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1 Introduction

La violence dans les récits bibliques dérange. Elle n’y aurait pas sa place. On y a consacré une abondante littérature pour tenter de conjurer cette violence qui s’autorise au nom de Dieu, à défaut d’ostraciser ce « Dieu violent » comme l’avait fait Marcion dans l’antiquité chrétienne (Lieu 2020). La spirale de violence liée au radicalisme religieux qui ensanglante le monde depuis la première décennie de ce siècle nous fait prendre conscience de la dangerosité de nos herméneutiques des textes sacrés (Lohfink 1998). Les siècles antérieurs en portent la trace dans les conquêtes en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique et en Asie (Warrior 1991 ; Connor 2002 ; Anderson 2005).

Le livre biblique par excellence de la conquête, le livre de Josué, est indexé dans la recherche biblique comme illustrant parfaitement l’atrocité contre les nations cananéennes (Earl 2011). Une telle violence serait toutefois inacceptable, parce qu’elle légitimerait la rhétorique d’un « génocide[1] ». L’intérêt des chercheurs pour la question a porté essentiellement sur deux aspects : le récit de la conquête par les Israélites (dimension narrative) et l’ordre de YHWH d’exterminer les Cananéens (dimension normative). Or, la figure qui domine le livre d’un bout à l’autre, c’est Josué, le leader de cette communauté. Mais l’exégèse de cette figure s’est focalisée sur sa fonction de leader — « Amtseinsetzung » (Lohfink 1962) ou « leadership » (McCarthy 1971) — sans prêter attention à son rôle dans la violence racontée dans cette conquête[2].

Dans la présente étude en hommage à notre collègue, Robert David, on se propose d’interroger le profil éthique de ce héros, d’abord reconnu comme exemplaire au point de nourrir l’imaginaire des artistes (Cecchilli 1956 ; Kollwitz 1966), mais ensuite considéré, implicitement ou indirectement, génocidaire (Dawkins 2006 ; Earl 2010). La question qui traverse notre étude est la suivante : Comment s’explique ce changement de regard ? Pour y répondre, une autre la précède : Quelle relation Josué entretient-il avec la violence décriée par les interprètes ?

Pour y répondre, on se penchera tout d’abord (1) sur Josué, présenté comme leader-idéal par l’école deutéronomiste — avec Schäfer-Lichtenberger (1995, 190-224) —, et sur le récit en sa facture actuelle. On montrera ensuite (2) l’inattention des interprètes envers le responsable réel de la violence contre les Cananéens, violence qui se légitime au nom de YHWH. Or, le protagoniste est coupable, nous semble-t-il, car c’est lui qui interprète les paroles de YHWH et ordonne la violence. On fera enfin remarquer (3) qu’il n’est pas responsable, croyons-nous, car il agit selon les schèmes de la culture du Proche-Orient ancien. Cela nous renvoie dès lors à notre propre cécité sur la violence impensée de nos cultures respectives.

2 Le leader modèle

Développant son intérêt pour les figures de successeur, Christa Schäfer-Lichtenberger (1989, 198-222) a proposé une étude sur Josué et Salomon (1995) dans laquelle elle soutient que Josué acquiert une stature de successeur de Moïse et devient en conséquence le type idéal de leader israélite dont la conduite au quotidien sert de modèle à tous les dirigeants, parce que « ‘Josua’ ist Demonstration der Praktikabilität der Tora[3] » (Schäfer-Lichtenberger 1995, 371). Le récit de la conquête et de l’occupation de la terre de Canaan, dans la perspective théologique des deutéronomistes, servirait à l’illustrer, soutient Schäfer-Lichtenberger. Ainsi, Josué exemplifie la bonne gouvernance par la conformité de ses actions avec la Tora laissée par Moïse (voir Béré 2012, 30-39)[4]. On pourrait à la limite déduire, à la lumière de Jos 1,7, que tous les succès de Josué sont (implicitement) dus à sa fidélité à la Tora. Cette fidélité garantirait l’assistance constante de YHWH. Or, il y a bien eu des échecs dans les différents épisodes de la conquête (Jos 1–12). Comment le livre explique-t-il cela ?

Parcourir le récit de Josué à un premier degré comme à l’accoutumée ne laisse pas toujours percevoir l’art subtil dont fait preuve la narration lorsqu’elle évalue les situations jugées problématiques. On constate, en effet, deux approches à ces cas. La première concerne la présence des « étrangers[5] » au milieu des Israélites. Le simple fait de chercher à justifier leur présence indique qu’il y avait dans l’auditoire du récit une polémique à ce sujet. Ainsi, en Jos 2, Rahab et sa maison sont autorisées à « demeurer au milieu d’Israël » lorsque la ville de Jéricho fut détruite (cf. Jos 6,22-25). La justification repose sur deux principes fondamentaux : le serment ou parole donnée (š) par les émissaires/explorateurs avec YHWH pris à témoin (6,22 cf. 2,12-14) et la protection ou, mieux, l’hospitalité accordée aux émissaires de Josué (6,25). Ensuite, en Jos 9, les Gabaonites réussissent à déjouer la vigilance des Israélites, en se faisant passer pour des gens qui viennent de loin (cf. 9,7)[6]. Josué les reçoit et les interroge, mais le narrateur précise que les Israélites n’ont pas consulté YHWH (9,14). Josué fit la paix et conclut une alliance avec eux, afin qu’ils vivent (9,15). Le leader a visiblement fauté. Il a manqué de prudence. Le narrateur ajoutera pourtant : « et les responsables de l’assemblée leur en firent le serment (š) » (9,15b). À cause de ce serment au nom de YHWH, les Israélites ne pouvaient pas les « frapper », c’est-à-dire leur infliger la sanction extrême. Le murmure de la communauté signale qu’elle désapprouve le comportement des responsables (9,18). Tout compte fait, ce n’est pas Josué le fautif mais les responsables. Enfin, en Jos 14, Caleb, le Qenizzite, reçoit de Josué la bénédiction et même une portion de la terre en héritage : Hébron (14,13-14). La justification est donnée en Jos 14,9 : le serment fait (š) par Moïse à Caleb. En somme, Josué sort indemne du fait de la présence des Rahabites, des Gabaonites et des Calébites au milieu d’Israël. Le serment, dans les trois cas, découle de la confession de leur foi en YHWH, le Dieu d’Israël (Rahab en Jos 2,9 ; les Gabaonites en Jos 9,9 ; et Caleb en Jos 14,8.9)[7].

La deuxième approche concerne les Israélites en situation de désobéissance. Deux cas emblématiques l’illustrent. Tout d’abord, l’épisode d’Achan en Jos 7. Israël a failli. Le peuple a touché au ērem (c'est-à-dire l'interdit) préalablement ordonné par Josué, le leader (Jos 6,18). En introduisant ainsi le récit de la conquête de Aï, le narrateur prépare l’auditoire en lui fournissant, avant l’événement, la cause de l’échec de la guerre contre Aï (Jos 7,2-5). Ainsi, l’échec ne serait ni imputable, ni imputé à Josué qui aurait peut-être manqué de réalisme dans la décision de faire de la ville entière de Jéricho un ērem (cf. 6,17), mais peut-être aussi de stratégie pour motiver ses troupes[8]. C’est plutôt Achan qui est identifié et puni avec tous les siens et tous ses biens (Jos 7,16-26). Josué, une fois encore, est disculpé. Le second cas met en scène les tribus transjordaniennes. Celles-ci quittent Canaan pour habiter à l’est du Jourdain parce que c’est sur ordre de YHWH que Moïse leur a donné ce territoire comme patrimoine (cf. Jos 22,9 ; voir déjà en 1,12-15). Le besoin de justification, une fois encore, signale une « anomalie » et répond à la question de leur séparation d’avec les autres tribus. D’où l’épisode de la construction d’un autel monumental (Jos 22,10) pour marquer leur lien avec la terre de Canaan. Or, cet autel devient une pomme de discorde avec les tribus résidant dans le pays. Dans cet épisode, les tribus dénoncent une désobéissance (potentielle) à YHWH, susceptible de provoquer la colère de YHWH à l’exemple du crime de Péor encore dans les mémoires (Jos 22,17) et la désobéissance récente d’Achan (Jos 22,20). La médiation est assurée par Phinéas qui conduit la délégation pour instruire l’affaire (cf. 22,13). Josué est absent[9]. Si l’on considère que les tâches assignées à Josué sont achevées (21,43-45 cf. 1,1-9) ou si l’on estime que, par leur statut spécial, les tribus transjordaniennes relèveraient d’une double autorité, celle de Moïse et celle de Josué lui-même (22,1-6 cf. 1,12-18), alors son absence s’expliquerait[10]. Quoi qu’il en soit, Josué n’est pas tenu responsable. Il n’intervient pas dans la situation.

Ce parcours a mis en relief le soin pris par le narrateur pour présenter le leader sous un jour lumineux, toujours à l’abri de tout écart par rapport à la volonté de YHWH. Ce faisant, il révèle certaines valeurs intangibles. On aura noté, entre autres, le serment, dont il a été question plus haut, qui rend irréversibles l’action, et les instructions du leader, qui sont l’expression de la volonté de Dieu (cf. Jos 1,18). En réalité, c’est l’échec d’Aï qui permet à l’auditoire du récit de comprendre que l’instruction de Josué sur le ērem traduisait une volonté divine (6,18 ; 7,1)[11]. En attribuant la modification de cette instruction sur le butin à YHWH (Jos 8,2.27), le récit confirme la sacralité de la parole du leader (cf. Jos 1,18). Il en résulte que porter atteinte aux valeurs du serment et de la parole du leader serait une violence inacceptable, susceptible d’attirer sur Israël la colère de YHWH. Au fil du récit, Josué apparaît comme exemplaire en tout. Et bien que la conquête du pays soit inachevée, la voix divine l’en excuse en raison de son grand âge (Jos 13,1-6). Il peut passer à l’attribution des portions de la terre en héritage (Jos 13,7). Il ne s’approprie aucune portion de terre. Il la recevra des Israélites (Jos 19,49-50). Et enfin, il choisit, lui et sa maison, de servir YHWH (Jos 24,15). Le portrait du leader est parfait. Dans cette trajectoire se meut la lecture qu’en fait Butler, selon un autre mode argumentatif :

Joshua stands as the role model for all Israelite leaders after Moses, thus for all kings of Israel. Israel’s king was to be a leader of the nation in maintaining covenant expectations, in having personal trust in God, and in turning to God with heart, soul, strength, and mind. Thus Josh 1:7-8 places Joshua in daily devotion to the law of Moses, and Josh 8:30-35 and chaps. 23–24 show his leadership in covenant loyalty and renewal. Meanwhile, God fights for Israel.

In many ways the book of Joshua becomes a leadership manual for God’s people. Joshua is the paradigm of leadership. […] Joshua exemplifies the leader God’s people can trust no matter what the organizational system […] The role of the leader does matter. Israel can trust God to provide the leader they need

Butler 2014, 168-169

Ce portrait de Josué comme leader-modèle dressé par Butler passe sous silence la question de la violence (la guerre) dans le récit. Or, Butler la traite mais sans l’associer à Josué (Butler 2014, 353-358).

3 La violence inacceptable

Comme déjà rappelé, les interprètes du livre de Josué sont confrontés à la « violence inacceptable » du livre. Au regard des analyses que l’on vient de mener, on réalise que la notion de l’inacceptabilité a changé d’objet. Dieu n’est plus la victime que l’on offense en lui désobéissant. Ce sont des humains qui subissent la « violence inacceptable », c’est-à-dire les Cananéens envahis et massacrés sur leur propre terre. L’exégète ne prend plus le parti d’Israël, le peuple de Dieu. Elle ou il choisit le camp de tout humain et, en conséquence, relit le récit d’Israël à partir de l’« autre ». Qu’est-ce qui explique un tel changement de perspective ? Que s’est-il passé ?

3.1 Des arguments rejetés

La tâche de l’interprète biblique étant de « rendre raison » d’un texte qui fait autorité, les chercheurs ont produit une bonne gamme d’arguments pour expliquer et faire comprendre la présence de cette violence déployée au nom de Dieu. On en évoquera ici quelques-uns sans souci d’exhaustivité :

  • La conquête n’a pas été totale puisqu’elle est inachevée (cf. Jos 13,1.13 ; 15,63 ; 16,10 ; 17,12) ;

  • Israël est une petite nation bien faible qui construit son identité à travers cette modalité discursive ou narrative où le récit insiste sur « tout Israël » (Rowlett 1992 ; 1996) ;

  • Le langage du livre partage tout simplement l’idéologie de guerre du Proche-Orient ancien (Van Seters 1990 ; Younger 1990 ; Rowlett 1996 ; synthèse dans Römer 2005, 84-85 ; Dozeman 2015, 67-70) ;

  • Le texte de la stèle de Mesha, roi de Moab, datant du 9e siècle, montre bien la parenté de langage avec le milieu culturel (ANET 320-321 ; Younger 1990 ; Thelle 2007) ;

  • La conquête n’est, en fait, qu’une sorte de révolution qui renverse les régimes dictatoriaux (Brueggemann 2009, 30) ;

  • L’institution du ērem est une idéologie (religieuse) particulière de guerre ou de lutte contre le chaos en vue de restaurer l’ordre originel (voir par exemple Niditch 1993, 58-61 ; Crouch 2009, 178-189 ; Lyons 2010 ; de Prenter 2012 ; Dozeman 2015, 54-59) ;

  • La conquête n’a pas nécessairement eu lieu ; il est possible que la présence des Israélites soit due à une infiltration pacifique (voir la synthèse dans Bekkum 2011, 7-13) ;

  • Le récit de Josué n’a rien d’historique ; c’est de la simple fiction rédigée par l’école Deutéronomiste pour la propagande royale au temps de Josias (Nelson 1981 ; Römer 2005) ;

  • Les Cananéens, à la vérité, sont des Israélites ou des Judéens qui ne se conforment pas au pouvoir central et le récit vise à restaurer l’ordre (Rowlett 1992 ; 1996,12-13) ;

  • À l’aide des passages sur les Rahabites, les Qenizzites et les Gabaonites, le récit propose plusieurs modèles d’inclusion de l’étranger (Jenei 2019) ;

  • La violence ainsi que la terre sont à comprendre en un sens métaphorique (Schwienhorst-Schönberger 2012 ; Creach 2013).

Comment comprendre le rejet de ces arguments qui nous resituent dans les circonstances historiques de naissance de ces textes (Römer 2009, 14-15) ? Il nous semble qu’ils ne parlent pas à la raison mais davantage à l’affectivité blessée par l’expérience des peuples récepteurs de ce récit. Ce dernier fait écho à l’expérience des horreurs de la colonisation, des massacres basés sur la différence ethnique ou religieuse, ou des atrocités de l’esclavage et de génocides perpétrés au nom de Dieu[12]. En effet, dit Noort, « [t]he reception history from the Byzantine rulers via the Crusades up to the conquest of the Americas shows how these texts, and texts related to them, can become “Texts of Terror” » (Noort 2016, 190). Si Dieu n’est plus la victime d’actes de désobéissance (cf. Achan), il devient le coupable ou « l’infâme à écraser », pour reprendre la fameuse expression de Voltaire. Et pourtant, entre les Cananéens et YHWH, le Dieu d’Israël, il y a une figure intermédiaire : Josué. Dans son interprétation, Origène l’avait prise au sérieux en vertu de l’homonymie avec le nom de Jésus (Jaubert 1960)[13], nos appropriations modernes, en revanche, nous laissent face à des questions : Quel rôle assume Josué dans cette violence ? Quelle responsabilité lui incombe ? Le silence des exégètes laisse perplexe (Noort 1998 ; Dozeman 2017 ; Sicre 2002). Est-ce parce que la figure revêt une dimension énigmatique en ce qu’elle n’a pas de consistance historique en ce qui concerne ses liens de famille (épouse, enfants, etc.) ? (Sicre 2002)

3.2 Serviteur d’un Dieu ordonnateur de violence

Josué est le serviteur de YHWH (Jos 24,29), un Dieu qui, dans le récit de la conquête, ne pose en réalité aucun problème. Le récit parle de lui dans un langage d’époque. Mais l’image de ce Dieu guerrier entre en dissonance avec notre perception de ce que la divinité devrait être (Römer 2009, 80-94). Pourtant, on répète à souhait qu’il s’agit d’un dieu sanguinaire qui ordonne le massacre des innocents Cananéens. C’est là une thèse massivement répétée qui nous semble aussi poser problème. Faire l’apologie du Dieu du livre ou proposer de distinguer ce « dieu textuel » du « dieu réel » (Dallaire 2015) n’est nullement l’objectif que nous visons. Nous invitons, en revanche, à regarder de près le texte lui-même. La première démarche qui s’impose est de vérifier les dires de YHWH dans le livre. Ce préalable n’est pas sans soulever quelques difficultés, car les différentes voix dans le récit biblique, à travers les personnages, ne sont généralement pas considérées dans leur spécificité. Tout semble ravalé au niveau d’un discours informatif et non communicatif. C’est là faire du tort à l’art de la communication à l’oeuvre dans ces textes. Faire parler le personnage divin n’est pas innocent. On prendra très au sérieux cette approche dans l’examen des quatorze occurrences des discours directs de YHWH qui jalonnent le parcours de Josué (1,1b-9 ; 3,7-8 ; 4,2-3 ; 4,16 ; 5,2 ; 5,15 ; 6,2-5 ; 7,10-15 ; 8,1-2 ; 8,18 ; 10,8 ; 11,6 ; 13,1-7 ; 20,1-7).

L’analyse détaillée de ces discours nous éloignerait de notre propos. À l’aide de quelques remarques susceptibles de nous aider à entrer dans le débat sur YHWH, le Dieu que sert Josué, nous verrons que la relation entre le leader et son Dieu est rigoureusement construite (voir Béré 2012). YHWH, le Dieu d’Israël, parle exclusivement à Josué, le leader, et à nul autre. Entre YHWH et Israël, Josué assure l’intermédiation. C’est lui qui transmet/traduit au peuple la volonté de son Dieu. Cette exclusivité invite déjà à examiner les paroles qui s’échangent entre eux. Un premier constat, déjà remarqué par W. Brueggemann (2009), c’est qu’en aucun discours direct YHWH n’ordonne la violence, excepté peut-être en 11,6. On y lit ceci : « wy’mr yhwh ’l-yhwš‘ ’l-tyr’ mpnyhm ky-mr k‘t hz’t ’ny ntn ’t-klm llym lny yśr’l ’t-swsyhm t‘qr w’t-mrkḇtyhm tśr b’š ». Comment traduire cette phrase ? On pourrait substantiellement proposer ceci : « Et YHWH dit à Josué : “Ne prends pas peur devant eux, car demain, à pareille heure, moi je les livre tous, llym, devant Israël ; tu couperas les jarrets de leurs chevaux et tu brûleras leurs chars.” » Le seul terme explicite sur la violence à infliger à tous les ennemis d’Israël n’est pas traduit à dessein. Car il ne va pas de soi de l’entendre comme on le fait souvent. Il y a en effet une équivalence terminologique entre la version grecque ou les traductions modernes avec l’hébreu, à l’exception du mot « llym » rendu par « tetropōmenous » (LXX), « tués » (Traduction Oecuménique de la Bible), « slain » (New Reverse Standard Version), « erschlagen » (Einheitübersetzung). Le grec parle de « mettre en fuite », et les traductions modernes de « morts ». Le caractère exceptionnel de ce terme susceptible d’induire une action violente requiert une analyse sémantique bien serrée. On a exposé les lecteurs modernes à un véritable glissement sémantique, compréhensible dans le contexte de la guerre (Clines 2020, 32)[14].

Pour esquisser une interprétation du terme ll, observons que, dans le contexte restreint (11,6), trois niveaux d’êtres sont considérés : humains (cf. 11,3 : Cananéens, Amorites, Hittites, Perizzites, Jébusites, et Hivvites), animaux (chevaux cf. 11,4) et objets inanimés (chars cf. 11,4). L’interprétation habituelle laisse entendre que YHWH demande à Josué de « tuer » les ennemis, de couper les jarrets des chevaux, sans les tuer, et de brûler les chars. Autrement dit, les instruments de guerre devront être mis hors d’usage. Les chevaux deviendraient impropres pour la guerre et les chars seraient réduits en cendre. Or, plus loin, le narrateur confirme l’exécution de l’instruction divine par Josué : les jarrets des chevaux sont effectivement coupés et les chars brûlés (11,9). Qu’en est-il des humains ? Le parallélisme entre l’ordre (v. 6) et l’accomplissement (v. 9) est rompu. En fait, YHWH s’était réservé le sort des humains (« Moi je les livre… »). Et selon la version grecque, il a pris sur lui de les mettre en déroute. On pourrait objecter que Josué et sa troupe sont le nécessaire moyen d’action de Dieu contre les ennemis de son peuple. En réalité, comme l’atteste le récit de Jos 10,10-11, YHWH peut bien se passer d’eux et mettre l’ennemi en déroute (voir Seibert 2012).

C’est dans le contexte plus large du livre que l’on acquiert une meilleure compréhension de cette nuance. Dans les autres adresses de YHWH à Josué, l’expression par laquelle Dieu promet de livrer à Josué ses ennemis est « ntn byḏ » en ses diverses variations (cf. 6,2 ; 8,1 ; 8,18 ; 10,8) et non « ntnlny » (11,6). On peut s’en faire une idée par la mise en parallèle des occurrences dans le tableau synoptique suivant :

-> Voir la liste des tableaux

La différence de formulation pointe vers une différence de signification. La première expression, tout d’abord, indique tout simplement, nous semble-t-il, que les ennemis seront sous le pouvoir ou l’autorité de Josué. Ce sont respectivement la ville de Jéricho, son roi et sa population (6,2) ; la ville d’Aï, son roi et sa population (8,1 ; cf. 8,18) ; et la coalition des rois du sud autour de Adoni-Zedeq, roi de Jérusalem (10,8). Être sous l’autorité (byḏ) de Josué ne signifie pas qu’ils doivent être massacrés mais soumis. L’auditeur du récit constate alors une sorte de « réticence rhétorique[15] » de la part du scribe à faire provenir de YHWH l’ordre direct de massacrer les Cananéens, contrairement aux ordres explicites de Josué. Si l’on ajoute ce constat au fait que le sort des Cananéens, Amorites, Hittites, Perizzites, Jébusites, et Hivvites en 11,6 n’était pas du ressort de Josué, on pourrait conclure que ce dernier a agi de sa propre initiative[16]. Mais une fois de plus, dans la notice finale de la conquête, le narrateur impute l’ultime responsabilité à YHWH par l’intermédiaire de Moïse, de sorte que Josué ne fut qu’un fidèle exécutant qui, en tout, s’est conformé à ce qui lui avait été ordonné (cf. 11,15).

3.3 La responsabilité du leader

Nos analyses jusque-là nous ont révélé l’art du livre à ne jamais incriminer Josué, le serviteur de YHWH. La littérature exégétique a, elle aussi, globalement passé sous silence la responsabilité du leader. Or, le sort infligé aux ennemis est le fait de Josué, mais légitimé par la référence à YHWH dont le leader est le seul interlocuteur. Si certains exégètes se sont intéressés à la théologie du leadership dans le livre de Josué (Lohfink 1962 ; McCarthy 1971 ; Noort 2004), le rapport entre le leader et la violence perpétrée contre les Cananéens n’a pas fait l’objet de sérieux examens. Le chantier demeure ouvert et à approfondir. L’interprétation des paroles de YHWH par Josué joue un rôle majeur dans la compréhension de la violence ou des acteurs de la violence. Lorsque YHWH promet à Josué de mettre les ennemis entre ses mains, qu’est-ce que le leader entend ? Comment interprète-t-il cette promesse ?

Dans l’épisode de la guerre contre Aï (Jos 7,1-8,29), l’échec de la première bataille permet au narrateur de dévoiler la compréhension qu’a Josué de l’exercice de son autorité sur l’ennemi. Dans sa rhétorique de lamentation adressée à YHWH, il utilise l’expression « nous livrer à la main (byḏ) des Amorites » (Jos 7,7), assortie de la description du sort réservé à l’ennemi ainsi soumis : « nous détruire » (v. 7) ; « Israël a tourné la nuque à ses ennemis » (v. 8) ; « effacer notre nom de la terre (ou du pays) » (v. 9). En substance, être livré à l’ennemi équivaut, pour Josué, à subir le sort qu’il décrit. Ce que redoute ainsi le leader des tribus d’Israël traduit précisément le destin qu’il inflige aux nations ennemies. C’est notre conviction que l’écart entre les paroles de YHWH et les ordres de Josué s’explique par ce que la culture du leader, c’est-à-dire celle des scribes en réalité, prévoit en matière de guerre de conquête (Rowlett 1996). Il n’est pas un simple exécutant impersonnel des instructions de YHWH, dont les instructions, du reste, se limitent à la promesse de la victoire sur l’ennemi. Et pourtant, le Dieu de Josué, et non pas ce dernier, a longtemps été dans la ligne de mire des exégètes (Collins 2014).

4 Coupable, mais non responsable : l’enjeu de la culture

Il serait bien avisé de se pencher sur la mise en valeur du rôle de Josué en tant que leader conquérant d’une part, afin de déceler notre manière de lire le récit du livre, et, d’autre part, afin de prendre conscience des schèmes culturels à l’oeuvre dans tout agir humain, aussi bien d’hier que d’aujourd’hui..

4.1 Notre manière de lire

Si Josué est tributaire de la culture de son époque qu’il traduit dans les ordres qu’il donne à ses troupes, comment alors expliquer l’imputation de la responsabilité du massacre des nations qui sont dans la terre au Dieu du livre ? Le traitement du récit de Josué semble jouer de manière générale en sa défaveur. En effet, deux données empêchent de respecter le projet narratif propre du livre : la théorie de l’Histoire Deutéronomiste de Martin Noth et ses avatars, et la promesse de la terre à Abraham dans le livre de la Genèse (Gn 15,18 ; 17,8). De manière encore plus précise, la conjonction Deutéronome-Josué comme une oeuvre en deux tomes y est pour beaucoup. Leurs genres littéraires respectifs ont donné lieu à l’interprétation du second (narratif) par le premier (normatif)[17].

À la différence d’autres interprètes, J. J. Collins le formule avec précision :

According to Deuteronomy 7:1-6, Moses had conveyed to the Israelites a divine command […]. The Book of Joshua gives at least an initial impression that the Israelites substantially carried out the command […]. The command and its fulfillment are offensive to modern sensibilities, on several grounds — the basic injustice of seizing other people’s land by violent means, the excessive violence, the lack of moral concern for the Canaanites.

Collins 2014, 218

Généralement, en effet, les lois de Dt 7,1-6 et 20,15-18 servent à interpréter les récits de guerre en Jos 6–11. Une analyse rigoureuse montre bien que le leader n’applique pas ces lois de Moïse, du moins dans la manière dont le récit se construit avec les constantes références à Moïse, comme le fait remarquer du reste Collins.

4.2 Les schèmes culturels

Indépendamment du rapport Deutéronome–Josué, les apports de Younger (1990) et Rowlett (1996) ont bien montré les conventions culturelles du Proche-Orient ancien, en particulier de la rhétorique assyrienne. Il ne s’agit pas ici de reprendre les éléments caractéristiques de la rhétorique de la conquête de cette aire culturelle (voir Römer 2005, 84-86), mais de comprendre ce que cela suggère des schèmes culturels du leader. À travers les paroles et actions de Josué qui interprète les instructions de YHWH et donne des ordres à son peuple se dévoilent des schèmes culturels. Le recours par exemple à une valeur transcendante qui légitime l’action du leader se manifeste ici par la divinité du peuple : YHWH. Cette valeur première devenue absolue peut engendrer la violence dans les relations intercommunautaires. Or, on le sait, le leader doit incarner les valeurs reconnues par sa communauté.

Cette valeur transcendante qui sert de pôle fédérateur des membres d’une communauté et qu’incarne le leader se retrouve dans toute communauté humaine, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. La fonction d’exclusion ou d’inclusion d’une telle valeur peut véhiculer son lot inavoué de violence[18], car la culture fonctionne comme un script avec ses angles morts . Suivre les actions et paroles de Josué conscients de la nécessité de corriger certaines dimensions de sa culture et des nôtres pourrait nous ouvrir un meilleur accès au leader. Il y a en définitive un enjeu interculturel, une interaction entre au moins deux cultures, celle du texte et celles des lecteurs et lectrices. En cela, les considérations de Prior sont instructives :

Reading Joshua forces us to grapple with issues of ‘power’ and ‘the other’. It is an uncomfortable reading. Perhaps we are not as distant from the mind-set of Joshua as we would prefer. We may well be benefiting economically and politically, for instance, […] from atrocities carried out in our name, from the coercion of a globalizing market-driven economy. Also, many of us, perhaps unconsciously, may be engaged in prejudicial categorizing. Reading Joshua forces us to re-read our own place in our strife-torn world.

Prior 2006, 40 ; voir dans le même sens Kuan 2009, 202 cité par Dallaire 2015, 72

Si en contemplant la figure de Josué, le héros du livre éponyme, nous parvenons à prendre conscience que « we are not as distant from the mind-set of Joshua as we would prefer », alors un travail sur nous-mêmes commencerait et le récit aurait atteint son objectif. En adaptant les propos de Wénin à notre objet, nous dirions que la figure de Josué « invite le lecteur à traverser sans cesse ses propres images approximatives de Dieu, ses représentations déformées dont [le leader] lui renvoie le reflet » (cf. Wénin 2011, 65).

5 Conclusion

La présente contribution s’est proposé de donner un aperçu de l’évaluation éthique de Josué, le leader des Israélites, dans le récit éponyme. L’image de leader modèle, sans reproche, construite par le récit et élaborée par l’exégèse moderne (McCarthy ; Schäfer-Lichtenberger) entre en dissonance avec la conscience éthique de notre époque, témoin des atrocités de l’esclavage, de la colonisation et des multiples génocides. Le refus de la violence dans le livre de Josué a pris pour cible Dieu, le « commanditaire », et son peuple envahisseur. Le leader est épargné. En reprenant l’analyse, nous avons constaté une sorte de rhétorique de réticence grâce à laquelle YHWH n’ordonne aucun massacre des nations. Josué, le seul interlocuteur de YHWH, a reçu les ordres de ce dernier et les a traduits dans ses schèmes culturels du Proche-Orient ancien. Bien que la culture soit le produit des sociétés humaines, le conditionnement culturel est une réalité qui fonctionne souvent comme un impensé de l’agir humain. Aussi avons-nous considéré qu’on pourrait, à l’aune de la conscience actuelle du rapport à la violence, dire que Josué, le leader conquérant, est bien coupable de la violence qu’il inflige aux rois et villes de Canaan, mais qu’il bénéficie de circonstances atténuantes : la culture de son époque.

La leçon d’un tel parcours ne devrait pas conduire au rejet du récit et à la remise en cause de la présence d’une figure comme celle de Josué dans les textes sacrés. Acceptés dans leur différence, Josué et le récit du livre éponyme peuvent servir de miroir sur l’interaction entre le script culturel et l’action humaine. Le protagoniste de ce livre biblique nous renvoie à notre propre violence impensée et culturellement construite qui commande notre agir comme un angle mort. Par le jeu de la différence culturelle, nous réalisons l’enjeu de l’interaction bienveillante entre cultures, car elle nous révèle, certes les lumières, mais aussi les ombres que chacune d’elles véhicule. Plus que quiconque, un leader dont la mission est de conduire une communauté humaine se doit d’être au clair avec cette dimension latente.