Corps de l’article

Quand on est ensemble comme ça

Soixante adolescentes

Plus UN gars qui chante encore assez haut

Qui se perdent et surtout se trouvent dans leurs voix mélangées

J’ai l’impression qu’on a la force d’un mur

Que si on fonçait sur nous y a rien qui s’ébranlerait

Pis j’y pense pas avec ces mots-là pas encore

Mais je sais qu’il y a là un rempart, dans le groupe

Un passage secret

Vers la liberté

Qu’on sait pas encore tout à fait qu’on aura à se battre pour avoir

Ou garder […]

Fanny Britt, « Je déteste mon uniforme »,

Pièce de résistance[1] (2019)

Le Choeur Maha est une chorale fondée en 1991 par la musicienne Kathy Kennedy, réunissant des choristes s’identifiant principalement comme femmes. Depuis sa création, la mission du Choeur Maha est notamment de promouvoir la création musicale, et particulièrement celle des femmes. Le répertoire du Choeur Maha se constitue en fonction des thématiques que les choristes souhaitent mettre de l’avant à chaque saison, ce qui permet l’exploration d’une diversité de genres musicaux : musique populaire, musique dite « savante » occidentale, musique électro-acoustique, musiques dites « du monde », jazz, etc. Le Choeur Maha se distingue également par ses expérimentations musicales, ayant à son actif plusieurs collaborations avec des artistes contemporaines, comme la compositrice allemande Hildegard Westerkamp et l’artiste multidisciplinaire métisse Moe Clark, pour ne donner que quelques exemples. À Kathy Kennedy ont succédé trois autres directrices musicales, soit Solène Derbal, Megan Batty[2], et Sarah Rossy, cette dernière étant en poste depuis l’automne 2021. L’écart d’âge entre les membres est assez vaste, de la vingtaine à la fin de la soixantaine, tout comme les niveaux d’expérience musicale : certaines membres sont formées à la théorie et à la performance musicales, d’autres non. La durée d’engagement au sein du choeur est aussi très variable : les plus anciennes y sont depuis plus de 25 ans, et les membres les plus récentes s’y sont jointes dans la dernière année. Avant le premier confinement lié à la pandémie de COVID-19, annoncé le 13 mars 2020 au Québec, le Choeur Maha pouvait compter jusqu’à une trentaine de membres actives, en plus de la dizaine de membres de Maha Community, un sous-groupe de la chorale venant répéter une fois par mois plutôt qu’une fois par semaine, dans l’optique de travailler des pièces à plus grands effectifs vocaux[3].

Penser l’expérience Maha : approche et méthode

La motivation derrière cet article et la communication qui l’a précédé résultent d’une expérience très personnelle, nourrie par mes préoccupations de chercheure. À cet égard, l’approche adoptée ici, si elle n’est qu’à l’état d’ébauche et constitue davantage une étude de cas qu’une analyse approfondie, prend son ancrage dans les principes de l’autoethnographie. Comme le résume Rouleau (2016), cette approche épistémologique s’inscrit dans la continuité des épistémologies féministes, qui situent l’expérience subjective au coeur de la démarche de recherche (Haraway 1988, citée dans Rouleau 2016, 97). Ce faisant, l’autoethnographie constitue une combinaison des méthodes ethnographiques et du rapport autobiographique à l’objet de recherche (Chang 2008, cité dans Rouleau 2016, 98). Elle permet aux sujets-chercheur·es de se situer dans une formation culturelle et historique plus large (Russell 1999, citée dans Rouleau 2016, 98), et dès lors de remettre en question leur expérience et leur posture subjectives (Rondeau 2011, citée dans Rouleau 2016, 100).

J’ai rejoint le Choeur Maha en septembre 2018 : je suis chanteuse de formation, et j’avais été interpellée par l’idée d’un choeur qui se disait féministe, et dont la thématique de la saison serait la résistance et la révolution. En plus de renouer avec le chant à travers son expérience collective, j’ai trouvé au fil du temps une communauté solidaire, laquelle m’est apparue comme un espace d’acceptation inconditionnelle[4], vécu collectivement à travers la musique.

Du fait de la transition sur Zoom des activités du choeur en raison de la pandémie, j’avais décidé de ne pas réintégrer le choeur à l’automne 2020, en raison de la présence déjà envahissante que prenaient l’écran et les rencontres virtuelles dans pratiquement tous les aspects de ma vie. Mais l’appel à contributions de D!G a réveillé mon expérience, dont j’ai eu envie de témoigner — non sans les biais enthousiastes qu’elle engendre, puisqu’il s’agit d’une expérience musicale résolument positive dans ma vie — tout en la questionnant, par le truchement d’une démarche réflexive menée avec les membres du choeur. De quoi est faite l’expérience de Maha pour ses membres, quels en sont les aspects qui les amènent à la considérer comme féministe ? J’ai dès lors choisi d’adopter une posture où l’expérience nourrit la réflexion théorique, et vice versa. Mon vécu de choriste au sein du Choeur Maha allait nourrir mon travail d’élaboration des outils de collecte de données, et mon regard de chercheure me permettrait de guider les entretiens et de poser un regard analytique sur les témoignages collectés, cette analyse étant elle-même nourrie par mon expérience de choriste. Cette posture hybride s’inscrit en continuité avec les démarches que j’ai menées dans de précédents travaux de recherche, notamment au cours de ma recherche de maîtrise en ethnomusicologie[5] (Harrison-Boisvert 2016) et de ma participation au projet de recherche mené par Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix sur l’opérette-revue Le Verfügbar aux Enfers[6] (Benoit-Otis, Despoix, Maazouzi et Quesney 2018). Dans le cadre de la démarche menée avec le Choeur Maha, mon statut de membre m’a amenée à concevoir ma méthodologie en collaboration avec les choristes, et plus spécifiquement avec les membres du conseil d’administration et la directrice musicale d’alors, Megan Batty. Bien qu’intuitive a priori, cette démarche s’inscrit dans le sillon des approches collaboratives en ethnographie, particulièrement celles issues des perspectives féministes. Largement mises de l’avant depuis des décennies, ces approches sont ancrées dans l’intersubjectivité, la réflexivité et la déconstruction du paradigme de séparation ou de hiérarchisation entre le sujet et l’objet de recherche[7].

Mes discussions avec le conseil d’administration de Maha m’ont permis de verbaliser mon souhait de réactiver l’expérience de Maha par des entretiens de groupe. Ici, la notion de réactivation n’est pas anodine dans la mesure où j’ai choisi d’interroger l’expérience pré-pandémique de la chorale, quand les répétitions en personne étaient encore possibles. Ce choix n’était alors certes pas dénué de nostalgie, laquelle allait irrémédiablement teinter les entretiens. À l’instar de ce que m’avait procuré le choeur, j’ai voulu proposer une démarche qui ferait du bien (n’en avait-on pas besoin ?), et qu’en ce sens elle profite à toutes[8]. Dans cette optique, Megan Batty, inspirée par sa propre démarche ethnographique dans le cadre de ses travaux de maîtrise en musicologie centrée sur les dynamiques de genre dans la communauté de danse swing montréalaise, m’a mise sur la piste de méthodes d’entretien inspirées de l’Object-Elicitation Interview Method (Pink 2015), soit la visualisation et l’écoute de musique et de vidéos, afin d’invoquer les aspects proprement expérientiels — sensibles, sensoriels et corporellement vécus — du Choeur[9].

Au printemps 2021, j’ai donc mené deux rencontres de discussion collective d’environ deux heures chacune, chaque fois avec des membres différentes[10] ; en tout, 15 Mahims — les choristes de Maha — ont participé aux entretiens, incluant Megan Batty et moi-même. Par des exercices de visualisation, j’ai amené les choristes à reconstituer en images mentales l’expérience de la répétition en personne et du concert. Je leur ai également demandé de choisir individuellement une pièce du répertoire musical de Maha qui les avait particulièrement marquées, afin que nous puissions en discuter collectivement. Enfin, nous avons visionné et commenté une vidéo de performance se trouvant sur la chaîne Vimeo de la chorale ; la vidéo en question a été choisie au moment de la discussion, en fonction de l’intérêt des membres présentes. Bien que mon rôle ait principalement été de guider et d’écouter activement les entretiens semi-structurés, je me suis permis d’intervenir à différents moments, lorsque les discussions entraient en résonance avec ma propre expérience du Choeur. Toutefois, la posture de chercheure que j’ai adoptée m’a amenée à établir une certaine distance avec mes collaboratrices — plus que je ne l’aurais fait dans d’autres contextes de discussion avec la chorale —, en limitant mes interventions de façon à laisser ces dernières s’exprimer[11]. Les entretiens ont eu lieu en « franglais », à l’image du Choeur, ce dont les citations choisies témoigneront.

J’ai regroupé dans ce texte les témoignages en deux grands volets, qui structurent l’ensemble de mon propos : d’abord, les significations qu’attribuent mes collaboratrices au fait de faire partie de Maha, puis une réflexion sur le caractère féministe qu’elles attribuent à cette expérience.

Il importe de situer l’étude de cas que je propose ici en regard des travaux qui ont déjà été menés sur l’expérience genrée de la pratique musicale amatrice. Plusieurs auteur·rices ont déjà souligné les implications genrées d’une telle pratique, à commencer par la sur-représentation des femmes dans les loisirs culturels (Octobre 2014), de même que le caractère féminin attribué aux activités musicales centrées sur la voix (Buscatto 2013, 2007, 2003). De plus, certaines études, dont celle menée par Marie Buscatto dans le cadre d’un stage de jazz vocal amateur, ont mis en lumière la manière dont la signification attribuée par les musicien·nes amateur·rices à leur pratique et aux socialisations qui en découlent varie en fonction du genre. De plus, cette différenciation vient parfois consolider les identités conventionnelles de genre : affirmation de soi, virtuosité technique et énergie chez les hommes ; écoute, partage et expression des sentiments chez les femmes (Buscatto 2013, 122-124). Nous verrons que si bon nombre des aspects de l’expérience chorale dans Maha sont conformes à ces paradigmes de performativité du genre dans la pratique musicale, les choristes y trouvent un espace d’émancipation qu’elles revendiquent comme étant féministe.

Ce que signifie être Mahim

Au cours des entretiens, la première activité proposée était la visualisation guidée de la répétition, de l’arrivée sur les lieux jusqu’au début du réchauffement. Puis, je laissais les membres visualiser librement la suite de la répétition. Ce premier exercice a suscité des réponses émotionnelles fortes, certainement nourries par la nostalgie provoquée par la résurgence d’une réalité pré-pandémique. Un constat commun est ressorti : nous ne savions pas que ça nous manquait autant.

Quand j’ai demandé à mes collaboratrices ce qu’elles avaient vu et ressenti dans cette visualisation, ce sont l’appartenance et le plaisir de se retrouver qui sont ressortis : « I saw my people » ; « I saw a lot of smiling faces. People were just so happy to be with each other » ; « Very joyful, very warm » ; « I felt vibrations. Not only sound vibrations, but also energy vibrations[12] » ; « C’est la fête ».

Pour certaines, l’appartenance ressentie au sein du Choeur avait été longtemps cherchée. Pour citer Kim :

When I joined Maha, I finally found my people that I was looking for in Montreal[13]. Ça faisait cinq ans que je cherchais une chorale. C’est une communauté que j’ai trouvée.

Anna, originaire de Pologne, ajoute :

I came in Montreal in 2017 and I came to Maha in 2018, and to me Maha was just this big gift, when it comes to finding the little things in Montreal that make me feel like I belong[14].

Mon expérience était similaire, dans la mesure où parmi toutes les expériences collectives que j’ai vécues, formelles et informelles, Maha est la première où j’ai vraiment senti que je pouvais simplement être : avec les autres, un peu en retrait, engagée dans les conversations, silencieuse ; j’avais ma place, peu importe. À ce sujet, Alice évoque l’action qui consiste à « hold the space », à être physiquement, mentalement et émotionnellement présente pour quelqu’un, en mettant de côté les jugements de sorte que la personne puisse jouir de l’espace nécessaire pour vivre ses émotions et sa vulnérabilité[15]. À propos du concept de « hold the space », Alice commente :

We don’t have to hold the space for anyone. The space is held. We’re all doing that, all the time, and we all know that and trust that, that the space is held, for each of us and for all of us[16].

Rylee, qui a joint le choeur à l’automne 2019, voit aussi dans la manière dont l’espace y est créé quelque chose de naturel, quelque chose de déjà là, pour lequel il n’est pas nécessaire de travailler tant cela va de soi : « This is very hard to purposefully create. […] It’s so unintentional. It’s just how a hug feels good[17] ».

On peut expliquer cette impression d’évidence par le fait que l’espace construit à l’intérieur de la chorale l’est depuis de nombreuses années (plus de trente ans maintenant), et est nourri par des membres qui s’y engagent depuis longtemps ; en effet, plusieurs membres de Maha y chantent depuis plus de dix ans. De fait, les nouvelles membres s’insèrent dans une dynamique bien implantée, où l’amitié, l’accueil et la bienveillance sont les premiers moteurs de la pratique chorale.

Cette façon d’être ensemble contribue à la création d’un sentiment de compétence musicale. Chez Elin, ce sentiment de compétence se réactive à la pensée de son cartable de partitions :

I realize how attached I am to my music folder, and how excited I am for the moment we can open our folders and… see, like, music, and read it, because I feel so… I feel so competent when I’m at choir, you know, much more than in some other areas of my life. I feel like I know what I’m doing. I know how to do this. My pencil is sharp [rires] and it’s in the right place. And these notes, I know what they mean, I know how to sing them, and it feels so good to just be able to do that well, and, and, feel like I’m really, I don’t know, in my element. So… when I see my book around my house, it gives me a good feeling: oh yeah, that’s my music book, and I know where it is, and I’m gonna pick it up and bring it with me on Tuesday night, and at a certain point in the evening we’re gonna be able to open our books and I’ll sing a song that’s in there and it will all be wonderful. So yeah, I’m very attached to my book and it gives me a good feeling[18].

Pour certaines, ce sentiment de compétence ne va pas de soi sur une base individuelle, mais il se crée plutôt à travers la pratique avec les autres choristes. En parlant du mouvement « Picaflor Esmeralda », tiré de Two Mountain Songs par Gabriela Lena Frank (2008), Carolyn se rappelle :

It brings me back to Bean’s island, and singing it, and Catherine you were there, and I remember feeling like, she’s got this, I’ll stand beside her and she will… I’ll get it, because I always feel very insecure, like, the opposite of [Elin], like, that I don’t feel super confident in my… I don’t got this [sic]. I will get it but I don’t get it to start with. And… I have a… I do know that I will get there, but it’s a real… journey for me to get there and I know how much I rely on certain people to be in certain places around me and I can depend on it, that’s what’s Maha to me… just being able to depend… on others to help me in[19].

L’idée de pouvoir compter les unes sur les autres, s’en remettre les unes aux autres, est un aspect central de l’expérience de Maha, exprimé de différentes manières dans les entretiens :

Having each other’s back, going through that together, we’re going to nail it together, we’re all together[20].

Ces affirmations s’appliquent, certes, à la musique, mais vont au-delà de celle-ci, parce que le soutien que se donnent les membres de Maha recouvre aussi les défis personnels vécus par chacune, qu’il s’agisse d’une fausse couche, d’un cancer du sein, d’un burnout, d’un divorce, de la naissance d’un enfant, etc. L’ancrage que représente Maha et qui aide à surmonter des enjeux de vie s’est notamment exprimé dans les entretiens par l’association que faisaient mes collaboratrices entre des chansons du répertoire du choeur et des expériences personnelles vécues en dehors de celui-ci. J’ai moi-même souligné au cours des entretiens à quel point notre version de la pièce Quiet (2018), de l’autrice-compositrice américaine Milck, m’émouvait chaque fois parce qu’elle faisait écho aux difficultés que je vivais alors dans mon travail, et qui m’obligeaient à keep quiet, à me tenir tranquille. Pour Carolyn, notre version de la pièce Hallelujah (1984), de Leonard Cohen, faisait résonance parce qu’elle lui rappelait que son chien s’était éteint le soir où nous avons chanté cette pièce lors d’un événement de l’organisme Global Citizen. Les rapprochements se font aussi avec des événements heureux : Carolyn se souvenait de la grande fierté qu’elle avait ressentie lorsque son fils avait accompagné le choeur à la contrebasse dans nos versions de la chanson Ederlezi, dans un arrangement de Goran Bregovic (1998), et de This Land (2017), de Yael Deckelbaum and the Mothers. En somme, comme l’a affirmé Carolyn : « It was a space that was welcoming to all the parts of our lives[21] ».

Cette connexion entre Maha et les autres dimensions de nos vies met en évidence la volonté des membres de faire du choeur un lieu où elles peuvent se (re)faire des forces pour retourner ensuite dans le monde, comme l’exprime Alice : « Maha nous donne du… strength to go back out into the world and be a sister in the world, outside of Maha[22] ».

Dans cette optique de donner à ses membres l’impulsion de se rendre visible dans le monde, d’y jouer un rôle actif à la hauteur de qui elles sont, Maha leur permet aussi de présenter leurs propres créations sous différentes formes. Ces opportunités avaient toutes beaucoup d’importance pour mes collaboratrices, qu’il s’agisse de proposer une composition originale, de soumettre un arrangement d’une pièce existante, de créer un petit ensemble en vue du prochain concert, ou encore de se lancer dans l’interprétation d’un solo. À cet égard, il est significatif que pour Katie, Maha « helps people realize their songs and ambitions[23] ». Si toutes les membres ne se prévalent pas également de ces opportunités (par exemple, les arrangements et les compositions sont le plus souvent proposés par celles qui détiennent un bagage musical plus poussé, que ce soit à travers une formation amatrice soutenue ou par un parcours académique en musique), il ressort néanmoins des entretiens que les choristes se réjouissent de ce que certaines d’entre elles aient la possibilité de mettre leur talent ou leurs créations de l’avant. Ainsi, Maha constitue un terrain propice à de telles initiatives, ce qui, en bout de ligne, se répercute dans l’expérience musicale de toutes, que ce soit en s’appropriant la composition de l’une, ou en ressentant de la joie à la suite de l’exécution d’un solo bien senti par une autre.

On perçoit dans l’ensemble de ces processus que, pour ses membres, la chorale agit comme un espace d’empuissancement (empowerment[24]), d’abord sur le plan musical, puis incidemment dans les autres aspects de leur vie. En effet, on peut voir dans l’expérience que propose Maha une suite d’allers-retours entre l’individuel et le collectif, où se manifeste la proposition de Guétat-Bernard et Lapeyre selon laquelle « l’expérience pratique [et dans ce cas-ci, musicale] des femmes, marquée par l’attention à apprendre ensemble, à partir de la reconnaissance de leurs savoirs singuliers, les encourage à revendiquer une reconnaissance sociale et politique de “leur” empowerment qui rime avec politisation et visibilisation de soi » (2017, 13). Par ailleurs, l’empowerment vécu au sein de Maha ne s’incarne pas seulement à travers des accomplissements musicaux, mais aussi par la reconnaissance et la légitimation des émotions et des affects qui accompagnent l’expérience du choeur, qu’il s’agisse de confiance, d’insécurité, de joie, d’émerveillement, de peine, etc. Dès lors, le care se situe au fondement du processus d’empowerment qui se déploie à travers la chorale (Mestiri 2016, citée dans Guétat-Bernard et Lapeyre 2017, 18).

À la lumière de ce que nous venons de voir, cet aspect de l’expérience s’inscrit a priori en cohérence avec le caractère affectif et rassurant attribué au chant choral par les chanteuses amatrices de jazz interrogées par Buscatto, la chorale jazz constituant un « lieu chaleureux d’écoute “entre soi” qui permet à chacune et chacun d’exprimer des émotions, de partager des moments chaleureux et affectueux et de s’écouter de manière protégée » (2013, 124). Toutefois, je rappelle qu’il n’est pas uniquement question de réconfort au sein de Maha : la sécurité émotionnelle et affective offerte par le choeur devient un tremplin vers un empowerment individuel et collectif, qui va bien au-delà de la musique.

Le féminisme dans Maha

D’entrée de jeu, Maha se revendique comme choeur féministe. Mais qu’en est-il de ce féminisme, en réalité ? Comme nous l’avons vu au fil des exemples précédents, l’aspect le plus consensuel du féminisme de Maha s’exprime par sa capacité à constituer une communauté pour ses membres, un lieu de care, un safe space[25], et un lieu d’accomplissements, d’épanouissement, de dépassement par le truchement de la musique, à la fois sur une base individuelle et collective. En ce sens, je retiens la citation d’Emiri, selon laquelle Maha « allows us to be naked, not only without a bathing suit[26] ». Cette solidarité se manifeste aussi, selon Anna, par le caractère intergénérationnel du choeur, qui offre à ses membres plus jeunes des modèles féminins significatifs qui leur permettent de se projeter dans d’autres figures que celle de la mère. Certaines membres plus âgées ont d’ailleurs été étonnées de découvrir qu’elles pouvaient représenter des modèles pour les plus jeunes de l’ensemble, comme Mel en témoigne : « We have no idea what we’re doing!Wehave no fucking clue![27] ». D’autres, comme Elin, voient dans l’inspiration que suscitent les Mahims les unes pour les autres quelque chose qui va au-delà de l’âge :

All of you are [inspiring]. All of you are amazing and inspiring and teach me different ways to relate to people, to the world, to our society, to my children, to my parents. I learn all the time from you, guys[28].

Pour Anna, cette inspiration inter-, voire transgénérationnelle, s’exprime à travers le rapport au queer. Anna vit ce qu’elle appelle « a gay life » et elle se rappelle qu’avant d’entrer dans Maha, elle n’avait que rarement rencontré des femmes gaies plus âgées. Par contraste, dans Maha, comme l’a constaté Emiri, c’est d’être « cent pour cent straight » qui constitue l’exception. Dans le même ordre d’idées, Megan Batty m’a suggéré un prolongement intéressant du concept de queering. Au même titre que Maha constitue un espace d’accueil pour toutes les sexualités et pour différentes expressions de genre, il s’agit, par extension, d’un espace qui rend queer ce que signifie le fait même de chanter dans un choeur. Par queering, j’entends, à l’instar de Sara Ahmed (2019), détourner l’usage classique qui est fait d’une chose, d’un concept, d’un lieu, d’un système[29], en prenant pour point de départ le caractère d’étrangeté attribué à tout ce qui est identifié comme queer : « Queer to describe anything that is noticeable because it is odd » (Ahmed 2019, 197[30]).

Souvent, dans l’imaginaire populaire, la chorale évoque l’ensemble vocal classique constitué d’enfants ou d’adultes assez âgés, placés en rangées bien droites, interprétant avec sérieux des airs de Handel en portant posément leur cartable noir devant eux. La chorale, souvent, ce sont des uniformes identiques, parfois un peu ringards. À cet égard, les souvenirs de Fanny Britt de sa propre expérience de la chorale à l’adolescence sont éloquents :

Je déteste mon uniforme

Une chemise blanche en permanent press

Informe et emprisonnante à la fois

Qu’il faut rentrer dans la jupe marine à plis plats

Qui va jusqu’à terre […]

Un jour avant un concert y nous arrivent avec la touche finale

C’est comme un long foulard en batik vaguement tie dye

Couleurs pascales

Y a du rose

Du orange

Turquoise pâle

Une touche de lilas

Il faut qu’on se les noue autour du cou

En grosses boucles bouffantes

Britt 2019

Face à cette image certes stéréotypée, Maha propose une version queer de l’expérience chorale par l’originalité de son répertoire, par l’intensité et l’imperfection de ses performances, ainsi que par sa façon d’investir l’espace et de s’y mouvoir lors de celles-ci. La force qu’incarne le choeur dans ces moments prend dès lors une dimension visuelle, spatiale tout autant que sonore, qui se traduit entre autres dans l’idée de « mur de son » évoquée par Katie :

I’m always amazed that people, ever since the beginning of Maha, seem to be kind of impressed with this sort of women… the wall of sound […]. You could sing anything and they would be impressed! […] There’s something about the impression and attitude. […] We were not nearly as good as we are with music, but there was a lot of energy[31].

Ici, je ne pourrais faire l’économie d’un rapprochement avec l’extrait de Pièce de résistance, de Fanny Britt (2019), mis en exergue de cet article : « J’ai l’impression qu’on a la force d’un mur ; que si on fonçait sur nous y a rien qui s’ébranlerait ». Dans ces deux citations, le mur que constitue le choeur réfère à la fois à l’intensité du sonore et au sentiment de protection, voire de puissance, que confère le chant collectif. Dans Maha, le safe space vécu d’abord de façon endogène, dans la façon que nous avons de prendre soin les unes des autres, se retourne vers le monde et réclame son espace : il devient acte public, corps sonore, multiple et unifié, indestructible.

Le féminisme est aussi sujet à débat au sein du choeur. Son caractère intergénérationnel suscite par moments des chocs de perspectives entre ce qu’on pourrait grossièrement distinguer comme les deuxième et troisième générations du féminisme. Beaucoup de discussions ont cours quant à la façon d’y intégrer les perspectives intersectionnelles[32], de même que les enjeux propres à la représentation et à la prise de parole des personnes issues de groupes minoritaires. Maha nous apprend, peu à peu, à devenir vigilantes quant aux possibles glissements vers l’appropriation culturelle dans le choix de son répertoire, et à reconnaître nos propres biais inconscients, voire nos propres mécanismes d’oppression.

Mais en bout de ligne, l’essentiel de l’expérience vécue au sein de Maha gravite surtout autour de la musique, de l’acte de faire de la musique ensemble, de « musiquer », pour reprendre le terme de Christopher Small (1998). À ce propos, je donne la parole à Rylee qui, pour résumer la manière dont se vit l’expérience du féminisme au sein de Maha, a commencé par relater ses précédentes expériences féministes collectives, où la réflexion sur le comment avait un rôle central : « How do we do this, how do we get it right, how do we embrace, how do we resist, how how how how how![33] ».

Elle poursuit :

Mais à Maha, même si c’est présent dans nos esprits — the intention of why we joined a feminist choir is because there is that conversation happening in some way in our lives — we don’t do that on Tuesdays, we sing, c’est toujours une action, c’est toujours une action. […]
What I love about feminism is that, that’s a central piece of it, how do we always be evolving, how do we always be learning, always be recognizing… and pushing… feminism, not just resisting other things, but how do we evolve, so this movement reflects us, and « us » changes… and all of that. And I feel that’s happening in Maha, but it doesn’t stop the action of singing, no matter where we’re at with that conversation, either between individuals in the choir, between the cheffe and us, between the choir and its past and its future, whatever’s happening politically that we’re joining or we’re not comfortable joining yet, whatever terminology we’re fumbling over… we still sing! […] And I love that we are able to always just say: « Okay! We sing! » [rires] And I think for me personally, it’s because the singing is so fulfilling, and I’m never going to say no[34].

Dans Maha, l’action de chanter ensemble et le plaisir qu’on en retire constituent la base commune sur laquelle nous construisons, déconstruisons et revisitons constamment notre compréhension et notre expérience du féminisme. Un tel espace est possible parce que, toujours pour citer Rylee, « the consequences of that action are contained in the room, and we agree for that[35] ».

Cette idée vient rejoindre la proposition de Lewis, Sharp, Remnant et Redpath (voir note 26), selon laquelle un safe space n’est pas uniquement un lieu de réconfort, mais aussi un espace à l’intérieur duquel il est possible de s’engager dans des désaccords constructifs et d’explorer le conflit de façon respectueuse, justement parce qu’on se sent en sécurité (2015, 8). À ce propos, il est important de mettre de l’avant le fait que la participation à Maha n’est pas exempte de négociations, de désaccords constructifs. Plusieurs éléments ont fait et font encore l’objet de discussions et d’actualisation, que ce soit le choix du répertoire ou les modalités de ce choix : quelle place donner aux musiques dites « du monde » à une époque où l’appropriation culturelle suscite de vifs débats ; le choix du répertoire devrait-il incomber à la direction artistique ou être soumis à la délibération collective ; etc. Je me souviens même de l’intervention d’une de mes consoeurs lors d’une discussion collective, qui avait laissé tomber avec humour quelque chose comme : « Maha n’est pas facile à diriger ». Mais justement, parce que les choristes de Maha font confiance les unes aux autres, elles acceptent de prendre le risque du débat et du désaccord, parce qu’en fin de compte, l’objectif communément partagé est de chanter. Ainsi, le féminisme de Maha s’incarne à travers la dimension performative du chant,

It’s what we’re doing, instead of what we want to do[36].

C’est en chantant que nous existons, que nous formons un tout, que nous faisons face au monde et que nous revendiquons la parole des femmes.

Conclusion

Le 6 décembre 1989, quand Marc Lépine assassine 14 femmes dans les locaux de l’École Polytechnique, l’autrice et dramaturge Fanny Britt, alors adolescente, présente avec sa chorale un concert de Noël, « dans la salle de réception d’un hôpital qui a l’air d’un hôtel » (2019). Il faudra beaucoup de courage à ces adolescent·es pour achever le concert après avoir appris la nouvelle du massacre, à l’entracte :

Quand le spectacle reprend

Personne sait si on y arrivera

On chante à travers les larmes

À travers la peur

On chante

Soixante adolescentes

Plus un gars qui pleure lui aussi

On chante

Et c’est insensé

Et c’est beau

Environ un an plus tard, Kathy Kennedy concrétise son souhait de composer une oeuvre chorale visant à commémorer l’attentat de Polytechnique, créant par le fait même le Choeur Maha (James 2006). Depuis, presque chaque année, le choeur chante pour honorer la mémoire des victimes. Bien plus que ça, depuis maintenant plus de 30 ans, Maha construit une communauté de femmes qui s’aiment, se soutiennent et se donnent une parole à travers le chant collectif. Dans l’histoire du Choeur Maha, chanter ensemble a découlé d’une urgence de résister, d’opposer à l’horreur d’un féminicide la voix persistante, multiple et forte, des femmes qui se tiennent. La résistance s’est muée en sororité, en bienveillance, en création collective, en joie.

La pandémie de COVID-19 a présenté un sérieux défi pour la continuité de la chorale, non en tant qu’entité, mais en tant qu’expérience. À cet égard, la démarche d’enquête proposée ici — axée sur la remémoration de l’expérience pré-pandémique (et espérons-le, post-pandémique aussi) du Choeur à partir de ses dimensions sensorielles — a permis de raviver le caractère profondément incarné de cette expérience, qui s’était un peu dissoute dans la virtualisation des activités du choeur. En fait, la démarche de recherche présentée ici nous a toutes un peu bouleversées, faisant ré-émerger le sentiment d’avoir profondément besoin les unes des autres, par le truchement de la musique. La pandémie, aussi éprouvante fût-elle, n’est pas venue à bout de la communauté Maha, ne serait-ce que par la persistance avec laquelle le rendez-vous hebdomadaire a été maintenu, pour que cet espace et les liens qui le constituent soient encore là le jour où nous pourrions nous retrouver en personne. C’est maintenant le cas : en septembre 2021, les répétitions en personne de Maha ont repris, sous l’abri d’un parc du Mile-End. Et les raisons de chanter ne manquent pas.

Et moi

Et mon frère

Et soixante adolescentes plus UN gars comme nous transformé

On a continué

À chanter.

Britt 2019