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L’exégèse, pour conserver sa pertinence, doit s’inscrire dans la mouvance des interrogations suscitées par les nouvelles situations sociales, au coeur des enjeux contemporains.

David 1991, 60

Dans le cadre de cet hommage au professeur Robert David, cet article croise l’écologie, une de ses thématiques de recherche (David 1991, 1994), avec une traduction novatrice et convaincante qu’il a proposée pour Josué 24,27 (David 2008)[1]. Contrairement à l’interprétation habituelle de ce verset — « elle (la pierre) servira de témoignage contre vous, de peur que vous ne déceviez votre Dieu » (TOB) — David propose de voir בֵּאלֹהֵיכֶֽם (Elohim) comme une référence ironique aux autres divinités : « elle deviendra un témoin contre vous, au cas où vous vous fourvoyiez dans vos dieux. » Or, le présent article regarde vers une autre figure importante de ce verset : la pierre. L’étude du récit à partir de la perspective de cette pierre sera une application de la méthodologie élaborée par Norman Habel, à l’origine du Earth Bible Commentary, pour l’interprétation de la Bible à la lumière de préoccupations écologiques. Cet auteur indique qu’une « herméneutique écologique exige un changement radical de posture par rapport à la Terre en tant que sujet du texte » (Habel 2008, 3 — je traduis les textes cités). Dans le livre de Josué, les pierres sont souvent objet d’actions humaines et divines. Elles sont utilisées pour tuer (7,25 ; 10,11), circoncire (5,2-7), sacrifier (8,30)… Cependant, en Jos 24, une pierre spécifique (הָאֶ֤בֶן) est le sujet grammatical d’un verbe actif. Elle entend (שָׁמְעָ֗ה) et elle est présentée comme témoin (לְעֵדָ֔ה). L’herméneutique écologique en trois étapes de Habel — suspicion, identification and retrieval — structurera cette interprétation écologique et narrative de Jos 24[2].

Le livre de Josué raconte la conquête de Canaan lors de laquelle le divin et l’humain unissent leurs forces dans des actions souvent violentes. Un contre-récit écologique peut être développé en retrouvant la voix de la pierre en Jos 24. Habel utilise l’expression « Earth community » pour désigner un regroupement d’animaux, d’humains et d’autres éléments de la nature vivant ensemble. Ainsi, la nature devient une communauté de sujets et non une collection d’objets (Burden 2013 ; Tucker et Grim 2014). En tant que membre de cette communauté écologique, la grande pierre placée sous un chêne dans un espace sacré en Jos 24,27-28 résiste à l’exploitation de la terre et à la violence perpétrées contre les éléments constitutifs de la création, à la fois humains et non humains — éléments présents dans cette histoire de conquête. C’est du moins l’hypothèse qui sera explorée ici.

1 Soupçon : débusquer les anthropocentrismes

Vous les avez dépossédés de leur terre

Jos 24,8

Habel (2008, 4) souligne qu’un texte biblique « est susceptible d’être intrinsèquement anthropocentrique ou d’avoir été lu traditionnellement dans une perspective anthropocentrique ». Ce biais place l’humain dans une relation hiérarchique entre Dieu et le reste de la création (Dieu → humains → le reste). La nature est ainsi conçue comme un élément secondaire, en dehors de la relation entre Dieu et les humains. C’est d’ailleurs le cas de Josué 24 qui est habituellement interprété comme une alliance entre un Dieu et son peuple sans mentionner les incidences possibles de celle-ci sur la nature.

1.1 Interprétations anthropocentriques de Jos 24

Jos 24 est souvent utilisé pour comprendre l’histoire de la rédaction de la Bible hébraïque (Mäkipelto 2018 ; Rofé 2005 ; Knauf 2007 ; Römer 2007, 2017 ; Römer et Schmid 2007 ; Krause 2017 ; Donzelman 2017). Ce chapitre est considéré comme la conclusion de l’Hexateuque (Nelson 1997, 268) ou comme une transition importante au sein de l’Enneateuque (Schmid 1999, 209-230). La fonction historico-politique de Jos 24 présente également un intérêt pour les chercheurs. Ce chapitre offre-t-il un point de vue judéen ? Vise-t-il à intégrer le Nord, la Samarie (Nihan 2007 ; Schmid 2017) ou des membres de la diaspora, à Juda (Edenburg 2017) ? Ces sujets de recherche sont importants, mais ils restent très anthropocentristes puisqu’ils visent à identifier le groupe d’humains qui a composé ce texte. Tout au plus, les études font référence à la terre comme un don de Dieu dans une perspective géopolitique et religieuse tout aussi centrée sur l’humain (Popović 2009).

Les interprétations post/dé-coloniales (Warrior 1989 ; Dube 2006) et féministes (Bird 1989 ; Runions 2008 ; Cottrill 2012 ; Sharp 2014) ont montré que l’identification du lectorat avec les Cananéens peut générer des lectures critiques de l’idéologie transmise en Josué. Cependant, même dans ces perspectives, peu d’empathie est montrée pour la terre et la mer, ou pour les vignes et les oliveraies qui souffrent aussi d’injustices dans le métarécit qui récapitule l’histoire d’Israël (Jos 24). YHWH donne à Israël une « terre (אֶ֣רֶץ) qui ne vous a pas demandé de fatigue, des villes où vous vivez sans les avoir construites, des vignes et des oliveraies dont vous vous nourrissez sans les avoir plantées[3] » (24,13). Ce verset souligne la déconnexion entre ce peuple immigrant et la terre qui ne leur appartient pas. La terre, les villes et les plantes sont des objets que Dieu peut donner et qu’un groupe d’humains peut recevoir et utiliser.

Il y a une exception à cette trop brève revue de la littérature. Dans la seule monographie qui examine la pierre en Jos 24, Elizabeth Berne DeGear (2015) met en évidence la nature féminine et symbolique d’une pierre qui fonctionne comme la personnification des dieux adorés par les Israélites. DeGear remet en question la vision patriarcale et androcentrique traditionnelle de ce texte. Cependant, malgré son attention pour un élément non humain du texte, DeGear ne s’éloigne pas des préjugés anthropocentriques, puisqu’elle présente la pierre à la lumière de la relation entre YHWH et Israël, et qu’elle discute de la pierre comme symbole. Cette pierre a certainement une portée symbolique importante en regard de la relation entre le Seigneur et son peuple, mais cette pierre est d’abord et avant tout… une pierre. L’originalité de notre article est de s’intéresser à la valeur intrinsèque de cette pierre qui, dans le monde du récit, est un personnage-acteur, membre à part entière d’une communauté écologique.

1.2 Les pierres en Josué, trace d’anthropocentrisme ?

Habel (2008, 4) souligne que, dans les textes bibliques, il est facile de voir la nature simplement comme « la scène ou l’arrière-plan de la relation de Dieu avec l’humanité ». Un regard sur les mentions de pierres dans le livre de Josué permettra d’illustrer comment elles sont habituellement présentées comme de simples objets. Ce bref parcours permettra de mieux apprécier la spécificité de la grande pierre du chapitre 24.

Josué 4

Au chapitre 4, douze pierres sont présentées comme commémoration (זִכָּר֛וֹן) (4,7) de l’entrée en terre promise. Elles sont prises du Jourdain (4,3), transportées et exposées où elles se trouvent jusqu’à ce jour (4,9). Ainsi, plus tard, « vos » enfants demanderont : « Que sont ces pierres pour vous ? » (4,6) Ces pierres représentent un regroupement d’humains, les douze tribus (4,8) et elles sont utilisées pour faire mémoire de la traversée du Jourdain (4,20-24).

Josué 5

Des pierres (צֻרִ֑ים) de silex sont utilisées par Josué comme couteaux pour circoncire les fils d’Israël (5,2-7). Pour fabriquer de tels couteaux, il faut frapper des pierres ensemble pour les aiguiser. Ces pierres de silex sont des outils pour un usage humain dans un rituel sacré.

Josué 7

La transgression d’Akân est punie lorsque « tout Israël le lapide » (7,25). Akân est alors enterré sous un amoncellement de pierres qui est « encore là à ce jour » (7,26). Les pierres sont utilisées comme des armes par des humains pour tuer un homme qui n’a pas suivi les instructions de la divinité et servent de repère pour marquer sa tombe et avertir les humains qui seraient tentés de l’imiter.

Josué 8

Un grand amas de pierres qui « existe encore aujourd’hui » marque le lieu de mort du roi d’Aï (Jos 8,29). Aussi, dans ce chapitre, Josué promulgue un rituel d’alliance en construisant un autel de pierres brutes sur le mont Ebal (8,30) pour les holocaustes et les offrandes de paix (8,31). Des pierres sont également utilisées comme le support matériel sur lequel Josué grave une copie de l’enseignement de Moïse (8,32).

Josué 10

Dans une guerre aux proportions cosmiques, YHWH lance de grosses pierres (10,11) vers l’armée adverse. Plus de personnes meurent de l’effet de ces pierres célestes que par les armes humaines. De grosses pierres sont aussi roulées pour sceller une grotte où se cachent cinq rois ennemis (10,16-18). Une fois que ces rois sont exécutés, ces grosses pierres, « encore là aujourd’hui », sont à nouveau placées à l’ouverture de la grotte (10,27).

Josué 15 et 18

Josué 15,6 et 18,17 mentionnent « la pierre de Bohan » comme borne frontière au nord du territoire de Juda. Bien entendu, cette distinction géopolitique n’a aucun sens du point de vue du rocher et illustre bien la fonction anthropocentrique qu’on lui attribue.

Aucune de ces pierres ne sont sujet actif d’un verbe. Elles sont toutes des objets manipulés par des humains ou par Dieu. Elles sont utilisées comme des armes pour tuer ou comme un outil pour couper les prépuces. Elles sont placées pour marquer la tombe de défunts ou comme frontière entre tribus. Une pierre est également utilisée comme l’objet sur lequel la Torah de Moïse est écrite. La narration coopte ces pierres pour qu’elles servent la rhétorique religieuse et politique du livre de Josué, très axée sur la mémoire. Hubbard (2001) présente ces diverses pierres comme un refrain qui contribue à la cohérence littéraire de Jos 3-10 autour du thème de la victoire de YHWH sur ses ennemis. Des pierres sont utilisées pour tuer des ennemis dans le cadre de la conquête/don de la terre. Elles deviennent des signes visibles « jusqu’à ce jour » pour rappeler les traditions de la conquête/du don de la terre. Bref, les épisodes concernant ces pierres leur attribuent des fonctions centrées sur la relation entre un groupe d’humains et leur dieu.

2 Identification des éléments non humains en Jos 24

Que sont ces pierres ?

Jos 4,21

En Josué, la terre est vue comme quelque chose à conquérir dans un combat contre les habitants de cette terre (Jos 1,5-6) ou comme l’objet d’un don par le Seigneur à Israël (Jos 1,2 ; 24,13). Une interprétation écologique à contre-courant de ces perspectives met en oeuvre une stratégie d’identification aux éléments non humains de Joshua 24. Le lecteur ou la lectrice peut-il prendre le point de vue de ces éléments, pris à témoin des actions humaines ou divines ? L’objectif de cette étape selon Habel (2008, 5) est de devenir conscient des injustices commises contre la terre dans le texte biblique. Il s’agit d’exposer les torts qu’elle subit en silence afin de discerner des chemins de résistance.

Cette forme de lecture révèle de nombreux blancs dans ce récit et conduit à une interprétation originale. Les rivières, les plantes, les insectes et la terre sont mentionnés dans le texte biblique, mais les effets des actions humaines et divines sur eux ne sont pas explicités. Cette étape peut être vue comme ce que la narratologie cognitiviste de Meir Sternberg (2003, 327) appelle « la curiosité : sachant que nous ne savons pas, nous avançons avec notre esprit sur les antécédents brisés, essayant de les inférer (combler, composer) rétrospectivement » (voir aussi Baroni 2007, 99-108). Une attention aux enjeux écologiques attise la curiosité du lectorat, invite à remettre en question la perspective idéologique du texte et à déduire ce que le récit n’explicite pas. Pour Habel (2008, 5), la Terre devient alors interprète du récit — lorsque nous développons une dimension du texte qui a été ignorée ou supprimée. Ce qui suit peut se lire un peu comme un midrash, une réécriture créative de Jos 24 qui souligne la possibilité de s’identifier avec les éléments non humains de ce chapitre.

2.1 Récit de la communauté écologique en Jos 24

Les sept premiers versets du chapitre 24 traitent de rivières. Le récit commence au-delà d’un fleuve associé à « vos pères » Térah, Abraham et Nahor qui servaient d’autres dieux. Le point de départ : une communauté écologique marquée par une rivière, des pères et des dieux. Comment ce fleuve et toute la terre de Canaan ont-ils vécu la traversée d’Abraham (v. 3) ? Qu’a ressenti la montagne de Séïr lorsque Dieu l’a donné, elle, la montagne, comme possession à Isaac, Jacob et Ésaü (v. 4) ? Le récit se réfère ensuite à la façon dont le Seigneur a frappé l’Égypte dans son intimité (קִרְבּ֑ v. 5). Que pensait la mer de « vos pères » qui venaient à elle, poursuivis par des hommes à cheval (v. 6) ? Elle, la mer, a entendu les cris de « vos pères » et a vu les ténèbres venir. Elle fut utilisée par le Seigneur pour « recouvrir » les cavaliers (v. 7), un euphémisme qui atténue la mort de ces humains, mais aussi de leurs chevaux, non mentionnés explicitement dans ce récit, mais victimes collatérales du carnage.

Le désert a probablement été surpris de « vous » voir vivre sur lui, en particulier pour de « longues journées » (v. 8) puisque les humains non pas tendance à y vivre en si grand nombre. Cependant, l’affliction de ces fleuves et de ce désert était temporaire, ce qui n’est pas le cas de la détresse de la terre dans la suite du chapitre. Cette terre (אֶ֤רֶץ) à côté du Jourdain était membre à part entière d’une communauté écologique avec les Amorites (v. 8). Elle, la terre, a été donnée par le Seigneur et « vous » l’avez possédée. Cette terre a reçu les cadavres des habitants de Jéricho, mais aussi ceux des Amorites, des Perizzites, des Cananéens, des Hittites, des Girgashites, des Hivites et des Jébusites (v. 11). Le Seigneur tourna les membres de cette communauté écologique les uns contre les autres. Des frelons ont été envoyés contre les Amoréens (v. 12). Les vignobles et les oliveraies plantés et entretenus par ces gens de la terre ont été donnés à « vous » (v. 13). Or, les vignes et les oliviers prennent plusieurs années avant d’offrir gracieusement leurs fruits aux personnes qui en prennent soin. Pourtant, ces étrangers ont mangé du raisin et des olives sans devoir s’investir et prendre le temps de grandir et vieillir avec ces plantes, sources de vie.

On pourrait s’opposer à cette interprétation en indiquant que l’invasion des Hébreux en Canaan n’est pas une destruction écologique puisqu’il n’y a que les relations des anciens habitants à la terre qui sont brisées. Les relations des non-humains entre eux et avec l’environnement se poursuivent après l’arrivée du groupe de Josué. Cette objection ne fonctionne qu’en présupposant une déconnexion des humains avec les autres vivants et avec l’environnement. Le concept de « Earth community » est très utile pour montrer cette connexion entre la terre et tout ce qui y vit. Les travaux de Habel font fréquemment référence aux Aborigènes en Australie pour illustrer que la séparation de l’humain par rapport à la nature dans la pensée occidentale ne va pas de soi. Habel (2018), en dialogue avec le rapport à la terre des Aborigènes et leurs croyances, propose Abraham et Sarah comme des immigrants vivants dans le respect des Cananéens, leurs dieux et leurs terres, à l’inverse de la dynamique que nous venons de montrer en Josué.

2.2 Lire autrement pour transformer la vision du monde

Cette attention aux lacunes d’un récit qui ne s’intéresse pas au point de vue de la terre, ou cette empathie aux plantes ou aux insectes, peuvent surprendre. La section précédente adopte un style peu commun en exégèse. Or, une réelle prise en compte de la crise écologique nous invite à travailler autrement. Bien plus, cette stratégie de lecture exploite à fond tout le potentiel du genre narratif qui, selon Sternberg (2006, 228), permet de transformer nos pratiques et notre vision du monde. Comme narrataires du récit, nous habitons un monde narratif qui propose de manière complexe une identité narrative (souvent plurielle, si l’on y porte attention) et lorsque nous en ressortons notre identité se trouve transformée par cette inhabitation[4]. Sternberg (2006, 126) souligne aussi l’importance de se défamiliariser et d’appréhender l’étrangeté comme un principe interprétatif qui permet de percevoir un récit autrement et de bousculer les interprétations désuètes pour faire une expérience renouvelée du monde — celui proposé par le texte et, par extension, le monde réel où nous vivons. Ainsi, nous avons raconté Jos 24 à partir de perspectives autres qu’humaines pour montrer que les espaces d’indétermination du texte biblique cachent une injustice envers les communautés écologiques.

Lorsque l’empathie lectorale est donnée aux compatriotes de Josué, les problèmes éthiques du récit sont moins évidents. Cependant, la lecture de ce chapitre d’un point de vue environnemental montre comment le récit biblique décrit une communauté écologique véritable en Canaan — comprenant terre, peuples, rivières, dieux, insectes et plantes — ainsi que la perturbation voire les destructions qu’elle se voit infliger[5]. Des rivières sont instrumentalisées pour tuer des hommes et des chevaux, des roches sont utilisées comme armes de guerre, des peuples sont déplacés, d’autres sont exterminés, des arbres fruitiers sont pris et donnés. La nature est à la fois un moyen et une victime de la destruction, une dynamique fréquente dans les textes bibliques lorsque Dieu combat ou punit[6].

2.3 De la discrimination envers l’autre à sa réinscription comme sujet

L’expression anglophone « othering » — l’action d’être qualifié « autre » — décrit la discrimination de personnes qui provient d’une norme sociale. Ce discours catégorise, dénigre, opprime, marginalise et rejette « l’autre » stigmatisé. Puisqu’ils sont différents, ils sont aussi vus comme déviants par ceux qui les présentent comme « autres » (Mountz 2009, 328). Cette dynamique est présente en Josué où « l’autre » est exclu, déplacé, tué parce qu’il ne correspond pas aux normes et aux valeurs promues par le récit. Selon la perspective idéologique de la narration biblique, ce sont les Cananéens et leurs dieux qui sont étrangers (24,20.23). Pourtant, c’est plutôt YHWH et Israël qui viennent de l’autre côté du fleuve (24,2). Or, l’idéologie discursive qui bâtit un « nous » en l’opposant à « eux » s’effondre dans une lecture de Jos 24 où l’on s’identifie à la nature. Celle-ci n’entre dans aucune des catégories construites dans le but de stigmatiser l’autre.

Par exemple, en Jos 24,12 des guêpes, frelons ou abeilles n’ont qu’une fonction[7]. Ils sont envoyés par le Seigneur pour chasser les rois amorites en faveur des Hébreux. Pourtant, nous savons que ces insectes ont une valeur intrinsèque puisque les abeilles assurent la pollinisation, alors que les guêpes et les frelons mangent d’autres insectes. Ces insectes sont récupérés dans une rhétorique idéologique qui suggère l’instrumentalisation voire l’assujettissement de la nature et mène à la destruction de la communauté écologique qui se trouvait en Canaan.

De nombreux commentateurs ont mis en garde contre les problèmes éthiques de la guerre sainte sanctionnée et célébrée en Josué parce qu’elle peut être utilisée — et a été utilisée — pour légitimer des actes de violence dans le monde « réel » ou « extratextuel » (Warrior 1989 ; Dube 2005 ; 2006 ; Earl 2011 ; Havrelock 2020). L’herméneutique écologique montre à quel point le livre de Josué pose aussi problème en ce qui concerne l’environnement, car il pourrait de manière analogue légitimer l’instrumentalisation ou l’exploitation de la nature. Le concept d’« otherness » a été théorisé dans le cadre des discussions des questions de genres, de races, d’ethnicité et de culture soulevées entre autres par le féminisme intersectionnel (Crenshaw 1991) et les théories postcoloniales (Maldonado 2016, 434). Il est maintenant impératif de percevoir comment cette stratégie fonctionne en rapport à l’environnement dans les récits bibliques. Comment ceux-ci ont-ils tendance à réduire la nature à un « autre » sans autonomie et sans « droits » ? L’antidote herméneutique contre cette forme de stigmatisation est de lire ce qui est présenté comme « autres » — la terre, les dieux, les abeilles, les olives, les humains étrangers — comme sujets de leurs propres versions de l’histoire.

3 Recouvrer la voix de la pierre en Jos 24,26-27

Voici, dit Josué à tout le peuple, cette pierre…

Jos 24,27

À bien des égards, si les autres membres de la communauté écologique du monde narratif de Josué n’ont pas leur mot à dire dans le récit, la pierre en Jos 24,26-27 est un acteur non humain qui joue un rôle important. Alors que la section précédente de cet article devait travailler à partir de blancs, notre analyse se poursuit à partir d’éléments explicites du texte. Nous appliquerons les six principes de justice écologique de Norman Habel comme clé heuristique pour retrouver la pierre comme sujet du récit :

  1. The principal of intrinsic worth. The universe, Earth and all its components have intrinsic worth/value.

  2. The principal of interconnectedness. Earth is a community of interconnected living things that are mutually dependent on each other for life and survival.

  3. The principal of voice. Earth is a subject capable of raising its voice in celebration and against injustice.

  4. The principal of purpose. The universe, Earth and all its components are part of a dynamic cosmic design within which each piece has a place in the overall goal of that design.

  5. The principal of mutual custodianship. Earth is a balance and diverse domain where responsible custodian can function as partners with, rather than rulers over, Earth to sustain its balance and a diverse Earth community.

  6. The principal of resistance. Earth and its components not only suffer from human injustices but actively resist them in the struggle for justice. (Habel 2008, 2)

Ces principes n’utilisent pas un langage religieux afin de permettre un dialogue ouvert avec des domaines en dehors des études religieuses. Ils guideront une interprétation écologique de Jos 24,25-27, dont voici la traduction :

25 Josué fait alors, ce jour-là, une alliance pour le peuple, établissant pour lui, à Sichem, un décret et un jugement. 26 Il écrit ces paroles dans le livre de l’Enseignement de Dieu forme: 2335467.jpg puis, prenant une grande pierre forme: 2335464.jpg, il la fait dresser là, sous le chêne qui se trouve dans le sanctuaire de YHWH.

27 Voici, dit Josué à tout le peuple, cette pierre (אֶ֤בֶן) sera un témoin (עֵדָ֔ה) contre nous car elle a tout entendu (שָׁמְעָ֗ה) de ce que YHWH nous a dit. Elle deviendra témoin (עֵדָ֔ה) contre vous si vous vous trompez de dieu forme: 2335515.jpg.

Jos 24, 25-27, BNT

3.1 Valeur intrinsèque

Les pierres ont eu un impact énorme sur le développement culturel et technologique dans l’histoire de l’humanité. Les roches sont utilisées par les hominidés depuis au moins 2,5 millions d’années. La pierre de Jos 24 est d’abord présentée comme un objet manipulé par un humain. Josué prit le mégalithe et il « l’a fait dresser là » (v. 26). Comme les autres pierres du livre de Josué, elle est utilisée par un homme à des fins humaines ou divines. Cependant, le même verset fait de cette pierre le sujet grammatical d’un verbe actif : « elle a entendu » forme: 2335461.jpg. De plus, le verset continue en la décrivant comme témoin (עֵדָ֔ה).

Bien entendu, dans le monde extratextuel que nous habitons, les pierres ne peuvent ni entendre ni agir comme témoin. Cependant, la lecture invite à la suspension volontaire de notre incrédulité (Coleridge 1975 [1817]), une position essentielle pour lire un texte selon ses propres conditions. Dans le monde du récit, rien n’empêche cette pierre d’entendre ou d’être un témoin. Habel (2008, 5) indique qu’il est habituel pour les interprètes bibliques, lorsqu’ils rencontrent des personnages non humains qui communiquent, de présenter ce phénomène comme un anthropomorphisme, un langage poétique ou symbolique. L’herméneutique écologique nous invite à prendre un chemin différent qui passe par la recherche de la valeur intrinsèque des pierres en général et de cette pierre en particulier.

Qu’est-ce qu’une pierre ? Cette interrogation peut sembler simpliste. Pourtant, mieux juger de la nature même d’une pierre empêche de nous empêtrer dans une rhétorique anthropocentrée. Le retour à la matérialité de la pierre permet de discerner sa valeur intrinsèque. Les roches sont des matériaux naturels généralement solides et formés, essentiellement ou en totalité, par un assemblage de minéraux.

Les pierres sont dures. Elles s’érodent sous l’action du vent et de l’eau. Elles se cassent lorsqu’elles sont cognées l’une contre l’autre, mais elles se retrouvent parmi les éléments naturels les plus durs et résistants.

Les pierres peuvent être énormes. Elles ont également tendance à être très lourdes.

Les pierres ont une durée de vie extrêmement longue. L’échelle de temps géologique se mesure en millions d’années.

Les pierres peuvent être très stables. Les humains aiment construire leurs habitations sur des rocs pour profiter de cet attribut. De nombreuses espèces animales vivent aussi sur des rochers.

Les pierres sont visibles, en particulier lorsqu’elles sont grosses.

Les pierres sont abondantes, en particulier dans les collines d’Ephraïm où le récit de Jos 24 est mis en scène.

Ces constatations pourraient être plus détaillées dans le cadre d’études géologiques, mais ce que le sens commun constate des pierres est déjà utile pour considérer la pierre en Jos 24 en tant que pierre. L’enjeu est de discerner la manière dont ces qualités lui permettent de jouer un rôle important dans le récit.

Jos 24,26 précise qu’il s’agit d’une grosse pierre forme: 2335469.jpg. Elle est donc visible en raison de sa taille, mais aussi parce qu’elle est dressée dans un environnement qui ne lui est pas naturel. Le récit évoque aussi la longue durée de vie de cette pierre puisqu’elle a un rôle à jouer envers l’auditoire du récit (le « vous » du v. 27) pour lequel elle sera témoin. En tant que pierre, elle n’a pas été façonnée par des mains humaines. À l’inverse des statues qui représentent quelque chose de précis, la forme de cette pierre non iconique peut être interprétée différemment par les personnes qui la regardent. Contrairement aux tablettes de pierre, gravées d’une inscription verbale, elle ne porte pas de sens qui pourrait être déchiffré par l’interprétation d’un texte. De manière assez littérale, pour ce roc, « the medium is the message » (McLuhan 1964). Par sa nature, une pierre dressée demeure toujours polysémique (Mettinger 1995). L’installation d’une telle pierre dans un sanctuaire indique à un observateur potentiel qu’elle représente quelque chose, mais sa signification ne sera jamais univoque. Elle médiatise sans langage. Elle invite les gens à regarder, à contempler, à discerner l’effet de sa présence. La pierre communique grâce à sa présence matérielle : c’est ainsi qu’elle fait entendre sa « voix »[8].

3.2 Ouïe, voix et fonction de la pierre en Jos 24

Les pierres bibliques peuvent être représentées avec une voix. En Luc 19,40, des pierres peuvent prendre le relais des disciples louant Dieu : « Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui hurleront ». La pierre de Jos 24 est plutôt qualifiée par sa capacité d’écoute. Plus précisément, « elle a tout entendu de ce que YHWH nous a dit » (v. 26).

L’étude de l’aspect temporel du récit permet de distinguer une fonction importante de la voix de la pierre. Josué et les autres personnages qui sont présents lors de cette alliance ne le sont plus lorsque ce récit est raconté. De nombreuses pierres de Josué sont « encore ici à ce jour » (Jos 4,9 ; 7,26 ; 8,29 ; 10,27). La voix des pierres porte donc à travers le temps. La communication de génération à génération est soulignée par l’association de pierres avec les questions d’enfants en Jos 4,6 et 4,21[9]. En Jos 24, la pierre est présentée comme le lien entre le « nous » et le « vous » : « cette pierre sera un témoin contre nous car elle a tout entendu de ce que YHWH nous a dit. Elle deviendra témoin contre vous si vous vous trompez de dieu » (Jos 24,27). La voix de la pierre parle non pas avec des mots, mais grâce à ce qu’elle donne à voir.

En raison de la formulation négative — « elle deviendra un témoin contre vous » (v. 27) — nous pouvons déduire que le « vous » est conçu comme un lecteur implicite qui ne respecte pas l’alliance ou qui sait que le peuple ne l’a pas respecté. Contrairement à la pierre, ils n’ont pas entendu ou écouté — au sens d’obéir — (שָׁמַע) les paroles de Dieu. La voix de la pierre sert de modèle d’écoute et d’obéissance aux paroles de Dieu.

3.3 Interconnectivités

La pierre est représentée en relation avec plusieurs éléments. Elle fait partie d’un sanctuaire sous un chêne, en association au sepher Torah Elohim, à ce que YHWH a dit, mais aussi aux autres divinités.

3.3.1 Avec le chêne

Premièrement, la pierre est associée à un chêne. Plus précisément, elle est placée sous un chêne qui semble plus proéminent qu’elle. Quiconque a marché dans les collines d’Ephraïm en été peut imaginer le soulagement physique apporté par l’ombre d’un grand arbre. Dans les mondes bibliques, les arbres donnent la vie et sont sacrés. Abraham, dans la chaleur de la journée, assis sous le chêne de Mambré (Gn 18,1), illustre bien comment l’ombre de cet arbre devient le décor d’une rencontre divine.

Le chêne de Sichem relie Jos 24 à d’autres récits bibliques. En Gn 12,6-7, lors du premier arrêt d’Abraham en Canaan, celui-ci construit un autel à côté du chêne de Sichem. En Gn 35,4, Jacob enterre tous les dieux étrangers et les boucles d’oreilles en or sous le chêne de Sichem avant de se rendre à Béthel pour construire un autel. En Juges 9,6, Abimélek est fait roi par le chêne associé à la stèle de Sichem.

Selon Sommer (2009, 51), la connexion entre un arbre et une pierre dressée fonctionnait comme une « incarnation » de la divinité dans les religions sémitiques du Nord-Ouest en général. Les arbres et les pierres dressées fonctionnent aussi ensemble dans les sanctuaires bibliques. Othmar Keel et Christoph Uehlinger (2001, 153) suggèrent que le mot traduit par chêne ou térébinthe n’indique pas l’essence de l’arbre, mais sa fonction religieuse et ses pouvoirs. Pour eux, les masseboth évoquaient à la fois les ancêtres morts et les arbres pour souligner que la terre sacrée et fertile continue de donner vie. Smith (2002) indique qu’en Israël ancien, les arbres médiatisaient la communication entre les humains et le divin. Il associe cette fonction aux poteaux sacrés (asherim) durant les périodes monarchiques.

3.3.2 Avec la présence divine

Les pierres dressées du Proche-Orient ancien sont interprétées de différentes manières comme des liens avec le domaine du spirituel (Greasser 1972 ; Stockton 1974-1975 ; Avner 2006 ; Sommer 2009, 49-54 ; DeGear 2015, 42-57). Pour Avner (2006), les pierres dressées du monde sémitique occidental se distinguent par le fait qu’elles sont non taillées et aniconiques, de sorte qu’elles médiatisent la présence divine sans image. S’il a raison d’affirmer que la connexion se passe sans représentation sculptée, elle n’est pas sans image. La pierre dressée a sa propre forme visuelle. Par sa verticalité, elle peut être perçue comme une invitation à regarder vers le haut, vers la sphère divine.

Dans les textes bibliques, les masseboth relient également l’humain et le divin. Gn 28 montre comment une pierre dressée est liée à l’expérience de Dieu. Jacob utilise une pierre comme oreiller et a senti la présence de Dieu. « Et cette pierre, dont j’ai fait une stèle sera maison de Dieu forme: 2335470.jpg. » (Gn 28,22) Pour Benjamin Sommer (2009, 55), cet épisode biblique montre comment une stèle contient la présence de Dieu sur une échelle accessible aux êtres humains. Sommer (2009, 51) voit aussi la pierre de Jos 24 comme un exemple de ce que Philon de Byblos appellerait une pierre dotée de vie ou d’esprit. Les pierres dressées sont considérées comme la manifestation matérielle d’une présence divine.

3.3.3 Avec la Torah

Juste avant de décrire l’organisation du sanctuaire contenant la pierre dressée, Josué écrit des paroles dans le livre (sepher) de l’Enseignement de Dieu, forme: 2335516.jpg (v. 26). Le verset précédent indique que ces paroles décrivent l’alliance (בְּרִ֛ית) que Josué a conclue avec le peuple (עָ֖ם) (v. 25). Rien n’est dit sur la matérialité du sepher. Or, les autres passages qui utilisent ce mot en Josué décrivent sepher comme une pierre gravée. En Jos 24, la grande pierre n’est pas un sepher. Par contre, cette pierre a entendu les paroles du Seigneur. Elle est le témoin physique reliant la Torah de Dieu, les paroles de YHWH et l’alliance conclue avec Josué et le peuple. Comme exégètes, nous avons l’habitude de nous intéresser aux témoignages textuels utilisant un langage écrit pour accéder à la Torah, l’alliance et Dieu. Or, cet épisode nous met au défi de voir une pierre comme une autre façon de se connecter à ces réalités de manière non verbale. Cette pierre n’est pas un objet sur lequel on écrit, mais le sujet d’une « conversation » qui relie les membres de la communauté écologique.

3.3.4 Avec d’autres divinités

Robert David (2008, 72) propose de voir la fin du v. 27 comme une touche d’ironie qui réfère aux autres divinités : « elle deviendra un témoin contre vous, au cas où vous vous fourvoyiez dans vos dieux. » DeGear (2015, 63) lit ce verset comme un double sens et propose aussi d’y voir des figures ancestrales divinisées : « therefore she shall be a witness against you, if you deal falsely with your gods. »

DeGear (2015, 61-76) compare l’alliance en Jos 24 avec les anciens traités du Proche-Orient. Ces traités se terminent très souvent par une liste de divinités présentées comme témoins. Celles-ci sont différentes de la divinité principale habituellement évoquée dès le début du traité. DeGear associe donc la pierre de Jos 24 aux multiples divinités mentionnées comme témoins de ces traités. Il s’agit d’un changement du rapport aux autres divinités qui sont habituellement critiquées dans les textes bibliques. Pour DeGear, les autres dieux ne sont pas des rivaux de YHWH, mais des témoins de l’alliance entre YHWH et le peuple. Avec les catégories de la narratologie cognitiviste de Sternberg (2003, 517), il s’agit d’une surprise qui incite les lecteurs à revenir en arrière pour réinterpréter la séquence des événements racontés précédemment à la lumière de ces nouvelles informations.

La pierre deviendrait un témoin qui ramènerait ceux et celles qui la regardent comme représentation d’autres divinités vers l’alliance conclue avec YHWH. Elle ouvrirait un espace au milieu de ce sanctuaire en plein air pour ceux et celles qui vénèrent d’autres dieux en les reliant avec YHWH. Ce faisant, cette connexion deviendrait également un antidote contre la stratégie de stigmatisation de l’autre (othering) du livre de Josué. Ce ne seraient pas seulement des dieux étrangers, mais ce seraient « vos » dieux, les dieux de vos pères (24,3) qui auraient aussi une place dans l’alliance avec YHWH.

Nous avons offert plus haut une relecture du chapitre 24 à partir des éléments naturels non humains. Un processus d’identification a mis en lumière une communauté écologique qui était déstabilisée, voire en partie détruite par l’arrivée massive d’un groupe d’immigrants. Si la pierre placée dans le sanctuaire peut offrir une connexion avec les autres divinités, elle peut aussi ouvrir une place inclusive pour les peuples du pays, la terre et tous les êtres vivants qui y habitaient avant ce bouleversement. Le sanctuaire mis en place par Josué à Sichem inclut un chêne et une pierre qui était présente sur cette terre bien avant l’arrivée des Hébreux. Cette communauté écologique n’a pas à être détruite, conquise ou donnée. Les versets 26-27 du chapitre 24 sont brefs, mais ils permettent une perspective inclusive qui contraste avec l’idéologie dominante du reste du livre.

3.4 Responsabilité réciproque (mutual custodianship)

Pour éviter la logique de domination en Gn 1,28, Habel (2008, 2) indique qu’une herméneutique écologique doit favoriser des dynamiques de responsabilités partagées entre partenaires. En Jos 24,26-27, la pierre et les destinataires de ce récit ont plusieurs éléments communs. Les deux sont appelés à servir de témoin dans l’alliance avec YHWH — et ce témoignage est déjà envisagé comme une attestation négative dans les deux cas :

Vous êtes bien témoins contre vous-mêmes, dit Josué, que vous choisissez de servir YHWH. — Témoins, disent-ils.

Jos 24,22

Cette pierre sera un témoin contre nous car elle a tout entendu de ce que YHWH nous a dit. Elle deviendra un témoin contre vous si vous vous trompez de dieu.

Jos 24,27

De même, l’action d’entendre la voix de YHWH et de lui obéir est associée au peuple comme à la pierre :

Notre Dieu que nous servirons, c’est YHWH, dit le peuple à Josué. C’est lui dont nous écoutons (נִשְׁמָֽע) la voix.

Jos 24,24

Cette pierre sera un témoin contre nous car elle a tout entendu (שָׁמְעָ֗ה) de ce que YHWH nous a dit.

Jos 24,27

En hébreu, écouter est aussi obéir, surtout si ce sont les paroles du Seigneur qui sont entendues. Pour Jos 24, le destinataire du texte, le « vous », peut se tourner vers la pierre dressée du sanctuaire comme exemple à suivre. Bref, pierre et « vous » sont tous deux des partenaires qui cherchent à écouter/obéir et à témoigner. Ce témoignage incite les générations futures à lutter contre leurs lacunes. Cette association qui s’installe entre la pierre dressée et « vous » contraste avec le rôle dévolu aux autres pierres du livre de Josué, qui sont utilisées comme des objets. À l’inverse, la grande pierre est présentée comme un sujet ayant une capacité d’action. La pierre et les destinataires ont une responsabilité analogue dans l’alliance.

3.5 Résistance

La pierre en Jos 24 permet la connexion entre plusieurs éléments. Par sa forme, elle évoque le lien, l’union, entre le ciel et la terre. Elle peut témoigner de la destruction de cette terre donnée par YHWH et conquise par Israël. Nous proposons de voir cette pierre comme un membre à part entière d’une communauté écologique qui résiste à l’exploitation et à la violence contre les éléments de la création, humaines et non humaines. Autrement dit, un contre-récit écologique peut être développé en récupérant la voix de la grande pierre en Jos 24. Comme nous l’avons explicité précédemment, la résistance est une qualité intrinsèque du roc. Il faut beaucoup de temps, de pluie, de vent, de sable et de soleil pour éroder une pierre dressée. De plus, cette grande pierre est explicitement décrite comme « un témoin contre vous ». Sa caractérisation narrative comprend la fonction de résister à la transgression du peuple à l’alliance. Notre hypothèse interprétative est que la voix de cette pierre permet une résistance à l’idéologie anthropocentrique des textes bibliques. Puisque cette pierre a entendu les paroles de YHWH et qu’elle est placée comme un témoin contre les destinataires de ce récit, elle occupe une position unique pour témoigner aussi de la relation brisée au sein de la communauté écologique, destruction causée par la migration d’un groupe qui s’est installé violemment dans un territoire qu’il a conquis en s’appuyant sur des motifs théologiques.

4 Pour ne pas conclure : lire la Bible à l’heure de la crise écologique

En 1967, l’historien Lynn White blâmait le christianisme et son anthropocentrisme dans ce qu’il appelait déjà « crise écologique ». Or, il indiquait aussi que les études religieuses doivent contribuer à la déconstruction de cet anthropocentrisme :

What people do about their ecology depends on what they think about themselves in relation to things around them. Human ecology is deeply conditioned by beliefs about our nature and destiny – that is, by religion. . . More science and more technology are not going to get us out of the present ecological crisis until we find a new religion, or rethink our old one.

White 1967, 1205-1206

Ainsi, l’exégèse doit contribuer au développement d’un rapport plus sain avec l’environnement. Comme l’écrivait Robert David (1991, 60) il y a trente ans, « [l’exégèse], pour conserver sa pertinence, doit s’inscrire dans la mouvance des interrogations suscitées par les nouvelles situations sociales, au coeur des enjeux contemporains ». Bien entendu, les textes bibliques n’ont pas été écrits dans un contexte de changement climatique, de contamination généralisée des milieux naturels ou de l’âge anthropocène. Pourtant, des chercheurs ont commencé depuis quelques décennies à interpréter la Bible à partir des enjeux environnementaux. La recherche s’est surtout concentrée sur quelques textes bibliques qui traitent spécifiquement de thématique relative à la création (Gn 1-2 ; 6-9 ; Lv 25 ; Job 37-39 ; Ps 8, 19, 24, 98, 104 ; Is 9-11 ; Ez 36 ; Mt 6,28-30 ; Rm 8,18-23 ; Col 1 ; Ap 21-22). Cette pratique pose certains problèmes. Cette sélection trop étroite ne s’intéresse qu’à une infime partie des textes bibliques. Elle occulte les passages qui ne traitent pas directement du rapport à la nature. Aussi, plusieurs publications manquent de perspective critique dans le rapport à la Bible en formulant une écothéologie façonnée uniquement par les « pages vertes » de la Bible (Horrell 2010).

La recherche en études bibliques commence à peine à explorer les diverses façons d’interpréter la Bible à partir de préoccupation pour l’écologie. L’herméneutique écologique profite d’une grande flexibilité. Cet article utilise le cadre théorique développé par Norman Habel pour l’appliquer à un élément naturel qui peut être vu, non pas comme objet, mais comme sujet à part entière d’une communauté écologique. Cette pierre dressée a sa propre voix qui s’appuie sur ces propriétés intrinsèques : sa visibilité, sa longévité, sa stabilité, sa dureté et son aspect aniconique. Cette pierre relie à YHWH, mais aussi aux autres divinités. La perspective qu’elle offre est inclusive et invite à prendre en compte la communauté écologique dont elle est partie prenante : la pierre ne pointe pas seulement vers le ciel, mais aussi vers la terre. De la sorte, un objet naturel inanimé est conçu comme sujet investi d’une responsabilité analogue aux acteurs humains. La pierre résiste à la stratégie de stigmatisation de « l’autre » puisque, selon l’interprétation de Robert David, elle donne une place aux autres divinités dans une alliance avec YHWH et, selon l’interprétation proposée dans cet article, elle offre un espace aux éléments non humains dans cette alliance. La lecture de ce chapitre biblique avec son point de vue « minéral » conduit à une réorientation radicale qui nous aide à lire la « conquête » ou le « don » de la terre racontée en Josué, à contre-courant — en adoptant un regard critique par rapport à l’anthropocentrisme.