Corps de l’article

Dans le cadre de la parution de l’article « Le fantôme de Diam’s hante les rappeuses françaises » à la fin de l’année 2021 (Biligui 2021), la journaliste rap Mekolo Biligui revenait sur le documentaire récent Reines pour l’amour du rap (Genton 2021) réalisé suite à l’enregistrement en France d’un morceau commun par les artistes rap Chilla, Davinhor, Le Juiice, Vicky R et Bianca Costa. Dans cet article, Biligui insiste sur un extrait de ce documentaire dans lequel, au cours d’une émission nocturne de la station Skyrock, un auditeur demande : « est-ce qu’il faut forcément être belle et sexy pour réussir dans le rap ? » (15 :44). La journaliste traduit le malaise des invitées de l’émission de radio et souligne, non sans lassitude, que ce type de question n’est jamais adressé aux hommes (Biligui 2021).

Cette question, qu’on ne poserait en effet jamais à des hommes, exerce pourtant un impact sur les carrières des rappeuses, qui sont constamment contraintes de se positionner devant ce référentiel. Dans le présent article issu d’une recherche doctorale interrogeant les trajectoires de rappeuses à Montréal au tournant des années 2010, j’explore les enjeux relatifs à leurs expériences de visibilité (et d’invisibilité) dans l’espace public. Lorsqu’elles évoquent le sujet, les rappeuses rencontrées en entretien soulignent le caractère crucial de la gestion de leur apparence physique, arguant qu’elle entraîne des répercussions sur la reconnaissance de leur statut d’artiste et sur la légitimation de leur production artistique. Dans un contexte où les rappeuses sont minoritaires en nombre et oeuvrent au sein d’un genre musical encore évincé, au moment de la recherche, des réseaux dominants de production et de médiatisation de la musique au Québec, ce texte interroge les conditions de visibilité dans le rap à l’aune du genre.

À ce titre, j’examinerai les positionnements et les négociations des rappeuses qui, au sujet de la gestion de leur apparence physique, s’articulent selon une dialectique entre « être regardée » et « être écoutée ». Devant les médias ou sur scène, il s’agit pour ces artistes de jouer avec des normes situées de la féminité, dont les interprétations et implications se construisent et s’actualisent par des rapports sociaux de sexe qui s’imbriquent à d’autres rapports de pouvoir. Si les modalités de gestion de l’apparence physique adoptées par les rappeuses sont diverses, ambivalentes et constamment en mouvement, elles concourent à influer de différentes manières sur la reconnaissance du statut de l’artiste.

Une recherche avec des rappeuses à Montréal : ancrages épistémologiques et méthodologiques

Les trajectoires dans le rap à l’aune du genre

Ancré dans une perspective de genre — entendu comme un rapport social (Kergoat 2012 [2010]) —, le cadre épistémologique mobilisé pour explorer ce questionnement considère les subjectivités et les pratiques sociales comme traversées par des rapports de pouvoir, sans pour autant être totalement déterminées par ces derniers (Jackson 2001).

En prenant pour point de départ cette approche au genre, mon étude s’inscrit dans la lignée des recherches qui envisagent la catégorie « femme » comme une catégorie d’analyse critique et politique qui renvoie elle-même aux rapports sociaux qui la constituent. Ainsi, la référence aux « rappeuses » mobilisée dans cet article recouvre une catégorie d’analyse critique. Il est à noter que je n’envisage pas les rappeuses comme une catégorie existant en soi, ni comme une « variable » de la catégorie « rappeurs » qui représenterait la référence à partir de laquelle on observe et interprète les pratiques et les trajectoires dans le rap.

En outre, le genre est pensé comme un rapport social qui s’articule toujours en relation avec d’autres rapports de pouvoir — comme la race et la classe (Collins 1990 ; Galerand et Kergoat 2014 ; Bilge 2010) —, ainsi qu’avec d’autres vecteurs de différenciation comme le langage (Heller 2003).

À ce titre, si le présent article s’inscrit dans une perspective qui considère le genre comme imbriqué à d’autres rapports de pouvoir, une grande partie de l’analyse est axée sur les rapports sociaux de sexe, dans le sillage des approches féministes matérialistes de Colette Guillaumin et Danièle Kergoat, et prolonge les travaux qui examinent le champ musical selon sa « double ségrégation sexuée » (Ravet et Coulangeon 2003, 382). Ce choix épistémologique suit la pensée de Sirma Bilge qui, en s’appuyant sur la théorie de l’articulation de Hall, défend « un modèle d’autonomie relative des systèmes de genre, de classe, de race, c’est-à-dire leur dissociation analytique » (Bilge 2009, 83). Les analyses exposées ici s’inscrivent donc « dans une approche intégrée (holiste) débarrassée d’une vision doctrinaire de l’équivalence inconditionnelle des dominations, dans une intersectionnalité réflexive et critique qui reconnaît l’utilité et s’accommode des dissociations analytiques justifiées et historicisées » (Bilge 2010, 62). Au cours d’un entretien réalisé avec Armelle Testenoire en 2012, Danièle Kergoat invitait de même à abandonner les approches qui posent les modalités d’articulation des rapports de pouvoir « a priori » et depuis « une position de surplomb », pour engager plutôt des recherches qui s’intéressent de manière empirique à « la réalité des pratiques qui sont toujours compliquées, ambigües, contradictoires, ambivalentes… et qui comme telles intègrent la complexité créée par l’imbrication des rapports sociaux » (Kergoat 2012 [2010], 328). C’est dans cette optique que s’inscrivent les analyses développées ici.

En partant du terrain de l’enquête et des propos des rappeuses selon une approche qui tient compte de l’imbrication des rapports de pouvoir, il est apparu saillant qu’un groupe hétérogène, mais dont le dénominateur commun est d’être « rappeuse », invitait à une lecture du parcours de ses membres à l’aune des rapports sociaux de sexe. Dans un contexte où les enjeux de genre au sein de l’activité rap sont souvent envisagés « dans un cadre racialisé qui conditionne la place sociale de cette musique » (Guillard et Sonnette 2020, 44), la focalisation analytique ne cherche pas à « universaliser » le rap en lui apposant une expérience homogène et commune de la réalisation des rapports sociaux de sexe. J’envisage plutôt ce « passage analytique » comme participant d’une exploration de la complexité des modes d’actualisation des rapports de pouvoir qui structurent les trajectoires des rappeuses.

Une enquête avec des rappeuses à Montréal

D’un point de vue méthodologique, les analyses proposées se basent sur un corpus constitué de 20 entretiens réalisés en 2011 auprès de 20 rappeuses ou groupes de rappeuses à Montréal. Dans ce cadre, je n’ai pas défini apriori qui « est rappeuse » et qui ne l’est pas ; j’ai plutôt contacté l’ensemble des artistes qui se définissaient et/ou étaient définies comme « rappeuses » dans le paysage artistique local. Au cours des entretiens avec les participantes, celles-ci retraçaient leurs trajectoires et leurs expériences au sein de l’activité rap[1]. Diverses facettes de leurs parcours ont été abordées avec les rappeuses : les circonstances qui les ont menées à faire du rap, leurs processus de création, leurs positionnements esthétiques, leurs rapports avec les médias, leurs investissements de la scène, leurs choix langagiers et vestimentaires, ainsi que leurs interactions et collaborations avec d’autres acteur·rices du rap ou avec des acteur·rices d’autres genres musicaux ou champs artistiques. Ensemble, nous revenions également sur des réflexions que j’avais pu émettre en amont des entretiens, par exemple à l’écoute de leur musique et de leurs textes, au visionnement de leurs clips, à l’occasion de concerts ou encore à la lecture d’entrevues médiatiques.

Le corpus recueilli a été interprété selon une méthodologie qui croise l’analyse de contenu thématique et l’analyse du discours. C’est au sens attribué par les rappeuses à leurs pratiques et à leurs expériences que s’intéressait cette recherche. Pour tenter de saisir ce sens, je me suis non seulement intéressée au contenu de leurs propos, mais également à la structuration et à la matérialité de leur mise en mots. Les choix des pronoms (je/nous), comme l’usage de la voix active ou de la voix passive pour décrire leurs parcours, constituent par exemple des aspects discursifs qui ont été pris en considération dans l’interprétation de ces discours.

Si les artistes rencontrées ont pour point commun d’être ou d’avoir été rappeuses à Montréal, elles n’en constituent pas moins un groupe hétérogène (âge, langues, positionnement au regard des rapports sociaux de genre, de race et de classe, trajectoires et lieux de vie dans et hors Montréal, etc.). L’hétérogénéité des rappeuses se joue aussi en termes de leurs choix artistiques, de la définition qu’elles accordent au genre musical rap, des esthétiques qu’elles proposent et de leurs modes d’investissement de la pratique artistique. Du reste, les trajectoires des rappeuses traduisent leur tendance à circuler entre diverses approches du genre rap, mais aussi entre divers champs musicaux et artistiques. Comme l’a énoncé la rappeuse Sarahmée dans une entrevue donnée à La Presse en 2019 : « Le rap féminin ? Ça n’existe pas ! Ce n’est pas un genre » (Vallet 2019). Le présent article s’inscrit dans cette perspective.

En ce qui concerne leurs parcours, la plupart des rappeuses ont commencé à rapper dès l’adolescence. Seulement six d’entre elles se sont adonnées plus tardivement à cette pratique. La majeure partie des artistes rencontrées ont investi ce genre musical au milieu des années 2000, une période caractérisée à la fois par un foisonnement artistique inhérent aux succès mémorables de plusieurs groupes au Québec à la fin des années 1990 et par une prise de conscience générale de la difficulté des artistes rap à être réellement reconnu·es et soutenu·es par l’industrie culturelle et médiatique de Montréal et du Québec (LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian 2007).

Seules trois des participantes interrogées vivent de leur musique. La plupart des rappeuses présentent plutôt un parcours marqué par des cachets intermittents et des trajectoires en « dents de scie ».

Un contexte de « rareté » des rappeuses dans un genre musical évincé des circuits dominants de production et de médiatisation au Québec

« Les rappeurs montréalais ne sont pas assez représentés à Montréal » : les processus d’éviction des artistes et l’articulation des rapports sociaux de race et du langage

Au tournant des années 2010, les trajectoires des rappeuses s’inscrivent dans un contexte d’éviction durable des artistes hors des réseaux dominants de médiatisation et de l’industrie musicale au Québec. Relevée et commentée au cours des années 2000 par Marie-Nathalie LeBlanc, Alexandrine Boudreault-Fournier et Gabriella Djerrahian (2007), cette situation est souvent évoquée par les rappeuses que j’ai rencontrées en 2011 :

Je trouve que sur la scène montréalaise, les rappeurs montréalais sont pas assez représentés […] au Québec en général, à la télé, ça passe pas assez, et puis je trouve qu’il y a un petit problème, je ne sais pas d’où ça vient, mais voilà […] les rappeurs galèrent beaucoup […] pour se faire connaitre, pour vendre le fruit de leur travail.

Katarin[2]

De toute façon, les artistes, les rappeurs, c’est aussi difficile, c’est difficile pour tout le monde, y en a cinq qui sont en haut […] mais ici, il y a vraiment pas de médias commerciaux qui rapportent de l’argent aux rappeurs.

Solange

D’après LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian (2007), cette « marginalisation » des artistes rap s’explique en partie par l’association du genre musical à la déviance, voire à criminalité au sein des espaces médiatiques et institutionnels dominants au Québec. Un épisode probant de cette articulation a eu lieu en 2012, lorsqu’un bar de la banlieue ouest de l’île de Montréal avait dû s’engager auprès de la police à ne pas organiser de spectacles de « hip-hop » pour obtenir son permis d’alcool. La raison invoquée était que ces concerts attireraient des « gangs de rue » (Larouche et Touzin 2012). Cette situation avait été collectivement dénoncée par les acteur·rices hip-hop de la ville.

Les travaux de LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian précisent que ces « stéréotypes associés à la culture hip-hop sont liés aux origines ethniques et culturelles des jeunes qui la composent » (LeBlanc, Boudreault‑Fournier et Djerrahian 2007, 20). Cette affirmation est toutefois à nuancer, en précisant que c’est surtout à l’aune de stéréotypes formalisés par des rapports sociaux de race — plutôt qu’à des « origines ethniques et culturelles » en soi —, que s’organise l’éviction du rap relevée par les chercheuses et les rappeuses au tournant des années 2010. Cette situation peut être rapprochée avec le contexte français, imprégné par l’association des rappeurs à la figure altérisée du « jeune de banlieue » (Hammou 2012a ; Lesacher 2013) qui, à partir des années 1990, vient condenser « en un même masque […] diverses peurs sociales [qui] prennent pour objet une classe d’âge (la jeunesse), une classe sociale (ouvrière) et une classe de “race” (non-blanche) » (Hammou 2012a, 85). Cette analogie durable a eu « des conséquences importantes pour l’intégration de ce genre musical dans les industries culturelles » (Hammou 2013, 193), en plus de contribuer à entériner une représentation du rap comme étant « masculin » par essence, puisque les rappeuses y sont ignorées et invisibilisées (Lesacher 2013, 163).

L’éviction des artistes rap hors des réseaux médiatiques dominants et de l’industrie musicale au Québec dans les années 2010 peut aussi se lire à la lumière du concept de québéquicité (Lesacher 2013[3]). Formalisée par les sociolinguistes Mela Sarkar, Bronwen Low et Lise Winer (2007), la québéquicité recouvre une définition restrictive de l’appartenance québécoise en circulation dans l’espace public. Celle-ci se construit dans l’interaction entre le langage comme vecteur de différenciation (les québécois·es parlent un français perçu comme « québécois ») et les rapports sociaux de race (les québécois·es sont blanc·hes[4]) (Sarkar, Low et Winer 2007). Dans le cadre de mes entretiens avec les rappeuses, ces dernières ont particulièrement insisté sur la tendance des logiques médiatiques et de l’industrie musicale montréalaises et québécoises à investir les représentations de la québéquicité et à situer les artistes par rapport à ce concept, selon des procédés qui érigent également le genre rap en tant que genre musical de la non-québéquicité (Lesacher 2016). Des processus qui, au début des années 2010, éloignent en bloc les artistes rap de ces espaces, sauf dans le cas du groupe qui représente « probably the best-known rap group recording in Quebec[5] » (Sarkar 2008, 154), Loco Locass, dont les membres sont vus comme étant engagés, souverainistes et oeuvrant pour la défense de la langue française.

Dans un contexte sociolinguistique tendu, les rappeuses décrivent aussi un rap local concurrentiel et fragilisé par sa frontiérisation en deux grands réseaux linguistiques, l’un « francophone » et l’autre « anglophone » (Lesacher 2015). Au cours des années 2000, LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian ont décrit l’activité rap à Montréal comme cloisonnée et fractionnée (LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian 2007, 49). Les autrices ajoutent que ses réseaux de production et de diffusion restent relativement distincts, voire méconnus les uns des autres. Selon les chercheuses, cette situation serait liée au contexte de « politique officielle de bilinguisme au Canada » (LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian 2007, 44), qui implique que « les institutions culturelles, publiques et commerciales oeuvrent en français et en anglais, offrant ainsi un marché commercial et un financement de l’industrie culturelle dans les deux langues — incluant des lieux de diffusion, radios et télévisuels » (LeBlanc, Boudreault-Fournier et Djerrahian 2007, 44). Ce faisant, ces deux réseaux — qui ne sont pas spécifiques au rap — sont produits à la fois par les médias, les structures de production et de diffusion de la musique, ainsi que par le public et les artistes.

C’est donc dans ce contexte que s’insèrent les trajectoires des rappeuses rencontrées en 2011. Au cours de nos entretiens, la difficulté de ces artistes à atteindre les réseaux de production et de médiatisation dominants de la musique est régulièrement mentionnée comme premier frein à une carrière satisfaisante dans le rap. Deux rappeuses intègrent une perspective genrée à cette analyse :

Je trouve que c’est difficile, puis à Montréal surtout, la scène hip-hop est autant pour les hommes que les femmes […] c’est pas facile pour personne donc […] ce qui est difficile pour l’homme est encore plus difficile pour la femme.

Lucie

[Ce qu’on entend à la radio ne fait que] propager certaines thématiques […], certains stéréotypes […]. La majorité [des rappeurs], c’est des hommes.

Nadine

C’est à ces enjeux de genre, eux-mêmes intriqués aux restrictions vécues par les artistes du milieu rap en général, que seront consacrées les lignes suivantes. Nous y aborderons notamment la question de la visibilité (et de l’invisibilité) des rappeuses dans l’espace public.

Un contexte de « rareté » des rappeuses : du retournement au « salto » du stigmate

Bien que les artistes rencontrées représentent un groupe hétérogène, elles évoquent souvent leurs expériences au sein de l’activité rap en décrivant un contexte de « rareté » des rappeuses. Elles soulignent régulièrement que l’activité rap, à Montréal et au Québec, est surtout investie par des hommes. Celle-ci est en effet désignée comme « un milieu de gars » (Dalia), « un monde d’hommes » (Elizabeth) ou en encore un « sausageparty » (Emily), où les rappeuses représentent l’exception. Ce contexte d’« hétérosociabilité » (Mennesson 2006) majoritairement masculine se traduit aussi dans la matérialité des discours : « les autres rappeurs ont aimé[6] » (Solange) ; « comparé aux autres gars faut un peu plus en mettre » (Béatrice). Impulsée et traversée par des rapports de pouvoir qui dépassent le cadre du genre musical, cette situation exerce un impact sur les trajectoires des rappeuses rencontrées et sur leurs expériences, au cours desquelles les artistes façonnent des positionnements multiples et ambivalents.

Selon plusieurs témoignages, « la rareté » même des rappeuses provoquerait entre autres une attention accrue envers elles ; une mise en lumière accentuée. On relève par exemple les segments « capter l’attention », « se démarquer » (Béatrice), « on me reconnait beaucoup plus » (Elizabeth) ou encore le terme « curiosité », voire « curiosité médiatique » (Dalia). Cette attention accrue serait donc associée à l’idée de « curiosité » à l’égard de ce qui serait peu habituel, à la fois dans le rap et de la part d’une femme. Outre le fait que ces femmes se différencient parmi la masse des rappeurs, leur pratique du rap engendre aussi leur distinction vis-à-vis de la masse des chanteuses. C’est donc parce qu’elles se situent en porte-à-faux avec ce qui relève de la ségrégation horizontale du champ musical — celle de la spécialisation genrée des rôles et des activités (Ravet et Coulangeon 2003) —, qu’une forme de curiosité augmentée est perçue par plusieurs rappeuses interrogées.

Néanmoins, les rappeuses évoquent aussi pour la plupart cette situation sur le mode de l’ambivalence. Leur démarcation engagerait également des injonctions et des contraintes qui jalonnent leurs trajectoires. Si ces artistes déclarent bénéficier d’un certain intérêt accru parce qu’elles font figure d’exception, la représentation selon laquelle cette attention particulière émerge du fait qu’elles sont des femmes est elle-même tangible au sein de leurs discours. C’est donc en référence à la catégorie « femme », entendue comme produite et marquée par des rapports de pouvoirs, que s’opère un « “salto” du stigmate » (Achin et Paoletti 2002), soit un double retournement selon lequel ce qui est perçu comme un atout engendrant une démarcation avantageuse peut, dans un deuxième temps, se révéler restreindre les champs des possibles au sein de l’activité investie (Achin et Paoletti 2002).

Dans ce contexte, les rappeuses indiquent que c’est notamment au niveau de la gestion de leur apparence physique, elle-même liée à la question de la visibilité dans l’espace public, que se négocient les tenants et les aboutissants du « salto du stigmate » corollaire à leur activité de « rappeuses ».

Des enjeux de l’apparence physique au coeur des processus de (non) visibilité des rappeuses

« Être écoutée » au-delà d’« être regardée » : la gestion de l’apparence physique pour faire entendre son art

Les rappeuses indiquent souvent que leurs pratiques et leurs expériences de visibilité dans l’espace public sont traversées par un noeud qui se forme à l’intersection entre « être regardée » et « être écoutée » : « je veux pas juste qu’on me regarde : je veux qu’on m’écoute » (Béatrice) ; « je veux pas avoir l’image de la fille qui essaie d’être sexy avant de faire entendre sa musique » (Lucie) ; « it’s the talent first and then the fact that you were pretty comes along with it but I prefer to get heard before I get looked at[7] » (Perceptible Reflection[8]).

Plusieurs artistes considèrent que l’attention qui leur est portée peut rapidement se focaliser sur leur présentation physique. En conséquence, des stratégies doivent être mises en oeuvre pour ne pas seulement « être regardées » mais également « être écoutées ».

À l’occasion d’une enquête analysant « la mise en récit des femmes en campagne [électorale] », Delphine Dulong et Frédérique Matonti avaient constaté que « les candidates sont […] toujours ramenées à la singularité de leur condition de femmes » et que dans ce cadre, « le corps — ce corps qui est au coeur de la construction sociale de la féminité — est central dans la représentation journalistique de ces femmes » (Dulong et Matonti 2005, 283). Une représentation différenciée des corps est donc à l’oeuvre dans l’espace public, selon laquelle le corps des femmes est fondamentalement perçu dans sa sexuation. Trouvant leurs fondements dans les rapports sociaux de sexe dont ils assurent en même temps la durabilité (Guillaumin 1978 ; 1992), ces processus exercent un impact sur les carrières des femmes et infusent les manières dont elles « peuvent être jugées légitimes dans leur art musical, être valorisées comme des musiciens à part entière » (Buscatto 2007, 81). La ségrégation horizontale et verticale du champ musical, selon laquelle « [la] valorisation professionnelle et [les] stéréotypes féminins jouent […] en sens contraire » (Ravet et Coulangeon 2003), procède en partie du fait qu’ « idéologiquement, les femmes sont le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens » (Guillaumin 1978, 7).

Jugeant « sortir du lot » parce qu’elles sont des « femmes dans un monde d’hommes », mais ressentant également une forme de ressentiment à être interprétées avant tout à travers cette figure située dans l’espace public, il s’agit pour les rappeuses de trouver un équilibre entre, d’une part, une image trop sexualisée qui les éloignerait d’une reconnaissance en tant qu’artiste (« c’est pas “regardez mon corps” : je veux que les gens sortent d’ici puis qu’ils soient comme “wouah” ’est [sic] une vraie artiste » [Lucie]) et, d’autre part, une image qui ne les présenterait pas assez en concordance avec leur genre (« j’suis consciente qu’il faut ajouter une petite touche féminine […] : c’est juste normal » [Lucie]).

C’est aussi dans l’optique d’être écoutée et regardée pour son art que Monica énonce un positionnement qui pourrait à première vue paraître s’inscrire en contradiction avec celui de Lucie : « sur scène, c’est très important de montrer ton côté sensuel, aussi ton côté féminin, parce que c’est déjà masculin de rapper ; alors si t’es trop tom boy on va commencer à te juger » (Monica). De manière concomitante à un contexte d’« hétérosociabilité » (Mennesson 2006) majoritairement masculine, le rap peut donc être associé à des caractéristiques traditionnellement attribuées à la masculinité, voire être considéré comme un genre musical masculin en soi par les rappeuses rencontrées[9]. Ainsi, pour Monica, dans un contexte où son corps est « déjà » masculinisé par sa pratique artistique, il s’agit de travailler son apparence afin de trouver un « équilibre de genre ».

Souvent, les rappeuses traduisent les enjeux vécus par rapport à leur présentation physique à travers les référentiels de la « féminité » et de la « masculinité », entendus ici comme les produits d’un système hétéronormatif qui — outre la différenciation sexuelle hiérarchisante sur laquelle il se fonde — assigne les rôles désignés comme masculins et féminins (Wittig 2013 [1992]). Ces notions sont aussi travaillées par des rapports de pouvoir, qui normalisent et naturalisent ce qui relèverait d’une « bonne », voire d’une « vraie » féminité et masculinité.

La question posée par Delphine Dulong et Fédérique Matonti à l’issue de leur enquête sur la mise en récit des femmes politiques en campagne électorale semble ainsi pouvoir être transposée aux expériences et positionnements des artistes rap rencontrées : « ni trop féminin, ni trop masculin, le “bon” corps est-il accessible » (Dulong et Matonti 2005, 281) aux rappeuses ? Au regard des enjeux de reconnaissance et de légitimité artistique que cela implique, les pratiques liées à la question de l’apparence physique peuvent alors procéder d’un « dilemme », pour reprendre les termes de la rappeuse Samia. Mathilde nous dit aussi qu’elle « réfléchit beaucoup » à ce sujet. Néanmoins, la récurrence de segments tels que « je veux/vais pas céder » ou « [je veux] tenir tête » dans les discours des rappeuses atteste de leur implication active en opposition aux injonctions perçues concernant leur apparence physique.

Prendre (de la) place sur scène : genre, présentation physique et enjeux de représentation scénique

Ces négociations revêtent une dimension particulière lors de la représentation sur scène, qui constitue autant de moments-clé où se joue la visibilité des rappeuses dans l’espace public. Dans ses travaux sur les femmes instrumentistes de jazz en France, Marie Buscatto souligne d’ailleurs que « la gestion du corps sur scène » relève d’un des « moments professionnels où la possible féminité publique des instrumentistes affecte aussi bien leur construction professionnelle que la reconnaissance de cette professionnalité par autrui » (Buscatto 2007, 182).

Dans ce contexte, plusieurs rappeuses mentionnent la volonté d’« être à l’aise » et de se sentir « confortable » sur scène, ce qu’elles posent simultanément en contradiction avec des marqueurs de la construction sociale des corps féminins (robes et talons, notamment), perçus comme étant restrictifs :

J’ai essayé beaucoup de choses sur scène, j’ai même essayé de faire des scènes avec des talons et tout ça. On m’avait suggéré, mais j’arrivais pas à bien bouger (rire). J’étais trop timide en talons et tout, donc ouais, j’essaie de m’habiller quand même bien […] mais d’être à l’aise quand même. J’aurai[s] des baskets […], mais classe, mais bon j’aurais quand même un pantalon […]. Je vais pas me mettre en jupe.

Kataryn

J’aime bien aller chercher des petits bijoux, j’aime les lunettes […] j’ai des souliers à n’en plus finir […] j’ai des petits travers de femme : j’ai trois garde-robes chez moi […] mais je te dirais que mon choix de vêtements est plus dans mon confort sur scène […] : je veux pouvoir sauter partout, je veux pas avoir mal aux pieds après deux chansons puis […] je veux être confortable, donc, c’est les baskets, c’est les jeans, c’est les tee-shirts, puis là, ça me permet de faire ce que je veux.

Joséphine

Comme ça je peux être plus confortable sur scène parce qu’être en petite robe sur la scène […] ça me limite.

Elizabeth

Je me dis souvent je devrais m’habiller sexy, ça serait beau, puis t’sais, des belles robes […] mais je serais pas à l’aise, je sais pas, je veux être bien.

Mathilde

Le rapport antagonique à travers lequel sont mentionnés, d’une part, les vêtements directement associés à la féminité et, d’autre part, la liberté de mouvement, renvoie aux formes de « manipulation » et de « contrôle » qu’implique la construction sociale du corps féminin, qui se joue en termes d’ « interventions » sur celui-ci, lesquelles incluent des « objets amovibles, externes, qui interviennent sur la motricité ou la liberté du corps tels chaussures, entraves, corset » (Guillaumin 1992, 120-121). Mais si certaines artistes délaissent robes et talons pour être « à l’aise » sur scène, ce n’est pas uniquement parce que ces atours de la féminité les empêcheraient en soi de bouger. Lorsque Kataryn dit se sentir « trop timide en talons » ou lorsque Elizabeth considère qu’être « en petite robe » la « limite », c’est aussi parce que ces vêtements engagent une « bonne » manière de les porter, impliquant de ne pas trop se mouvoir pour être en adéquation avec le genre qu’ils habillent.

Ainsi que l’a démontré Guillaumin, le corps pensé comme féminin, c’est-à-dire celui que l’on inculque aux jeunes filles par des procédés de « canalisation de leur propre corps », serait le corps marqué par « une contenance réservée » et une « immobilité idéale » (Guillaumin 1992, 129). Au contraire, les corps masculins seraient plutôt orientés vers « la maîtrise de l’espace et l’extension du corps vers l’extérieur », par la « fabrication corporelle » différenciée (Guillaumin 1992, 132). On peut alors considérer que la représentation scénique dans le rap convoque plutôt des caractéristiques dites masculines, notamment en termes de gestuelle et d’occupation de l’espace, ce qui semble aussi impliquer les décisions des rappeuses quant à leur présentation physique.

Dans ce cadre, si plusieurs d’entre elles considèrent que les robes et les talons sont peu adaptés à l’exercice de la scène rap, d’autres, comme Monica citée plus haut dans ce texte, envisagent au contraire que la représentation sur scène relève justement d’une activité au cours de laquelle il est crucial de travailler une apparence « sensuelle », en concordance avec la féminité, et donc de porter des vêtements qui vont dans ce sens. Ces ambivalences, relevées d’un entretien à l’autre, ne traduisent pas tant des pratiques et des choix en opposition les uns aux autres. Ces contradictions apparentes, tout comme les questionnements et les hésitations des rappeuses, indiquent plutôt l’élasticité et la multimodalité tant des injonctions que des restrictions qui étayent leurs trajectoires, et avec lesquelles elles doivent composer. En habitant leur art et en se positionnant par rapport aux enjeux perçus en ce qui concerne la question de la gestion de leur corps sur scène et de leur présentation physique, les rappeuses concourent ainsi « à travailler de l’intérieur la catégorie » (Hammou 2012a, 138) à laquelle elles sont associées, voire assignées.

Des injonctions de genre dans les réseaux de production et de médiatisation de la musique rap

Parmi les différentes facettes que recouvre l’activité rap, toutes ne semblent pas investies au même degré par des enjeux liés à l’apparence physique. De fait, la pratique même du rap représente au contraire un espace-temps où les rappeuses se sentent dédouanées d’injonctions à ce sujet :

On en demande beaucoup à la femme. Il faut […] tout le temps porter des talons, se promener, être tout le temps clean, se raser les jambes (rire) […], mais justement dans monrapj’ai pas besoin de paraître.

Kataryn

Je suis là, je suis dans un groupe de gars, je suis la seule fille, personne ne me casse les pieds, personne ne me demande de m’habiller […], tu vois, de porter tel genre de vêtements […], d’être plus sexy ou d’être plus, t’sais, dans ce que je porte, dans ma façon d’être, dans ma façon de parler.

Joséphine

À l’inverse, c’est particulièrement de la part des structures dominantes de production et de médiatisation de la musique que les rappeuses perçoivent des logiques de contrôle du corps des femmes :

La première fois que j’ai voulu passer mon vidéo-clip à latélé, la personne qui est en charge de le diffuser disait que j’étais pas assez féminine […] j’avais juste quatorze ans en plus.

Lucie

Mais c’est surtout, comme, pour l’image aussi, quand t’es signée tu deviens un produit […] être une femme oublie ça, on va te teindre les cheveux blonds ; j’suis asiatique, oublie ça teindre les cheveux blonds, ça marche pas […] des entrevues « j’aimerais faire une entrevue avec les filles à la plage en bikini » […] je suis une MC là, j’suis pas une mannequin là […], mais on avait des propositions comme ça.

Naomi

Les rappeuses sont en effet confrontées aux structures dominantes de production et de médiatisation de la musique, qui évoluent dans un contexte d’économie de marché néolibérale et dont les règles du jeu sont traversées par les rapports sociaux de sexe. Naomi mentionne ainsi être devenue un « produit » dont la valeur d’échange augmenterait à mesure que celui-ci se conformerait aux processus d’objectivation du corps des femmes. Ses propos indiquent combien « le capitalisme organise la rareté » (Maris 2003, 347), en imprégnant les logiques des structures porteuses de visibilité d’une idéologie impliquant les rapports sociaux de sexe.

En effet, les artistes rencontrées font état des logiques de l’industrie musicale et médiatique qui alimentent une représentation sexualisée des rappeuses, alors que ces mêmes logiques — qui réactualisent la distinction hiérarchisante et séculaire entre « nature » et « culture » — tendent simultanément à contenir les artistes concernées dans une forme de marginalisation artistique en imposant à ces dernières des rôles idéologiquement éloignés de la figure d’artiste (Lesacher 2016). Non seulement ces logiques peuvent affecter la reconnaissance des rappeuses en tant qu’artistes, mais elles peuvent également réduire leurs chances de mener une carrière durable en liant la présentation des femmes à un capital de séduction (Ravet et Coulangeon 2003 ; Le Breton 2010) qui s’articule entre autres à la notion de jeunesse. Ainsi que le décrit Le Breton, il n’existe « qu’un “beau sexe”, mais il est limité dans le temps, et le prix est lourd à payer de ce modeste privilège » (Le Breton 2010, 16).

Des processus similaires à ceux examinés au cours de cette sous-section avaient été relevés par Marie Buscatto dans le cadre de ses travaux auprès des chanteuses jazz :

C’est pas tant au niveau des musiciens que des médias, des gens autour de la musique, des programmateurs qu’on a des problèmes. Dans Télérama […] [ils] parlaient de la difficulté des chanteuses qui ne jouent pas la carte d’un décolleté, comme Z, à être reconnues » (Chanteuse, 40 ans)

citée dans Buscatto 2007, 97

Ainsi, les processus qui engagent la question de l’apparence physique des rappeuses sont bel et bien à explorer comme relevant de chaînes de coopération (Hammou 2012b) qui impliquent une diversité d’acteur·rices — structures de production et de médiatisation —, et dont les enjeux dépassent le cadre du rap en tant que genre musical. C’est en tenant compte de ces observations que s’organise la partie suivante, qui propose de (re)déployer les explorations menées sur le mode de la dissociation analytique avec une approche en termes de rapports de pouvoir articulés.

Genre, race et rap : jouer avec les contours d’une féminité normalisée

Au-delà des structures de production et de médiatisation locales, les logiques de production du genre rap au Québec sont particulièrement renseignées par les ancrages du rap étasunien.

Je pense que le problème vient plus — je vais pas dire de l’au-delà (rire) —, mais des États-Unis […], parce que c’est un peu eux qui nous guident […] c’est eux qui portent les « vibes », ce qui est à la mode, c’est eux qui dirigent, c’est eux qui ont contrôlé jusqu’ici […] dernièrement ce qu’ils nous ont donné c’est plus l’image de la femme ultra-sexuelle. 

Samia

Comme l’évoque Samia, le rap étasunien, lui-même largement imprégné des esthétiques et des thématiques du gangsta-rap et d’autres genres qui lui ont succédé, est marqué par la convocation d’une image ultrasexualisée et objectivée des femmes. Dans les vidéo-clips, des rappeuses montréalaises investissent par exemple la figure de la « bitch », elle-même issue d’une histoire étasunienne traversée par des intrications séculaires entre rapports sociaux de sexe, de race et de classe (Lesacher 2012). Historiquement, l’entreprise esclavagiste a situé les hommes et les femmes non-blanc·hes aux antipodes d’une sexualité jugée normale et, corollairement, aux antipodes des « bonnes » masculinités et féminités incarnées par les hommes et les femmes blanc·hes occidental·es issu·es des classes sociales supérieures (Dorlin 2008). Constamment réactualisées par les médias de masse, ces « controlling images » (Collins 2000, 69), qui prennent elles-mêmes leur origine dans des mythes esclavagistes, ont aussi été réinterprétées puis réappropriées par les rappeurs et les rappeuses, notamment à travers le gangsta-rap (Collins 2000). Les rappeuses les plus visibles aujourd’hui sont d’ailleurs celles qui investissent une figure ultra-sexuelle et qui prennent en charge les caractéristiques traditionnellement dévolues à la masculinité que sont la puissance et la domination. Mais si « l’appropriation subversive du rap par les femmes a permis de mettre en évidence l’imbrication des rapports de pouvoir et de formuler une critique intersectionnelle articulant antiracisme et antisexisme » (Djavadzadeh 2021, 114), il ne semble pas non plus anodin — au regard des processus abordés au cours des sections précédentes — que les structures dominantes de production et de médiatisation de la musique soient plus enclines à soutenir et à diffuser des expressions rap véhiculant la représentation d’une féminité ultra-sexualisée, voire objectivée ; expressions parmi lesquelles figurent au demeurant surtout les productions des hommes. Cet aspect est d’ailleurs commenté par bell hooks, lorsqu’elle écrit dès 1994 :

The sexist, misogynist, patriarchal ways of thinking and behaving that are glorified in gangsta rap are a reflection of the prevailing values in our society, values created and sustained by white supremacist capitalist patriarchy. As the crudest and most brutal expression of sexism, misogynistic attitudes tend to be portrayed by the dominant culture as an expression of maledeviance. In reality they are part of a sexist continuum, necessary for the maintenance of patriarchal social order[10].

hooks 1994, 194

Ce faisant, on constate que les discours et logiques de production/médiatisation qui encadrent le rap sont souvent traversés par des enjeux de normalisation et d’altérisation des féminités et des masculinités et, partant, des artistes qui y sont associé·es. En France, Marion Dalibert a relevé combien les discours sur le rap véhiculés dans la presse dite « de référence » — qui se focalise principalement sur les rappeurs — actualisent et mettent en scène une masculinité virile et sexiste des artistes, travaillée par des rapports sociaux de race et de classe (Dalibert 2018). Elle constate également que, « à l’image des “bons” rappeurs blancs et non-blancs, les rappeuses sont également représentées comme des exceptions » (Dalibert 2018, 27) et relève que parmi ces rappeuses, la plupart sont associées à la masculinité.

Il apparaît ainsi relativement admis que, dans le cadre du rap, les masculinités et les féminités performées s’élaborent aux marges des « bonnes » féminités et masculinités. Dans ce contexte, couplé à une industrie générale de la musique populaire qui convoque tout en alimentant une présentation des femmes en tant qu’êtres avant tout sexualisés, il devient alors important de souligner que plusieurs rappeuses rencontrées en 2011 tendent à entrer en conformité avec une féminité hégémonique. Traduisant régulièrement la recherche d’un équilibre entre 1)  une présentation d’elles qui les éloignerait d’une reconnaissance « en tant qu’artiste » et 2) « l’expression d’une féminité “assumée” » (Buscatto 2007, 182) perçue comme une ressource et/ou comme expression de soi en tant que femme, les propos des rappeuses — non-blanches et blanches — mettent en oeuvre une dialectique qui oscille entre un caractère « sexy » « naturel » (Samia) ou « correct » (Lucie) et un caractère « trop sexy » (Perceptible Reflection), lui-même jugé objectivant (Samia). En réinvestissant alors certaines normes situées de la féminité, les rappeuses opèrent une distinction entre une « bonne » et une « mauvaise » séduction, selon laquelle les termes « pretty » (Perceptible Reflection) ou « sensuel » (Samia, Monica) sont endossés, alors que sont mis à distance ceux qui dénotent le déshabillement (« bikini » [Naomi] ; « déshabillée » [Lucie] ; « half-naked » [Perceptible Reflection]), ou encore un caractère trop sexualisé (« provocative » [Perceptible Reflection] ; « l’image de la femme ultra-sexuelle » [Samia]).

Dans ce contexte, il est important de considérer le rap comme un lieu de critique et de remise en cause potentielle des féminités normalisées, et donc des rapports de pouvoir imbriqués qui sous-tendent ces logiques. Il semble par ailleurs tout aussi crucial de constater que plusieurs rappeuses rencontrées à Montréal au début des années 2010 prennent clairement le contre-pied de ces ancrages et tendent dans le cadre du rap à habiter un corps « socialement légitime » (Dulong et Matonti 2005, 300). En mobilisant les contours d’une féminité et d’une séduction « de qualité » (Buscatto 2007, 102), ces rappeuses ne se positionnent pas « contre » les rappeuses qui jouent avec les marges des normes de la féminité, mais négocient plutôt les règles d’un jeu qui concourt à les éloigner de la figure de l’artiste. Les multiples modes de gestion de l’apparence physique endossés par les rappeuses contribuent ainsi à complexifier les représentations du genre rap, souvent présenté comme lieu d’expression des féminités et masculinités construites comme déviantes.

Conclusion

Au tournant des années 2010, les expériences des rappeuses concernant leur présentation physique dans l’espace public sont traversées par des rapports sociaux de sexe qui s’articulent à d’autres vecteurs de différenciation et de hiérarchisation entretenant eux-mêmes l’éviction du genre rap et de ses artistes des réseaux dominants de médiatisation et de production de la musique au Québec. Si être invisibilisé·e « ne signifie pas ne pas être vu, mais n’être vu qu’à travers certains prismes fantasmatiques et/ou stéréotypiques » (Bouamama, Cormont et Fotia 2012,  211), les prises de paroles des rappeuses montrent qu’elles doivent composer avec un espace public et médiatique qui oscille entre, d’une part, l’(in)visibilisation du rap à travers un prisme racialisé et, d’autre part, l’(in)visibilisation des rappeuses à travers le prisme hiérarchisant de « la femme comme être avant tout sexualisé ». Dans ce contexte où la gestion de l’apparence physique devient cruciale, les pratiques et les positionnements des artistes rencontrées sont divers, ambivalents et constamment en mouvement. Partant, les rappeuses font travailler les catégories, pour faire en sorte d’être écoutées et regardées en tant qu’artistes avant tout.