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[Au sujet du Livre de Josué.] Malgré ces importantes réserves quant à l’historicité du contenu du livre et sans négliger l’aspect propagandiste de plusieurs de ses revendications, une chose est certaine : il s’agit sans conteste d’un plaidoyer en faveur d’une confiance absolue à mettre en Yhwh, le Dieu qui sauve et qui accompagne son peuple dans toutes ses actions. C’est, à proprement parler, un livre qui invite le lecteur à passer de l’historique au théologique. Il y est constamment sollicité à chercher, au coeur de l’activité humaine quotidienne, les interpellations de Yhwh, à marcher dans ses voies, à lui rester lié. Au-delà ou en deçà de son aspect guerrier rébarbatif, Josué est le témoin d’une foi qui cherche à se dire au coeur d’une histoire à faire ou à inventer

David 2001e, 2773, je souligne

Lorsque l’idée a surgi de rendre hommage à notre collègue Robert David en lui dédiant un numéro de la revue – dont il a été un des fondateurs, occupant longtemps le poste de secrétaire –, aussitôt, le projet d’une thématique centrée sur le livre biblique de Josué s’est esquissé. J’aimerais revenir ici sur le parcours universitaire du professeur David (scandé par un retour récurrent à Josué) et sur l’impertinence (ou la pertinence) de revisiter le sixième livre de la Bible. Il s’agira en quelque sorte de commenter la citation liminaire… de ce liminaire.

1 Parcours de Robert David

Robert David a commencé son enseignement à l’Université de Montréal en 1977, puis est devenu professeur en 1988. Il a pris sa retraite en juin 2015 – comme le temps passe vite ! Comment résumer un tel parcours en quelques lignes ? Autrement dit, comment interpréter la bibliographie du collègue qu’on retrouve en ouverture du présent numéro[1] ? Je discerne une orientation de fond et quatre fils conducteurs qui témoignent d’une grande cohérence et d’un souci herméneutique constant.

La posture herméneutique fondamentale de David me semble assez bien cristallisée dans les citations suivantes :

Il est essentiel de poser de nouvelles questions aux textes bibliques, dans une perspective qui tienne compte à la fois de 1’apport d'études exégétiques menées dans ce secteur depuis plusieurs décennies, et de perspectives théologiques contemporaines.

David 1998b, 36-37

Je pense en particulier à l’obligation qui nous est faite, sous peine de nous éloigner de nos contemporains et de devenir impertinents (irrelevant), de réinterpréter l’ensemble de la tradition biblique dans des catégories métaphysiques et cosmologiques qui correspondent à celles du XXIe siècle.

David 2002, 319

Pour David, il s’est agi, non pas de répéter les mots de nos ancêtres dans la foi – fut-ce les mots de la Bible – mais, en essayant de comprendre l’expérience religieuse ou spirituelle qu’essaient de dire ces mots, d’établir un pont entre cette expérience et la nôtre, expériences nécessairement analogues car profondément humaines, par leur quête de sens. Il s’est agi d’oser à notre tour placer des mots sur notre expérience mais dans le cadre d’une épistémologie propre à notre époque et donc compréhensible pour nos contemporains.

On comprend alors aisément pourquoi le premier fil conducteur des études exégétiques de David – ici on devrait peut-être plutôt parler de ligne de force – soit d’inscrire sa lecture des textes bibliques dans le cadre de la philosophie processuelle – essentiellement dans la ligne du philosophe Alfred North Whitehead (1861-1947) (Whitehead 1993 [anglais 1933] ; Whitehead 1995 [anglais 1929]) – et de ses adaptations à la théologie, proposées entre autres par Charles Hartshorne (1897-2000) et John B. Cobb (né en 1925), et en français, par André Gounelle (né en 1933)[2]. L’article « Théologie du process » sur Wikipedia résume correctement les tenants et aboutissants de l’épistémologie processuelle :

La théologie du process (ou parfois francisée comme « théologie du processus ») est une approche théologique du monde issue de la cosmologie découlant des acquis des sciences contemporaines de la nature, notamment la théorie de la relativité, la théorie de l'évolution biologique et la physique des quanta. […] La cosmologie de Whitehead, qui s'appuie sur une méditation philosophique des sciences de la nature, affirme que la réalité est dans un processus constant de flux et de changement dont chaque élément réunit à la fois du matériel et du sensoriel. […] La question de Dieu, de plus en plus présente au fur et à mesure de l'évolution de la pensée de Whitehead, devient centrale dans Procès et réalité [Whitehead 1995 (anglais 1929)]. C'est la raison pour laquelle elle a induit une réflexion théologique profondément nouvelle. […] La théologie du process exerce un regard critique […] sur la dogmatique chrétienne traditionnelle. Elle interroge, par exemple, les attributs associés au Dieu occidental comme la causalité, l'immuabilité, l'omnipotence, l'omniscience […].

Wikipedia 2023

Dès 1991, s’interrogeant sur la manière de relire les récits d’origine de Gn 1–11 dans le cadre du contexte de la crise écologique, David propose d’adopter pour ce faire le cadre cosmologique du procès – une description qui recoupe et complète celle que je viens de citer :

Prenant leurs distances d'avec les concepts d'être, de substance et d'essence, hérités de la pensée aristotélicienne, les théologiens de la Process Theology mettent plutôt l'accent sur l’immanence de Dieu, sur son implication dans le monde et sur ses relations avec l'univers et l'homme dans un processus d'actualisation permanent. Pour eux, Dieu n'est pas dépourvu de relations au monde et ce qui prime dans l'existence humaine, ce sont les relations avec Dieu et avec les autres. L'humain est donc compris comme appartenant essentiellement à une communauté.

Sans nier les caractéristiques abstraites de Dieu associées aux notions d'éternité, d'absolu, d'indépendance, d'inaltérité, la Process Theology insiste plutôt sur l'actualité concrète de Dieu par laquelle il se montre temporel, relationnel, dépendant et en perpétuel changement.

David 1991, 284

Au fil des ans, David tisse sa toile, appliquant la perspective processuelle à différentes thématiques, à l’occasion de « commandes » exégétiques : récits des origine (David 1991) et création (David 1994a ; 2001b), messianisme (1998b), liberté et (in)déterminisme (David 2001c ; 2006b), expérience de l’exil (David 2004), récits de vocation (David 2005a). Sans oublier deux recensions, des livres de Denis Hurtubise (David 2001g) et d’Isabelle Stengers (David 2005e). Il met aussi sur pied Nexus (Groupe de recherche théorique et pratique en exégèse du procès), dont on retrouve encore la page de présentation sur le web (David 2007a-b). Ce labeur culmine en 2006 par la publication de la monographie Déli_L’ÉCRITURE. Paramètres théoriques et pratiques d’herméneutique du procès (David 2006), qui « allie une présentation théorique de concepts d’herméneutique issus de la pensée du procès à une démarche systématique d’analyse des textes de l’ÉCRITURE », à partir du cas de Ex 32 (David 2007b). Cette présentation théorique et pratique fut plus tard complétée par un article plus synthétique (David 2016). La démarche exégétique processuelle est résumée sur la page de Nexus – démarche qui se veut particulièrement attentive aux « questions de pouvoir, de théodicée et d’interventions divines », ainsi qu’aux représentations cosmologiques (David 2007a).

David a dirigé quatre mémoires de maîtrise et un doctorat portant spécifiquement le sceau de l’approche process. Mais il était quelque peu isolé dans les cercles francophones exégétiques (le seul de son espèce, à ma connaissance), théologiques ou philosophiques (avec les exceptions d’André Gounelle, de Michel Weber, d’Isabelle Stengers et de Denis Hurtubise, notamment). Puisque si peu d’exégètes ou théologiens francophones s’intéressent au procès, l’idée d’un numéro qui honorerait Robert David à partir de cette thématique a été mise sur la touche[3].

Le deuxième fil conducteur du parcours de notre collègue est le Livre de Josué – d’où le présent numéro. Il a amorcé sa formation en exégèse par un mémoire et une thèse (David 1980 ; 1987) qui portaient sur la conquête du sud de la Palestine par les Israélites, d’où est tiré un article (David 1990). Par la suite, il traduira et annotera pour la Bible Nouvelle Traduction l’ensemble du livre – un travail de fond (David 2001d-e). En filigrane s’y profile l’approche processuelle, particulièrement dans la conclusion de sa présentation du livre citée en tête du présent article, où je soulignais les accents processuels de la pensée : le lecteur, la lectrice « y est constamment sollicité[.e] à chercher, au coeur de l’activité humaine quotidienne, les interpellations de Yhwh » ; car l’expérience religieuse est « une foi qui cherche à se dire au coeur d’une histoire à faire ou à inventer » (David 2001e, 2773). Il reviendra encore sur Josué dans une étude portant sur l’ironie en Jos 24 (David 2008a). Ne manquerait, pour boucler la boucle, qu’un commentaire processuel de Josué.

Les deux derniers fils conducteurs ont laissé moins de traces dans les publications mais ont constitué comme le soubassement de la recherche processuelle en même temps que le coeur de son enseignement – car l’exégèse processuelle doit s’appuyer sur un examen du réel historique et textuel. Ainsi, l’archéologie biblique a été une passion de David, qui s’est investi entre autres dans l’organisation de stages (Sauvé 2001, 362-364) et n’a cessé de se maintenir à jour sur les rapports controversés entre texte biblique et fouilles archéologiques (David 2013). Ensuite, en enseignant régulièrement l’hébreu biblique, David a fait sienne l’approche syntaxique d’un Alviero Niccacci (Niccacci 1990), mise à contribution pour la Bible Nouvelle Traduction et présentée ou mise de l’avant dans quelques productions exégétiques (David 2005d ; 2008a ; 2015).

Enfin, soulignons un dernier chantier survenu sur le tard, quelque peu ad hoc, toujours en voie de publication, autour de la traduction et du commentaire des pesharim de Qumrân[4] (spécialement le pesher d’Habacuc) dans la collection « La Bibliothèque de Qumrân » au Cerf (avec une étude préliminaire : David et Bellavance 2011 ; 2014).

2 Impertinence d’un livre biblique

Le Livre de Josué relate des scènes de violence, de guerre et de destruction – voire d’extermination ou de génocide. Certaines de ces descriptions choquent ou entrent en conflit avec les valeurs contemporaines. Les actions attribuées à Josué et aux Israélites, comme la destruction de villes entières ou les ordres d'élimination totale des populations ennemies, soulèvent des questions éthiques et théologiques complexes. Comment la Bible – voire Dieu lui-même – peut-elle cautionner une telle violence ? Pourquoi y a-t-il un livre biblique associé à la conquête ?

La question est loin d’être nouvelle, mais elle ne cesse d’être réitérée et constitue le problème fondamental du livre biblique. « Que faut-il faire aujourd'hui de tels textes, qui de surcroît définissent l'identité d'une communauté par l'exclusion, sinon par la destruction des autres ? » (Römer 1998, 18 ; à nouveau Römer 2018). Encore l’an dernier, en août 2022, le congrès biennal de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (ACFEB) avait pour thème « Quand la Bible parle avec violence : que faire des textes violents dans la réflexion théologique et pastorale ? » et deux interventions y traitaient du Livre de Josué (Abadie 2022 ; Berthelot 2022 )[5].

Comme le dit David (2001e, 2773) dans la citation en tête du présent article, l’archéologie met en doute depuis longtemps l’historicité des événements relatés dans le récit biblique, qui serait plutôt une rhétorique de type « propagande » (voir aussi Römer 1998) : à l’époque du roi Josias (régnant de 639 à 609 AEC), on aurait inventé un geste de conquête pour légitimer l’idéologie politique d’un « empire » israélite – en reprenant à rebours la rhétorique stéréotypée des empires assyrien (et bientôt) babyloniens desquels Israël avait souffert. Autrement dit, un peuple opprimé reprenait le discours de l’oppresseur en le retournant contre lui. Mais à la suite de l’échec et de la mort tragique de Josias, puis de la destruction subséquente de Jérusalem, suivie de l’exil, on aurait corrigé le ton impérialiste du récit de conquête (Jos 2–12) puis de la répartition du territoire (Jos 13–22), en l’encadrant par deux discours de Josué (Jos 1 et Jos 23) où le chef militaire prend plutôt la posture d’un rabbin (Römer 1998, 18) – particulièrement Jos 1,7-8[6] – et où l’identité d’Israël se centre désormais sur la Torah (dans le prolongement du discours de Moïse en Dt). D’ailleurs, en excluant Josué de la Torah, le Canon hébraïque refuse de faire de Josué le seul accomplissement possible des promesses faites aux pères et renouvelées au désert à Moïse : « l'accomplissement de cette promesse reste ouvert et chaque lecteur est invité à réfléchir sur l'interprétation de cette donne. En excluant Josué de la première partie de la Bible, le judaïsme a “dévalorisé” la revendication du pays par des récits de guerre et d'extermination » (Römer 1998, 18 ; voir aussi Trigano 2004, 15).

Certes, mais encore ? On peut bien affirmer que la conquête (et l’anathème supposée l’accompagner) n’a jamais existé historiquement ; qu’il s’agit d’un récit de propagande ou d’un sursaut face à l’impérialisme étranger subi par Israël ; que Josué n’est pas la clôture d’un « hexateuque » (en contraste avec le « Pentateuque » - Torah), et donc n’est pas l’accomplissement de la promesse d’une terre ; que pour Israël, l’identité nomiste (la Loi-Torah) l’emporte sur l’identité territoriale – il n’en demeure pas moins que Josué met en scène un impératif d’anathème cautionné par Dieu, exigé par lui[7]. Autrement dit, la contextualisation historique, si elle est essentielle, suggestive et nécessaire, s’avère insuffisante ; elle ne devrait pas à mon sens édulcorer la question théologico-narrative – édulcoration que me paraît illustrer la citation suivante, malgré tout son bien-fondé historique :

Cette coloration violente de Yhwh doit sans nul doute être déplorée, mais elle fait partie des différentes manières dont Israël a dit sa foi en son Dieu au fil des siècles. Par conséquent, le lecteur moderne doit toujours garder à l’esprit qu’il s’agit d’une écriture hyperbolique standardisée qui reflète un langage, le langage des récits de conquête. Décontextualiser ces textes violents serait faire violence au texte

Butticaz 2002, 427, je souligne

Comme le dit encore David (2001e, 2773) dans la citation liminaire, Josué est « un livre qui invite le lecteur à passer de l’historique au théologique ». Voilà bien l’enjeu : comment opérer ce passage ? Comment faire théologie avec la mise en intrigue du livre (Earl 2010) ? Déjà, Auzou (1964) osait parler du « don d’une conquête » dans le cadre d’une alliance où l’initiative demeure à Dieu mais où l’humain doit totalement s’impliquer. Récemment, on a pu « régler » le problème en affirmant qu’il fallait bien que la promesse se réalise – la transcendance divine se situant en-deçà des considérations éthiques (Trimm 2022). Il aurait été intéressant de voir comment David aurait pu lire Josué dans une perspective processuelle, où Dieu, Josué et Israël se livrent à un tango dont l’issue n’est pas à l’avance convenue. Mais pour lors, mon insistance serait plutôt celle-ci : avant de trouver une théo-logie qui exonère le personnage divin, sommes-nous capables d’affronter dans toute sa radicalité la question : Conquête ?

J’illustrerai rapidement le problème par l’intrigue de l’anathème (ḥerem), scandée par les citations suivantes[8] :

Josué dit au peuple : « Poussez une clameur, le Seigneur vous a livré la ville ! La ville sera vouée à l’anathème pour le Seigneur, elle et tout ce qui s’y trouve. Seule vivra Rahab, la prostituée, elle et tous ceux qui seront avec elle dans la maison, car elle a caché les messagers que nous avons envoyés. Mais vous, veillez à éviter l’anathème, de peur que, prenant de ce qui est anathème, vous ne rendiez anathème le camp d’Israël et n’y semiez la confusion. L’argent, l’or, les objets de bronze et de fer, tout sera consacré au Seigneur et entrera dans le trésor du Seigneur. »

Jos 6,16-19

[Dieu parle.] Israël a péché ; ils ont transgressé l’alliance que je leur avais prescrite, et même ils ont pris ce qui était voué à l’anathème, ils l’ont volé, dissimulé et mis dans leurs affaires. Les fils d’Israël ne pourront pas faire face à leurs ennemis, ils battront en retraite : à présent, ils sont devenus anathèmes. Je cesserai d’être avec vous si vous n’éliminez pas du milieu de vous celui qui est devenu anathème.

Jos 7,11-12

[À propos des Cananéens.] En effet, le Seigneur avait fait en sorte qu’ils s’obstinent pour qu’ils engagent la guerre contre Israël, afin de les vouer à l’anathème, sans leur faire grâce. C’était afin de les anéantir, comme le Seigneur l’avait ordonné à Moïse.

11,20

Ces extraits de Josué appellent trois remarques. Premièrement, l’anathème est d’abord présenté comme une consigne de Josué qu’il prend de sa propre initiative (Jos 6)[9] et ce n’est que subséquemment que le Seigneur constate le manquement à l’anathème et le condamne comme rupture de l’alliance (Jos 7). Première ambiguïté : la consigne est-elle celle des humains ou celle de Dieu ? Deuxièmement, lorsqu’Israël refuse de pratiquer l’anathème, lorsqu’il manque à l’anathème, il devient lui-même anathème. On apprend qu’un Israélite du nom de Akane s’est approprié une part du butin, ce qui inhibe la puissance conquérante de tout le peuple, qui connaît l’échec jusqu’à ce que le coupable soit identifié et puni – en Jos 11, la force militaire d’Israël est redevenue irrésistible. Deuxième ambiguïté : Israël peut devenir, lui aussi, anathème s’il ne respecte pas l’alliance (et le deviendra de manière radicale, selon la théologie de l’historien deutéronomiste, lors de la destruction de Jérusalem par les Babyloniens, en 586 AEC[10]). Troisièmement, l’anathème est avant tout fonction de l’alliance (malgré nos réticences éthiques contemporaines) et constitue un test pour Israël, de par son caractère éminemment paradoxal : une guerre de conquête sans butin ni esclaves. Troisième ambiguïté : Dieu donne sans donner. Serait-ce pour dire que l’alliance ne se situe pas dans la logique du donnant-donnant mais simplement dans celle de la relation ?

Bref, la question théologique posée par le erem est redoutable et se démultiplie en de nombreuses sous-questions. Les auteurs juifs de l’Antiquité ne s’y étaient pas trompés, qui avaient déjà identifié le problème et avaient esquissé quelques réponses (Berthelot 2022)(voir aussi Krygier 2004) : 1/ justification éthico-religieuse (les Cananéens coupables d’abominations morales liées à leurs cultes idolâtres – y compris l’anthropophagie et le refus de conclure la paix avec Israël) ; 2/ justification historico-juridique (la terre appartenant à Israël a été usurpée par les Cananéens) ; 3/ justification théologique (une décision divine ne saurait être contestée).

Tout cela étant posé, demeure l’éléphant dans la pièce. Dans l’histoire – et encore aujourd’hui – Josué a constitué la justification de nombreux impérialismes (les croisades, la colonisation de l’Amérique du Nord, l’apartheid en Afrique du Sud). Ainsi, le sionisme s’est approprié le geste biblique de conquête pour fonder un narratif rassembleur susceptible de fédérer les Juifs venus de la diaspora en les transformant de la sorte en Israéliens, comme l’a bien expliqué Rachel Havrelock (Havrelock 2013 ; 2020). L’autrice montre que ce projet (porté sciemment par nul autre que Ben Gourion) ne va pas sans ironie : le mythe biblique, tout comme son avatar sioniste, laisse poindre, en dépit de la prétention à la propriété de la terre, la « perdurance » de la présence des autres au sein du territoire. La question palestinienne s’inscrit alors dans une trame théologico-politique. À cela s’ajoute toute une mouvance chrétienne qui entend appuyer, pour des raisons théologiques chrétiennes, le mouvement sioniste contemporain (McDermott 2016).

En somme, au plan théologique, indissociable de l’éthique, la pertinence du Livre de Josué demeure une question – et doit le demeurer. Ce qui n’empêche pas le présent dossier d’offrir des pistes de pertinence, à son tour. Car, décidément, Josué donne à penser.

3 Pertinence d’un livre biblique

En ouverture du dossier Conquête ? Relire le Livre de Josué, Paul Béré propose une analyse de la caractérisation du personnage de Josué – qui a inspiré le titre de ce liminaire : « Ne plus savoir à quel Josué se vouer » (voir aussi Chapman 2009 [Josué prophète]) ; Hall 2010 [Josué guerrier]). Béré s’interroge sur le profil éthique de Josué, « d’abord exemplaire au point de nourrir l’imaginaire des artistes, mais ensuite considéré, implicitement ou indirectement, génocidaire ». L’auteur s’étonne que peu d’études creusent le rapport entre Josué et la violence. Or, c’est Josué qui interprète la volonté de Dieu et donne l’ordre de l’anathème. Il semblerait que le héros devienne ainsi un zéro – mais ce serait aller vite en besogne, car pour Béré, Josué est coupable (de violence) mais non responsable. La responsabilité incomberait plutôt aux schémas culturels du Proche-Orient ancien qui ne sont finalement que le miroir de notre propre violence impensée[11].

Autrement dit, si j’extrapole : le personnage de Josué, dans son ambiguïté éthique (sage guerrier « modéré », imprégné par la Torah et constamment fidèle à la volonté de YHWH, qui dirige néanmoins une violence systématique), renverrait le lecteur, la lectrice à sa propre ambiguïté et à sa propre violence. Cette intuition recoupe, il me semble, l’hypothèse d’un Shmuel Trigano : « le récit des actes sanglants […] vient inscrire dans la mémoire collective […] une sorte de vision traumatique […] qui a pour finalité́ de rendre impossible la réitération ultérieure de toute tentation de ce type-là » (Trigano 2004, 16)

D’autres articles du présent numéro répondent directement à la question de l’impertinence de Josué, en montrant qu’à l’intérieur même du livre ou de la Bible, il existe une critique de l’idéologie de la conquête et de la violence qu’elle sous-tend. Catherine Vialle reprend de manière originale l’exemple classique de Rahab, dans une veine narratologique. Qu’apporte cet épisode « à l’intrigue du récit, à la caractérisation des personnages principaux, en particulier Josué ? De quelle théologie est-il porteur ? » Pour l’autrice, « ce récit laisse entrevoir la possibilité d’une intégration des nations à Israël, pour quiconque reconnait la souverainement de YHWH et du peuple élu ». Première lézarde dans l’idéologie conquérante du livre.

Dany Nocquet poursuit le même filon, avec l’épisode des Gabionites, célèbre pour le miracle par lequel la course du soleil avait été suspendue (et qui fut invoqué lors de la controverse héliocentrique pour contredire la théorie de Copernic à partir d’un argument biblique). Cet épisode est inséré comme un corps étranger dans la trame narrative – reflet du territoire gabionite qui demeure au coeur du territoire israélite. Ayant déjà étudié Jos 9 (alliance entre Josué et Gabaon ; Nocquet 2019), l’auteur s’intéresse ici à Jos 10 pour conclure :

Cet ensemble Jos 9,1-10,15 met dès lors en valeur une autre théologie yahwiste que celle de la séparation et du génocide des Cananéens, en montrant la possibilité d’une cohabitation pacifique entre Israélites et Gabaonites […]. Une telle théologie, venant offrir une alternative à l’exclusivisme deutéronomiste [de l’époque de Josias], est davantage en résonnance avec le climat de la période perse et la pax persica, marquée par une reconnaissance de la pluralité linguistique et religieuse.

Sébastien Doane propose une lecture écologique de Jos 24 – un passage étudié par David (2008a) – en prenant le parti de faire pivoter l’intrigue autour d’un témoin silencieux de l’engagement d’Israël à honorer l’alliance avec Dieu : une pierre dressée, qui pointe vers le ciel mais s’enracine aussi dans la terre. L’auteur affirme que « l’idéologie discursive qui bâtit un “nous” en l’opposant à “eux” s’effondre dans une lecture de Jos 24 où l’on s’identifie à la nature [la pierre]. Celle-ci n’entre dans aucune des catégories construites dans le but de stigmatiser l’autre. » Le Livre de Josué pourrait être invoqué pour justifier la mainmise de l’humanité sur la nature (la conquête de la terre). Car à l’impérialisme politique se superpose la surexploitation des ressources de la terre. Or, « un contre-récit écologique peut être développé en récupérant la voix de la grande pierre en Jos 24 », l’hypothèse de Doane étant que « la voix de cette pierre permet une résistance à l’idéologie anthropocentrique des textes bibliques ».

Les trois auteurs précédents démontrent qu’à l’interne du Livre de Josué existe une sorte d’antidote à l’idéologie principale véhiculée dans le livre. Stéphanie Anthonioz fait le même travail à partir du premier chapitre du Livre des Juges. Selon elle, Jg 1 détricote la trame narrative de Josué, pour réécrire un récit de conquête dont le héros n’est plus Josué mais Juda (éponyme de la tribu) et où la séquence « conquête/tirage au sort » est inversée. En Jg 1, chaque tribu conquiert le territoire qui lui est déjà attribué – ou échoue dans sa conquête ! – pour elle-même et souvent sans l’aide des autres tribus. L’autrice conclut : « Il y a donc ici un correctif non-négligeable à l’idéologie de la conquête, puisque YHWH est aussi responsable d’une conquête inachevée, d’une occupation mixte du territoire, d’une situation où la distinction identitaire doit nécessairement être pensée autrement que par le territoire ou la terre. »

Jean-Jacques Lavoie nous offre une analyse fine de la manière dont Ben Sira (texte hébraïque) réinterprète assez longuement, dans sa galerie des ancêtres (Si 44–50), les deux figures de Josué et Caleb – et dont son petit-fils réinterprète à son tour son grand-père, dans sa traduction grecque. À nouveau, la figure de Josué s’adoucit, devenant moins militaire, et l’idéologie conquérante devient moins absolue. Par exemple, « […] au v. 6, en omettant de rendre le mot rm, traduit en Jos [LXX] par anathema / anathēma (6,17.18 ; 7,1..1.12.13 ; 22,20), le petit-fils occulte un aspect particulier de l’idéologie guerrière du livre de Jos. Au v. 7, il transforme l’affirmation théologique relative à la colère de Dieu (rwn) en déclaration anthropologique : Jésus et Caleb font preuve de compassion (eleos) et cherchent à détourner le peuple du péché (hamartia). »

À première vue, le dernier article du dossier, plus technique, s’éloigne de la problématisation « Conquête ? » des autres articles. Pourtant, Jean Duhaime, collaborateur de David dans le projet d’édition des pesharim de Qumrân, ne fait pas que réfléchir à l’apport des manuscrits de Josué retrouvés parmi les rouleaux de la Mer Morte, mais aussi à la réception dont ils témoignent, particulièrement l’Apocryphede Josué. Il semblerait qu’au moment même où la dynastie hasmonéenne, pour la première fois de l’histoire d’Israël, réussissait à mettre effectivement en oeuvre la conquête évoquée par Josué, une critique de ce projet surgissait du sein de la communauté essénienne.

4 Pour ne pas conclure

La bibliographie sur Josué, comme tout corpus biblique, est considérable (voir par exemple, Conroy 2022). Je n’ai pas voulu proposer un état de la question complet (à ce sujet, voir Noort 2012), mais une problématisation suggestive. J’ai surtout cherché à entrer en dialogue avec les auteurs du présent dossier pour en souligner les recoupements. Comme tout dossier, celui que nous proposons ici est partiel, mais il ajoute quelques voix francophones au débat incessant. Il comporte des angles morts qui indiquent que la recherche est à poursuivre. Ainsi, j’aurais aimé que des auteurs acceptent de creuser davantage la relation au sionisme.

Pour ma part, j’avais envisagé de relire l’Évangile de Mathieu sous l’angle, non plus de « Jésus, nouveau Moïse », mais de « Jésus, nouveau Jésus » – Jésus étant la forme grecque de Josué. Comme Paul fait de Adam le « prototype » du Christ (1 Co 15,22.45-49 ; Rm 5,12-21), Mathieu ferait-il de Josué, fils de Noun (Jos 1,1) – sans le dire, en filigrane de sa trame narrative – « l’antitype » de Jésus, fils d’Abraham, fils de David (Mt 1,1) ? Cela avait été entrevu par Origène : « A quoi donc nous mène tout cela ? A montrer que le rôle du livre de Josué, c'est beaucoup moins de nous faire connaître les actes de Jésus, fils de Navé, que de nous décrire les mystères de Jésus, mon Seigneur. (Origène éd. Jaubert 1960, 101 = Homélies sur Josué, 1,3). Comme le commente Anders-Christian Jacobsen (2010, 292):

The important meaning is not the historical one, that Jesus the son of Nun should lead the Israelites across the river of Jordan into the Promised Land to the east of that river. The important meaning is the figurative meaning, that Jesus the Son of God leads the Christians to his father […]

Ce parallélisme entre Josué et Jésus avait surtout été entrevue par Marcion, dans sa troisième antithèse : « III. Josué a conquis la terre avec violence et cruauté ; mais le Christ interdit toute violence et prêche la miséricorde et la paix » (Harnack, Lauret et al. 2003) De fait, la troisième béatitude prend l’exact contrepied du thème de la conquête : « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage » (Mt 5,5). Comme Hosée, fils de Noun en Nb 13,6, le fils de Joseph reçoit le nom de Josué-Jésus (Dieu sauve, Mt 1,21) pour une mission de leadership (van Aarde 2013). Comme Josué, Jésus monte de l’Égypte pour entrer « dans le pays d’Israël » (Mt 2,20-21). Comme Josué, Jésus franchit le Jourdain pour aller célébrer la Pâque (Nodet 2007). L’hypothèse d’une typologie silencieuse Josué/Jésus, pour suggestive qu’elle pouvait m’apparaître, reste ici à l’état inchoatif – difficile à pousser plus loin, finalement, que ces quelques intuitions. (Comme quoi une bonne idée ne peut toujours être validée.)

Je souligne pour terminer que la production du numéro s’est étirée dans le temps (depuis novembre 2019) et que le processus ne fut pas de tout repos, à cause de la Covid mais aussi de mes responsabilités administratives. Mes excuses aux collaborateurs et collaboratrices pour ces délais — qui n’enlèvent en rien la valeur scientifique de leurs analyses et la pertinence de leurs propos.