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Le premier Sarau das Minas Montréal : soirée de sororité artistique

Le Sarau[1] das Minas Montréal est un événement artistique qui a été conçu, dirigé et réalisé par une équipe de femmes immigrantes[2] et allophones[3] et qui s’est tenu le 8 mars 2020, quelques jours à peine avant la fermeture des lieux publics en raison de la pandémie de COVID-19. Le terme sarau signifie « après-midi » (Tennina 2013), bien qu’on utilise généralement la traduction libre « soirée » en français. Les deux mots suivants tirés du titre de l’événement, das minas, correspondent à « des filles ». En portugais brésilien, cette expression dénote clairement qu’il s’agit d’un événement fait pour et par des femmes, ce qui se rapproche davantage de la locution « soirée de filles » que de sa traduction plus littérale « soirée des filles ».

Selon Oliveira (2020), la sociogenèse du sarau à São Paulo est intimement liée à l’histoire des salons littéraires et artistiques du xixe au début du xxe siècle. Cette pratique culturelle inspirée des salons européens — notamment des soirées parisiennes — a été adaptée au contexte brésilien par une élite cosmopolite constituée de familles traditionnelles et aristocrates qui se sont enrichies en exploitant des plantations de café, de même que par la bourgeoisie urbaine issue de l’industrialisation plus récente de la ville. À l’origine, le sarau tenait lieu d’espace de sociabilité pour les élites, les intellectuels, les mécènes et les artistes de différentes disciplines (surtout des hommes), dans l’intimité d’un salon. Plus tard, des groupes moins privilégiés de la société se sont réapproprié le sarau. Aujourd’hui, ce type d’événement a lieu partout au Brésil et constitue souvent un important espace de résistance culturelle, artistique et politique[4].

La portée socioculturelle spécifique du sarau présentait un cadre particulièrement en phase avec les objectifs de notre soirée du 8 mars 2020. Dans « notre » Sarau, on ne comptait que des artistes femmes, majoritairement immigrantes, et dont la langue maternelle n’est ni le français, ni l’anglais. Neuf artistes[5] — quatre musiciennes, un groupe musical féministe, deux poétesses, une troupe de théâtre et une actrice — ont offert des prestations de leur choix, d’une durée d’environ dix à quinze minutes. Originaires du Brésil, du Canada, du Chili, d’Égypte, d’Iran et du Venezuela, ces artistes montréalaises ont performé en français, aussi bien que dans leur langue maternelle, soit l’arabe, le portugais, l’espagnol, le perse ou l’anglais. Pour son cachet plus amical, décontracté et intime, la formule du sarau a été préférée au spectacle conventionnel afin d’offrir à ces femmes artistes une scène moins intimidante, facilitant la proximité et le partage avec le public, mais surtout, l’opportunité pour les artistes de se rencontrer entre elles.

De la recherche à l’action : une scène pour les artistes femmes, immigrantes et allophones

Il importe de situer le processus de construction de notre sarau dans le contexte plus général de mes recherches doctorales et des rencontres qu’elles ont occasionnées. À l’automne 2019, je me trouvais à la fin de mon enquête de terrain. J’amorçais alors l’organisation des données collectées auprès de musicien·nes imigrant·es. Au cours de l’année précédente, j’avais réalisé des entretiens avec plusieurs artistes femmes et immigrantes d’origine brésilienne (comme moi), que j’avais fréquentées dans leurs milieux de travail et durant leurs spectacles. Me sachant pianiste et compositrice, la chanteuse brésilienne Flávia Nascimento[6] m’a proposé d’organiser une rencontre musicale. J’ai donc invité Flávia et deux autres chanteuses brésiliennes chez moi : Lissiene Neiva — établie à Montréal depuis plus de dix ans — et Bianca Rocha, qui venait d’arriver en ville.

Deux idées ont émergé de cette rencontre : premièrement, l’envie de fonder un groupe musical féministe dédié à la valorisation des compositrices de musique populaire brésilienne, que nous avons nommé Todas [Toutes]. Deuxièmement, nous souhaitions organiser un événement musical destiné à des femmes immigrantes comme nous. Puisqu’il était difficile pour ces trois chanteuses de conjuguer leurs carrières respectives avec l’organisation d’événements artistiques, nous avons décidé (d’un commun accord[7]) que j’assurerais la direction du Sarau. Je suis donc partie à la recherche d’autres femmes immigrantes brésiliennes intéressées et disponibles pour coorganiser un tel événement à Montréal. J’ai rencontré Ligia Borges[8], qui a contribué au projet en tant que comédienne, travailleuse culturelle et productrice. Par la suite, la muséologue et designer Suellen de Sousa[9] s’est jointe à notre équipe en tant que productrice et responsable de la diffusion et des communications[10].

Dans cet article, je présente en premier lieu une analyse préliminaire des questions entourant les musicien·nes immigrant·es oeuvrant dans le réseau de la « musique du monde » à Montréal. Dans ma thèse de doctorat, je soutiens que cette catégorie, largement critiquée sur le plan théorique par les ethnomusicologues et les anthropologues (Stokes 2004 ; Lortat-Jacob 2000 ; Feld 2004) réfère à un monde ou à un réseau musical fonctionnant comme n’importe quel autre « monde de l’art ». Ce concept du sociologue Howard S. Becker renvoie à la chaîne de coopération composée de toutes les personnes et organisations qui produisent des événements et des objets que ce monde définit comme de l’art (Becker 1976). Ainsi, j’aborde la « musique du monde » en tant que réseau formé par un ensemble d’acteur·rices composé d’individus (musicien·nes, travailleur·euses culturel·les, agent·es, etc.) et d’institutions (organismes subventionnaires, organismes sans but lucratif, etc.) qui disposent de pouvoirs et de ressources (matérielles et symboliques) inégales pour le façonner et pour en faire partie. L’objectif principal de ma thèse étant de me pencher sur les divers obstacles professionnels, artistiques, esthétiques et discursifs que les musicien·nes immigrant·es rencontrent au cours de leur carrière de « musicien·nes du monde », je montre que cette catégorie polysémique et sujette à controverse est constamment renégociée par ces personnes en fonction du contexte social et politique, et que les réseaux qui s’articulent autour de cette étiquette sont d’une importance fondamentale pour la construction de la carrière des musicien·nes immigrant·es à Montréal[11].

Je présente également dans ce texte une réflexion ancrée dans une démarche féministe empirique inductive visant à construire un « espace sûr » pour les artistes femmes, immigrantes et allophones. Comme je le montrerai ci-dessous, l’immigration s’ajoute à des problématiques historiques sur le plan de l’identité de genre dans les arts et dans la musique, les femmes ayant déjà à surmonter plusieurs obstacles afin d’être reconnues comme créatrices et interprètes professionnelles. Plusieurs auteur·rices se sont penché·es sur le manque de reconnaissance dont souffrent les femmes et leurs oeuvres à travers l’histoire et dans différents mondes de la musique (Bowers et Tick 1987 ; Rousseau-Dujardin 1991 ; Whiteley 1997 ; Escal et Rousseau-Dujardin 2000 ; Green et Ravet 2005) et plus généralement dans les arts occidentaux (Nochlin 1993 ; Sofio 2006 ; Trasforini 2007 ; Dumont et Sofio 2007 ; Pollock 2007). Une revue de littérature non exhaustive sur les rapports de genre dans les mondes de la musique en France[12] et au Brésil[13] montre par exemple que le problème des inégalités de genre en musique, au-delà des spécificités de chaque contexte et de chaque domaine musical, a de profondes racines historiques et symboliques. Cependant, une artiste femme qui est aussi immigrante et allophone se retrouve dans une position bien particulière lorsqu’elle tente une insertion dans le milieu artistique professionnel au Québec. Puisque la langue se trouve au coeur de la pratique de plusieurs disciplines artistiques, le fait de chanter, d’écrire, de réciter ou de parler dans une autre langue que le français et l’anglais pose un défi supplémentaire aux femmes qui oeuvrent dans ce domaine.

La démarche féministe derrière le Sarau s’inscrivait donc dans une recherche de réponses pragmatiques à deux problèmes vécus par les artistes femmes, immigrantes et allophones que je détaillerai dans la prochaine section : premièrement, ces femmes sont sous-représentées dans les espaces professionnels du milieu culturel québécois ; deuxièmement, la langue constitue un obstacle à leur inclusion. En ce sens, l’organisation d’un sarau pourrait sans doute être incluse dans une conception élargie de la recherche-action telle que définie par John Dewey, selon laquelle l’acteur social apprendrait en faisant (Boutet 2016). Je préfère toutefois aborder la démarche qui a donné lieu à cet événement à partir du concept des « mondes de l’art » de Becker. Selon cette approche, toute oeuvre d’art est le résultat d’un travail collectif « soumis à des principes classiques de division et de coordination […] du travail, faisant l’objet de coopérations, de tensions et de conflits au même titre que les autres activités professionnelles organisées » (Buscatto 2012, 325). L’axe central de la démarche d’organisation du Sarau était donc la coopération entre les acteur·rices ; il s’agissait principalement de constituer un réseau de soutien pour des artistes femmes et immigrantes afin de les aider à surmonter les obstacles sociaux fondés sur le genre, l’immigration et la langue, qui exercent un impact sur leur pratique artistique[14]. En d’autres termes, bien que le Sarau soit une extension imprévue mais incontournable de ma recherche de doctorat, celui-ci résulte surtout de la volonté d’un groupe de femmes artistes, immigrantes et allophones d’agir en réponse à la situation linguistique minoritaire dans laquelle elles se trouvent. Ainsi, notre défi était de répondre de façon pragmatique à la question suivante : comment réaliser un « espace sûr » pour des femmes artistes et immigrantes à Montréal ?

Il importe de s’attarder brièvement à la notion d’« espace sûr », qui s’est répandue de manière exponentielle à partir des mouvements des femmes de la fin du xxe siècle. Cette locution a été utilisée dans de nombreux contextes militants et pédagogiques différents (Arbell 2021). Au sein des mouvements féministes, LGBTQIA2S+ et des droits civiques, une compréhension de l’« espace sûr » s’est développée dans le cadre d’une volonté de protéger les groupes marginalisés de la violence et du harcèlement (Chin 2017 ; The Roestone Collective 2014). En éducation, l’« espace sûr » est considéré comme une métaphore pédagogique qui présume que l’isolement physique et psychique des élèves est moindre lorsqu’ils sont suffisamment à l’aise pour s’exprimer librement entre eux (Boostrom 1998).

Si l’étude de la signification et des répercussions liées à la notion d’« espace sûr » demeure incomplète (Barrett 2010), elle s’est révélée être une source d’inspiration importante pour la conception de notre Sarau. Il faut cependant souligner que la transposition de la notion d’espace sûr dans le domaine des arts a ses limites. Puisque nous souhaitions créer un événement ouvert au public, donc accueillir toutes les personnes susceptibles d’être intéressées par cette initiative et ce, sans exclusion en fonction de leur genre, notre but n’a jamais été de créer un réel « espace sûr » dans le sens où l’emploient les militant·es ou les pédagogues[15]. La notion d’«espace sûr » a plutôt servi de métaphore pour nous aider à réfléchir aux raisons pour lesquelles nous considérions en avoir besoin. Pourquoi des artistes femmes, immigrantes et allophones à Montréal ressentent-elles le besoin de se retrouver dans un « espace sûr » ? De quoi souhaitent-elles spécifiquement se mettre à l’abri ?

Artiste femme, immigrante et allophone : une problématique invisible

Le recensement canadien de 2016 (Hill Strategies 2020[16]) illustre la situation d’inégalité dans laquelle se trouvent les artistes femmes racialisées[17] et immigrantes[18]. Si le revenu médian des femmes artistes au Canada est de 22 300 dollars (inférieur à celui des hommes artistes, qui est de 27 100 dollars), le revenu des femmes artistes autochtones et des femmes artistes racialisées est encore plus faible[19]. Les femmes artistes autochtones ont le revenu le plus bas (17 800 dollars), suivies par des femmes artistes racialisées (17 900 dollars) puis des femmes artistes racialisées et immigrantes (20 800 dollars). Il importe de noter que la position de la femme artiste immigrante est marquée par un cumul d’axes de minorisation. Parmi les artistes racialisé·es, 60 pour cent sont des immigrant·es, alors qu’ils et elles ne représentent que 14 pour cent des artistes non racialisé·es (Hill Strategies 2020, 3).

Malgré cette situation d’inégalité, une revue de littérature en sociologie et en anthropologie de l’art ou de la musique, ainsi que dans les domaines de l’immigration et des études de genre, révèle l’absence flagrante d’études sur les artistes femmes immigrantes, et plus spécifiquement sur les artistes femmes, immigrantes et allophones au Québec[20]. Dans la littérature sur l’immigration, les femmes artistes, immigrantes et allophones oeuvrant dans « les mondes de l’art » québécois sont rarement le sujet principal de l’étude. Généralement, elles sont amalgamées à la catégorie des « artistes immigrants » et l’analyse est réalisée sans aucune distinction entre les hommes et les femmes[21]. Plusieurs des chercheur·euses s’intéressent à « l’intégration professionnelle » des artistes immigrant·es et au rôle facilitateur des arts ou de ses « manifestations culturelles » pour leur « intégration » sociale[22].

Cinq constats principaux se dégagent de ces travaux. D’abord, tous·tes les auteur·rices observent un manque d’études sur le thème général de l’inclusion des artistes immigrant·es au Québec. Deuxièmement, les oeuvres des artistes immigrant·es souffrent d’un déficit de visibilité dans la culture majoritaire. Troisièmement, les artistes immigrant·es rencontrent de nombreuses difficultés spécifiques lorsqu’ils et elles tentent de s’insérer dans le milieu artistique québécois. Les principaux obstacles rencontrés sont les suivants : l’absence d’un réseau pour se faire connaître, le manque de connaissances relatives au fonctionnement du milieu (subventions, organismes de soutien, etc.), l’absence de reconnaissance des expériences artistiques acquises ailleurs, la difficulté à maîtriser les codes culturels et artistiques locaux (les normes et les attentes qui prévalent dans la culture d’accueil), le manque d’appui pour la diffusion de leurs oeuvres, et enfin la méconnaissance des pratiques culturelles et artistiques extérieures par les acteur·rices du milieu artistique local (les diffuseurs, les jurys, les critiques, etc.). Tous ces facteurs nuisent à la reconnaissance du statut d’artiste, d’autant que celui-ci s’acquiert surtout par la reconnaissance des pairs (Marcoux-Gendron 2015).

Quatrièmement, à l’exception de Bellavance (2000) et Aguirre (1995) qui ont étudié les artistes immigrant·es sans égard à la nationalité, la majorité des études sur les artistes immigrant·es se restreignent à un seul groupe national ou à une origine ethnique donnée, sans que ce choix ne soit justifié sur le plan méthodologique ou théorique. Cette tendance peut être interprétée comme s’inscrivant dans une propension à l’ethnicisation des rapports sociaux, qui consiste à expliquer les problèmes sociaux de l’immigration par l’origine nationale ou ethnique des immigrant·es. Pour éviter le piège « d’une ethnicisation implicite de l’immigration » (Barats 2001, 177), j’ai appris au fil de mes recherches que c’est souvent d’abord le désir de devenir artiste professionnel qui pousse les artistes à immigrer au Canada et au Québec[23]. Autrement dit, l’immigration est souvent une conséquence du désir de devenir artiste, et non le contraire. De plus, au-delà du rapport entre les obstacles rencontrés dans les lieux d’accueil et leur pays d’origine, les mondes artistiques qu’ils et elles investissent nouvellement au Québec sont constitués de rapports sociaux qui méritent d’être étudiés. Dans leur pays d’origine, leur musique n’était pas classifiée en tant que « musique du monde » — un bouleversement qui a de lourdes conséquences sur la trajectoire professionnelle et sur la démarche artistique des musicien·nes immigrant·es. En d’autres termes, ni l’étiquette « musique du monde » ni le réseau qu’elle sous-tend ne sont universels ou globaux, quoiqu’ils fassent partie de la vie culturelle montréalaise depuis au moins 35 ans[24].

Il faut enfin souligner une dernière lacune importante dans la littérature, soit l’absence d’une perspective constructiviste centrée sur le genre[25] et ses intersectionnalités (race et racialisation, classe sociale, entre autres[26]), qui inclut les enjeux linguistiques. En effet, si la langue est un obstacle à l’inclusion des artistes immigrant·es allophones dans les milieux artistiques professionnels québécois, elle demeure un aspect très peu exploré, voire négligé dans plusieurs études[27].

La langue : un obstacle audible

La langue s’impose comme un obstacle de taille dans le parcours professionnel des travailleur·euses immigrant·es. Cette problématique est bien documentée dans des études sur l’immigration axées sur des professionnel·les issu·es d’autres domaines (Blain 2006 ; 2016 ; Armony 2020) et plus spécifiquement sur des immigrant·es allophones (Lebeau et Renaud 2002 ; Mcall 1992). Il est à noter qu’après les anglophones et les francophones, les allophones constituent une catégorie linguistique en croissance au Québec, ce qui représente un enjeu politique important depuis les années 1980 (Mcall 1992, 120). Selon le recensement canadien de 2016, 70,5 pour cent des immigrant·es au Québec ont une langue maternelle autre que le français ou l’anglais (Statistique Canada 2016). Mcall affirme qu’au-delà du fait que l’inclusion professionnelle de la population immigrante allophone se déroule dans un contexte marqué par des inégalités linguistiques historiques entre anglophones et francophones au Québec, il importe de considérer la multiplicité des situations associées aux enjeux linguistiques : le milieu de travail est-il francophone ou anglophone ? Quelle est la langue d’usage au travail, ainsi que la langue maîtrisée par les personnes immigrantes ? En effet, les obstacles à l’inclusion ne sont pas les mêmes pour les professions qui sont plus fortement centrées sur la lecture, sur l’écriture ou sur les échanges oraux (Mcall 1992, 125).

Comme en témoigne une vidéo produite à l’automne 2021 par la Société Radio-Canada, la problématique de la langue dans les mondes de l’art commence tout juste être débattue au Québec. Dans cette capsule, il est question des enjeux relatifs au travail des comédien·nes immigrant·es qui parlent « avec un accent » ; après tout, la parole est leur principal instrument de travail[28]. Dans le milieu de la « musique du monde », les enjeux linguistiques prennent toutefois une forme un peu différente. Certains discours « enthousiastes » (celebratory), pour reprendre la terminologie de Feld (2004), continuent de mettre de l’avant des conceptions stéréotypées de la « musique du monde », notamment l’idée qu’elle serait plus « chargée » de spiritualité, plus ancienne, plus primitive et donc intemporelle et universelle, située au-delà des différences culturelles et lui permettant ainsi de faire fi des frontières linguistiques (Taylor 1997, 27). Comme l’ont pourtant souligné les ethnomusicologues Stokes (2004) et Lortat-Jacob (2000), « l’intercompréhension des peuples à travers la musique est une utopie. Les musiques sont l’expression majeure de la différence et de l’identité » (Lortat-Jacob 2000, 158).

L’analyse préliminaire de mes données de recherche sur les musicien·nes immigrant·es allophones montre également que la musique est loin d’être une « langue universelle ». Les inégalités linguistiques accentuent plutôt les difficultés d’insertion des artistes dans le monde professionnel. De fait, la langue fait figure d’obstacle de taille, parfois même incontournable. Les artistes allophones rencontré·es rapportent au moins trois types de situations vécues où la langue a été une barrière. D’abord, plusieurs ont expérimenté de grandes difficultés dans le processus de rédaction et de dépôt des demandes de subventions. Ensuite, certain·es estiment que leurs compétences en tant qu’artistes sont remises en question en raison de leur accent ou de leur niveau de français oral, notamment lorsqu’ils et elles reçoivent des critiques à la suite de communications avec le public durant leur performance. Finalement, les artistes immigrant·es reçoivent souvent comme requête d’éliminer ou de réduire de leur prestation l’utilisation d’autres langues que le français, que ce soient des chansons composées dans d’autres langues ou pour communiquer avec le public. Plusieurs artistes qui se sont entretenu·es avec moi jugent cette requête discriminatoire envers eux·elles-mêmes et envers l’ensemble des locuteur·rices de leur langue maternelle.

Ces constats nous rappellent la situation dénoncée par Samian, un rappeur de la Première Nation Abtibiwinni, qui a été exclu de la programmation du Festival international de la chanson de Granby en 2022. Selon les propos du rappeur, l’organisation aurait refusé de l’embaucher puisque la performance qu’il proposait n’était pas entièrement en français. Cet exemple montre qu’il existe un critère d’exclusion tout à fait explicite pour la participation à ce festival, à savoir la capacité ou la volonté de présenter un spectacle avec un quota imposé de chansons en français[29]. En ce sens, malgré les spécificités propres aux enjeux des artistes autochtones au Québec, les artistes autochtones et les artistes immigrant·es allophones font tout de même face à un même mécanisme de tri. De tels quotas auraient par ailleurs exclu toutes les artistes qui ont participé au Sarau. Ces situations illustrent bien de quelle manière la langue peut être à la base de plusieurs mécanismes d’exclusion dans le milieu professionnel de la musique au Québec — d’où l’importance de créer des lieux de performance plus sûrs pour la création musicale des artistes immigrant·es allophones.

Parmi les attributs linguistiques qui nuisent le plus à l’inclusion, il faut également mentionner la présence d’un « accent ». La majorité des organisatrices et des artistes immigrantes ayant participé au Sarau sont originaires d’Amérique latine et parlent le français et l’anglais avec un accent hispanophone ou lusophone. Victor Armony (2019, 2020) offre des pistes de réflexion porteuses pour comprendre comment l’accent peut constituer un obstacle à la participation de la population latino-américaine à la vie culturelle au Québec. Dans ses travaux sur l’expérience subjective de la discrimination systémique telle que vécue par la population québécoise d’origine latino-américaine, le sociologue montre que l’accent à lui seul peut déclencher des mécanismes de stigmatisation, notamment en agissant comme un marqueur de différenciation éveillant des perceptions stéréotypées et tirées de « l’imaginaire du “latino” porteur d’un exotisme à la fois attirant et infériorisé » (Armony 2020, 348). Par exemple, les personnages hispaniques (hommes et femmes) sont « hypers-sexualisés et ridiculisés » à la télévision, surtout aux États-Unis (Armony 2020, 358). Même si les Latino-Américains bénéficient généralement d’une image globalement positive au Québec, « les stéréotypes associés à la population hispanique des États-Unis ont cours au Canada » (Armony 2019, 26). Et même lorsqu’« ils semblent inoffensifs ou bien intentionnés, [ces stéréotypes] ont des effets ultimement délétères » (Armony 2019, 32).

En effet, selon un sondage de 2017 présenté par le sociologue :

Même si presque neuf répondants sur dix affirment maîtriser le français parfaitement ou suffisamment, nous constatons que près d’un quart d’entre eux trouvent que la barrière linguistique est un obstacle très important dans leur vie quotidienne. En effet, 39 % des participants au sondage disent avoir vécu au Québec, en tant que victimes, un incident de discrimination fondée sur la langue

Armony 2019, 31

Armony présente également les préjugés les plus répandus au sujet de la « personnalité latine » au Québec :

[…] le mépris de ses habilités intellectuelles (en termes d’éducation, d’intelligence, d’indépendance d’esprit, de rapidité mentale) est particulièrement prégnant. La qualité de l’expression verbale ou écrite — richesse du vocabulaire, utilisation de dispositifs rhétoriques, clarté dans l’exposition des idées — peut être perçue erronément et injustement comme indicateur de l’intelligence et des connaissances de celui qui parle (ou rédige un texte). Il n’est donc pas surprenant que la personne qui parle la langue locale avec difficulté puisse être infantilisée, moquée ou dépréciée

Armony 2019, 33

Ainsi, comme ils et elles ont vécu plusieurs situations de discrimination en fonction de la langue, les immigrant·es latino-américain·es sont déçu·es de la discordance entre « le sentiment d’avoir “fait son devoir” d’intégration linguistique et la réponse sociétale qui leur est adressée » (Armony 2019, 32).

La démarche féministe du Sarau : inventer une scène sûre tout en la faisant 

Les réflexions quant aux enjeux linguistiques — et particulièrement les problématiques associées à l’accent —, aux croisements des axes de minorisation propres au genre, à la racialisation et à la nationalité, étaient au coeur de l’organisation du Sarau. Face à cette accumulation de facteurs de différenciation accentuant les inégalités sociales, l’événement représentait une tentative pour ces artistes femmes, immigrantes et allophones de se mettre à l’abri des situations de discrimination qui, dans d’autres contextes, peuvent contribuer à la dévalorisation de leur travail en tant qu’artiste. Comme nous venons de le voir, les artistes femmes, immigrantes et allophones se retrouvent dans une situation d’iniquité et d’invisibilité durant leur parcours d’insertion dans le milieu professionnel artistique au Québec. Le fait d’être à la fois artiste, femme, immigrante et allophone s’impose donc comme un quadruple défi.

Conscientes de ce positionnement social, les organisatrices du Sarau das Minas Montréal ont décidé de créer un événement qui apporterait quelques solutions concrètes à leur invisibilité. Des critères particuliers ont été adoptés lors de la mise en place de la programmation de l’événement. D’autres concernaient plutôt l’aménagement de l’espace. Tel que mentionné, notre équipe d’organisation était majoritairement formée de femmes immigrantes et allophones. Les organisatrices cherchaient à créer un espace interculturel où chacune de ces femmes pourrait être représentée, tout en montrant qu’il est possible d’organiser un événement culturel à leur image. Quant à la programmation du Sarau, elle a été soigneusement conçue en fonction de deux critères principaux. L’objectif premier étant de mettre en place une scène « sûre », les artistes immigrantes ont bénéficié d’un espace où elles étaient reconnues et appréciées d’abord en tant qu’artistes (plutôt qu’en tant qu’immigrantes). De fait, l’organisation leur fournissait un public, une équipe de production et des collaborateur·rices qui respectaient leur démarche artistique, de même qu’elle leur offrait également la possibilité de performer ou de communiquer avec le public dans leur langue maternelle. Les créations en français étaient toutefois bien accueillies. Par exemple, Marisol Vera, travailleuse sociale, peintre et poète, a rendu hommage aux femmes autochtones d’ici et d’Amérique latine avec son poème intitulé « Victimes parfaites ».

Nous voulions également que le Sarau offre un « espace sûr » pour celles qui souhaitaient faire leurs premiers pas sur scène. C’est ainsi que l’anthropologue et poétesse Amal Idris‑Haroun[30] a récité un de ses poèmes en public pour la première fois. Elle en a d’abord présenté la version en arabe, puis sa traduction française. De même, le groupe féministe brésilien Todas[31] [Toutes], a offert sa première performance en public. Enfin, le collectif Roda Viva[32] a présenté un extrait de sa toute première pièce de théâtre[33]. Dans cet « espace sûr », des artistes plus expérimentées étaient encouragées à explorer de nouvelles avenues. La musicienne et chanteuse iranienne Elham Manouchehri[34] (fondatrice du groupe DIBA[35]) nous a offert une rare occasion de la voir seule sur scène et d’entendre uniquement sa voix et son târ. Enfin, nous avons priorisé les artistes indépendantes — c’est-à-dire celles qui s’autoproduisent —, ce qui a permis d’assurer à l’événement une grande diversité artistique et sociale.

Au-delà du critère de « l’espace sûr » pour nos artistes, nous cherchions également à créer un endroit qui contribuerait à bâtir un réseau de solidarité et d’entraide dépassant les dynamiques interimmigrantes. Nous souhaitions agir sur ce réseau de solidarité en favorisant des rencontres sur trois niveaux : 1) entre des artistes de disciplines artistiques différentes ; 2) entre les artistes immigrantes elles-mêmes et les artistes du Québec, et 3) entre les artistes immigrantes et le public montréalais. Les musiciennes (interprètes et compositrices) avaient une place de choix dans cette programmation multidisciplinaire s’étalant sur cinq performances, mais nous avons également mis de l’avant des poètesses, des comédiennes, etc. De plus, même si notre programmation priorisait les artistes immigrantes et allophones, les artistes d’origine canadienne et québécoise n’ont pas pour autant été mises de côté. En effet, la participation de la renommée autrice-compositrice-interprète canadienne Aloysius Bell[36] a permis d’offrir aux autres artistes un modèle féminin d’artiste professionnelle. Enfin, nous avons fait plusieurs choix favorisant la rencontre entre les artistes et le public montréalais. Premièrement, nous avons déterminé que l’animation de la soirée, par Ligia Borges, se ferait en français. Deuxièmement, nous avons décidé que le public pourrait assister gratuitement à l’événement et que les hommes pourraient y être présents. Toutes les artistes devant participer à l’événement et tous·tes les membres de l’équipe de production ont été soigneusement présenté·es et annoncé·es à l’avance sur les médias sociaux[37]. Finalement, à la suite d’une demande de Ligia Borges, artiste et mère, nous avons décidé que le Sarau se déroulerait dans un café (plutôt que dans un bar, par exemple), pour nous assurer que l’endroit soit accueillant pour les enfants.

Ces diverses considérations étant prises en compte, le Sarau devait représenter un espace interculturel ouvert à tous·tes. Toutes ces décisions ont privilégié la rencontre entre le public montréalais et ces artistes femmes, immigrantes et allophones dont le travail est rarement diffusé sur les ondes des radios commerciales et par les grands festivals au Québec. La programmation multidisciplinaire et centrée sur un cadre intime, ainsi que la présence d’instruments acoustiques propres au format des saraus a facilité l’expérimentation, la spontanéité et les échanges entre artistes professionnelles et non professionnelles. Le public, venu en grand nombre et généreux en applaudissements, a accueilli avec grand enthousiasme le travail des artistes. Il y a donc bien lieu de remettre en question cette phrase si souvent entendue par les artistes immigrant·es et allophones au Québec : « Il n’y a pas de public pour ce que vous faites ! ».

Artiste avant tout : une scène sûre pour contrer l’invisibilité

Depuis 2017, des centaines d’artistes femmes se sont mobilisées pour dénoncer leur situation inégale au sein de l’industrie musicale au Québec[38]. Toutefois, tel que le démontre Jada Watson dans un article inclus dans le présent dossier et qui porte sur la représentativité à la radio, « nous constatons clairement une hiérarchie raciale qui privilégie les artistes blancs en général […], les femmes Noires et les ensembles féminins multiraciaux apparaissant comme les plus sous-représentés dans les rapports de CKOI-FM » (Watson 2021, 71). Au-delà des inégalités de genre qui touchent l’industrie de la musique québécoise, les artistes femmes immigrantes allophones se situent au croisement de plusieurs marqueurs de différenciation sociale, un positionnement social qui a des conséquences sur le plan subjectif (sentiment d’être dévalorisée ou rejetée) et objectif (revenu plus bas, obligation de réorienter sa carrière, etc.), autant que sur la démarche artistique et la professionnalisation de ces femmes (Bissonnette 2022). Il est essentiel de considérer l’interaction entre le genre, l’immigration, la racialisation et la langue pour comprendre les problématiques entourant l’inclusion des artistes femmes, immigrantes et allophones dans les mondes artistiques professionnels au Québec. C’est aussi par l’étude approfondie de ces questions qu’il devient possible de mettre en place des solutions pour contrer leur invisibilité — des solutions comme la création d’un Sarau.

En guise de conclusion, et attendant que d’autres travaux se penchent sur ce sujet de recherche incontournable mais encore peu exploré, il importe de rappeler que ces femmes continuent de construire leurs carrières d’artistes. J’ai cherché avant tout dans cet article à les rendre visibles et à mettre en lumière leur capacité de réflexion et d’action par rapport à leur propre situation, qui peut notamment se concrétiser dans un événement comme le Sarau. Par cette contribution, j’espère avoir montré toute la portée d’une telle initiative — si modeste soit-elle — lorsqu’il s’agit de réfléchir au quadruple défi qui s’impose aux artistes femmes, immigrantes et allophones au Québec, tout en proposant des solutions concrètes. Ainsi, l’intérêt du Sarau ne tient pas uniquement au fait d’avoir rassemblé sur scène un collectif de femmes artistes, issues de la « diversité » ou même d’avoir réussi à entrainer une « collaboration artistique » entre elles. Née de la rencontre entre une anthropologue et des artistes femmes immigrantes allophones à Montréal (avec lesquelles, au-delà de la relation développée au cours de ma recherche, je partage l’expérience de situations de discrimination fondées sur la langue), c’est notre démarche réflexive et féministe tout au long de ce processus qui nous a permis de créer une scène sûre. Un tel projet était important pour deux raisons. D’abord parce que ces femmes artistes, immigrantes et allophones avaient enfin la chance d’être vues avant tout comme des artistes plutôt que comme des immigrantes. Ensuite, sur cette scène, les artistes allophones se sont senties à l’aise de prendre la parole et de s’exprimer à travers leur art, malgré leur accent. En respectant ainsi la démarche artistique propre à chacune, les participantes ont pu partager — entre elles, bien sûr, mais aussi avec le public — la richesse de leurs parcours et les défis à surmonter.

Malheureusement, la pandémie a freiné les rêves qui ont engendré le Sarau. Cet événement se voulait le début prometteur d’un projet qui avait pour objectif de devenir officiellement un collectif d’artistes femmes et immigrantes, et qui aurait fait la promotion d’ateliers, de conférences, de cours et, bien sûr, d’autres Saraus. L’événement a plutôt été suivi d’un long confinement. La pandémie a paralysé nos vies et, par conséquent, le projet a été mis en veille. Cette situation complique beaucoup l’évaluation objective et à long terme de l’impact qu’aurait pu avoir le Sarau dans le milieu musical montréalais. Sur le plan subjectif, nous pouvons toutefois dire que les organisatrices, les artistes et même le public ont été marquées et inspirées à jamais par l’expérience, par les difficultés et les apprentissages rencontrés durant cette soirée. Malgré toutes les conséquences sociales, économiques et sanitaires de la pandémie, nous gardons espoir de reprendre l’expérience tout en nous accrochant à la nostalgie du premier Sarau das minas Montréal.