Corps de l’article

En 2021, la maison d’édition Prise de parole a publié la version française de Halfbreed, l’autobiographie de Maria Campbell. Ce texte, l’un des premiers livres écrits par une autrice autochtone à paraître au Canada, a été publié pour la première fois en 1973 par McClelland and Stewart. Une deuxième édition a paru à la suite d’une recherche portant sur les pages supprimées du texte original, qui relataient le viol que Maria Campbell a vécu comme jeune fille aux mains d’un officier de la GRC. Quarante-cinq ans plus tard, on apprend, grâce à la récupération des pages omises, qu’elles avaient été censurées par la maison d’édition par crainte de représailles de la part de la GRC. Le livre est alors publié dans son intégralité (Campbell, 2019). Maria considère le processus d’une deuxième publication comme une façon de remettre les choses en ordre, ce qu’elle appelle le kwayskahstahsôwin. Le terme est mieux compris en anglais, « setting things right » (Campbell, 2019), car il n’y a pas de mot pour « réconciliation » dans sa langue cri-michif. Même si le texte a déjà été traduit dans plusieurs langues à travers le monde, la maison d’édition Prise de parole a pris l’initiative d’en proposer une interprétation francophone, c’est-à-dire ancrée dans les particularités de la francophonie canadienne. Nous citons le site Web de Prise de parole : « Ancrées dans le Nouvel-Ontario, les Éditions Prise de parole appuient les auteurs et les autrices de la francophonie canadienne ». Ce mandat reflète la volonté de la maison de stimuler, à partir de Sudbury, la création littéraire francophone en milieu minoritaire et la réflexion portant sur ces milieux, et ce, à l’échelle canadienne. De plus, Prise de parole rend accessibles, par la traduction, des oeuvres importantes d’autrices et d’auteurs canadiens-anglais et des Premiers Peuples.

Lorsque Prise de parole a laissé savoir à Maria Campbell qu’elle aimerait produire un livre audio en français, Maria a insisté sur le droit de choisir l’équipe de production et le lieu de travail, en Saskatchewan. C’était important pour elle que ce travail soit fait dans cette province, dans son « chez-elle » en utilisant un français « de chez nous ». Voilà donc une magnifique occasion pour Prise de parole de créer un livre audio en milieu minoritaire, mettant en valeur un français régional, historique et touché par le vécu et la langue michif et racontant l’histoire d’une personne issue des Premiers Peuples.

La création de l’équipe

Les autrices de cet article sont les deux personnes choisies par Maria Campbell pour donner voix, en français, à son histoire. Nous sommes toutes les deux originaires de la Saskatchewan et avons le français comme première langue. Madeleine est une dramaturge et romancière qui écrit en français et en anglais; l’alternance entre les deux langues dans la rédaction de ses textes fait partie de son processus créatif. Elle explique dans la préface à la version anglaise de sa pièce de théâtre, La Maculée (sTain), dans une édition bilingue publiée par les Éditions de la nouvelle plume :

In alternating between one language and the other, I spend a lot of time in the no man’s land between the two. Verbal and cultural taboos, culture-specific values and culturally influenced behaviours are exploited through my characters. The drafts are not translations of each other but parallel versions, using the literal and cultural allusions suggested by each culture[1]

2012 : 93

Dans ses trois pièces de théâtre produites par La Troupe du Jour (Foyer [2005], Les vieux péteux [2008] et La Maculée [2011]), tous les personnages se distinguent par les traits spécifiques de leur parler : vocabulaire, syntaxe, niveau langagier. Madeleine est particulièrement sensible aux connotations des mots, à l’univers des souvenirs, aux émotions et aux sens engendrés par le choix du vocabulaire. Elle a un profond respect pour la musicalité des mots, à laquelle la langue française est particulièrement adaptée.

Madeleine connaît Maria Campbell depuis 1983, année au cours de laquelle elle est allée la visiter avec ses élèves du secondaire, après avoir étudié son autobiographie en classe. Plus tard, en 1992, elle a suivi un cours de création littéraire avec Maria à l’Université de la Saskatchewan. Leur lien le plus fort s’est établi lorsque Maria a accompagné Madeleine dans la création de La Maculée (Blais-Dahlem, 2012), une pièce de théâtre où figurait un personnage autochtone, que Madeleine voulait le plus authentique possible. Quant au projet d’adaptation du livre, c’est Maria qui est venue vers elle, lui demandant d’assurer la mise en voix créative de son livre audio.

Cindy fait partie de la cinquième génération de femmes métisses. Ses racines sont ancrées dans les régions de Bellevue, de Saint-Louis, de Batoche et de Saint-Laurent en Saskatchewan, après que les Métis ont fui la rivière Rouge en 1882. Son cheminement dans la valorisation de son identité s’effectue par le biais de sa vie professionnelle et personnelle. Cela s’est fait, entre autres, grâce à sa lecture de Halfbreed dans la trentaine, à ses relations familiales et à sa relation personnelle avec Maria depuis 2005, au moment de ses études de maîtrise. Cindy a été honorée de faire partie de ce projet à titre de narratrice, ce qui représente pour elle une suite à son investissement dans ses recherches sur les femmes métisses et le bien-vivre. Au cours des années, Maria est devenue une matante pour Cindy et continue d’être une mentore dans son travail et son engagement communautaire. Dans le système de relations Métis (kinship en anglais), cela comprend des responsabilités quant au bien-être de l’un et de l’autre. Son engagement dans ce projet relève de cette éthique ainsi que de son amour et de son respect pour Maria. Bien qu’elle ait accepté ce travail avec joie, Cindy était nerveuse étant donné son expérience limitée en matière de narration de livres audio. Maria l’a rassurée : « Raconte simplement l’histoire à ta façon. Ne dramatise pas mon histoire. Je t’ai choisie pour une raison. » En narrant son histoire pour un livre audio en anglais, Maria n’a pas dramatisé les horreurs qu’elle avait vécues, elle ne les a pas cachées non plus, car elle suivait le texte original de son propre livre, Halfbreed. Il était important pour Cindy de réécouter le livre audio en anglais, avec Maria comme guide, et de respecter sa propre voix dans son processus de narration.

Le troisième membre de l’équipe de production est Wayne Giesbrecht, directeur du département des productions médiatiques de l’Université de la Saskatchewan. Maria avait demandé que le livre audio soit enregistré dans cette province, car le lien avec le milieu était important. Lorsque Madeleine a contacté Giesbrecht, il s’est dit heureux d’être invité à participer à ce projet, ayant déjà travaillé avec Maria Campbell et ayant un grand respect pour elle. Campbell est bien connue sur le campus de l’Université de la Saskatchewan, puisqu’elle a travaillé pendant plusieurs années à la Faculté de droit, comme conseillère, mentore et éducatrice.

Le cadre de notre approche : le storytelling

Le mot « histoire » ne suffit pas pour exprimer l’importance et le rôle de la tradition orale dans la transmission des savoirs de la culture Métis. Nous avons donc choisi de garder le mot anglais storytelling, qui nous vient de Maria. En écrivant son autobiographie, son intention était la suivante : « I write this for all of you, to tell you what it means to be a Halfbreed in this country[2] » (Campbell, 1973 : 2). Et lorsqu’elle nous a intégrées dans son équipe de production, elle nous a confié son histoire, « her story », et ce, avec la responsabilité de lui donner voix, de retourner à la tradition orale des Métis pour partager une vie et une culture.

La pratique du storytelling, respectueuse de la culture, est à la base de l’épistémologie autochtone (Archibald, 2008). Le « storywork », comme le souligne Joanne Archibald, est une forme de partage : « Sharing what one has learned is an important Indigenous tradition. This type of sharing can take form of a story of personal life experience and is done with a compassionate mind and love for others[3] » (Archibald, 2008 : 2). La transmission de l’histoire influence le cadre conceptuel qui soutient la connaissance culturelle, la décolonisation (une revendication de l’histoire dans une perspective autochtone) et l’épistémologie : « Les histoires, tout comme les légendes des noms et des lieux, apportent réconfort et ancrage, et offrent la chaleur de l’appartenance… elles sont situées dans notre connaissance personnelle et notre cadre conceptuel du monde » (Kovach, 2009 : 62). Dans les cultures Métis et Crie, les histoires nous disent qui nous sommes en nourrissant les systèmes de parenté. Elles nous ramènent à nous-mêmes, aux valeurs de nos systèmes de relations (kinship) et nous permettent de nous départir de représentations malsaines découlant des mythes coloniaux. Comme Kim Anderson (2011) le montre clairement dans sa recherche, « stories act like our medicine »; il y a de la force dans ces histoires. Elles redonnent vie à la manière orale de créer la connaissance. Les histoires fonctionnent comme des mandalas qui nous aident à reprendre contact avec notre imagination et à naviguer dans le passé, le présent et l’avenir. « Stories have work to do, and you have no business stopping that work[4] », affirme Maria Campbell (Armstrong, 2012 : 19). Les histoires sont comme des cartes routières, elles nous indiquent où nous sommes allés et où nous voulons aller, ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est plus.

Et voilà le cadre que Maria nous a donné. Nous allions raconter sa vie, non pas comme une simple histoire factuelle, dépourvue de sens ou de relations, mais comme la vie d’une femme pour qui nous avons, toutes les deux, un énorme respect et envers qui nous ressentons un amour profond.

Avant d’entamer ce projet, nous, les deux autrices de cet article, ne nous connaissions pas, mais nous avions confiance en nous-mêmes et dans notre relation avec Maria. Nous avions été influencées uniquement par le récit de Halfbreed et notre relation prolongée avec son autrice. Ce n’était pas qu’un livre pour nous, c’était l’histoire d’une femme, de relations et d’un milieu qui nous tenait à coeur. Lorsque nous avons reçu le texte traduit en version numérique, nous avions le choix de le lire tel quel, ou bien de le contextualiser afin qu’il témoigne de notre contexte oral, social, culturel, relationnel et politique, en Saskatchewan. Tout comme la première publication en anglais avait été écrite pour être lue (bien avant l’ère des livres audio), la traduction gardait la même intention. Nous avons compris très rapidement en nous préparant, chacune de notre côté, par une lecture à voix haute, que l’oralité offrait des défis et de grands avantages. Autrement dit, quand c’est oral, c’est de la musique. Un livre peut être une symphonie. Le son a une fréquence, une résonance, une tonalité. Il y a un flux dans le rythme des phrases qui donne place au silence, aux pauses. Nous étions sensibles aux exigences de l’oralité, et très souvent nos choix puisaient dans la langue locale, revenaient aux sonorités et à la musicalité qui lui sont propres. Les sections suivantes décrivent notre méthodologie, sur une période de huit mois, et ce qui a motivé nos choix.

Notre processus d’engagement

Les discussions avec Prise de parole ont commencé en mars 2021. Nous avons d’abord reçu un exemplaire numérique de la traduction de Charles Bender (comédien de Montréal) et de Jean Marc Dalpé (comédien, dramaturge et traducteur franco-ontarien). Sur la page de garde de la publication, trois personnes sont mentionnées pour la révision : révision de la traduction : Sonya Malaborza (une traductrice des Maritimes); révision culturelle : Andrina Turenne (une chansonnière Métisse de Saint-Boniface); révision linguistique : denise truax (codirectrice de Prise de parole). Il est clair que Prise de parole a fait un grand effort pour réaliser cette traduction. La demande de Campbell de constituer elle-même une équipe locale dans la création du livre audio en français était légitime, toutefois, pendant les discussions, il est vite apparu que cette exigence ne correspondait pas aux pratiques habituelles de la maison d’édition, que l’emploi de comédiens et d’acteurs professionnels était la norme.

Prise de parole a négocié des contrats avec chacune de nous et avec l’Université de la Saskatchewan en janvier 2022. Madeleine a reçu un contrat comme accompagnatrice, avec pour seule responsabilité d’accompagner la narratrice. Cependant, le travail est devenu un vrai partenariat, avec Madeleine jouant le rôle de directrice artistique, menant l’adaptation de la traduction, offrant un mentorat à Cindy afin de s’assurer que l’oralité soit respectée. Le contrat de celle-ci comme narratrice, rédigé par Prise de parole, fait état de son droit d’interprétation : « La narration valorisera les particularités de la langue parlée. À cet égard, la Narratrice bénéficie d’une certaine marge d’interprétation par rapport au texte écrit; elle pourra ainsi modifier certains mots ou tournures pour renforcer la force et la véracité de sa prestation ». Cette mention dans le contrat nous donnait l’autorisation de faire les changements nécessaires afin d’intégrer le parler local. Nous étions en communication régulière avec Maria, voulant être fidèles à l’intégrité du texte, plutôt qu’à l’intégralité de la traduction. À la suite de plusieurs conversations entre nous, avec Maria, et d’échanges avec Prise de parole, nous avons compris que notre rôle était d’agir d’une façon intuitive et relationnelle à partir du travail important déjà accompli par l’équipe de Prise de parole. Notre but était de créer un produit selon les désirs et les exigences de l’autrice, en tenant compte de nos propres connaissances et de notre expertise. C’est évident que notre attitude envers l’autrice et l’histoire qu’elle nous avait confiée n’était pas neutre; nous avions un parti pris, qu’il serait inutile de cacher. En effet, l’autolocalisation fait partie d’une méthodologie autochtone en recherche (Kovach, 2009; 2015; 2019; 2021) : nous nous situons par rapport à nos relations familiales, au territoire, à nos rôles et à nos responsabilités, ce qui influence notre engagement dans ce projet.

En janvier 2022, nous avons commencé notre travail hebdomadaire en préparation de l’enregistrement, qui, lui, devait se terminer à la mi-avril, pour un total de seize semaines. Chaque semaine en préparation de nos rencontres sur la plateforme Zoom, nous révisions individuellement une vingtaine de pages en lisant à voix haute, nous notions des propositions de changements et des questions pour l’une ou l’autre, ou pour Maria. Nous enregistrions nos séances afin de bien documenter le processus. Nous apprenions de façon heuristique, en suivant nos intuitions et nos émotions par rapport à l’histoire. Nous sommes arrivées à nos choix par un travail très détaillé. Au rendez-vous Zoom, Cindy lisait à voix haute et Madeleine écoutait. Souvent, Madeleine encourageait doucement Cindy en lui disant : « O.K., raconte-moi une histoire ». Lorsqu’il y avait une question à propos de la traduction, nous retournions toujours au texte en anglais et nous choisissions ce qui nous semblait le plus juste. Ces deux heures par semaine sur Zoom nous ont permis de nous entendre sur la construction des phrases, les changements, les termes michif et la pratique de la narration. En revenant sur des passages, Cindy prenait des notes, marquant les pauses, la respiration, l’adaptation du texte (selon nos principes de respect des contextes oraux, culturels, sociaux et politiques). Elle transcrivait les prononciations phonétiques, aussi bien que des réflexions quant à la façon dont elle entendait le ton de sa mère prononçant des termes michif au quotidien, par exemple, maamaa et paaapaa, au lieu de « maman » et « papa ». Ensuite, nous documentions, après nos séances Zoom, tous les changements dans un dossier électronique.

Nous avons donc examiné les termes qui existaient dans nos contextes respectifs. Nos sources de référence étaient la version originale en anglais, une variété de dictionnaires et le français quotidien en Saskatchewan. Parfois, nous avons également consulté des aînés de la région qui parlent le michif, et nos relations pour vérifier certains termes et expressions michif ou fransaskois utilisés dans notre enfance. Il vaut la peine de noter ici que nous n’avons pas essayé de transformer la traduction de Prise de parole en michif. Madeleine a presque le même âge que Maria, et beaucoup de mots décrivant l’enfance de celle-ci (de 1940 à 1955 lorsqu’elle s’est mariée) viennent du vécu de Madeleine. Nous avons donc choisi un vocabulaire commun à une époque pour raconter une histoire de cette période. Nous reconnaissons que nous ne sommes pas linguistes et ne prétendons pas l’être. Prendre contact avec nos familles respectives a été une partie importante de notre démarche, car cela nous a permis de rester responsables, en relation. Décrocher le téléphone, faire des visites et nous demander : comment aurions-nous dit cela? Est-ce exact? Comment maman aurait-elle dit cela? Voilà autant d’étapes qui ont guidé notre travail.

Au début des années 1900, la langue michif et le peuple métis ont été l’objet d’un mépris croissant, mépris qui s’est transmis aux générations suivantes. Pour cette raison, il est également important de valider et de valoriser des termes qui étaient naturels pour la narratrice, qui vivaient en elle ou qui étaient encore courants dans la communauté. Cindy avait déjà travaillé avec des locuteurs de la langue michif dans la région, dans le cadre d’un projet de revitalisation de la langue (Gaudet, Rancourt et Andrews, à paraître). Maria avait alors encouragé cette initiative et l’avait perçue comme une pratique d’affirmation de l’identité et de la culture métisse d’un endroit précis.

En même temps, les Canadiens français (la dénomination antérieure à « Fransaskois ») vivant en situation minoritaire en Saskatchewan ont dû affronter des préjugés semblables ou s’interroger sur la qualité de leur français dans un contexte où il existait de nombreux obstacles d’ordre éducationnel et situationnel. Pour ce livre audio, nous avons choisi de mettre de côté la honte historique qui nous a été imposée et nous avons saisi l’occasion de créer une narration naturelle et authentique en lien avec l’époque et le milieu.

Nous avons toujours cherché le mot le plus simple. Il y avait trois raisons pour cela : dans un livre audio, le sens doit être clair immédiatement. Qui va arrêter son écoute pour aller consulter le dictionnaire? Deuxièmement, nous cherchions un français quotidien, accessible. Troisièmement, il était essentiel que Cindy se sente à l’aise avec les mots; qu’elle dise, par exemple, « un bleu » au lieu de « ecchymose ». Chaque modification apportée à la traduction a été discutée, nous retournions à la version anglaise, aux dictionnaires en tenant compte de l’importance de l’oralité et du contexte local. Dans certains cas, d’autres conversations avec Maria ont eu lieu lors de la traduction et de la prononciation des termes cris. Cindy révisait, enregistrait et s’entraînait pour l’enregistrement officiel. Par exemple, comment prononcer « Qua Quich », qui désigne la soeur aînée de Grannie Campbell. Au cours d’une conversation, Maria a partagé plus que ce qui était écrit sur sa relation avec Qua Quich et plus que ses caractéristiques. Elle a donné vie à Qua Quich dans cet échange au téléphone, au point où Cindy pouvait réellement l’imaginer vivante.

Apprendre la langue de la majorité est essentiel quand on vit en situation minoritaire. C’est pourquoi Cindy et Madeleine sont bilingues. Maria Campbell est polyglotte et décrit dans son autobiographie une société où les gens mélangent et utilisent l’anglais, le michif,le cri et le français,. Dans un tel contexte, on a tendance à choisir le mot le plus fort, quelle que soit la langue d’origine. Nous avons donc, dans notre adaptation, repris certains termes en anglais parce que les traductions ignoraient ou réduisaient la force des faits décrits. Les prochaines sections donnent quelques exemples de notre adaptation.

Wayne Giesbrecht, l’ingénieur du son, ne parle pas français, mais il s’était préparé en lisant Halfbreed en anglais. Avec 18 ans d’expérience, il était à l’aise dans son rôle et nous avons pu terminer l’enregistrement dans les délais prévus, c’est-à-dire à la fin de mai. Nos journées commençaient vers 9 h, avec une visite, un café et le plan de la journée. Nous avons trouvé notre rythme la première journée, en restant toujours conscients de notre démarche intuitive et respectueuse. Le soir, Madeleine et Cindy se préparaient pour le lendemain en révisant le texte. Cindy relisait le texte à haute voix et Madeleine revisitait le texte pour s’assurer que nous respections nos principes. Dans le contrat de Madeleine, on avait inclus des heures de postproduction. Elle recevait les chapitres au fur et à mesure que Wayne avait fini son premier balayage, et elle était responsable de noter les erreurs qu’il n’avait pas relevées. De façon remarquable, nous avions moins de 100 corrections à faire lorsque nous nous sommes retrouvés en studio (en juillet) pour les réenregistrements nécessaires.

Les adaptations choisies pour le livre audio

Dans cette section, nous allons présenter des exemples plutôt qu’une liste exhaustive des changements au texte traduit. Ce n’est qu’après avoir fini le travail que nous avons codifié les catégories de contextualisation. Dans la plupart des instances, vous trouverez la source (S :), qui est le texte original en anglais de Maria Campbell; la traduction (T :), donc le texte de Dalpé et de Bender, et la contextualisation (C :), qui est le choix que nous avons fait pour le livre audio.

Précisions culturelles

S : gopher; T : une marmotte; C : une piizaine

Tout citoyen de la Saskatchewan, en particulier celui qui a été élevé à la campagne, connaît « le gopher », ses habitudes, son sifflement. C’est un mammifère, un rongeur, le Sciuridae urocitellus. Dans l’histoire de Campbell, il est un symbole de la souveraineté et de la pauvreté de sa famille : au chapitre 6, les étudiants blancs rient des enfants métis à l’école lorsqu’ils ont du « gopher rôti » pour le lunch; au chapitre 10, les voisins sont abasourdis de les voir rôtir à petit feu une carcasse de gopher et ses viscères. C’est donc un mot important, qui symbolise à la fois la débrouillardise de la famille et aussi sa honte face aux préjugés que subissent les Halfbreeds. Dans la traduction, on lit « marmotte », le même choix fautif que dans Google Translate. La marmotte est aussi un mammifère et un rongeur, mais elle est environ cinq fois plus grosse que le gopher et ne se trouve pas dans les plaines canadiennes. Ces deux animaux sont peut-être cousins, mais ce ne sont pas les mêmes. Nous avons sollicité beaucoup d’opinions pour trouver le terme juste en michif. Un des défis d’une langue surtout orale est de trouver une uniformité. En Saskatchewan, de Willowbunch à Bellevue, jusqu’au nord de Prince Albert, le mot « gopher » se traduit en michif par « piizaine ». C’est donc le terme que nous avons choisi.

S : squatter; T : des occupants illégaux; C : squatter

S : road allowance; T : réserve routière; C : road allowance

Au chapitre 2, Maria raconte l’histoire de son peuple et décrit comment il a été réduit à « squatter » le long des routes. Le mot se trouve dans les dictionnaires français (Le Petit Robert, éd. 1982) : « Personne sans logement qui s’installe illégalement dans un local inoccupé ». La traduction (T) « occupants illégaux » est peut-être correcte, mais efface toute la portée historique. Pour décrire l’endroit précis le long des routes, les traducteurs ont utilisé l’expression (T) « réserves routières ». C’est une expression élégante qui semble avoir été acceptée en général. On la trouve dans L’atlas des peuples autochtones du Canada et L’encyclopédie canadienne, sur le Web. Nous croyons que ce choix linguistique blanchit la vérité de l’histoire métisse ou Halfbreed. Les bords de route n’étaient pas réservés à ces peuples, comme les réserves indiennes que le gouvernement fédéral destinait aux peuples autochtones. Les Métis et les Halfbreeds, débrouillards et désespérés, s’installaient de façon illégale sur les terres de la Couronne parce qu’ils n’avaient aucun autre choix et on pouvait les en chasser. C’est aussi affreux que cela, et la traduction devait le montrer. Nous avons donc choisi de réinsérer l’expression « Road allowance people ».

S : home made whiskey; T : de la pisserine; C : de la piquette

Lorsqu’il s’agit d’une activité illégale, ce n’est probablement pas surprenant de trouver une variété de vocabulaire. Le mot utilisé par les traducteurs, (T) « pisserine », nous était inconnu et n’est pas utilisé en Saskatchewan. L’expression (C) « piquette » est connue dans la région de Cindy, mais n’est pas le seul mot utilisé en Saskatchewan pour désigner le « whiskey maison », expression que nous avons aussi utilisée dans notre adaptation vers l’oral.

S : blanket; T : couverture; C : une couverte

Un autre terme de vocabulaire qui est beaucoup utilisé vers la fin du livre est le mot « blanket ». Le terme blanket signale les efforts coloniaux pour enraciner et maintenir la honte afin de conserver sa mainmise sur la population. Maria lui donne une valeur symbolique inspirée de la sagesse de sa Cheechum : « Ma Cheechum disait que quand le gouvernement te donne quelque chose, il prend tout en échange – ta fierté, ta dignité, et tout ce qui nourrit ton âme. Une fois qu’il t’a tout pris, il t’offre une couverture avec laquelle tu peux cacher ta honte » (Campbell, 2022 : 292). La traduction utilise l’expression très correcte, « une couverture », sauf qu’ici en Saskatchewan, une couverture est plutôt le toit d’un bâtiment. Si on a froid, on s’enveloppe dans une couverte, un mot catégorisé comme du « vieux français » dans le Dictionnaire des canadianismes de Gaston Dulong. Nous avons changé l’expression (T) « couverture » dans l’oral pour (C) « couverte » afin de respecter tout du contexte local et social.

Fidélité au texte et au ton de la version originale

Halfbreed est l’histoire vraie d’une femme qui est confrontée à une multitude de défis découlant de l’idéologie coloniale parce qu’elle est femme, parce qu’elle est halfbreed : le viol, l’abandon par un conjoint, la violence d’un conjoint, la responsabilité monoparentale. Notre but était de rester fidèles aux paroles de Maria, à son expérience et au contexte. Nous avons ressenti comme femmes les émotions provoquées par les péripéties de l’autrice, et sans suggérer que les deux traducteurs masculins ont sciemment manqué de compréhension, nous avons trouvé une faiblesse dans leur fidélité au texte original en ce qui a trait aux « histoires de femme ».

Commençons par le viol perpétré par l’agent de la GRC lorsque Maria avait 14 ans. En anglais, Maria a écrit (S) : « While one Mountie was upstairs and another in the barn, the third followed me into the kitchen. He talked for a long time and insisted that I knew about the meat » (Campbell, 2019 : 101). La traduction est (T) : « Pendant qu’un des agents était en haut et l’autre dans la grange, le troisième m’a suivie dans la cuisine. Nous avons parlé longtemps; il était convaincu que je savais où était la viande » (Campbell, 2019 : 197). Cette traduction suggère que Maria et l’officier ont eu une conversation ensemble, ce qui permet de croire que Maria a été complice dans ce qui est arrivé peu après. Les mots de Maria indiquent clairement que l’officier essayait d’intimider la jeune fille. Nous avons donc repris le sens originel (C) : « Il m’a parlé pendant longtemps. »

Quant à la description du viol, la traduction est juste, mais elle manque de subtilité et de compréhension.

S : « My face was all bruised and I had teeth marks all over my chest and stomach » (Campbell, 2019 :101);

T : « Mon visage était tuméfié et ma poitrine et mon ventre étaient couverts de morsures. »;

C : « Mon visage était meurtri et ma poitrine et mon ventre étaient couverts de morsures. »

Le mot « tuméfié » est juste, mais peu utilisé en Saskatchewan. En utilisant « meurtri », nous avons créé un écho poétique avec « morsures ».

Quand Maria écrit à propos de sa vie à Vancouver après l’abandon de son mari, elle n’utilise jamais le mot « prostituée », mais sa description ne laisse aucun doute sur la profession de « Lil’s girls ». Dans la traduction, les traducteurs se sont permis d’écrire « les protégées de Lil ». Pourquoi? En revanche, au chapitre 17, quand Maria raconte qu’elle a quitté son premier souteneur, les traducteurs se permettent d’écrire : (T) : « Peu importe ce qui suivrait, je savais qu’avec ou sans Ray, je serais bientôt dans la marde, et qu’être dans la marde avec Ray, ce ne serait pas pire que ce qui allait me tomber dessus de toute façon » (Campbell, 2021 : 267) (en italique dans le livre). Les mots de Maria en anglais (S) sont : « I was sure that, regardless of what happened, I’d be in no worse mess with Ray than I was going to be in very soon anyway » (2019 : 142-143). Puisque nous connaissons l’autrice assez bien pour savoir qu’elle préfère la litote à l’exagération, nous avons cherché une traduction fidèle au ton de l’original (C) :« Peu importe ce qui suivrait je savais qu’avec ou sans Ray, ça ne serait pas pire que ce qui allait me tomber dessus de toute façon ». Nous avions du mal à comprendre le choix d’insérer ce qui était pour nous « une touche québécoise » à ce passage. La question de la sensibilité culturelle était primordiale.

Nous nous sommes interrogées sur la traduction de la description de Cheechum, la personne la plus importante dans la vie de Maria, son fil conducteur. Maria (2019) décrit, dans le chapitre 23, leur dernière rencontre, comme suit (S) : « When we left, she stood outside her little log house and waved – a little lady with long white braids, a bright scarf and long black dress, jewellery on her neck and arms, feet in tiny beaded moccasins » (Campbell, 2019 : 181). Ce passage a été traduit de cette façon (T) : « Quand mon père et moi sommes repartis, elle nous a salués de la porte d’entrée de sa cabane – une petite bonne femme avec de grandes tresses blanches, vêtue d’un foulard éclatant et d’une longue robe noire, avec plein de colliers à son cou et des bracelets aux poignets, ses pieds enfoncés dans des petits mocassins perlés » (Campbell, 2021 : 319). Le détail sur le nombre de colliers et de bracelets vient d’une description plus tôt dans le livre, au chapitre 2 : « [A]round her neck were four or five strings of bright beads and a chain made of copper wire. On her wrists were copper bracelets which she wore to ward off arthritis » (Campbell, 2019 : 11). Nous avons trouvé que la traduction de cette scène manquait de sensibilité, qu’il y avait un élément de caricature et un soupçon de stéréotype en décrivant cette « petite bonne femme ». Si Maria décrit son arrière-grand-mère comme « a little lady », nous devons employer « petite dame » en français. Qui dit qu’une femme métisse ne peut pas être une « dame », avec tout ce que ce mot suggère de dignité? Ces modifications peuvent sembler pointilleuses, mais notre principe était de rester tout près de nos racines, de nos relations et de notre perspective comme femmes.

À l’autre extrême, la vulgarité

S : fuckin’ halfbreed; T : ostie de halfbreed; C : fuckin’ halfbreed

Il y a une composante culturelle dans le choix de jurons et d’insultes fait pour représenter la vulgarité et l’obscénité. L’utilisation de jurons catholiques comme « ostie », qui est d’origine québécoise, dépend vraiment du degré de proximité du locuteur avec le Québec. Alors, faire dire à Darrel, le mari blanc et anglophone de Maria, l’expression « ostie de halfbreed » crée une faille dans l’univers cohérent de Halfbreed. Toutefois, en Saskatchewan, l’expression « fuckin’ halfbreed » est une locution insultante connue des racistes blancs et qui reflète le colonialisme.

Nous étions très sensibles à la nécessité de traduire le plus justement possible les moments et les expériences difficiles. Il était important de ne pas créer de stéréotypes, de ne pas réduire la laideur, ni de la dramatiser. Nous cherchions le même ton, la même sensation que dans le texte original.

S : « the system that had fucked me up fucked up our men even worse » (Campbell, 2019 : 173);

T : « le système qui m’a brisée a brisé nos hommes encore davantage »;

C : « le système qui m’a fuckée a fucké les hommes encore plus ».

Lorsque Maria a publié Halfbreed en 1973, le mot « fuck » était encore assez choquant dans la société saskatchewanaise en général. Depuis, le mot (et ses modalités) semble avoir perdu leur portée scandaleuse, mais se retrouve dans plusieurs langues, sans traduction. Au chapitre 23 et ailleurs, lorsque Maria cherche à brosser un portrait réaliste, sa colère contre les injustices décrites nécessite pour elle l’emploi de cette vulgarité. Nous l’avons donc remis (C) : « Le système qui m’a fuckée a fucké les hommes encore plus ».

Le français de la Saskatchewan au quotidien, une simplification

Notre recherche du mot juste était aussi guidée par la volonté de refléter le vocabulaire du quotidien. Là, le processus était simple. Le mot choisi par les traducteurs nous était-il connu? Était-il employé par les membres de la société rurale et agricole de la Saskatchewan, dont nous sommes toutes les deux issues? Que disait-on « chez nous »? Notre choix concordait-il avec les mots de Maria?

En Saskatchewan, l’expression « rez-de-chaussée » (dont l’étymologie remonte au xvie siècle en France) ne nous dit rien. Nos maisons n’ont pas de chaussées. Mais il y a « en-bas » et « en-haut ». Parfois, on utilise du vieux français : un pré où on fait paître le bétail est « le pacage » et non « le pâturage ». On « barre les portes » au lieu de les « verrouiller ». Et puisque les cuisinières préparent des soupes plutôt que des potages, le jardin aux légumes est simplement un jardin et non un potager. Comme notre choix du mot « couverte » plus haut le suggère, lorsqu’une langue est coupée de ses racines, de ses sources, elle prend parfois refuge dans le passé et conserve des termes devenus archaïques en situation majoritaire.

Nous avons aussi changé des mots de vocabulaire qui n’étaient pas fidèles à la réalité économique ou politique du monde de Maria. Celle-ci parle de (S) « going to the store ». Cela devient (T) « une boutique » dans la traduction. La connotation a été profondément étudiée puisque « boutique » désigne pour nous un magasin haut de gamme. Au nord de la Saskatchewan dans la jeunesse de Maria, c’était (C) un magasin. La même observation doit être faite à propos des danses dont Maria était si friande. En anglais, c’est toujours (S) dance; les traducteurs utilisent uniquement (T) un bal, ce qui pour nous suggère une soirée formelle. Nous avons choisi de faire une distinction entre les bals de l’école, soit (C) des danses, et sa grande sortie en ville dans sa belle robe rouge qui était (C) un « bal ». La traduction ne tient pas compte de ces distinctions subtiles.

Toutefois, les traducteurs semblent avoir voulu réduire les moments de violence et certains moments difficiles dans la narration de Maria. Lorsque l’époux de Maria est battu par Smoky, l’homme que Maria aimait, le passage a été traduit ainsi (T) : « Smoky l’avait malmené ». Dans la version anglaise, on lit (S) : « Smoky had laid a licking on him ». « Malmené » est un terme assez neutre et ne fait pas partie du vocabulaire de chez nous. Nous aurions pu choisir « Smoky lui a sacré une volée », mais nous avons simplement indiqué (C) : « Smoky l’avait battu ». À quelques reprises, la traduction indique que les gens « se mettent en colère », ce qui est une expression plutôt passive. Dans nos communautés, (C) ils se fâchent. Lorsque Maria évoque sa vie après la mort de sa maman au chapitre 9, elle dit (S) : « Our people were having hard times », ce que la traduction rend par (T) : « les nôtres étaient tous dans une passe difficile ». Nous dirions en Saskatchewan (C) : « Tout le monde avait de la misère ». C’est l’expression et le ton que nous avons utilisés. Choisir un vocabulaire qui reflète exactement l’horreur de la situation était important pour nous.

La traduction a recours à des termes issus du domaine juridique et du jargon politique lorsque Maria parle des griefs du peuple métis et de la politique coloniale. On trouve des termes comme (T) « doléances » et « revendications », alors que le texte source parle de (S) « plight, complaints, grievances ». « Doléances » est le mot juste selon le dictionnaire, mais ne fait pas partie du vécu de notre communauté. « Plaintes » et « griefs », qui sont des mots apparentés, auraient probablement été préférables.

Nous avons été surprises par le choix de (T) « petits pots » pour parler de (S) « canning jars ». Le terme courant est un mot de vocabulaire standard de bon aloi (C) « un bocal, des bocaux ». Le dictionnaire Le Grand Druide des synonymes et des antonymes (2e édition) suggère « boîte de conserve » ou « canette », mais non « petit pot ». Les « canning jars » se rapportent au travail des femmes qui nous est familier, c’est pourquoi il était important d’utiliser le vocabulaire de notre propre expérience.

Il est clair qu’une grande part de notre travail de contextualisation a entraîné une simplification du texte. C’est une réalité de la vie, en situation minoritaire, d’avoir tendance à utiliser des mots qui ressemblent à la langue majoritaire, comme « danse », « magasin », « jardin ». Le fait est que nous vivons dans les deux langues et que nous avons donc plusieurs visions du monde, ce que la langue reflète. Comme nous l’avons indiqué dans la section portant sur notre démarche, Madeleine a été capable de contribuer au contexte des années 1940. Cindy de son côté, a été en mesure de fournir un autre contexte en tant que femme métisse ayant vécu la honte de l’identité, y compris l’humiliation de parler la langue michif.

Le genre des noms communs relève possiblement d’un choix que quelqu’un a fait, ou bien d’une décision institutionnelle. Dans la langue michif ou crie, le genre n’est pas nécessairement binaire. Lors de l’enregistrement, nous avons sciemment manqué de cohérence en ce qui concerne le genre et la forme négative. En Saskatchewan, à l’oral, le « ne » de la négation est rarement utilisé. Nous l’avons supprimé ou gardé, dépendamment du contexte des phrases, de leur sonorité ou de leur rythme. Nous nous sommes constamment adaptées au contexte oral. Tenir compte du milieu et des principes relationnels entre les personnes était un autre aspect à considérer dans notre processus d’adaptation.

Les besoins d’une narration orale

En plus des changements de vocabulaire pour refléter les particularités du parler de chez nous, nous avons simplifié la structure en passant de l’écrit à l’oral. Tout cela faisait partie de notre apprentissage heuristique. Nous avons appris à décomposer certaines longues phrases avec une syntaxe complexe. Nous avons appris à éliminer des propositions ou des conjonctions lorsqu’une pause ou un silence pouvait transmettre le sens. Nous avons supprimé des précisions inutiles, par exemple, une anecdote au sujet d’une fête chez Yves Sant, qui a « une cave d’entreposage » sous sa maison. La précision « d’entreposage » n’est pas nécessaire. Nous avons ajusté les phrases à la respiration de Cindy. Tout cela faisait partie de la transformation et de l’importance de rester cohérent. Nous avons parfois substitué un mot peu sonore par un mot qui a plus de résonance. Par exemple, au chapitre 13, Maria décrit comment, après la mort de leur mère, les enfants qui allaient à l’école avaient caché leurs trois petits frères dans la brousse et allaient les voir (T) « pendant la pause ». Le mot « pause » est une traduction juste de (S) « recess ». En répétant, nous avons réalisé que ce petit mot d’une syllabe se perdait dans la narration. Nous avons donc inséré (C) le mot « récréation » qui ne peut pas être manqué et qui est le terme utilisé en Saskatchewan. Nous avons fait des choix pour que le mot choisi ait la sonorité nécessaire pour être compris.

Pour l’oralité, nous avons retravaillé le texte comme si nous le racontions. Le français, bien plus que l’anglais, a une hiérarchie de langage selon les registres de langue (vernaculaire/standard/formel). Nous ne cherchions pas à nous en tenir à la norme du français « correct ». Nous avons modifié la langue pour qu’elle corresponde à la langue parlée dans notre communauté, pour raconter des histoires et réparer les dégâts causés par la notion de langue correcte. Pour que la guérison ait lieu, il faut que l’histoire soit saine et proche de sa source. Notre interprétation était fondée sur le michif, la langue parlée des Métis, le local, notre expérience vécue et son contexte. Supprimer des phrases et simplifier des mots faisaient partie de ce processus. Nous devions être capables de nous identifier au texte, à la langue vernaculaire, car nous sommes nées et avons été élevées ici. Nous travaillons dans les deux langues, parfois dans trois ou quatre langues, toutes aussi fortes les unes que les autres.

Dernières réflexions

Les grands principes qui ont influencé le ton de la narration sont : la fidélité à l’univers de Maria Campbell et à sa culture, la fidélité à la personne même de Maria Campbell, la fidélité à l’histoire telle qu’elle est racontée dans le livre en anglais, la simplification découlant du français en situation minoritaire et les exigences d’un livre oral.

Notre choix du terme « ton » englobe l’oralité au sens large. Le mot « ton » suggère bien la lecture à voix haute, mais encore bien plus que cela. Il englobe à la fois l’intimité du lien entre nous, les trois femmes au coeur du projet, le territoire, l’histoire et la culture. Les changements à la traduction ont été faits afin de se rapprocher de l’oralité, d’une traduction plus près du texte original de Maria Campbell, ou du parler francophone de la Saskatchewan comprenant des expressions de la vie michif. Il était important de comprendre chaque mot prononcé. Notre démarche nous a amenées à une plus grande proximité, à une intimité avec l’histoire de Maria. Certains chapitres, notamment ceux qui portent sur la violence subie par Maria et la perte de sa famille, ont été particulièrement difficiles. Nous avons été honnêtes l’une envers l’autre au sujet de nos émotions, quand nous avions besoin de prendre des pauses, de nous tenir et de passer à travers ce que nous ressentions avant de continuer.

Nous avons également gardé à l’esprit les auditeurs. Avant l’enregistrement formel dans le studio, Cindy s’est exercée en lisant l’introduction à sa propre maamaa. Sa réponse et le fait qu’elle se soit laissée emporter par l’histoire lui ont confirmé qu’elle était prête à entreprendre l’enregistrement pendant les cinq jours suivants. La proximité de Maria pendant le processus d’enregistrement a également été rassurante pour toute l’équipe. Nous nous sommes rencontrées au cours de cette semaine, avons partagé un repas ensemble. Maria a insisté sur le fait qu’elle ne voulait pas s’interposer dans notre travail, mais elle était reconnaissante que nous l’ayons incluse. Elle nous a fait part de ses commentaires.

En créant un livre audio, en mettant en voix l’histoire de Maria, nous l’avons remise dans l’espace sonore auquel elle appartient : la tradition des contes michif pour transmettre la connaissance, le rire et la guérison du point de vue d’une femme. Et c’est pourquoi il était absolument crucial que nous reproduisions fidèlement l’histoire qu’elle nous avait confiée. Dans un entretien accordé à la CBC, Maria a parlé du rire provoqué par les histoires, « comment il vous ouvre, laisse sortir les toxines et entrer la médecine » (nous traduisons). Les histoires jouent un grand rôle dans la guérison. Nous avons été intriguées par son expression selon laquelle nous « portons l’histoire en nous » (« We carry the story »). Le verbe « porter » véhicule le sens de poids, de substance. C’est une chose réelle, avec un poids réel. Maria parle des « gardiens de l’histoire », comme des gardiens du savoir. Elle dit : « [V]ous devez prendre soin des histoires et les partager ». Son utilisation du terme « prendre soin » était probablement l’une de nos principales préoccupations, ou désirs, soit de « prendre soin de son histoire », ce qui signifie être fidèles à celle-ci, à son récit original. Et nous pensons que c’est ainsi qu’elle a perçu notre démarche, d’après le courriel qu’elle nous a adressé lorsque nous lui avons envoyé les photos de nos réenregistrements finaux: « Thank you for being kind to my younger self ».

Notre approche était sacrée. Nous avions toutes les deux le sentiment d’avoir reçu un grand cadeau et une grande responsabilité, celle d’être fidèles à l’histoire de Maria, et cela impliquait de ne pas contourner les parties difficiles du texte vivant. Et dans les termes les plus simples, nous voulions être vraies. C’était notre objectif. Nous voulions être fidèles à l’histoire, et nous voulions qu’elle soit fidèle à nous, un reflet de la langue parlée, des choses connues ici. Notre objectif était de souligner l’importance d’un contexte culturel, politique et social en lien avec le lieu et les gens, en d’autres termes, avec la relationalité. Pour ce faire, il y a des complexités liées au temps et aux ressources, nous le comprenons et nous le savons étant donné que nos travaux respectifs sont inspirés par nos communautés et notre vécu. Nous avons abordé notre tâche de manière assez instinctive.

Nous continuons à réfléchir à notre processus d’adaptation en nous posant la question suivante sur les aspects régionaux, culturels et relationnels, dans une optique féministe : si le livre avait été traduit par des femmes, ou si le livre avait été traduit par des personnes qui connaissaient le milieu et la province, y aurait-il eu une plus grande fidélité au texte source? Comme nous avons eu le privilège de passer des moments intimes avec Maria, et que nous avons été en contact étroit avec son histoire de jeune fille telle qu’elle est racontée dans Halfbreed, nous avons dû examiner de façon critique et réfléchie notre processus d’adaptation. Le livre audio devait servir à quelque chose, « it is its own medicine » (Anderson, 2011). Il était important de documenter notre démarche, car nous avons choisi de tenir compte de la manière dont nous sommes en relation avec un milieu et des personnes. Pour nous, ces considérations sont devenues incontournables au cours de notre travail de collaboration. Nous avons réussi à trouver le ton juste pour narrer l’histoire de Maria. Celui-ci s’est révélé grâce à notre approche orale. Nous écoutions les mots et les sentions afin de les rendre vivants dans notre contexte culturel et relationnel. Nous étions toujours à la recherche de la voix originelle de Maria Campbell afin qu’elle soit toujours présente et vivante, en tant qu’autrice de sa propre histoire.