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Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Arthur Rimbaud[1]

English National Opera, The Handmaid's Tale (2022)

Opéra de Poul Ruders, 1998  

Photographie numérique  

© Catherine Ashmore | ENO  

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L’adaptation d’une oeuvre littéraire en opéra, par la transformation du texte original en un livret mis au service de la composition musicale, repose sur un travail de remaniement qui s’apparente à un long processus de métamorphoses dont les étapes se succèdent dans l’ombre. Choix cornéliens, trahisons, dérives et dérèglements par rapport au texte source se multiplient jusqu’à ce que soient trouvés les ajustements nécessaires à l’obtention du résultat final. Les détails du « devenir-opéra » sont relégués dans les coulisses de l’exploit qu’est la composition d’une telle oeuvre et demeurent, au moins en partie, inconnus du grand public et des experts eux-mêmes. Une exception mérite cependant que l’on s’y attarde : il s’agit de The Handmaid’s Tale (Poul Ruders, 1998), opéra adapté de l’oeuvre littéraire bien connue de Margaret Atwood (1985), dont la genèse a été consignée par son librettiste et publiée à l’intention de quiconque serait intéressé par le sujet (Bentley, 2004). Ce compte rendu quelque peu atypique de la collaboration du librettiste Paul Bentley avec le compositeur Poul Ruders constitue un objet d’étude fascinant, qui sera mis ici en relation avec la nouvelle production de l’oeuvre de Ruders par l’English National Opera (ENO), présentée au Coliseum de Londres en 2022[2].

L’analyse portera sur ce qui, de la conception à l’aboutissement scénique de l’opéra, interroge le rapport à la règle dans ses différentes modalités. Après quelques prolégomènes lexicologiques, on s’attachera au processus d’adaptation de l’oeuvre originale sur le plan textuel, puis aux ajustements mélopoétiques et, enfin, au rapport mimétique entre l’argument de départ du livret et les dérives totalitaires du projet utopique dont les dérèglements furent initialement imaginés par Atwood — ou plutôt inspirés de faits réels.

Réglé comme du papier à musique?

En préambule, quelques considérations lexicologiques sont nécessaires afin de mieux cerner ce que l’on entend par le terme « dérèglement » appliqué à l’opéra que l’on se propose d’examiner. Si l’on admet que la composition musicale repose sur un ensemble de règles, que celles-ci soient observées ou enfreintes, quels sont les dérèglements qui surviennent dans la réalisation opératique de The Handmaid’s Tale et comment les définir? Visuellement, la scénographie de l’ENO met en évidence, avant même le début du spectacle, l’assujettissement des « servantes » grâce à des mannequins suspendus au-dessus de la scène, rendus visibles par l’absence de rideau. Ils sont vêtus de l’uniforme écarlate emblématique de la soumission à une règle inspirée par un épisode biblique, voulant que, à l’instar du personnage de l’Ancien Testament Bilhah (Genèse 30: 1-3), la servante soit mise à contribution pour concevoir à la place de sa maîtresse l’enfant désiré par le couple au service duquel elle est attachée. Cette règle, qui n’a rien de monastique[3], pose la question de l’observance forcée, puisque les jeunes femmes concernées sont kidnappées, endoctrinées et menacées de déportation si leur adhésion à la règle n’est pas totale. La dimension collective de cette servitude est rappelée à plusieurs reprises, notamment sur l’affiche du spectacle et dans la bande-annonce qui, par la représentation d’une troupe compacte en robe rouge et coiffe blanche, suggèrent l’ampleur et l’horreur de l’assujettissement d’un groupe tout entier (ENO, 2022a). Obéissance et désobéissance sont ainsi au coeur de l’intrigue de l’opéra comme du roman, mais le « récit de la servante », confié par Atwood à la narratrice homodiégétique, s’enrichit sur la scène de la matérialisation d’une communauté de destin face à l’observance ou la non-observance de la règle[4]. Sur le plan formel, cette dualité peut être transposée en termes d’ordre et de désordre dans la construction à la fois du livret et de la partition.

English National Opera, The Handmaid's Tale (2022)  

Opéra de Poul Ruders, 1998  

Photographie numérique  

© Catherine Ashmore | ENO  

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Si l’on se tourne vers les mots pour le dire, il est intéressant de constater que l’anglais, dans le champ lexical dérivé du latin regula, qui exprime la règle, la régularité, la régulation, la réglementation et leur contraire, ne possède que l’antonyme de « rule », « misrule », pour signifier le dérèglement à partir du même étymon. Alors que le vocable français « dérèglement » désigne à la fois l’état de ce qui ne fonctionne pas de façon normale et l’action de s’écarter des règles, « misrule » évoque plutôt la mauvaise gouvernance ainsi que la transgression carnavalesque de la hiérarchie sociale. Ces deux acceptions s’avèrent particulièrement pertinentes à l’analyse du processus de création consigné par Paul Bentley en tant que librettiste. Celui-ci, par l’humour subversif qui émaille son compte rendu, marqué par un ton facétieux et une (auto)dérision évidente, fait figure, on le verra, de Lord of Misrule, à la manière du personnage associé aux désordres festifs de la tradition populaire. La diégèse du livret, à l’instar de celle du roman d’Atwood, est centrée sur les dérives totalitaires d’un projet utopique qui a mal tourné : « to misrule », si l’on se réfère à l’Oxford English Dictionary, signifie « to rule or govern badly, to misgovern » (s.d.). Dans le régime théocratique mis en place par ceux qui s’autoproclament « Sons of Jacob », les effets délétères d’une forme de gouvernance qui, au lieu de correspondre au projet utopique originel, s’avère complètement dévoyée sont patents. C’est ce qui vaut à cette fiction spéculative le qualificatif de « dystopique ». Par ailleurs, si l’on songe que la situation initiale du roman, qui commence in medias res, et, de la même manière, celle de l’opéra, est un dérèglement climatique et environnemental qui a provoqué une stérilité dans la population, il devient pertinent de rapprocher dérèglements diégétiques et formels. C’est pourquoi la notion-clé de « dérèglements », qui est à l’origine des dérives qui fondent l’intrigue dystopique, demande à être explorée dans le processus d’adaptation du roman à l’opéra, à travers les métamorphoses intermédiales qui jalonnent la genèse de l’oeuvre.

Du roman au livret. Le rapport à la règle

En tant que « Lord of Misrule », le Britannique Paul Bentley évoque avec humour et désinvolture son rôle de librettiste : sa description du processus de création de l’opéra, publiée en 2004 par la maison d’édition musicale danoise Wilhem Hansen sous la forme d’un fascicule sans prétention littéraire, relié par une simple spirale, comme pourrait l’être une partition de travail. Cela donne à l’ouvrage une apparence d’objet relativement mineur qui contraste avec l’importance et l’intérêt du contenu, mais demeure en parfaite adéquation avec la nature musico-littéraire du projet exposé. L’illustration de couverture, un énorme oeil rouge stylisé sur fond blanc, confirme le soin porté à l’objet-livre. Le paragraphe de conclusion rédigé par l’auteur corrobore malicieusement ce fait :

A final thought. In the novel the emblem of the secret police is an eye, taken from the pyramid eye on a one dollar bill. Life echoes Art: that same all-seeing eye is now the logo of the Department of Homeland Security. God bless America.

Bentley, 2004: 180

Le ton irrévérencieux adopté par Bentley au fil des pages rend la lecture non seulement attrayante, mais aussi jouissive par son affinité avec l’ironie caractéristique des écrits d’Atwood. Plus connu du grand public comme acteur de théâtre, de comédie musicale, de cinéma et de télévision, Paul Bentley est également l’auteur d’un roman historique sur le sac de Constantinople et de cinq livrets d’opéra, celui de The Handmaid’s Tale étant son tout premier. Manifestant dès le début de sa carrière artistique un intérêt pour la musique, son ambition, il ne s’en cache pas, était de devenir directeur d’opéra. Un séjour de recherche à Bayreuth, suivi de la rédaction d’un mémoire de maîtrise sur les productions du Parsifal de Wagner n’étaient que les prémices d’une carrière et d’une oeuvre dans laquelle la musique a toujours eu sa place (Vernon 2002).

Son récit de la création de l’opéra, intitulé A Handmaid’s Diary, se présente comme un journal de bord destiné à informer et à divertir. Il se lit un peu comme le pendant lumineux du sombre journal d’Offred[5] qui, pour sa part, informe et horrifie. Sur les 182 pages que compte le volume, 128 sont consacrées à la genèse de l’opéra. Bentley y retrace l’origine et les différentes phases du projet sous une forme narrative qui met en lumière les moments clés de sa collaboration avec le compositeur. Il cite des extraits de correspondance, évoque des anecdotes, des réflexions sur ses moments de doute ou de joie, ses inspirations soudaines, tout ce qui a pu entrer dans le processus créatif, des lectures théoriques ou littéraires à la musique, des spectacles aux autres chantiers qu’il avait parallèlement en cours et qui ont pu nourrir son imagination. On y apprend quels sont les défis qu’il a dû relever et comment sa créativité a été stimulée, parfois de manière cocasse ou pour le moins inattendue, par ses échanges avec le compositeur. La dimension humaine de la rencontre est mainte fois soulignée. Ces 128 pages sont suivies de trois annexes, dont un dossier de presse et la distribution de la première mondiale à l’Opéra Royal du Danemark, à Copenhague, le 6 mars 2000. De manière plus étonnante, les quarante dernières pages, qui forment la troisième annexe, tentent de décrire la musique elle-même, vingt-cinq courts extraits de partition venant à l’appui du propos.

Couverture de A Handmaid’s Diary (2004)  

Paul Bentley, A Handmaid’s Diary, Copenhague : Edition Wilhelm Hansen AS, 2004  

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Pour apprécier le rapport de Bentley à la lettre du texte atwoodien, voici la présentation de la situation initiale, extraite du résumé détaillé qu’en donne le librettiste pressenti, une fois sa lecture du roman achevée :

The Handmaid’s Tale is a kind of 1984 set at the end of the second millennium and the beginning of the third. The Bible Belt has garrotted America. Appalled by widespread pollution — physical, moral and spiritual — and above all by the low birth rate, right-wing fundamentalists assassinated the President and the Congress and installed their own Bible-based dictatorship, the Republic of Gilead. They denied women the right to work or possess property, to read or write. Moreover, all women of child-bearing age living in sin or second marriages have been forcibly separated from their families and sent off to indoctrination centres, run by “Aunts.” There the women became “Handmaids,” anonymous potential surrogate mothers, due to be posted to selected childless households and ritually impregnated by the husband in the presence of his wife, as recommended by Genesis 30: “Behold my handmaid, Bilhah. Go in unto her; she shall bear upon my knees, that I may have children by her.”[6]

Bentley, 2004: 7-8

Il est intéressant de noter que cette présentation est reprise presque mot pour mot dans le programme du spectacle distribué par l’ENO en 2003 et en 2022[7], ce qui semble indiquer que de la lecture de l’oeuvre littéraire à la conception du livret Bentley n’a pas opté pour la solution de continuité, mais a, au contraire, fait preuve d’une remarquable fidélité au texte source. Dans le paragraphe suivant, son appropriation de la narratrice-protagoniste, aussitôt transformée dans son imaginaire de librettiste en héroïne d’opéra, est flagrante. L’emploi de l’adjectif possessif, dans l’expression « our heroine », semble placer d’emblée le personnage dans la lignée de ces femmes « défaites » que Catherine Clément a su identifier dans la grande tradition opératique (1979) : « Our heroine is a maid who managed to escape from the house where she was placed and hid and recorded her story on 30 audio cassettes of the Beatles and others. » (Bentley, 2004: 8) Lorsque le futur librettiste évalue le potentiel du roman en termes d’horizon d’attente opératique au sens conventionnel, son aveu d’enthousiasme mêlé de perplexité est assez éloquent :

My first reaction was that the book was superb, if somewhat chilly. The chill factor was not a problem. […] No, the problem wasn’t coolth. It was the seething mass of flashbacks. […] [T]hese memories […] recalled at random. […] It might be possible to turn it [into] an opera (heaven knows there was plenty of drama in it — sex, violence, religion, politics), but it would be tricky.

9-10

En analysant sa réaction, on se rend compte que son évaluation se fonde sur l’intensité dramatique requise pour un genre où l’excès est la règle, mais la pierre d’achoppement est pour lui la structure non linéaire de la narration, l’agencement aléatoire des analepses récurrentes, qui évoquent le surgissement inopiné des souvenirs de la narratrice et viennent troubler l’ordre chronologique du récit. Conçu en focalisation interne, le récit est, en effet, centré sur la psyché troublée d’Offred, dont le flux de pensées ne peut être rendu que par des digressions incessantes, nécessaires pour traduire le fonctionnement mnésique d’une narratrice-protagoniste dont le retour au passé est la seule échappatoire, le seul moyen de s’évader momentanément de l’horreur sans issue de sa situation présente et de tenter d’ordonner le chaos monstrueux duquel elle se trouve prisonnière. La technique narrative employée par Atwood mime précisément la manière dont la mémoire d’Offred, qui a été victime d’un dérèglement brutal et profond de son quotidien, devient un instrument de régulation émotionnelle et intellectuelle face à une expérience traumatique. Outre l’intérêt mimétique du procédé, ce dernier présente également un avantage informatif, portant à la connaissance du lecteur, par le truchement des souvenirs du personnage, les pans du passé indispensables à la compréhension du présent. La question sous-jacente, qui non seulement hante Offred mais traverse le roman et interpelle le lecteur, est celle du lien de cause à effet : comment en est-on arrivé là? Comment le cauchemar dystopique a-t-il pu advenir? La narration à la première personne amène à des va-et-vient incessants entre la conscience du présent et les souvenirs du passé, que traduisent des changements inopinés dans l’emploi des temps.

Aussi Bentley est-il amené à suivre des principes rédactionnels spécifiques, qui garantissent une compréhension claire et aisée du public, tout en préservant la subtilité psychologique du récit original. Du moins est-ce l’impression qui prévalait lors de la représentation du 14 avril 2022 à laquelle on se réfère ici. Dans son travail préparatoire, le librettiste a, en effet, procédé à une division temporelle du récit en trois parties : le temps d’avant (« The Time Before »), le temps intermédiaire (« The Time Between ») et le temps présent (« The Time Now »). Puis il a construit l’opéra en une savante polychronie où les temporalités se rencontrent, se superposent ou se confondent. Cet agencement s’inspire de la technique narrative d’Atwood et en propose un équivalent dramaturgique : dans le roman, des bribes du passé d’Offred sont révélées de manière aléatoire et parcellaire au gré des souvenirs qui assaillent la mémoire de la narratrice-protagoniste, jusqu’à ce que, progressivement, les éléments du puzzle s’ordonnent en une image unifiée mais néanmoins lacunaire.

Bentley précise que l’opéra narre principalement l’histoire du temps présent (21). Ce temps présent, indique-t-il, est réglé comme une horloge, chacune des journées d’une Servante ressemblant à la précédente : la sortie par deux pour les courses et la visite au mur d’exécution, le retour, les longues heures passées seule dans la chambre (22). Le public se doit également d’être informé des événements du temps passé et du temps intermédiaire, et c’est l’un des défis qu’il incombe au librettiste de relever. Aussi imagine-t-il, par souci de clarté, de matérialiser sur scène les souvenirs d’Offred, de les présenter par ordre chronologique et de traiter l’un d’eux comme un leitmotiv scénographique vecteur d’unité :

I rather like the idea of having one particular image recurring throughout the opera — perhaps the image of Luke and Offred and their daughter fleeing, gunshots, men appearing and pulling them apart, i.e. Offred’s “worst dream”.

22

« A Summary of Symmetries » (2004)  

Extrait de Paul Bentley, A Handmaid’s Diary, Copenhague : Edition Wilhelm Hansen AS, 2004  

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Ce procédé assure un ancrage fort dans la diégèse : le cauchemar vient hanter la scène comme il hante l’héroïne, révélateur du syndrome post-traumatique dont souffre cette dernière, et devient l’épitomé de la dystopie. Ainsi le plateau de théâtre devient-il le lieu de surgissement d’un épisode traité comme un tableau récurrent qui, par répétition amplifiée, finit par conférer au passé sa cohérence (tout en préservant des zones d’ombres). Pour y parvenir, Bentley a besoin d’un cadre aisément reconnaissable dans lequel prendront place les éléments censément épars : ce sera la structure bipartite de l’opéra, en deux actes, fondée sur une symétrie parfaite entre les scènes successives de l’un et de l’autre. De l’aveu du librettiste fait au compositeur, cette rigueur quasi mathématique vient en partie répondre à une exigence propre à ce dernier, censé concevoir la musique comme des mathématiques sonores :

The idea of a symmetry of structure between Acts One and Two came to me unbidden and I like it, partly because I enjoy imposing order on chaos […] and partly because I have vivid memories of your saying music is maths made audible.

21

Une telle assertion révèle combien la conception du livret doit autant au projet musical envisagé qu’au texte littéraire existant. On comprend également, dans l’Annexe C, « A Score is Born » (137-76), que le livret est le moule que le compositeur va remplir de notes : « The libretto was the form; Poul simply “poured notes all over it”. » (137)

Dialogue intersémiotique et projet mélopoétique. La révélation d’un palimpseste sonore

La collaboration entre le librettiste et le compositeur, aussi fructueuse qu’elle fût, si l’on considère l’opéra fascinant qui en a résulté, nécessita de nombreux échanges et ajustements qui s’étalèrent sur une période de cinq années, durée de gestation de l’oeuvre de sa conception à la première mondiale (1995-2000). C’est au Danois Poul Ruders, de la même génération que Bentley, que l’on doit une musique ainsi décrite par son éditeur :

In the opera The Handmaid’s Tale […] more than in any of his other works — Ruders draws together the themes which have preoccupied him for so long: The apocalyptic, the elemental and the human, aching tenderness, grotesque irony, despair — however, also, as in the closing pages of the First Symphony (1989), a flicker of hope.

Johnson, s.d.

On est frappé de constater à quel point les qualificatifs employés pour évoquer la musique de Ruders correspondent au style d’Atwood, dans le roman choisi et plus généralement dans l’ensemble de ses écrits.

[F]ew composers on the contemporary scene are so versatile, so accomplished, so obviously in command of their tools and materials, and yet the music can give the impression of dancing on the edge of a precipice. It is a language of extremes, commandingly integrated — and perhaps all the more startling for that.

Johnson, s.d.

Ruders lui-même décrit son opéra en termes de moyens mis en oeuvre pour atteindre un maximum d’intensité dramatique : « Offred’s story is told at full operatic, dramatic throttle: large chorus, 15 soloists and full symphony orchestra. » (s.d.) Son texte de présentation pour le programme de l’Opéra Royal du Danemark en 2000 révèle une approche quelque peu différente de celle du librettiste :

In the far future, the year 2195, a box containing a number of audio cassettes from the beginning of the 21st Century suddenly appear, and the tapes are subsequently played at an International Historical Convention in Cambridge, England.

The tapes contain the secret diary of an anonymous woman who allegedly escaped from her position as involuntary, so-called Handmaid, at a private home in the theocratic dictatorship of the republic of Gilead, the former USA, around A.D. 2006.

We don’t know the Handmaid’s real name — only her given name of service: Offred.

s.d.

Ruders a visiblement perçu avant tout le potentiel musical contenu dans le texte même du roman. En effet, l’épilogue révèle que le récit (« tale ») de la Servante est constitué de ses confessions enregistrées sur des cassettes audios par-dessus des musiques existantes, ce qui invite rétrospectivement à considérer le texte romanesque comme la transcription de ce récit oral, ou plus exactement comme la partition d’un palimpseste sonore qu’on lirait en silence. Dans cette perspective, la tâche du compositeur consiste à recréer, sous une forme musicale destinée à être jouée et chantée sur scène, ce palimpseste imaginaire. Au-delà du cas somme toute classique de l’adaptation intermédiale d’un roman[8], il s’est agi d’exploiter l’oralité et la musicalité inhérentes à l’oeuvre littéraire dans une co-création née de la rencontre de plusieurs imaginaires.

English National Opera, The Handmaid's Tale (2022)  

Opéra de Poul Ruders, 1998  

Photographie numérique  

© Catherine Ashmore | ENO  

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Pour explorer cette co-création, il convient de convoquer la dyade règle-dérèglement, dont la valeur heuristique est évidente pour analyser l’exemple remarquable que constitue l’aria dite Moon Aria, judicieusement surnommée par Bentley « Womb Aria » (2004: 150). Dans le roman, le récit à la première personne se concentre sur la double conscience du temps dont fait preuve Offred. Il y a le temps cyclique des menstrues féminines[9] (« Each month I watch for blood ») et le temps linéaire structuré par l’avant et l’après changement de régime, synonyme de privation du droit de disposer de son corps (« I used to think of my body as », « Now the flesh ») :

Each month I watch for blood, fearfully, for when it comes it means failure. I have failed once again to fulfil the expectations of others, which have become my own. I used to think of my body as an instrument, of pleasure, or a means of transportation, or an implement for the accomplishment of my will. I could use it to run, push buttons, of one sort or another, make things happen. There were limits but my body was nevertheless lithe, single, solid, one with me.

Now the flesh arranges itself differently. I’m a cloud, congealed around a central object, the shape of a pear, which is hard and more real than I am and glows red within its translucent wrapping. Inside it is a space, huge as the sky at night and dark and curved like that, though black-red rather than black. Pinpoints of light swell, sparkle, burst and shrivel within it, countless as stars. Every month there is a moon, gigantic, round, heavy, an omen. It transits, pauses, continues on and passes out of sight, and I see despair coming towards me like famine. To feel that empty, again, again. I listen to my heart, wave upon wave, salty and red, continuing on and on, marking time.

Atwood, 2017 [1984]: 73-74

Dans les paroles de l’aria, la sémantique ainsi que l’expression métaphorique du texte original sont scrupuleusement respectées. Pour des raisons prosodiques, les mots sont redistribués afin de faciliter le déploiement de la phrase musicale et de ses respirations. On remarque que « each month » devient « every moon », ce qui, par une triple répétition, confère au monologue d’Offred une force symbolique et poétique inégalée. Cet exemple est une excellente illustration du « devenir-opéra » du roman :

Every moon I watch for blood,

fearfully,

and every moon

blood appears,

dark tears of failure

red tears of emptiness

a little death/traitor body

traitor womb

traitor —

It used to be

my body was mine

it used to be my instrument

to do my will

my will to dress, to walk

to smoke, to read

to laugh, to love

my body was single

my body was solid

was one with me.

but now my flesh is a cloud congealed

around a hard red centre

more real than I am.

My centre

is an object

shaped like a pear

glowing, red

and within it

is a shape,

huge as the night sky,

curved and dark

where pinpoints of light

swell and sparkle,

burst and shrivel,

countless

like stars

but every moon

there comes a moon

gigantic, heavy

it comes

it pauses

it passes

and what I feel

is emptiness

what I feel

is despair like famine.

I listen to my heart

wave upon wave

salty and red

on and on

marking time.

Acte I, scène 6

La mise en musique va venir renforcer la charge émotionnelle contenue dans les paroles :

As for Offred’s great Womb Aria […], Poul merely let himself be guided by the words; he wanted it to be as soft and lush as possible. There is a moment of anger, with widened intervals for Offred, when she says, “but now my flesh is a cloud congealed around a hard, red, centre.” But melancholy beauty was the overall aim, and long, arching lines for high violins do much to achieve this.

Bentley, 2004: 150

English National Opera, The Handmaid's Tale (2022)  

Opéra de Poul Ruders, 1998  

Photographie numérique  

© Catherine Ashmore | ENO  

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La détresse abyssale de l’héroïne face à l’injonction de maternité à laquelle elle est soumise, comme toute Servante de Gilead, depuis son endoctrinement au Red Centre, sera traduite par l’ampleur de la ligne mélodique de la mezzo-soprano à qui est confié le rôle, soutenue par l’aigu poignant des violons qui l’accompagnent, et suscite chez l’auditeur un vif élan d’empathie. Lors de la représentation du 14 avril 2022 au Coliseum de Londres, l’ébranlement qui saisit l’assistance à l’écoute de l’aria chantée par Kate Lindsey était palpable. La profonde tristesse mêlée de colère mentionnée par Bentley se double, en effet, d’une autre émotion très communicative : la peur, en l’occurrence celle ressentie chaque mois par Offred à l’approche du dérèglement espéré (ou de la régularité redoutée) de son calendrier menstruel, soumis, comme les vagues de l’océan et de ses états d’âme, au cycle lunaire auquel l’aria doit son appellation. L’enjeu pour Offred est immense : être libérée de l’angoisse qui l’étreint face à l’échec possible de sa mission, qui est de concevoir, porter et mettre au monde un enfant viable et parfaitement constitué, pour le couple chez lequel elle a été placée, faute de quoi elle subira un châtiment horrible, la déportation vers les Colonies. C’est là le nom donné aux sites contaminés par des déchets toxiques, chimiques et radioactifs qu’il s’agit de déblayer et recycler, au prix d’une mort certaine dans d’atroces souffrances. La réussite mélopoétique atteint son acmé lorsque s’élève la dernière phrase d’Offred, « I listen to my heart », l’allusion de l’héroïne à l’écoute du tréfonds de son coeur servant aussi de référence métatextuelle à l’écoute musicale. Une telle référence est loin d’être fortuite, si l’on songe que le dialogue intersémiotique auquel se sont livrés Bentley et Ruders les a conduits à un choix structurel majeur : la mise en abyme de l’audition des enregistrements d’Offred pour encadrer le récit éponyme. Dans une démarche postmoderne s’il en est, ils ont pris le parti d’exploiter la mention a posteriori des cassettes enregistrées dans le roman, pour conférer au récit de la Servante, dès l’ouverture de l’opéra, le statut de document audio, puis d’injecter dans la texture musicale des effets de palimpseste sonore.

Mimèsis du dérèglement dystopique et mise en abyme du désordre

Si l’on admet que la dystopie peut se définir comme le projet utopique de quelques-uns ayant dévié vers l’enfer pour tous les autres, on comprend que l’esthétique du dérèglement formel adoptée dans l’oeuvre musicale vienne mimer les dérèglements diégétiques au fondement de la dystopie littéraire. Aussi la thématique ordre/désordre imprime-t-elle sa marque sur les choix structurels et scénographiques de l’opéra, qui privilégie la juxtaposition de fragments non corrélés, « so the staging can be “jerky,” odd flashes of memory, disjunctive », selon les propres termes de Bentley (2004: 50-51). Ces analepses inopportunes, qui bousculent l’ordonnancement chronologique du récit, ont aussi une fonction subversive anti-totalitaire. Pour l’héroïne, ces souvenirs font office de « counter-memory » (Fairbrother, 2007: 6) en supplantant le discours dominant inculqué de force par l’endoctrinement intensif des Servantes. Pour le public, ils sont un élément perturbateur qui oblige à penser en dehors du cadre établi. L’opéra provoque un effet similaire par le recours à un personnage d’universitaire (il s’agit du Professeur Pieixoto, l’auteur fictif des « Notes historiques » qui servent d’épilogue au roman d’Atwood) qui vient occuper le devant de la scène et appuyer sur le bouton du magnétophone pour déclencher le récit d’Offred en un geste inaugural concomitant des premières notes du spectacle. L’opéra s’ouvre ainsi par cette mise en abyme bien peu conventionnelle, sans même un lever de rideau :

[B]y opening the opera with Pieixoto and his Symposium, and by underscoring these somewhat necessary changes with the hybridization inherent to the genre, the opera better mimics the fragmented nature of counter-memory; in short, because it refuses the false totalizing impulse of the novel, Offred’s narrative in Ruders and Bentley’s adaptation constantly reframes the dominant narrative.

Fairbrother, 2007: 6

Avec une subtilité digne de la romancière canadienne, Ruders et Bentley déconstruisent la cohérence arbitraire du discours universitaire en un double mouvement de mise en relief de son autorité et de rétablissement du désordre initial des cassettes que le Professeur Pieixoto a tenté de mettre en ordre. Ainsi la nature subversive du témoignage audio laissé par Offred au péril de sa vie, tel un samizdat passé sous le manteau, de même que celle de l’opéra comme modèle de résistance, sont affirmées d’un même geste. Cette dualité se retrouve également dans la musique, qui apparaît parfois comme un « poly/cacophonic barrage of sound » (Fairbrother, 2007: 134) :

The music is both polyphonic, in the sense that several independent voice lines are integrated into a whole, but with the addition of the isolated hymn of a different time, in a different musical time, and in a clashing tonality, it also becomes intentionally cacophonic.

135

La symbolique du conflit non résolu entre musique tonale et atonale, ou entre harmonie et dissonance, traduit le pouvoir de résilience et de subversion inhérent aux traces mémorielles clandestines laissées par le récit d’Offred :

If the dissonances speak for Offred, then the conventional tonal music speaks for the regime; when dissonance and tonality are layered on top of one another, the resulting cacophony is the musical rendering of Offred’s counter-memory.

138

English National Opera, The Handmaid's Tale (2022)  

Opéra de Poul Ruders, 1998  

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© Catherine Ashmore | ENO  

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Il en va de même sur le plan scénographique, domaine où la production de 2022 par l’ENO a pris certaines libertés par rapport à une règle établie lors de la conception initiale de l’opéra, qui prévoyait, si l’on en croit Bentley et les précédentes productions, que les protagonistes, dont Offred, soient des rôles doublés. Le recours à un double pour chacun des personnages avait, en effet, pour fonction de distinguer leur moi présent et leur moi passé en faisant apparaître deux interprètes dans deux temporalités différentes. Ce doublement est abandonné en 2022 au profit d’un autre subterfuge. Les « “jerky,” odd flashes of memory » sont matérialisés par la projection sur un rideau de vidéos en noir et blanc représentant les souvenirs de l’héroïne, qui se trouve, elle, en chair et en os sur la scène, vêtue de son habit écarlate. Le contraste chromatique permet de mettre en évidence la différence et le lien entre temps présent et temps passé. Cette superposition spatiale survient à intervalles réguliers dans l’opéra. Ainsi, la pratique, courante à l’opéra, du Doppelgänger, qui veut que deux interprètes se partagent le rôle du personnage pour en montrer les contradictions, les différentes facettes ou l’appartenance à deux espaces-temps, est elle-même subvertie. Preuve que l’oeuvre, loin d’être figée, suscite de nouveaux réglages et ajustements qui sont autant de métamorphoses.

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Alors que dans les premiers stades de l’élaboration de leur projet mélopoétique, Bentley et Ruders s’interrogeaient sur la manière d’introduire le rire dans le chant lyrique, ils ont réussi, avec l’équipe impliquée dans chaque production, à forger un langage qui se prête à l’ambiguïté, à la dérision, au double entendre. C’est précisément ce qu’a réalisé le compositeur par l’introduction du célèbre cantique Amazing Grace (John Newton, 1779) à des moments clés de l’opéra, pour jouer sur la défamiliarisation du familier dans une visée hautement ironique. Contre les dérives totalitaires du régime imaginé — à partir de situations réelles — par Margaret Atwood en 1984, la polysémie comme la poly/cacophonie sont les garantes d’un espace de liberté inaliénable pour les êtres humains. Dans le monde occidental de 2022, les dérèglements à l’oeuvre dans l’opéra The Handmaid’s Tale produit par l’ENO semblaient aussi entrer en étrange résonance avec les préoccupations du public du Coliseum un certain soir d’avril.