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Montréal a acquis depuis longtemps la réputation d’être une « ville nocturne », en raison de sa scène jazz et de ses cabarets qui l’animaient jusqu’au milieu du xxe siècle, puis grâce à l’émergence des discothèques qui a coïncidé avec une période de réforme et de revitalisation de la vie culturelle nocturne au cours des années 1960 et 1970. Chacune de ces périodes de divertissement nocturne a encouragé la formation de différents modèles de sociabilité autour de la musique et de la danse. L’époque des discothèques se distingue cependant par sa remise en question particulière des normes relatives au genre et à la sexualité. Afin de mesurer l’importance de cette transformation, je propose dans le présent article une étude longitudinale de la participation autonome (c’est-à-dire sans partenaire exclusif·ve déterminé·e à l’avance) des femmes à différentes scènes musicales et de danse de la vie nocturne montréalaise entre les années 1950 et 1990, soit celles des cabarets, des discothèques et des raves[1].

Si plusieurs études récentes consacrées à la culture de la musique de danse électronique (EDMC[2]) contemporaine soulignent l’importance de l’agentivité créative des femmes en tant que productrices et DJs (Farrugia 2012 ; Hutton 2006 ; Rodgers 2010), les rôles des femmes au sein des club cultures et des économies nocturnes ayant précédé le xxie siècle étaient plus circonscrits. Cantonnées aux rôles de participantes et largement tenues à l’écart des domaines plus rentables et créatifs de ces économies culturelles, les femmes ont par conséquent souvent été exclues des histoires de l’EDM en raison de la priorité accordée par les historien·nes et critiques aux généalogies créatives[3]. Afin de situer les rôles des femmes dans l’histoire de la vie culturelle nocturne à Montréal, j’ai constitué un corpus de textes, de sources primaires et d’archives, ainsi que de sources secondaires qui consignent les traces de leur participation au sein de club cultures historiques[4]. Ce travail de compilation a été réalisé dans le cadre de mon projet doctoral, portant sur les club cultures LGBTQ de Montréal de 1970 à 1995, où je m’intéresse au développement de différentes sous-cultures musicales et de danse sociale, et à la façon dont les sous-cultures structurent les expériences individuelles et collectives des participant·es[5]. Cet article constitue donc une première étape dans la localisation des femmes en tant que sujets dans les récits historiques plus larges de la culture de la musique de danse sociale de l’EDMC à Montréal avant les années 1990.

Un grand nombre des scènes examinées dans le cadre de cette étude sont lesbiennes, mixtes (gaies et lesbiennes, et parfois aussi trans) ou queer. Les cultures lesbienne et queer de la vie nocturne à partir des années 1950 sont en effet propices à l’étude des rôles plus autonomes que les femmes ont tenu dans les scènes de danse sociale, ainsi que de la manière dont elles ont accru leur pouvoir afin d’accéder à des domaines de la vie culturelle nocturne dont elles étaient auparavant exclues. De plus, une perspective longitudinale — bien qu’elle présente des limites en termes de profondeur de discussion — révèle comment les inégalités entre les genres se perpétuent dans l’EDMC jusqu’à aujourd’hui. La géographe sociale Julie Podmore (2006) définit quatre périodes de territorialisation de la vie nocturne lesbienne à Montréal : « L’ère Red Light (1950‑1970) », « L’âge de “l’underground” (1968-1979) », « L’âge d’or (1982-1992) » et « L’ère queer (1992-2001[6]) ». Dans une perspective chronologique basée sur le découpage temporel proposé par Podmore, je situerai la participation des femmes à l’EDMC à Montréal entre les années 1950 et les années 1990. J’ai également mené mes propres entretiens avec des participant·es et des DJs. L’entretien que j’ai réalisé par courriel avec la DJ Suzanne Éthier est reproduit en partie et analysé dans ce texte. Je conclurai cet article par une brève considération du début des années 1990, alors que le paysage de l’EDMC change une fois de plus à Montréal avec l’émergence entre autres des afterhours.

Le quartier Red Light (années 1950-1960)

Tout au long du xxe siècle et jusqu’au xxie siècle, les femmes qui participaient aux cultures nocturnes de Montréal ont dû trouver un équilibre entre leur sécurité et leur désir d’autonomie ; leur participation a souvent été limitée par le degré de risque qu’elles percevaient. Bien que les femmes soient plus susceptibles de subir de la violence sexiste en privé qu’en public, la participation à la vie nocturne implique une négociation du risque. Pour les femmes de la classe ouvrière qui prenaient part aux cultures de la vie nocturne dans le quartier Red Light de Montréal au milieu du siècle, les principaux risques encourus n’étaient pas seulement les actes de violence ou d’agression de la part d’autres client·es, ou encore de la police, mais aussi les conséquences négatives des sanctions légales et de l’exclusion sociale. Étant donné que la majorité des établissements du Red Light étaient contrôlés par le crime organisé, cette zone avait « une réputation bien établie d’activités sexuelles illicites ou semi-licites (strip-tease, prostitution, etc.) ainsi que de vice et de crime » (Chamberland 1993, 235), ce qui la rendait potentiellement dangereuse à fréquenter.

Le Montréal des années 1950 et 1960 est un paradoxe : la ville est la capitale culturelle et industrielle du Canada, une métropole qui se modernise rapidement et dont la vie nocturne est bien développée, mais elle est aussi définie socialement par les valeurs patriarcales de l’Église catholique. Tout au long du xxe siècle, surtout avant la Seconde Guerre mondiale, le clergé et la presse populaire ont pathologisé la participation des femmes aux cultures de la vie nocturne — et à la danse sociale en particulier — en la présentant comme un signe de dégénérescence morale. Considérée comme une action corporelle invitant à des actes immoraux, la danse a longtemps été considérée comme un danger pour l’ordre social au Canada français. En analysant le discours ecclésiastique, Frank Abbott (2016) et Barbara LeBlanc (1985) montrent d’ailleurs comment, tout au long du xixe et au début du xxe siècle, le clergé a cherché à réglementer la danse par la dénonciation, ce qui a conduit à l’interdiction totale de celle-ci dans certains diocèses. Ces mesures drastiques prises par les autorités révèlent non seulement la conviction que la passion et la sexualité pouvaient, et devaient, être réglementées pour des raisons morales, mais aussi que les transgressions étaient suffisamment fréquentes dans les milieux urbains et ruraux pour justifier un tel discours. De plus, les restrictions sociales et légales de l’accès des femmes à la vie nocturne montréalaise dans les années 1950 et 1960 révèlent la panique morale persistante concernant l’autonomie des femmes et les expositions publiques de féminité non reproductive et non normative. À cette époque, il était par exemple considéré inapproprié pour les femmes d’aller au théâtre ou au cabaret sans être accompagnées d’un chaperon masculin ; les tavernes du Québec, réservées aux hommes de 1937 à 1971, ont maintenu une ségrégation entre les sexes jusqu’en 1986 (Milot 2013).

Pourtant, dans les années 1960, dès le début de la Révolution tranquille — processus idéologique par lequel l’Église a perdu le contrôle de la santé et de l’éducation notamment —, le droit et les coutumes sociales ont évolué rapidement. Si ces changements ont eu une incidence sur les cultures de la vie nocturne, les modalités d’accès des femmes à la nuit restent inégales et jamais garanties et ce, malgré des réformes progressives. Cela se manifeste non seulement par la manière dont l’accès aux bars, aux tavernes et aux cabarets peut être restreint, mais aussi par la manière dont les mouvements des femmes peuvent être limités dans ces espaces lorsqu’elles y sont autorisées.

Pour les travestis et les lesbiennes de la classe ouvrière qui se rassemblaient dans les bars-salons, les cafés et les clubs-cabarets du quartier Red Light dans les années 1950 et 1960, les structures délimitant la participation des femmes à cette scène étaient profondément ambivalentes. Si certains cabarets ne permettaient pas la libre circulation des femmes dans l’espace[7], comme l’explique Viviane Namaste, les femmes cisgenres et les travestis entretenaient des rapports différents avec les propriétaires des cabarets. Puisque la principale relation des personnes travesties et transsexuelles avec les cabarets du quartier Red Light était leur travail en tant qu’artistes de performance et/ou prostitué·es et qu’elles représentaient une importante source de revenus pour les cabarets, elles étaient généralement bien accueillies par le milieu culturel et bénéficiaient de la protection de la mafia, qui contrôlait les clubs (Namaste 2004, 7 ; 2005, 5-6). Quant aux lesbiennes de la classe ouvrière, elles bénéficiaient parfois également d’une attention particulière dans les clubs qu’elles fréquentaient. Comme l’a décrit la sociologue Line Chamberland (1993 ; 1998), bien qu’elles ne représentaient qu’une petite proportion de la population hétérogène du cabaret Les Ponts de Paris (1956-1980) — une population qui comprenait des couples hétérosexuels, des hommes célibataires, des homosexuels, des femmes lesbiennes et des travestis —, une culture symbiotique et mutuellement bénéfique s’est développée entre les lesbiennes et la direction pour maintenir l’espace séparé des autres client·es du cabaret que les lesbiennes occupaient[8]. Les rôles femme/butch, plus présents dans la classe ouvrière, ont été constitutifs des dynamiques de défense du territoire des clientes lesbiennes au sein du cabaret Les Ponts de Paris. Parmi les participantes lesbiennes de cette scène, les butchs jouaient un rôle plus masculin, agissant comme chaperons ou intermédiaires entre les femmes et les autres interlocuteurs[9].

L’agencement social des clubs et des pistes de danse allait changer au cours des décennies suivantes avec l’émergence de la discothèque comme modèle dominant de divertissement nocturne. Tandis que les lesbiennes cisgenres constitueraient une masse critique qui leur permettrait de créer des espaces non mixtes, les femmes transgenres et transsexuelles allaient devoir continuer à négocier au cours des années 1970 et 1980 leur accès aux espaces culturels nocturnes, incluant des lieux gais masculins principalement non mixtes (Namaste 2014, 20). Plusieurs d’entre eux, comme le bar cuir K.O.X dans les années 1980, appliquaient des politiques d’entrée discriminatoires qui refusaient, en dehors des « Ladies’ Nights » peu fréquentes (dans le cas du K.O.X, une fois par an), l’accès à toute femme cisgenre, transgenre, transsexuelle ou à tout homme portant des « vêtements de femme » ou du maquillage. L’ironie, comme l’indique Namaste, est que de nombreuses femmes transsexuelles et transgenres, ainsi que des drag queens, étaient autorisées à entrer dans le club dans un contexte de performance, et non pour le loisir (Namaste 2000, 10-11).

De l’institutionnalisation des pratiques culturelles nocturnes au rayonnement transnational des danses sociales

Naissance de la discothèque

Bien que le quartier du Red Light soit resté actif pendant plusieurs décennies, le coût relativement faible de la discothèque par rapport au spectacle vivant et l’immense popularité de ce modèle de vie nocturne a contribué, à partir du milieu des années 1960, au déclin des cabarets qui animaient les nuits montréalaises[10]. Comme son nom l’indique, la discothèque est constituée d’une bibliothèque de disques. L’évolution de la signification de la discothèque en tant que collection de disques vers celle d’un lieu distinct a été graduelle. Dans le Paris de la Seconde Guerre mondiale, l’une des façons de résister à l’occupation allemande était d’écouter des disques de jazz interdits sur lesquels on dansait dans des clubs clandestins. Après la guerre, ce modèle de consommation musicale a quitté le sous-sol. Des discothèques sophistiquées et bourgeoises, combinées aux modèles de « supper club » déjà existants (combinant la restauration et la vie sociale, souvent avec des divertissements), sont devenues au début des années 1960 un modèle pour d’autres villes européennes et nord-américaines (Brewster et Broughton 1999, 52-63). Ce n’est que plus tard au cours de cette décennie que la discothèque se centrera autour des adolescent·es.

Au début des années 1960, les lieux annoncés comme des discothèques ne disposaient peut-être que d’un jukebox, mais au fil du temps, la présence d’un DJ qui programmait la musique en fonction de l’ambiance des lieux est devenue la norme. Les discothèques diffusaient de la musique en continu et rendaient surtout accessible une piste de danse. Si les jukebox et les danses « sock hop » des jeunes des années 1950 ont normalisé la pratique consistant à sélectionner et à faire jouer de la musique populaire enregistrée dans le but de pratiquer la danse sociale, c’est grâce aux DJs des discothèques que le phénomène a pu être élevé au niveau de forme d’art dans les années 1970 (Brewster et Broughton 1999, 59, 61). La différence entre ces formes antérieures et le disco proprement dit réside dans la transition du métier de DJ, qui est passé du rôle de sélectionneur·se de titres à celui d’artiste mixant en temps réel deux disques ou plus afin de créer un rythme de danse continu.

La circulation transnationale de la culture de masse et la synthèse des styles de musique, de danse et de mode européens et nord-américains ont donné naissance à la culture sociale du disco. Le modèle parisien d’après-guerre de la discothèque chic a été importé en Amérique du Nord près d’une décennie avant que le genre musical du disco ne soit défini par deux innovations étatsuniennes : le groove Philadelphia Soul four-on-the-floor (un pattern de grosse caisse sur les temps forts popularisé vers 1973) et le beat-matching (synchronisation du tempo entre deux ou plusieurs disques vinyles), popularisé par les DJ dans les discothèques new-yorkaises de la fin des années 1960[11]. Les liens culturels durables entre Montréal et la France, ainsi que la proximité géographique de la métropole avec New York et sa vie nocturne bien développée, en ont fait un centre important de la culture disco[12]. À la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, la presse locale et les commentateur·rices internationaux·ales de l’industrie affirment en effet que Montréal compte plus de discothèques par habitant que toute autre ville d’Amérique du Nord (Bist 1970 ; Melhuish 1976).

Transformation de la piste de danse

La discothèque a toutefois bouleversé bien plus que les modèles économiques du spectacle vivant et de la danse sociale : elle a élargi les possibilités de participation à la vie nocturne pour les femmes, les adolescent·es et les personnes LGBTQ. Notamment parce qu’il s’agissait d’une forme de divertissement plus respectable et plus accessible à la classe moyenne que les établissements du quartier Red Light, le disco, en tant que danse sociale, a permis d’explorer l’identité sexuelle et de genre individuelle et collective sur la piste de danse en parallèle aux mouvements de libération sexuelle et gaie. Les mouvements de danse à l’origine de la danse disco ont été diffusés et médiatisés par des émissions de télévision « dance party », destinées à la catégorie sociale émergente des adolescent·es. Dans ces émissions, les adolescent·es découvraient les dernières tendances en matière de danse rock’n’roll ou à gogo, comme le watusi, le frug et le twist. Des émissions étatsuniennes comme American Bandstand de Dick Clark présentaient des groupes d’adolescent·es faisant la démonstration de mouvements de danse sur des tubes pop actuels (Wall 2009). Grâce à la commercialisation de cette culture des adolescent·es, les danses sociales comme le rock’n’roll se sont rapidement répandues dans les centres urbains nord-américains. Ces danses rock’n’roll des années 1960 présentent plusieurs innovations : notamment le déplacement de l’accent mis sur le couple vers l’individu, la fluidité des mouvements sur la piste de danse, la souplesse avec laquelle les pas pouvaient être combinés, ainsi que l’absence de nécessité d’un enseignement formel de la danse. De plus, l’augmentation de la publicité de masse autour de cette forme de consommation culturelle a, par conséquent, accéléré le rythme auquel ces mouvements de danse sociale sont à leur tour passés de mode.

Chaque nouvelle danse rock’n’roll était commercialisée comme la « dernière tendance » et était souvent associée à une chanson à succès, comme ce fut le cas pour « The Twist » (Chubby Checker, 1960) ou « Mashed Potato Time » (Dee Dee Sharp, 1962). La danse sociale était un moyen important de consommer des musiques populaires dans les années 1960 ; la machine commerciale de la musique populaire propageait les nouvelles modes de danse sociale, qui étaient rapidement abandonnées afin de promouvoir et d’exploiter la prochaine tendance. Ce phénomène est corroboré par un compte rendu contemporain des discothèques de Montréal publié dans le journal La Patrie :

Les discothèques sont ainsi devenues le paradis des « dragueurs » en même temps que le sanctuaire du yéyé et des nouvelles danses qui naissent au rythme d’une à toutes les deux semaines : le surf a vite déclassé le twist pour faire place aux hully-gully, mash-potatoes, monkey, watusi, shake, frog, bostella, hip-hop

Morissette 1965, 7

Dans le cadre de cette circulation culturelle plus globale, Jeunesse oblige (1963-1968), une émission télévisée de variétés pour les jeunes diffusée six jours par semaine sur la chaîne de Radio-Canada, a joué un rôle déterminant dans la popularisation des deux tendances musicales dominantes de la pop québécoise de l’époque : les chansonniers et le yé-yé (Côté 1965). Musique rythmée inspirée de la pop britannique et américaine, le yé-yé était l’un des principaux genres que l’on pouvait entendre dans les discothèques des années 1960 au Québec, ainsi qu’à l’émission spéciale Jeunesse oblige — À gogo, qui recréait l’atmosphère des discothèques. Comme le décrit La semaine à Radio-Canada :

Dans Paris, Londres, Tokyo, New York ou Montréal, surgissent partout des discothèques, des boîtes à gogo. C’est le nouveau rythme endiablé, continu et sans frein qui se répercute à l’échelle mondiale. Ce phénomène qui n’est pas unique — on se rappellera le charleston, devenu objet de musée — est le fait bien actuel, bien réel de toute la jeunesse de 1965. C’est cette atmosphère indescriptible, remuante et essoufflante des discothèques, ce rythme presque ininterrompu qui anime les jeunes d’aujourd’hui, qu’on retrouvera à l’émission Jeunesse oblige

18‑24 septembre 1965

Si les noms de ces pas de danse et la culture des adolescents des années 1960 sont aujourd’hui devenus à leur tour des objets de musée, l’historien de la musique de danse Tim Lawrence considère que c’est le tube « The Twist » (1960) de Chubby Checker qui est à l’origine du développement de la danse sociale individuelle improvisée et de la possibilité de « queeriser » la piste de danse. Dans les danses sociales antérieures avec partenaire, telles que le ragtime et le swing, le breakaway (dans lequel les danseurs·ses sont appelé·es à se séparer) permettait aux individus d’exprimer leur identité par des mouvements fluides, improvisés et virtuoses (Lawrence 2009, 200). Dans un même esprit, l’innovation la plus importante des danses rock’n’roll réside, toujours selon Lawrence, dans leurs formes : elles se dansent en solo et sans contact, ce qui élargit le potentiel d’expression identitaire sur la piste de danse. Semblable à un breakaway permanent et exécutée sur des rythmes créés par le DJ, la danse sociale solo permet aux individus de répondre à l’espace affectif du club avec le potentiel de transcender les rôles traditionnels de genre prescrits par la danse en couple (Lawrence 2009, 201).

Contrairement aux pistes de danse ségréguées des cabarets du Red Light, les pistes de danse des discothèques étaient relativement démocratiques et impliquaient une circulation continue des gens dans l’espace. Ainsi, la discothèque a contribué à l’autonomie croissante des femmes et des personnes LGBTQ en tant qu’agent·es de leur propre plaisir, une tendance qui s’est poursuivie dans de nombreuses cultures EDM subséquentes. La relative liberté de mouvement de la danse cultivée dans les discothèques a longtemps signifié une rupture avec les formes clandestines de sociabilité homophile dans les centres urbains. C’est l’incarnation même de la liberté qui permet une grande visibilité individuelle et collective des personnes LGBTQ. Depuis les racines de la culture disco en tant que pratique sous-culturelle dans les clubs queers noirs et latinos de New York à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (Garcia 2014), nous pouvons constater la généralisation de l’idée que les club cultures contribuent à donner un sens à l’identité collective queer. Dans Impossible Dance : Club Culture and Queer World-Making, Fiona Buckland observe que l’incarnation queer de la sphère publique dans les clubs queer de New York crée des « lifeworlds ». Bien que les promesses de « liberté et d’égalitarisme » de la danse ne se concrétisent pas toujours au-delà de la piste de danse, Buckland note son importance pour la création du monde ou pour le « world-making » queer, car elle est « porteuse d’une imagination utopique » (Buckland 2002, 2). La piste de danse queer représente donc le potentiel de mouvement collectif à travers le plaisir individuel. À Montréal, dans les années 1970, soit au pic de popularité du disco, le militantisme de libération féministe, gaie et lesbienne et la danse disco se croisaient tant dans les espaces commerciaux que dans les danses communautaires organisées par des organismes militants.

Pourtant, malgré le potentiel émancipateur de la danse disco en termes de sexualité et de genre, les rôles des femmes au sein de cette culture émergente sont restés plutôt circonscrits. Lorsque le disco s’est stabilisé en tant que genre musical et qu’il est devenu une catégorie commerciale à part entière, les femmes étaient le plus souvent reléguées aux rôles de consommatrices plutôt que de productrices de disco ou de DJ. De plus, bien que la plupart des artistes de la musique disco soient des divas de la voix (pour le disco québécois, il s’agit de vedettes internationales comme Patsy Gallant et France Joli), la relation traditionnelle entre les interprètes et le public est subvertie par l’intervention d’un DJ, qui est généralement un homme. Les DJs qui utilisaient plusieurs platines pour mixer la musique enregistrée ont donc remplacé les interprètes comme intermédiaires entre les artistes et la piste de danse.

Dans les années 1970, peu de femmes travaillaient comme DJ dans les clubs de Montréal et, le cas échéant, il était peu probable qu’une femme mixe des disques. Pour devenir DJ dans un club, il fallait avoir accès à la matière première, soit aux nouveaux disques et aux nouvelles technologies pour pratiquer le mixage. De plus, l’apprentissage du mixage de disques impliquait généralement la présence d’un mentor. Pour ces raisons, les femmes DJ étaient désavantagées par rapport aux hommes : non seulement avaient-elles moins accès au capital, mais elles étaient aussi largement exclues des réseaux dominés par les hommes, qui favorisaient le partage de la technologie, de la musique et de l’expertise. C’était — et cela demeure — un problème aggravant pour l’atteinte de l’égalité des genres dans l’espace DJ.

La présence de DJs masculins dans les meilleures discothèques est devenue une norme, et les plus talentueux en mixage étaient reconnus comme des artistes remarquables et des « faiseurs de goût », comme c’est le cas de Robert Ouimet (1948-2022), le DJ résident entre 1973 et 1981 du Limelight, la plus célèbre discothèque de Montréal. Comme le note Will Straw, cette tendance paraît incongrue avec le potentiel transgressif de l’EDMC :

La crédibilité politique de la culture de la danse a reposé en grande partie sur ses liens avec les communautés sexuelles marginalisées et sur sa distance par rapport aux modes de performance et d’affect considérés comme typiques de la musique rock. Il n’en reste pas moins qu’il y a plus de femmes dans les groupes de heavy metal qu’il n’y a de femmes productrices ou mixeuses de disques de danse, et que pratiquement tous les DJ des clubs du monde anglophone qui exercent une influence sont des hommes

1993, 173

À l’époque où la revue spécialisée Billboard qualifiait Montréal de « deuxième ville du disco » après New York (Farrell 1979), les producteurs de disco, musicien·nes, DJs et autres professionnel·les de l’industrie musicale de la ville — y compris les propriétaires de labels, les responsables de « Record Pools » (un service par abonnement qui permettait aux DJs d’accéder à des bibliothèques de disques) et les propriétaires de magasins de disques — étaient majoritairement des hommes.

L’âge de « l’underground » (1968-1979) 

Grâce aux possibilités offertes par la danse disco, les bars et les discothèques pour hommes gais ont fleuri à Montréal au cours des années 1970. En général, les pistes de danse mixtes hommes/femmes et gais/hétéros étaient la norme, tandis que le phénomène des bars ou des clubs gais réservés aux femmes ou accueillant majoritairement des femmes était relativement rare. Ouverte à l’ouest du Centre-Ville au début des années 1970 par Denise Cassidy, une ancienne bus-girl des Ponts de Paris elle-même lesbienne butch, la Baby Face Disco était l’une des seules discothèques réservées aux femmes à cette époque[13]. Selon Chamberland (1993, 264-265), qui a mené des entretiens avec des lesbiennes actives dans le milieu des bars, après avoir travaillé comme serveuse aux Ponts de Paris, Cassidy est devenue vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 serveuse dans un bar mixte, La Cave, puis gérante de deux discothèques à clientèle majoritairement lesbienne, La Source et La Guillotine. Il est difficile de confirmer les années d’activité et l’emplacement exacts de ces lieux ; à cette époque, de nombreux bars gais et lesbiens étaient relativement clandestins afin de diminuer le risque d’attirer l’attention de la police (la décriminalisation de l’acte homosexuel entre individus consentants de 21 ans et plus est entrée en vigueur avec la loi omnibus de 1969, mais les descentes dans la majorité des lieux LGBTQ se sont poursuivies jusque dans les années 1990 sous les auspices de la « moralité publique » et de la « sécurité nationale » (voir Kinsman et Gentile 2010[14]).

En raison de son éloignement du Red Light, le Baby Face attirait un groupe de femmes lesbiennes hétérogène, à savoir les lesbiennes butch et femmes francophones de la classe ouvrière, ainsi que des lesbiennes-féministes plus jeunes de la classe moyenne, tant anglophones que francophones, qui évitaient les bars comme Les Ponts par souci de respectabilité. Par conséquent, différentes structures sociales coexistaient sur la piste de danse du Baby Face, depuis les modèles de séduction plus traditionnels des relations butch/femme, jusqu’aux nouveaux modèles sociaux plus androgynes, qui mettaient l’accent sur l’activité de la danse disco elle-même. Tel que le mentionne Line Chamberland, « Pour les jeunes lesbiennes, se tenir près d’une personne, l’inviter à l’extérieur pour fumer de l’herbe ensemble ou danser seule de manière sensuelle étaient préférés. Ces différences culturelles étaient déroutantes pour les deux parties » (Chamberland 1993, 241). Alors que la danse disco est venue remplacer les anciens modèles de séduction plus dominants dans les milieux de danse sociale, elle s’est révélée déroutante pour les générations précédentes, elles-mêmes habituées à des rôles définis.

En comparaison avec les discothèques mixtes et gaies masculines de Montréal comme le Limelight et le Studio One, qui disposaient de DJs et de systèmes d’éclairage et de sonorisation ultramodernes, le Baby Face avait un décor simple, une petite piste de danse et un jukebox. Si cela peut découler d’un manque d’accès au capital économique, il est également important de considérer que de nombreuses clientes préféraient avoir un contre-espace de socialisation, plutôt que de participer aux tendances les plus actuelles en ce qui concerne la musique de danse[15]. Pour ajouter à ce caractère clandestin, le Baby Face n’était pas publicisé dans les médias locaux. La connaissance de l’existence du Baby Face parmi les femmes se faisait uniquement par le bouche-à-oreille. Malgré cette précaution, Cassidy avait en sa possession un bâton de baseball au cas où elle en aurait besoin pour menacer des hommes insistant pour entrer (Chamberland 1998, 144-146[16]).

Le rôle de la butch en tant que protectrice du territoire lesbien devenait néanmoins de plus en plus anachronique. De son côté, contrairement à la communauté butch/femme qui s’est développée de manière indépendante, la participation des femmes à la culture disco et plus largement à la vie nocturne des années 1970 s’est entrecroisée avec les mouvements féministes et de libération des gais et lesbiennes de la deuxième vague. Les organisations militantes étaient généralement composées de femmes blanches, éduquées et de classe moyenne, qui rejetaient les identités butch/femme de la classe ouvrière comme étant contraires à leurs objectifs idéologiques, à savoir l’égalité dans les relations homosexuelles. Les militantes ont élaboré des stratégies pour protéger et développer la vie nocturne lesbienne-féministe, notamment en créant des espaces non mixtes, en boycottant les lieux commerciaux peu sûrs, en protestant après les descentes de police dans les bars et en faisant pression sur l’État pour qu’il modifie les droits civiques. Dans le contexte d’une conscience sociale croissante résultant du mouvement étatsunien des droits civiques et de l’évolution du mouvement féministe de la deuxième vague, les militant·es gais et lesbiennes de Montréal ont créé leur propre mouvement de libération gaie à la suite de l’émeute de Stonewall à New York en 1969 et de l’adoption du projet de loi omnibus de 1969 (Higgins 1999, 112).

L’organisme Coop-Femmes (1976-1979) s’est par exemple mobilisé auprés des groupes d’activistes gais contre le « nettoyage » des lieux gais et lesbiens par le maire Jean Drapeau avant les Jeux olympiques de 1976. Au cours de cette période, les bars, les bains publics et les discothèques comme le Limelight et le Studio One, ainsi que le Baby Face et Chez Jilly’s sont ciblés par les autorités. En mai 1976, la police effectue une descente chez Jilly’s avec des caméras et des carabines ; bien qu’aucune arrestation n’ait eu lieu, cette descente a été considérée par les militant·es gais et lesbiennes comme un acte de harcèlement et d’humiliation. Si le lien entre le mouvement de libération gai nord-américain et le disco est bien documenté, les discothèques réservées aux femmes de Montréal, comme le Baby Face, Chez Jilly’s, ainsi que le bar Chez Madame Arthur, ont également joué un rôle crucial dans le développement et la mobilisation des communautés lesbiennes et féministes. Les expériences de cette époque ont également permis de valoriser les espaces non mixtes comme des moyens efficaces pour protéger le droit à la nuit des lesbiennes et pour développer des cultures nocturnes en accord avec leurs besoins et leurs idéologies politiques.

« L’âge d’or » des bars féministes et lesbiens (1982-1992)

Au cours de la décennie suivante, on assiste à Montréal à l’expansion rapide d’un réseau de commerces lesbiens et féministes et à la diversification de la vie nocturne. À partir du tournant de 1980, plusieurs facteurs convergent pour que l’EDMC de Montréal se stabilise au cours de la décennie à venir. En particulier, la surexposition du disco à la fin des années 1970, liée notamment à la grande popularité du film Saturday Night Fever (1977), a entraîné une réaction homophobe de fans de rock qui participaient à la guerre culturelle « Disco Sucks » (Frank 2007). Toutefois, contrairement aux idées reçues, le disco n’est pas « mort » à la fin des années 1970 ; son rythme infectieux s’est déplacé vers les sous-sols et les clubs, s’adaptant à l’évolution des goûts et à l’émergence de nouvelles musiques de danse. À Montréal, plusieurs producteurs de disco, dont Pierre Perpall, ont continué à travailler sans se laisser décourager par l’exode du disco (Straw 2008[17]). Pour leur part, les discothèques de Montréal ont réagi à l’évolution des goûts en se tournant vers des sons post-punk comme ceux de la new wave, du « dance-oriented rock » et de la synth-pop[18].

Les années 1980 ont également été marquées par un déplacement des lieux de rencontre gais et lesbiens hors du Centre-Ville ; chaque groupe forme sa propre « enclave » insulaire dans différents quartiers de la ville[19]. Alors que les hommes gais se déplacent plus à l’est le long de la rue Sainte-Catherine entre les rues Atateken (anciennement Amherst) et Papineau pour créer le Village contemporain, en réponse au harcèlement policier et à la hausse des loyers dans le Centre-Ville (Remiggi 1998 et 2000), les lesbiennes se déplacent vers le nord-est dans le Plateau[20]. Les clubs en opération durant cette période ont concrétisé leur politique lesbienne-féministe, en promouvant des artistes femmes et en accueillant des événements culturels lesbiens. Cependant, ces bars n’étaient pas nécessairement des lieux de consommation de musique électronique et donnaient plutôt la priorité à des concerts dans des genres tels que la chanson à texte et le folk-rock et ce, dans le but de construire une culture « féminine » distincte (Podmore 2006, 609, 612). La priorité pour de nombreuses musiciennes féministes semblait être la musique « live », laquelle mettait l’accent sur l’identité personnelle plutôt que sur le domaine relativement effacé et éphémère de la musique de danse. Podmore marque le début de la période qu’elle nomme « l’âge d’or » par l’ouverture de trois bars gérés par des lesbiennes principalement francophones, Le Labyris, Le Lilith et L’Exit, qui ont ouvert leurs portes entre 1982 et 1983 sur la rue Saint-Denis. Selon Podmore, les bars lesbiens du Plateau comme Le Lilith et L’Exit avaient tendance à servir des lesbiennes plus âgées, principalement francophones. Contrairement aux bars branchés qui ont ouvert leurs portes dans le Village au début des années 1990 et qui étaient soit des espaces mixtes queer, soit dotés d’une piste de danse destinée aux lesbiennes, « la musique émanait d’un juke-box plutôt que d’un système de sonorisation et ses événements étaient centrés sur le soutien aux artistes lesbiennes locales » (2006, 617).

L’une des rares discothèques pour femmes en opération dans les années 1980[21] était Le Bilitis, une boîte de nuit bien établie située au sud du Plateau, à l’intersection de Saint-Denis et Sainte-Catherine[22]. À cette époque, les femmes ont commencé à remettre en question leur rôle établi de consommatrices au sein de l’EDMC en prospérant professionnellement en tant que DJ. L’une des principales figures à se démarquer en ce sens est Suzanne Éthier, DJ active à Montréal de la fin des années 1970 jusqu’en 1993. Née à Montréal en 1959 dans une famille de la classe ouvrière, Éthier a grandi à l’extérieur de l’île dans la banlieue de Mascouche. Son frère lui fait découvrir le disco par le biais d’émissions de radio sur des stations comme CKMF et CGFM. Vers 1976-1977, il achète deux platines et une table de mixage, puis lui enseigne les rudiments du mixage de disques[23]. Éthier se décrit avant tout comme une amoureuse de la musique rock, mais s’est trouvée happée par le disco : « Je n’aimais pas tellement le disco, mais j’ai trouvé que c’était incroyable de mettre deux rythmes ensemble[24] ». Pour Éthier comme pour de nombreux aficionados de la musique, les émissions disco diffusées par Robert Ouimet en direct du Limelight[25] ont été une révélation :

Ce n’était pas le même genre de discothèque, ce n’était pas la même « vibe », le même « mixage » … Mais c’est qui ce gars-là ! On y est allé, c’était Robert Ouimet. À ce moment précis, je voulais être un « vrai » DJ. Il ne m’a jamais donné de techniques ou de conseils, je le regardais tout le temps. Et j’écoutais[26].

Mario Tremblay (MC Mario), agissant à titre de mentor pour Éthier, a également joué un rôle important dans le développement de sa carrière de DJ et dans son intégration dans le monde professionnel du DJing en tant que femme, notamment en lui décrochant un contrat au Disco Bleue sur la rue Ste-Catherine dans le Quartier des Spectacles, au-dessus du Club 281, un club de stripteaseurs.

De lui, j’ai appris une autre façon de penser, une manière de « manipuler » une audience, des subtilités en mélangeant les harmoniques, les paroles, pas seulement le beat. Ce type était un génie. Il m’a introduit dans mon tout premier club disco « pro » et m’a aidée à aller plus loin. Bien sûr, j’ai dû travailler dur toute seule et faire mes « preuves » pour prendre ma place… j’étais une fille dans un monde d’hommes[27].

Comme Éthier l’explique, avant de pouvoir prendre sa place en tant que DJ professionnelle, elle a continuellement dû faire ses preuves auprès de décideurs et d’intervenants majoritairement masculins : « Tout “monde” est préservé par [des hommes]. Donc, vous devez prouver que vous êtes égale, compétente, “aussi bonne que”... vous devez faire deux fois plus d’efforts. Ensuite, vous obtenez le respect[28] ». Les obstacles à l’entrée dans ce milieu étaient suffisants pour que n’importe quelle femme abandonne. Éthier ne se souvient pas d’autres femmes DJ qui mixaient des disques au début des années 1980 à Montréal, et se dit certaine qu’elle en aurait entendu parler si on en avait rencontré[29]. Parmi les femmes travaillant comme DJ à la fin des années 1980, on trouve également Caroline Garcia au club Le Vol de Nuit sur la rue Prince-Arthur et Carole Young dans un club pour adolescents sur Saint-Grégoire appelé Le 13e Ciel. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les clubs alternatifs comme le Lilith pouvaient avoir une DJ, mais comme l’affirme Éthier, personne ne mixait de disques.

Après avoir occupé divers emplois, notamment dans un magasin de disques, tout en décrochant des contrats de DJ, Éthier s’est battue pour obtenir sa chance au Bilitis en 1985, lorsqu’elle a convaincu la gérante, Ginette, de lui permettre de remplacer le DJ sortant André Bisson : « Elle n’était pas sûre, je lui ai dit : “Je te jure que tu ne le regretteras pas”. Donc j’ai quitté le Disco Bleue, je suis allé au Bilitis jusqu’à la fin en 1991 ». Éthier jouait régulièrement cinq nuits par semaine au Bilitis, du mercredi au dimanche. « Ce club a été mon Limelight. J’ai expérimenté tout mon potentiel, sans aucune restriction dans ma musique, je pouvais jouer n’importe quoi, c’était une explosion, c’était “moi”. Cette période m’a permis de définir mon style, et c’est exactement la façon dont je joue aujourd’hui[30] ». Après la fermeture du Bilitis en 1991, elle a été DJ dans des clubs jusqu’en 1995, dont le club lesbien Le Factory, où le cabaret Les Ponts de Paris était anciennement situé.

Le début des années 1990 a vu un autre changement dans les EDMC et les clubs LGBTQ à Montréal. En effet, la croissance des espaces mixtes dans le Village a joué un rôle dans la fermeture des bars et des clubs réservés aux lesbiennes (Podmore 2006). Au même moment, de nouvelles technologies et de nouvelles esthétiques émergeaient dans l’EDM : les CD-DJs commençaient à remplacer les DJs sur vinyle et les nouveaux sons techno, acid house et house, regroupés sous la bannière de « rave », ont fait fureur à Montréal. Insatisfaite de ces développements, et faisant face à des perspectives d’emploi de plus en plus rares au fur et à mesure que les clubs établis fermaient, Éthier s’est retirée du DJing jusqu’en 2017. Elle a néanmoins laissé une marque indélébile sur l’EDMC à Montréal, en tant que première femme à mixer des disques de manière professionnelle. C’est peut-être parce que Le Bilitis était une discothèque réservée aux femmes qu’Éthier a pu négocier et obtenir son poste de DJ. D’un autre côté, Éthier a pu prouver ses talents de mixeuse grâce à sa ténacité à poursuivre dans le domaine malgré la discrimination fondée sur le genre, ainsi qu’au soutien bienveillant de DJs masculins établis tels que MC Mario et Robert Ouimet, qui ont respecté Éthier malgré les normes genrées liées au métier de DJ. En ce sens, Éthier a été une pionnière pour les nombreuses femmes DJ de Montréal qui ont suivi.

L’ère queer (1992-2001) et au-delà

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’EDMC à Montréal a été marqué par un pluralisme croissant, tant sur le plan du développement des sous-genres de l’EDM que de l’évolution des espaces nocturnes mixtes queer/hétéro et femme/homme/non-binaire, ce qui contraste fortement avec les espaces gais et lesbiens non mixtes plus courants au cours de la décennie précédente[31]. Reflétant le tournant contre-culturel de l’EDMC dans les années 1990, les club cultures queer de Montréal ont également déstabilisé la centralité des lieux commerciaux par l’entremise de la prolifération de fêtes underground ou des raves dans des espaces industriels abandonnés, une forme de culture sous-terraine qui a alimenté le développement de clubs afterhour comme le SONA et, plus tard dans la décennie, le Stereo (Borzeix 2016). Les warehouse parties s’adressaient à une population hétérogène que l’on ne trouvait pas nécessairement dans les clubs lesbien ou gai établis : ils étaient fréquentés à la fois par les personnes francophones et anglophones, queers et hétéros, les femmes et les hommes, les personnes blanches et les personnes de couleur, les punks, les drag queens et les gais féminins (Benson 2017).

En même temps, les lieux commerciaux gais et lesbiens ont été influencés par les postures identitaires du mouvement queer émergent. Comme le note Podmore, la jeune génération de lesbiennes a embrassé la nature plurielle de l’identité queer. Pour les lesbiennes, le développement de formes d’identification queer a provoqué le déclin des espaces réservés aux femmes durant « l’âge d’or ». Les nouvelles boîtes de nuit du Village, comme la Taverne du Village ou le Sky, comportaient une piste de danse pour les femmes, réservaient des soirées pour les femmes et engageaient souvent des femmes DJ (Podmore 2006, 602). Cette structure a permis à ces dernières de pratiquer leur art devant un public mixte, les habilitant ainsi à percer dans une sphère dominée par les hommes. À partir de cette scène, de l’effervescence des afterhours et avec l’aide d’une forte présence queer, nous pouvons retracer l’émergence à la fin des années 1990 de femmes DJ/producteur·rices de renommée internationale comme Misstress Barbara et DJ Mini (Tremayne 2018, 12 ; Madden 2016).

Conclusion

Il peut sembler étrange de terminer cette étude historique de la participation des femmes à l’EDMC au moment même où un grand nombre de femmes a commencé à participer plus pleinement à l’EDMC, non seulement en tant que clientes et DJ, mais aussi en tant que productrices, organisatrices de soirées et promotrices. Bien qu’il existe encore depuis les années 1990 des disparités entre les sexes dans tous les aspects de l’industrie de l’EDM, les rôles tenus par des femmes — et leur absence dans certains rôles — commencent à devenir plus apparents et sont donc mieux documentés dans la presse populaire et académique. Pour ma part, contrairement aux récits qui se basent sur l’analyse du discours pour illustrer les exclusions fondées sur le genre (Farrugia 2012 ; Rodgers 2010) ou aux études qui privilégient la subjectivité et la formation de l’identité (Thornton 1996 ; Pini 2001 ; Hutton 2006), j’ai choisi de mettre l’accent sur plusieurs contingences historiques — comme l’évolution de la loi et des normes sociales, ainsi que la médiation de la musique et de la culture —, et sur leurs effets sur les réalités vécues de différentes femmes et groupes de femmes qui ont participé à diverses formes de club cultures entre 1950 et 1990. Plutôt que de réitérer les modèles culturels d’identité minoritaire basés sur la résistance, j’ai cherché à examiner les stratégies déployées au fil du temps par les femmes pour négocier les déséquilibres de pouvoir dans des contextes de vie nocturne. Ces stratégies englobent nécessairement à la fois la résistance et la conformité, puisque les groupes établissent et maintiennent des exclusions basées sur l’identité (en particulier, dans ce cas, de genre), lesquelles reconduisent paradoxalement de nombreuses dynamiques de pouvoir qu’ils tentent de contester[32]. J’espère qu’une telle étude contribuera à élargir notre compréhension du rôle des femmes et des personnes non-binaires dans l’EDM — ainsi que de l’intersection des histoires musicale et LGBTQ de Montréal —, afin que nous puissions rendre compte des absences historiques et historiographiques de nos récits musicologiques.