8,30-35, où la lecture de la Loi (v. 34-35) fait suite à la construction de l’autel (v. 30-31) sur lequel Josué en a gravé le texte (v. 32).

Tov estime plutôt que le début de la colonne I « ne reflète pas une forme du chapitre 8, mais une réécriture du chapitre 4 qui utilise 8,34-35 » (Tov 2015, 150). Les lignes 2-3 ne sont pas un raccord avec le chapitre 5 (comme le suggère Ulrich) mais un texte inspiré de Jos 4,18 où est rapportée la fin de la traversée du Jourdain (termes communs en italique) : « Or quand les prêtres portant l’arche de l’alliance de YHWH, remontèrent du milieu du Jourdain et que les plantes de leurs pieds eurent touché la terre ferme, les eaux du Jourdain revinrent dans leur lit et se mirent, comme avant, à couler à pleins bords. » Le déplacement de la lecture de la Loi est marqué par l’ajout au texte de Jos 8,35, repris dans les lignes 2-3, de l’expression « [à leur traversée] du Jourdai[n] » (reconstruction généralement acceptée).

Selon Tov (2015, 150-151), ces fragments ne refléteraient pas un état ancien du Livre de Josué, mais « une importante réécriture de cette péricope en 4QJosuéa », à tendance nomiste ou midrashique, qui aurait surtout pour but d’accentuer le parallèle de la figure de Josué avec celle de Moïse. Tov note aussi, dans ce manuscrit, l’absence de Jos 4,19 – 5,1 qui constituent des éléments secondaires dans le récit : la date de la traversée du Jourdain, l’explication étiologique des pierres de Gilgal et la peur frappant les rois amorites et cananéens ; cela pourrait suggérer un état ancien du texte, mais pas nécessairement, puisque l’ensemble de la section (4Q47 1-2 1-4) semble avoir un caractère exégétique (Ibid.,152). Une comparaison du manuscrit avec le texte hébreu reçu et avec la version grecque montre que chacun des trois témoins comporte des éléments anciens et des éléments récents, ce qui suggère une transmission selon plusieurs lignes parallèles au lieu d’un développement linéaire (Ibid.,153).

É. Puech (2015, 482-486), après avoir effectué sa propre reconstruction des premières lignes de ces fragments, penche plutôt en faveur de l’opinion d’Ulrich à propos de la construction d’un autel à Gilgal après la traversée du Jourdain. Il reconnaît toutefois, avec Tov et d’autres, que les lignes 2-3 sont influencées par Jos 4,18. Elles constituent à son avis « la conclusion du long récit sur la traversée du Jourdain (Jos 3 – 4 + 8,30-35 + 5,2 ss) avec très vraisemblablement l’érection de l’autel fait de pierres témoins (?) et la lecture de la Loi, avant la circoncision et la célébration de la Pâque » (486).

On touche un peu avec cet exemple les possibilités et les limites de ce que les manuscrits bibliques du Livre de Josué découverts près de la mer Morte peuvent apporter à la critique textuelle et littéraire. Les données sont suffisantes pour démontrer que l’histoire de la composition et de la transmission du texte de Josué est complexe, mais elles ne permettent pas d’en retracer le développement de manière précise et assurée (voir Greenspoon 2005, 236 ; Dozeman 2017, 270-271).

3 Une interprétation ancienne de la malédiction de Josué (Jos 6,26) dans un Apocryphe de Josué (4Q379 22 ii 7-15)

Dans la Bible hébraïque, à la suite de la prise de Jéricho, Josué fait prononcer ce serment : « Maudit soit, devant YHWH, l’homme qui se lèvera pour (re)bâtir cette ville, Jéricho ! Il la fondera sur son aîné, et en érigera les portes sur son cadet ! » (Jos 6,26) Ce texte apparaît dans deux manuscrits de Qumrân. On le trouve dans un fragment de l’Apocryphe de Josué B (4Q379 22 ii 7-15) et dans la dernière section des Testimonia, un recueil de quatre citations concernant les temps eschatologiques (4Q175 i 21-30)[3]. Il est suivi, dans les deux cas, d’un développement qui en suggère une interprétation originale. Nous concentrerons surtout notre attention sur la version de l’Apocryphe de Josué B.

Le texte de 4Q379 22 ii 7-15, partiellement reconstruit d’après le passage parallèle en 4Q175, se lirait comme suit[4] : 

7 Quand Jos[u]é eût fi[n]i [de] lou[er et de ren]dre grâ[ce] par [ses] louanges, [il dit :] 8 « Mau[dit soit l’hom]me qui (re)bâ[ti]ra cette [vil]le. Avec [son] premier-né, [il en posera les fondations] 9 et avec [son] ca[det, il en é]rigera les portes ! » (Jos 6,26) vacat Et voici : [Mau]dit soit l’hom[me de Bélial] 10 [qui se lève] pour êt[r]e un filet d’oiseleur pour son peuple et une (cause de) ruine pour tous ses voisin[s]. Et [.…] se lève[ront (?)] 11 […] pour être tous deux des instruments de violence : ils se remettront à bâtir 12 cette [ville]. Et ils lui érigeront une muraille et des tours pour en faire [une forteresse] 13 [de méchanceté. Et ils fe]ront un mal énorme 13a en Israël et une horreur en Éphraïm [et en Juda.] 14 [Et ils feront de la pollution] dans le pays et un blasphème énorme {parmi les fils de Jacob. Et [ils] répan[dront du sang.]} comme l’eau [sur les remparts de la Fille de Sion] 15 [et dans l’enceinte de Jérusalem…]◦◦◦◦◦[…]

Apportons d’abord une précision sur la traduction des lignes 13-14. Le mot hébreu gedolah, traduit ici par « énorme », apparaissait deux fois dans le texte que le scribe a reproduit. Son oeil ayant apparemment sauté de l’un à l’autre, il a d’abord écrit, à la ligne 13 « …un mal énorme parmi les fils de Jacob. Et [ils] répan[dront du sang] », avant de constater son erreur. Selon une convention courante, il a alors placé des points au-dessus de « parmi les fils de Jacob. Et [ils] répan[dront du sang] » pour indiquer que cette partie de la phrase allait plus loin. Il a ensuite ajouté au-dessus le texte manquant pour compléter cette phrase, « en Israël et une horreur en Éphraïm [et en Juda] » (ligne 13a, entre les lignes 12 et 13). À la ligne 14, il a écrit le début de la phrase suivante, jusqu’à la seconde occurrence du terme « énorme » (gedolah). Il a ensuite laissé un peu plus d’espace et signalé par un point l’endroit où s’insère le segment prélevé de la ligne 13. La séquence correcte (confirmée par 4Q175 27-30) a été rétablie dans la traduction, où le texte repositionné est marqué par des accolades. On a ici une indication que ce manuscrit n’est pas l’original, mais une copie d’un Apocryphe de Josué plus ancien.

Attardons-nous un peu au contexte littéraire. L’introduction (ii 7) fait référence à des prières de louange et d’action de grâce prononcées par Josué ; sa formulation rappelle la transition qui suit le Cantique de Moïse en Dt 32,45-46 : « Quand Moïse eut achevé de prononcer ces paroles […] il dit : […]. » La première colonne du fragment, dont il ne reste que quelques mots, comportait une de ces prières : on y évoque les « hauts faits » d’un « Dieu sans égal […] un Dieu de connaissance » (i 2.5-6 ; voir 1 S 2,2-3 ; 1QS III 15 ; 1QHa IX 28 ; XXI 32 ; etc.) Une bonne partie des fragments de 4Q379 consiste d’ailleurs en vestiges d’exhortations, de prières ou de chants. Cela suggère, selon C. Newsom (DJD XXII, 1996, 238), « que l’auteur de cette composition aurait eu plus d’intérêt pour ces formes rhétoriques que pour la narration des événements per se ». L’occasion spécifique de cette prière n’est pas déterminée, mais puisque la section suivante reprend et commente la malédiction de Jos 6,26, on suppose que ce serait la célébration de la prise de Jéricho.

Après l’introduction qui annonce un changement de registre dans le discours, le manuscrit insère la malédiction de Jos 6,26 (ii 8-9a). Cette citation est suivie d’un blanc (vacat) et de l’expression « Et voici » (ligne 9b). L’explicitation qui suit (ii 9c-15) ressemble aux interprétations proposées dans les commentaires bibliques (pesharim) trouvés à Qumrân. Mais il s’agit plutôt d’un développement explicatif de la malédiction attribué à Josué lui-même, comme le suggère sa présence dansV le texte de 4Q175 23b-30, à côté de citations provenant entièrement de l’Écriture (Dt 5,28-29 et 18,18-19 ; Nb 24,15-17 ; Dt 33,8-11).

On peut y reconnaître deux sections. La première (ii 9b-12a) est délimitée par la reprise de deux éléments de la citation (« maudit » ii 9b et « bâtir cette ville » ii 12a) ; elle introduit en parallèle des personnages (« un hom[me de Bélial] » // « tous deux ») dont sont décrits l’avènement (« se lève » // « se lève[ront (?)] »), les intentions (« pour être » // « pour être tous deux ») et l’action (« ils se remettront à bâtir »). Selon la reconstruction adoptée ici, la seconde section (ii 12b-15) comporte quatre énoncés présentés sous forme de chiasme (« ils érigeront… une muraille et des tours… » / « [ils feront] un mal énorme… » // « ils feront… un blasphème énorme… » / « ils répandront… [sur les remparts… et dans l’enceinte…] »).

Une analyse des divers éléments de ce texte est nécessaire pour mieux en saisir le sens général. Il s’agit d’abord d’identifier la manière dont le texte de Jos 6,26 est cité, puis d’explorer les principaux points qui sont commentés et la façon dont cela est fait. On s’intéresse particulièrement aux variations et aux déplacements, aux amplifications et insistances significatives, etc. Pour élucider les termes et expressions utilisées, on recourt principalement aux textes bibliques et qumrâniens où se retrouvent les mêmes expressions ou des thèmes similaires. Cela permet parfois, surtout dans le cas d’expressions rares ou stéréotypées, de repérer des références ou des allusions à d’autres passages ; si tel est le cas, il faut évaluer si possible la signification de ces traits intertextuels.

Selon la tradition massorétique telle que nous la connaissons, Josué « fait prononcer » (forme causative du verbe chaba’, « jurer ») la malédiction contre quiconque rebâtira Jéricho. Dans cet Apocryphe de Josué, tout comme dans les Testimonia (4Q175) et dans la version grecque, la malédiction est plutôt mise dans la bouche de Josué lui-même (« il dit »), ce qui lui confère un caractère prophétique. La formulation de cette imprécation s’apparente à la version grecque, dont le début se lirait simplement « Maudit soit l’homme qui rebâtira cette ville… », tandis que l’hébreu (TM) a plutôt « Maudit soit, devant YHWH, l’homme qui se lèvera et (re)bâtira cette ville, Jéricho ». Le fait que le nom de Jéricho soit absent à la ligne 8 (comme en 4Q175 22) a suscité l’hypothèse que « cette ville » pourrait être Jérusalem (dont le nom est restauré à la ligne 15 d’après sa mention en 4Q175 30). Cet avis n’est toutefois pas partagé par Newsom (DJD XXII, 1996, 280) : elle estime en effet que, « dans le contexte de l’Apocryphe de Josué, l’identité de la ville est indiscutablement Jéricho », laissant ouverte la question du référent en 4Q175.

La première section du développement explicite le début de la malédiction : « Maudit soit l’homme qui (re)bâtira cette ville. » Sur la base du texte parallèle en 4Q175 23, on restaure d’abord « [Mau]dit soit l’hom[me de Bélial qui se lève] » (ii 9b-10a). L’expression « homme de Bélial » peut être ambiguë. Dans la Bible hébraïque, le terme beli’al est considéré habituellement comme un nom commun évoquant l’insignifiance ou l’impiété : un « homme » ou un « fils » de beli’al est un « vaurien », qui se livre à des actes répréhensibles. Ainsi, en Dt 13,14, on met en garde contre les « fils de beli ‘al » qui inciteraient leurs concitoyens à l’idolâtrie. De même, selon 1 S 2,12, les fils d’Éli étaient des « fils de beli ‘al qui ne connaissaient pas YHWH ». Par ailleurs, dans certains cas, le nom de beli’al est associé aux forces de la mort (Ps 18,5 et 2 S 22,5) qu’il pourrait personnifier, d’où la graphie Bélial en traduction. Le premier sens perdure apparemment dans certains textes de Qumrân comme la Règle de la communauté (1QS X 21), mais le second est nettement plus fréquent : Bélial y désigne le leader surnaturel des forces du mal, notamment dans la Règle de la guerre (1QM I 1.5.13 ; XIII 2.4.10-12 ; etc.). Les « hommes de beli’al » (4Q174 1-2 i 8), les « hommes du lot de beli’al » (1QS II 4-5), etc. sont les gens sur lesquels il exerce sa domination et qui agissent sous son influence. J. M. Allegro a privilégié ce sens pour l’emploi de l’expression « homme de beli’al » en 4Q175 23 (DJD V, 1968, 60) ; C. Newsom l’adopte dans sa traduction du texte reconstruit en 4Q379 22 ii 9 (DJD XXII, 1996, 280) ; elle est acceptée aussi par Puech (2016, 77). Mais Dimant (2006, 122-123) préfère le premier sens et restaure « [un homme maudit, un vaurien s’apprête à deve]nir… », tandis que Feldman (2014, 102), estimant que l’espace est insuffisant pour inclure le terme beli’al, restaure seulement « u[n mau]dit [se lève pour deve]nir… »

La malédiction de Jos 6,26 est généralement comprise comme visant le bâtisseur lui-même, dont l’entreprise ne serait réalisée qu’au prix de la vie de son aîné et de son cadet. C’est le sens qui lui est donné en 1 R 16,34 où l’on dit qu’elle se serait réalisée sous le règne du roi Achab d’Israël (c. 874-853 AEC) lorsque Hiel de Béthel rebâtit Jéricho : « Au prix de son premier-né Abiram il en établit le fondement et au prix de son dernier-né Segub il en posa les portes, selon la parole que YHWH avait dite par le ministère de Josué, fils de Nûn. »

Mais la perspective est différente dans l’interprétation proposée en 4Q379. En effet, les victimes de cet homme maudit ne seront pas ses enfants. Ce sont plutôt ses compatriotes (« son peuple ») pour lesquels il sera un « filet d’oiseleur » et ses voisins chez qui il sèmera la destruction. La première image suggère les pièges tendus par des adversaires ou par des impies (Jr 5,26 ; Os 9,8 ; Ps 91,3 ; 124,7 ; Pr 6,5). Elle est appliquée de manière particulièrement explicite par Jérémie pour décrire ceux qui s’enrichissent par la fraude sans aucun égard pour les démunis :

Oui, il se trouve en mon peuple des malfaisants, ils guettent comme des oiseleurs à l’affût ; ils posent des pièges et ils attrapent des hommes. Telle une cage pleine d’oiseaux, ainsi leurs maisons sont-elles pleines de rapines ; de la sorte ils sont devenus importants et riches, ils sont gras, ils sont reluisants, ils ont même passé la mesure du mal ils ne respectent pas le droit, le droit des orphelins, pourtant ils réussissent !

Jr 5,26-28

La deuxième affirmation, telle que traduite par Newsom[5], suggère que l’homme maudit pourrait chercher non seulement à reconstruire une ville fortifiée, mais encore à en faire une base d’où partiraient des expéditions contre les villes ou les territoires des environs. Le terme mehittah traduit par « ruine » (cf. Pr 18,7 ; Ps 89,41) peut cependant signifier aussi « épouvante », « horreur », « terreur » (Is 54,14), sens que lui préfère Feldman (2014, 103). L’expression s’apparente à la réaction de stupeur que provoquera, selon un oracle du livre de Jérémie, la destruction par YHWH des villes et des forteresses du territoire transjordanien de Moab : « Comme il a été détruit ! Gémissez ! Comme Moab, honteusement, a tourné le dos ! Moab est devenu un objet de risée et de terreur pour tous ses voisins » (Jr 48,39). Dans l’Apocryphe de Josué, contrairement à cet oracle, ce n’est pas la destruction, mais la reconstruction de « cette ville » qui susciterait une réaction de stupeur chez ses voisins, sans doute parce qu’elle représenterait une réelle menace pour eux. Les « voisins » en question ne sont pas identifiés davantage.

Le début de la ligne 11 est lacuneux. Selon Newsom (DJD XXII, 1996, 281), on devait y trouver un antécédent à l’expression « tous deux » qui suit. Il s’agirait vraisemblablement de deux fils de « l’homme maudit », qui se lève[ront ?] eux aussi pour être « des instruments de violence ». Une autre hypothèse serait qu’une seule personne se lève avec l’« homme maudit » et que l’on réfère aux deux comme « des instruments de violence » ; mais cette lecture paraît moins probable étant donné que l’oracle initial parle d’un père et de deux fils. L’expression « instruments de violence » évoque les deux fils de Jacob, Siméon et Lévi, maudits pour avoir vengé traitreusement l’affront fait à leur soeur Dina (Gn 49,5 voir 34,25-29 ;). Cette allusion renforce l’idée que « les deux » dont il est question à la ligne 11 sont les fils de l’homme maudit et que, loin d’être les victimes, ils sont au contraire les partenaires, sinon les exécutants de la reconstruction de la ville. La combinaison des verbes traduits ici par « ils se remettront à bâtir » (littéralement « ils reviendront et bâtiront ») sert à décrire la reconstruction de quelque chose qui a été détruit, par exemple la restauration par le roi impie Manassé (687-642 AEC) des « hauts lieux qu’avait détruits Ézéchias son père » (2 R 21,3 ; 2 Ch 33,3) ou la volonté des Édomites de relever leurs ruines (Ml 1,4).

La deuxième section du développement explicite le reste de la malédiction. Sans revenir sur les références au premier-né et au cadet, intégrées apparemment à la section précédente, elle déploie les modalités, la signification et les conséquences de la reconstruction de la ville. Dans le premier énoncé « ils lui érigeront une muraille et des tours », le verbe est une reprise de la citation (« il en érigera les portes sur son cadet ») ; comme tous les verbes de cette section, il est ici au pluriel, en référence aux deux (les fils ?) ou trois (le père et les fils ?) bâtisseurs et il a pour objet non pas des portes, mais plutôt une muraille et des tours, deux éléments stratégiques du système de fortification des villes, les tours servant notamment à renforcer les portes et autres points névralgiques (2 Chr 26,9).

Si le récit de la prise de Jéricho ne parle que du rempart de la ville (Jos 6,5.20), on trouve la mention de murs et de tours à côté de « portes et de barres » dans un passage du 2e livre des Chroniques qui évoque les travaux de réhabilitation des villes fortifiées de Juda par le roi Asa (c. 911-870 AEC) : « Restaurons ces villes, dit-il à Juda, entourons-les d’un mur, de tours, de portes et de barres… » (2 Chr 14,6). Murs et tours apparaissent également dans la description des mesures prises à Jérusalem par le roi Ézéchias (716-687 AEC) pour résister à l’invasion assyrienne conduite par Sennachérib : « Ézéchias se fortifia : il fit maçonner toutes les brèches de la muraille qu’il surmonta de tours et pourvut d’un second mur à l’extérieur, répara le Millo de la Cité de David, et fabriqua quantité d’armes de jet et de boucliers » (2 Chr 32,5). Une « tour altière » et un « rempart escarpé » figurent aussi dans une liste d’images qu’Isaïe emploie pour décrire des produits de l’orgueil humain que YHWH viendra abaisser (Is 2,15), une idée reprise par Ézéchiel à propos de la ville de Tyr (Éz 26,4.9).

Comme le montrent les exemples d’Asa ou d’Ézéchias, le but de ces travaux devrait normalement être de mettre les habitants d’une ville à l’abri d’attaques ennemies. Mais, selon l’interprétation proposée ici, davantage dans la ligne du texte, il s’agit plutôt d’ériger « une forteresse de méchanceté » (‘oz racha’). L’expression n’apparaît pas dans la Bible. Le premier terme décrit parfois la force, réelle ou illusoire, d’une tour (Jg 9,51), d’une ville ou d’un village (Is 26,1 ; Pr 10,15). Il est assez fréquemment utilisé pour parler de Dieu comme refuge et protecteur des justes : « YHWH est ma forteresse et mon bouclier ; mon coeur a compté sur lui et j’ai été secouru » (Ps 28,7). On le retrouve dans les Hymnes de Qumrân dans un sens similaire, associé à des images qui évoquent les fortifications : « Je te rends grâce, Seigneur, car tu m’as soutenu par ta force […] Tu m’as fortifié face aux guerres de l’impiété […] Tu m’as établi comme une tour fortifiée, comme une haute muraille […] » (1QHa XV 9-11). On évoquerait ici, au contraire, une forteresse « de méchanceté », un lieu où des criminels ne comptant que sur eux-mêmes et faisant fi de toute justice pourraient prospérer en toute impunité.

L’action des « instruments de violence » ne s’arrêtera pas là, apparemment, car ils commettront aussi le « mal » dans tout le pays. Le texte accumule les termes pour décrire ce fléau, son ampleur et son étendue. On y évoque « un mal énorme » en Israël, une expression que Jérémie utilise pour décrire l’extermination dont YHWH menace les villes et la population infidèle de Juda (Jr 44,7 ; voir aussi, dans un contexte différent, Jr 26,19 ; Ne 13,27). La mention d’une « horreur (cha’arourî) en Éphraïm et en Juda » pourrait renvoyer à un passage d’Osée où YHWH dénonce notamment l’idolâtrie des gens de Béthel (Os 6,10-11 ; voir aussi Jr 18,13 ; 4Q460 9 i 3). Un terme presque identique est employé par Jérémie pour dénoncer le comportement de faux prophètes de Jérusalem qui sont adultères, marchent dans le mensonge et soutiennent les méchants et à cause desquels la « pollution s’est répandue dans tout le pays » (Jr 23,14-15). On trouve dans une prière du livre de Néhémie l’aveu de « blasphèmes » commis par « nos pères » : la fabrication du veau d’or par les ancêtres au désert (Né 9,18), puis le rejet de la Loi et l’assassinat des prophètes par leurs descendants installés en Terre promise (Né 9,26). Le livre des Jubilés y fait écho dans une mise en garde adressée par Abraham à Isaac, partiellement préservée dans un manuscrit de Qumrân : « [Je vois, mon fils, que toutes] les ac[tions des fils de l’]homme, sont péché et méchanceté ; et toutes [leurs actions sont impureté, blasphè]me et contamination ; et il n’y a pas de vérité en eux. vacat Gar[de-toi, de marcher dans leurs chemins, de fou]ler leurs sentiers et de commettre une faute mortelle [devant le Dieu Très-Haut.] » (4Q219 II 23-25 = Jub 21,21-22 ; voir DJD XIII, 1994, 46-53)

Selon les dernières lignes de cette vision d’avenir de Josué, telles qu’on les reconstitue d’après 4Q175 29, la violence attribuée à ces impies touchera finalement Jérusalem, ses « remparts » et son « enceinte », où « ils répandront le sang comme l’eau ». Cette image forte est sans doute empruntée au Psaume 79 où elle s’applique à une invasion ennemie autorisée par la colère divine[6] : « Dieu, ils sont venus, les païens, dans ton héritage, ils ont souillé ton Temple sacré ; ils ont fait de Jérusalem un tas de ruines, ils ont livré le cadavre de tes serviteurs en pâture à l’oiseau des cieux, la chair des tiens aux bêtes de la terre. Ils ont versé le sang comme de l’eau alentour de Jérusalem, et pas un fossoyeur » (Ps 79,1-3). La mention des remparts et de l’enceinte pourrait être une précision de l’expression du v. 3 « alentour de Jérusalem » (Feldman 2014, 102), en plus de faire structurellement écho à la muraille et aux tours de la « forteresse de méchanceté » (ii 12-13). La formulation pourrait aussi être influencée par un passage des Lamentations où YHWH, se comportant en adversaire, « a médité d’abattre le rempart de la fille de Sion » et de semer la désolation et la mort dans la ville (Lm 2,8). « La fille de Sion » désigne Jérusalem (voir Lm 2,10.13), comme ailleurs dans la Bible (2 R 19,21 ; Is 10,32 ; 37,22 ; etc.). Dans les paroles attribuées à Josué, aucun motif ne semble justifier l’agression qui s’annonce : cette profanation de la ville sainte est l’aboutissement du mal répandu par ses auteurs à travers tout le pays.

Lue de cette manière, cette réécriture de la malédiction de Josué réalise un déplacement important, comme le souligne Newsom (1988, 70) dans son édition préliminaire de 4Q378-379 : « Le changement interprétatif systématique qu’effectue l’auteur consiste à rediriger vers l’ensemble de la nation la menace qui s’adressait à la famille de celui qui entreprendrait la reconstruction. Le constructeur demeure celui qui est maudit, mais ce ne sont pas ses enfants qui subissent les conséquences morales de son action ; c’est le peuple tout entier, en Éphraïm, en Juda, à Jérusalem. » L’intention derrière cette réécriture n’est pas très claire. « Cependant, [poursuit Newsom (1988, 71),] le caractère élaboré de cette malédiction élargie, la véhémence de son langage et la référence anachronique à Jérusalem suggèrent qu’il y a ici davantage qu’un simple exposé homilétique. » L’auteur pourrait avoir en vue une « refortification » contemporaine « envisagée ou réalisée » que l’auditoire initial aurait identifiée. Après avoir considéré plusieurs possibilités, Newsom (1988, 73) estime toutefois qu’« il vaut mieux être agnostique au sujet de situation à laquelle la malédiction est appliquée ». Elle ne revient pas sur la question dans l’editio princeps de 1996 (DJD XXII, 278-281), sinon pour signaler une étude d’Hanan Eshel (1991-92) sur le sujet.

Dans cet article, Eshel soutient que le développement qu’on trouve en 4Q379 22 ii 7-15 provient de 4Q175 (Testimonia) et a été inséré tardivement dans cet Apocryphe de Josué. En ajoutant un commentaire de type pesher à la malédiction prononcée par Josué (Jos 6,26), l’auteur voudrait indiquer qu’elle s’est réalisée récemment, « en son temps » (Eshel 1991-92, 411) par un « homme de Bélial » dont il décrit les crimes associés particulièrement au sang versé à Jérusalem. Eshel cherche donc à repérer l’arrière-plan historique du passage et à identifier ses protagonistes. Après avoir passé en revue les principales opinions courantes et en s’appuyant sur les résultats de fouilles dirigées par E. Netzer dans la région de Jéricho, il se rallie à l’hypothèse de J. Starcky (1978) et estime que l’homme maudit doit être Jean Hyrcan I (134 à 104 AEC), un souverain hasmonéen qui s’est érigé un palais royal dans cette région au cours du dernier quart du ier siècle AEC. Les « instruments de violence » seraient ses fils Aristobule I et Antigone : poursuivant un projet de reconquête du territoire, ils ont pris et détruit la ville de Samarie en 108 AEC et sont morts l’un (Antigone) en 104 et l’autre (Aristobule I) en 103 AEC. Eshel rappelle que selon Flavius Josèphe, Jean Hyrcan était un prophète, un souverain et un grand prêtre, les trois figures auxquelles font référence les premières sections de 4Q175 (lignes 1-20). L’auteur de 4Q175 déboulonnerait ces prétentions dans la quatrième section, en appliquant à Jean Hyrcan, peu après la mort de ses deux fils, la malédiction de Josué contre celui qui entreprendrait de reconstruire Jéricho, au prix de la vie de ses enfants. Eshel a repris sensiblement les mêmes arguments dans une publication ultérieure (Eshel 2008). Cette lecture soulève plusieurs questions. En supposant l’antériorité du texte de 4Q175 par rapport à celui de 4Q379, elle force un peu la paléographie qui conclut à une relation inverse entre les deux manuscrits. Les arguments archéologiques et historiques sont intéressants, mais demeurent une possibilité parmi d’autres, sans qu’il soit possible de trancher hors de tout doute. Enfin, le rôle attribué aux fils demeure ambigu, puisqu’ils seraient à la fois les collaborateurs et les victimes de la reconstruction de la ville et du mal répandu dans le pays.

D’autres interprétations du texte de 4Q379 22 ii 7-15 et de son parallèle en 4Q175 21-30 ont été proposées récemment. Dans un article sur l’utilisation de l’Écriture dans les Testimonia, D. Katzin (2013) s’est intéressé particulièrement aux allusions bibliques contenues dans les lignes 21-30. À la suite d’H. Eshel, il estime que l’interprétation de la malédiction de Jos 6,26 aurait été composée spécifiquement pour compléter la série d’extraits bibliques rassemblés dans les Testimonia et aurait été intégrée par la suite à l’Apocryphede Josué. Mais il se dissocie d’Eshel sur le sens général de ce développement. Sa lecture s’appuie entre autres sur le repérage de quelques thèmes similaires dans le Deutéronome (particulièrement en Dt 11,26 à 13,19) : bénédiction et malédiction (Dt 11, 26-28), mise en garde contre des « vauriens » qui, dans une ville quelconque du pays, inciteraient leurs concitoyens à l’idolâtrie (Dt 13,13-19), etc. Le texte de Josué 6 serait lui-même une sorte de midrash intrabiblique de ce passage avant de faire l’objet, en 4Q175, d’une exégèse actualisante dans laquelle « Jéricho est devenu un nom de code pour la ville fautive ». À la différence d’Eshel et en s’appuyant sur plusieurs références à l’idolâtrie, à la profanation du Temple, etc., Katzin estime que, sous les traits de Jéricho, c’est Jérusalem et les faux prophètes qui seraient visés par la malédiction : « On invoque la malédiction sur ceux qui, appartenant au camp de Bélial, ont transformé la ville de Jérusalem en un lieu d’idolâtrie et ont profané le Temple. » (Katzin 2013, 236) Sa démonstration est principalement fondée sur des contacts littéraires réels, dont certains sont exclusifs, mais pas tous. L’intention derrière ces contacts littéraires n’est pas toujours aussi évidente que le suggère Katzin : faut-il vraiment décoder des « messages subliminaux » (Katzin 2013, 218) à travers la juxtaposition d’expressions provenant de divers passages bibliques ?

A. Feldman (2014, 119-125) ne souscrit pas à l’hypothèse de H. Eshel sur l’antériorité de 4Q175 par rapport à 4Q379, mais il accepte l’idée que le texte parle de Jéricho et qu’il fait allusion à une reconstruction contemporaine de la ville. Sans exclure d’autres hypothèses, il se rallie aux arguments d’Eshel et privilégie l’identification de l’homme maudit à Jean Hyrcan I. Il associe également les « instruments de violence » à ses fils Aristobule I et Antigone, mais reconnaît, avec Newsom, qu’ils sont des collaborateurs à la reconstruction plutôt que des victimes. Le texte pourrait donc, à son avis, avoir été composé avant la mort des deux fils, quelque part au cours du règne de Jean Hyrcan I.

É. Puech (2016, 75-78 et 86-90) soutient vigoureusement l’antériorité de 4Q379 par rapport à 4Q175 en s’appuyant sur la paléographie. La datation de 4Q379 vers la fin du IIe siècle AEC et le fait que le texte du fragment 22 ii 13-14 témoigne d’une erreur de copiste impliqueraient que ce texte a été composé un peu plus tôt avant d’être recopié dans le manuscrit actuel. Cela suggère que les référents historiques sont également plus anciens. Puech (2016, 76 et 86-88) propose une reconstruction originale et audacieuse de la fin de la ligne 10 et du début de la ligne 11 qu’il lit comme suit : « Et il s’est lev[é] 11 [contre les oint]s (nègèdmachîm), de sorte que, les deux, ils sont des instruments de violence […] » Cette lecture s’inspire du contexte messianique de 4Q175 1-20 qui évoquent les figures d’un prophète, d’un roi et d’un prêtre à venir, auxquels s’opposerait « l’homme de Bélial ». À son avis, les personnages visés par les textes de 4Q379 22 7-15 et 4Q175 21-30 sont principalement Jonathan et Simon, fils de Mattathias, qui, au milieu du iie siècle AEC « ont commencé à prendre possession du pays et à recréer un état judéen, non sans compromissions et méfaits dans leurs agissements politiques et cultuels. […] l’interprétation accuse les deux fils, non le père, d’avoir rebâti cette ville, la fille de Sion, Jérusalem et non Jéricho » (Puech 2016, 89 ; voir 1 M 10,45 ; 12,36-37 ; etc.). Jonathan et Simon ont également usurpé les fonctions de grand-prêtre et instauré une lignée sacerdotale illégitime. On aurait ici une « composition essénienne » qui fournirait de précieux indices pour l’identification des figures du « Prêtre impie » et du « Maître authentique », deux adversaires irréductibles mentionnés dans plusieurs textes de Qumrân (Puech 2016, 90). Cette interprétation est plausible, mais elle repose en grande partie sur une lecture de 4Q379 à partir de 4Q175 et sur la reconstruction des lignes 10-11 proposée par Puech — intéressante certes, mais invérifiable. Puech tire aussi argument de quelques indices pour soutenir que ce texte est une composition « essénienne » qui éclairerait la version « classique » de l’histoire de cette communauté telle que l’ont élaborée les premiers éditeurs des manuscrits de Qumrân ; ces deux points font l’objet de débats. Malgré son intérêt indéniable, il est douteux que cette proposition récente suscite un large consensus.

Comme on peut le constater en examinant cet extrait de 4Q379, les manuscrits préservant des compositions qui s’inspirent du Livre de Josué constituent un témoignage de premier plan sur la réception de cet ouvrage dans certains courants du judaïsme ancien. Mais leur apport est limité par plusieurs facteurs. Le premier est leur caractère fragmentaire, auquel on pallie par des reconstructions plus ou moins élaborées. On préconise en général une approche assez prudente à cet égard, car il serait risqué de fonder la compréhension d’un texte sur une ou des reconstructions qui demeurent hypothétiques même si elles correspondent correctement aux traces de lettres préservées et s’insèrent parfaitement dans l’espace disponible.

À cela s’ajoute le fait que, même lorsqu’il est bien conservé, le contenu de ces textes ne paraît pas toujours très clair, du moins pour un lecteur d’aujourd’hui. On le voit assez bien dans l’extrait de 4Q379 examiné ici. Sur le plan littéraire, outre la citation explicite de la malédiction de Jos 6,26, on repère bien un faisceau de mots ou d’expressions qui suggèrent des allusions à d’autres passages de la Bible. Mais comment s’assurer qu’il s’agit d’allusions délibérées, plutôt que de simples réminiscences, et quelles significations leur donner ? Est-ce qu’une allusion à un texte biblique pointe nécessairement vers l’ensemble de ce passage et fournit une clé de lecture pour le texte étudié ? On retrouve ici la vaste question de l’intertextualité biblique et de sa signification. Le même genre de problème se pose lorsqu’on cherche à identifier des référents historiques à partir de certains éléments du texte en les confrontant aux données fournies par l’archéologie ou par les sources anciennes, elles-mêmes parfois incomplètes et toujours sujettes à interprétation. Dans la plupart des cas, le mieux qu’on peut faire est de proposer une hypothèse d’interprétation construite à partir d’un certain nombre d’indices, sans parvenir à une certitude incontestable.

En définitive, c’est d’abord au texte lui-même, tel qu’il s’offre à nous avec ses lacunes et ses imprécisions, qu’il faut s’intéresser pour en dégager les éléments de sens qui nous sont accessibles avec les outils dont nous disposons. Un lecteur familier avec le contexte historique et littéraire dans lequel il a été produit pouvait éventuellement y reconnaître des référents précis, en repérer les allusions et les interpréter correctement, etc. Cela nous est en partie inaccessible. Mais nous pouvons du moins apprécier l’écart que ce texte comporte par rapport à la citation qu’il développe. On retiendra surtout, avec C. Newsom, que la citation est interprétéee comme une prophétie anticipant la venue d’un vilain personnage (un vaurien ou un « homme de Bélial ») qui causera du tort à son peuple et à ses voisins en reconstruisant avec ses fils « une forteresse de méchanceté » et en répandant le mal, la pollution et la mort dans le pays, jusqu’au coeur de Jérusalem, la future capitale et le centre religieux du pays. On peut alors y reconnaître, comme pouvait le faire aussi un lecteur de l’époque hasmonéenne ou hérodienne, une dénonciation des entreprises lancées, au mépris de YHWH et de la fidélité à sa Torah, par un ou des leaders politiques ou militaires motivés par leurs intérêts personnels et leur soif de pouvoir plutôt que par un souci de protéger le peuple et d’assurer son bien-être. On peut également comprendre, à partir de cette lecture, le contrepoint que réalise, en 4Q175, la juxtaposition d’une représentation aussi négative du leadership à celles des figures messianiques du prophète du roi et du prêtre qui précèdent. Dans une perspective herméneutique plutôt qu’historique, il devient ainsi possible d’élargir la portée de ce texte et de rejoindre des débats encore actuels sur le sens que les acteurs publics donnent à leurs projets et à leurs interventions et sur les effets à plus ou moins long terme qui en résultent pour l’ensemble des personnes et des groupes concernés.

4 Conclusion

Les manuscrits anciens du Livre de Josué et les manuscrits apparentés découverts au milieu du xxe siècle dans les grottes de Qumrân ou ailleurs près de la mer Morte fournissent une contribution précieuse, quoique modeste, à l’étude de cet ouvrage biblique. Les manuscrits bibliques, les plus anciens témoins de ce texte dans sa langue d’origine, aident à mieux comprendre l’histoire de sa composition et de sa rédaction : ils confirment l’antiquité et la fiabilité de la tradition massorétique stabilisée au Moyen Âge, tout en attestant l’existence d’une édition plus courte ayant servi de base à la version grecque et faisant voir occasionnellement certains traits qu’on retrouve dans la tradition samaritaine. Mais, comme le montre l’exemple de 4Q47 (Josuéa) 1-2, le caractère fragmentaire de ces manuscrits ne permet pas toujours d’arriver à des conclusions fermes.

De même, les manuscrits apparentés au Livre de Josué nous ouvrent une fenêtre sur sa réception entre le milieu du iie siècle AEC et le milieu du ier siècle EC. Ils accentuent certains traits de la figure de Josué qui en font un authentique successeur de Moïse : il exhorte le peuple à la fidélité, prie pour lui et reconnaît ses fautes, se manifeste comme prophète, etc. Leur sens n’est pas toujours aussi clair qu’on le souhaiterait, comme on l’a vu dans l’interprétation de la malédiction de Jos 6,26 en 4Q379 22 ii 7-15. Ils apportent tout de même un complément intéressant aux autres sources d’interprétation biblique de la fin de l’époque du Second Temple, particulièrement les Antiquités juives de Flavius Josèphe et les Antiquités bibliques du Pseudo-Philon. Comparés à ces parallèles, leurs insistances propres suggèrent une origine dans des milieux lévitiques ou sacerdotaux critiques des dirigeants hasmonéens dont les activités pourraient avoir suscité un renouveau d’intérêt pour le Livre de Josué et motivé la production de telles réécritures (voir Feldman 2014, 195-200).