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Paru à l’occasion de la 5e Rencontre Épistémuse au palais Ennejma Ezzahra à Sidi Bou Saïd (Tunisie) les 12 et 13 mai 2022, et regroupant 13[1] des 19 interventions d’un séminaire en ligne qui s’est tenu entre le 7 mai 2021 et le 4 février 2022, l’ouvrage collectif Musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels constitue ainsi un jalon parmi une série d’échanges orchestrés par le Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes (cmam) et l’Institut de recherche en musicologie (IReMus). Ces occasions de partage et de réflexion s’inscrivent plus largement au sein des activités du réseau international Épistémuse, créé en 2017 avec des partenaires institutionnels de France, du Québec, du Liban, de la Tunisie et de la Belgique, suivant le constat qu’il restait beaucoup à faire en matière d’« étude de la place et de la perception des musicologies francophones dans le contexte international » (p. 13). La 5e Rencontre[2] et l’ouvrage collectif qui l’a préparée mettent l’accent sur l’évolution des pratiques musicologiques autour des musiques dites non occidentales et interrogent tout particulièrement les musicologies francophones dans des pays multilingues du Maghreb et du Moyen-Orient.

L’ouvrage collectif comporte cinq sections thématiques[3] comme autant de tables rondes qui ont eu cours à Sidi Bou Saïd en mai 2022, et auxquelles ont participé les auteur·rice·s des différents chapitres de même que quelques intervenant·e·s du séminaire en ligne qui ne signent toutefois pas de contribution écrite. Ce compte rendu se concentrera principalement sur l’ouvrage, avec néanmoins quelques mentions de la 5e Rencontre Épistémuse à laquelle j’ai assisté. Le propos se structurera autour de notions transversales à plusieurs contributions dans l’ouvrage, à savoir : l’altérité musicale, les traductions, les collaborations et circulations, avant de revenir sur l’idée maîtresse d’Épistémuse, les musicologies francophones.

Altérité musicale

Si la notion d’altérité discutée dans l’ouvrage semble de prime abord renvoyer surtout aux musiques qui se situent hors de l’Europe, le collectif offre dans les faits un intéressant jeu de perspectives à ce sujet. Certes, plusieurs chapitres rendent compte d’une altérité musicale relative à ce qui n’appartient pas à l’« Occident », montrant que la manière d’en traiter a changé au fil des époques : alors que le xviie siècle en France faisait place à un discours somme toute curieux et non axiologique envers les musiques « non occidentales », le xviiie siècle a vu apparaître un ethnocentrisme, voire un racialisme dans la manière d’aborder ces mêmes musiques (Psychoyou, p. 43-65). Puis, au xixe et lors de la première moitié du xxe siècle, l’exemple de la littérature de voyage en Tunisie (Ben Abderrazak, p. 151-172) contient souvent des descriptions parsemées de préjugés, de jugements de valeur et de stéréotypes envers les « manifestations et spectacles locaux des autochtones » (ibid., p. 152). Une source comme l’Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire (1913-1931) présente pour sa part, malgré la volonté de son directeur Albert Lavignac « d’écarter de “fausse[s] conception[s] occidentale[s]” » (Asimov, p. 112), des contributions à la perspective résolument étique et au ton embrouillé de colonialité lorsqu’il s’agit de musiques dites extra-européennes (ibid., p. 101-127). Ajoutons qu’il prévaut pendant longtemps une association entre les musiques éloignées de l’Europe et celles du passé, des Anciens, par opposition à ce qui se fait en « Occident » et incarne la Modernité grâce à l’usage de la polyphonie (Psychoyou, p. 59). Un déni d’historicité marque aussi certains regards posés sur les « musiques indigènes » au-delà de l’Europe, ce qui s’affirme encore dans les entreprises encyclopédiques du xxe siècle (Asimov, p. 107). C’est dans les démarches plus récentes qu’apparaît une posture plus critique à l’égard des enjeux du colonialisme, un exemple bien contemporain étant les plateformes numériques d’archives sonores qui permettent notamment des collaborations bilatérales engageant les populations concernées par les traces sonores de l’époque coloniale, favorisant une approche plus éthique de ce patrimoine immatériel (Simonnot, p. 129-149).

Or, l’altérité musicale discutée dans l’ouvrage est aussi celle européenne dans des contextes maghrébin et moyen-oriental. On découvre par exemple la vie musicale tunisienne des xixe et xxe siècles relativement à la place qu’y tenait la musique dite occidentale, et ce, même avant la colonisation (Ben Hafaiedh, p. 187-200). La musique européenne était aussi présente dans le Grand-Liban, où la « puissance mandataire coloniale française » (Abou Mrad, p. 207) a trouvé chez le compositeur libanais Wadi Sabra un allié. Ce dernier, parti étudier au Conservatoire de Paris avant de revenir présenter des cycles de concerts pour les ressortissant·e·s français·e·s et la bourgeoisie, a fondé une école vouée à l’enseignement de la musique européenne à Beyrouth (ibid, p. 207-209). L’histoire de la musicologie au Liban présente en ce sens d’étonnantes configurations dans la défense des traditions musicales de l’Europe et du Levant : alors que la musique d’art européenne et les théories progressistes qui soutiennent une « modernité musicale universelle triomphante » (ibid., p. 207) y ont été portées par une figure comme Sabra, les musiques régionales monodiques modales ont d’abord été mises en valeur par des missionnaires musicologues orientalistes de France, qui étudiaient les écrits théoriques arabes, avant que n’émerge une génération de musicologues francophones libanais·e·s à partir des années 1970 (ibid., p. 209-217).

Les dynamiques et tensions musicales dans les contextes coloniaux sont ainsi abordées sous plusieurs angles : celui des ressortissant·e·s européen·ne·s, qui ont des postures politiques et musicologiques parfois divergentes, mais aussi celui des personnes autochtones qui tantôt adhèrent au projet culturel colonialiste, tantôt résistent avec force. C’est notamment le cas des Tunisien·ne·s « francophobes » depuis l’époque coloniale, qui sont parfois complètement hermétiques à la musique dite occidentale selon l’auteur Naoufel Ben Aissa (p. 249-260). Cette attitude aurait toutefois mené à des paradoxes, car dans « un élan de solidarité arabo-musulmane » (ibid., p. 253), la Tunisie a été particulièrement réceptive à des musiques culturellement voisines comme celle arabe orientale de l’Égypte, qui a fini par altérer la grammaire musicale tunisienne (ibid., p. 254). En d’autres mots, les traditions musicales du pays auraient subi une forme d’acculturation qui fut simplement différente de celle qui était crainte.

Parler d’altérité musicale invite dès lors à une double question : qui pose un regard sur qui, et à partir de quelle grille de lecture ? Bref, de quel « autre » parle-t-on, et est-ce à partir d’un point de vue émique ou étique ? Afin de « dépasser l’histoire mondiale de la musique (global history of music) » (Picard, p. 17), il s’agit, selon l’ethnomusicologue François Picard, d’appliquer le principe du regard des un·e·s sur les autres, et des autres sur les un·e·s, idée qu’il a réitérée lors des discussions de la dernière table ronde, « Bilinguisme et pratiques musicologiques », à Sidi Bou Saïd le 13 mai 2022. Cette histoire et « musicologie de l’écoute croisée » (ibid., p. 18) est une piste que propose en quelque sorte d’explorer le musicien et directeur musical Jean- Christophe Frisch en conclusion de son article sur les enseignements que les musicien·ne·s historiquement informé·e·s peuvent tirer des musiques de traditions savantes en partie orales – musiques associées à ce que l’on nomme communément l’« Orient ». Frisch, qui a présenté le concert Le baroque nomade le 12 mai 2022, entouré d’artistes français·e·s et tunisien·ne·s[4], suggère de faire appel à des musicien·ne·s de pays tels le Liban et la Tunisie, formé·e·s aux musiques européenne et de leur région d’origine, pour connaître leur propre compréhension des indications contenues dans les traités anciens. Il en résulterait une « dialectique nouvelle » (Frisch, p. 78), un croisement des regards à même d’enrichir cette « tradu[ction] en sons [d]es partitions »[5] que constitue l’interprétation historiquement informée (ibid., p. 67).

Traductions

Parlant de traduction, cette notion est polysémique à travers l’ouvrage. D’abord, elle est discutée dans sa définition plus courante, lorsqu’il s’agit de transposer des termes d’une langue à une autre. Dans un chapitre écrit en arabe, Helmi Ben Ncir expose les enjeux de traduction et d’arabisation de termes de la musicologie systématique, expliquant les diverses techniques mobilisées, mais aussi les difficultés rencontrées (p. 5-20 à partir de la fin de l’ouvrage). Ces opérations de traduction s’avèrent essentielles dans un contexte de rareté des recherches en langue arabe dans le domaine de la musicologie systématique. Malheureusement, l’absence de coordination des acteur·rice·s impliqué·e·s dans cette arabisation de termes spécialisés, tantôt tirés de sources en français, tantôt de sources en anglais, donne lieu à une instabilité de la terminologie musicologique arabe. Plusieurs participant·e·s de la 5e Rencontre Épistémuse s’entendaient néanmoins pour dire que la traduction reste importante afin d’assurer une circulation des idées, le chercheur Ben Aissa parlant en ce sens du savoir comme d’un « bien universel » (commentaire lors de la table ronde du 13 mai, « Bilinguisme et pratiques musicologiques »). La veille, Anas Ghrab[6] avait pour sa part expliqué combien la musicologie en langue française s’est longtemps appuyée sur bien peu de textes traduits de l’arabe. Ainsi, de nombreuses généralisations ont été faites sur les traditions musicales arabes à partir de seulement quelques sources.

Puis, les sources qui nourrissent le travail musicologique ne sont certainement pas qu’écrites, l’une des « traductions » maintes fois soulevées dans l’ouvrage étant celle où la musique passe d’une forme enregistrée à une forme écrite. Jann Pasler en traite dans son chapitre à propos de la Bibliothèque musicale du musée de la Parole et du musée Guimet créée dans la première moitié du xxe siècle et voulue tel un « atlas sonore » regroupant des enregistrements, des transcriptions et des études de musiques qualifiées de « oriental, exotic, and distant » (Pasler, p. 85). Ce projet a notamment mis en évidence l’impossibilité de transcriptions qui rendent parfaitement justice aux enregistrements, étant donné l’irréductibilité de ce que l’oreille perçoit à la seule notation (ibid., p. 83). Or, pour un important acteur de cette Bibliothèque musicale, soit Philippe Stern du musée Guimet, il s’agissait d’envisager ces deux supports de manière complémentaire, les transcriptions tenant lieu d’aide-mémoire plutôt que de notations stricto sensu. Stern a d’ailleurs développé une liste de signes pour indiquer des timbres, des intensités, des hauteurs et des accents que la seule notation occidentale ne peut traduire (ibid., p. 87-89).

Parmi les collaborateur·rice·s de ce vaste projet se trouve le baron Rodolphe d’Erlanger, illustre défenseur de la musique tunisienne et, plus largement, arabe[7]. Hormis sa contribution à la Bibliothèque musicale, intitulée « Mélodies tunisiennes » de manière posthume (ibid., p. 92-96), le baron d’Erlanger est connu pour son implication dans l’organisation du Congrès de musique arabe au Caire (1932) et pour son travail encyclopédique intitulé La musique arabe (1930-1959)[8], un recueil de six tomes qui traduisent quelques traités anciens sur cette musique et proposent une codification de ses règles. Cette oeuvre fait l’objet de critiques dans le chapitre de Ben Aissa, qui reproche au baron et à son comité scientifique d’avoir plaqué une codification occidentale sur les modes orientaux (maqamat) et tunisiens (tubu’), induisant toutes sortes d’erreurs de compréhension qui se sont perpétuées dans le temps (Ben Aissa, p. 255-260). C’est toutefois là un point de vue que ne partageaient pas tou·te·s les collègues d’Épistémuse, dont Anas Ghrab qui indiquait que l’héritage colonial est davantage à blâmer sur ce plan. Néanmoins, pour Ben Aissa, l’approche grammaticale occidentale dans La musique arabe, qui s’est répercutée dans les méthodes d’enseignement, l’accordage des instruments et l’interprétation de la musique arabe désormais portés par une génération de musicien·ne·s tunisien·ne·s formé·e·s au « fait musical colonial », a contribué à « impos[er] une “habitude d’entendre” d’autrui » (ibid., p. 258-259). L’idée d’une écoute orientée par une conception précise de la musique apparaît également dans le chapitre de Simonnot, qui explique que les archives sonores permettent de revisiter des répertoires auxquels on a longtemps « appliqu[é] une écoute occidentale inévitablement ethno-centrée » (Simonnot, p. 146). Les enregistrements sont ainsi l’occasion de rectifier certaines analyses telle la notation d’intervalles qui ne répondent pas forcément aux échelles normalisées du système occidental (ibid., p. 144-146).

Encore d’autres types de « traductions » parcourent l’ouvrage collectif, par exemple lorsque la musique est transposée à d’autres formes d’expression artistique comme la littérature. Ichrak Ben Hammouda s’intéresse en ce sens à cinq oeuvres de fiction, écrites par des auteur·rice·s de contextes culturels, géographiques, politiques et historiques très divers[9], où la musique agit sur le plan thématique des récits, mais recouvre aussi une « valeur structurelle et structurante » (Ben Hammouda, p. 178). C’est notamment le cas dans Les Variations Goldberg (Huston, 1981), où l’oeuvre de Bach interprétée par la narratrice également claveciniste est un prétexte pour plonger tour à tour dans la conscience des invité·e·s réuni·e·s pour l’écouter, et ce, durant exactement 96 minutes, soit le temps de l’exécution musicale (ibid., p. 176-178).

Enfin, plusieurs chapitres illustrent bien le fait que le savoir musicologique francophone dépend de connaissances issues de bien d’autres disciplines que la seule musicologie, impliquant dès lors des « traductions » entre méthodes, approches, concepts, etc. Iván Adriano Zetina rend compte d’un faisceau d’approches théoriques et de modèles d’analyse (anthropologie de l’art, auto-ethnologie, esthétique musicale, performance studies, pour ne nommer que quelques exemples – Zetina, p. 236-242) nécessaires à sa recherche doctorale musicologique sur l’interprétation et la composition entourant la guitare électrique. D’autres chapitres offrent pour leur part une perspective diachronique sur le cumul et la diversité des sources (anthropologiques, archéologiques, ethnographiques, linguistiques, littéraires, philologiques et autres) qui ont nourri la musicologie, avant même qu’elle soit constituée en discipline et jusqu’à aujourd’hui. Cette pluralité des disciplines sous-entend de nombreuses collaborations et circulations, autres idées qui articulent une large proportion des contributions de l’ouvrage.

Collaborations et circulations

Que ce soit dans la création d’encyclopédies sur la musique (Asimov, p. 101-127 ; Pasler, p. 81-100), l’organisation d’évènements d’envergure tel le Congrès de musique arabe au Caire en 1932 (cité dans maints chapitres), le développement de bases de données d’archives sonores (Simonnot, p. 129-149), la consolidation de la musicologie générale francophone (Abou Mrad, p. 201-230) qu’incarne bien le réseau international Épistémuse, les collaborations apparaissent telle une clé de voûte à travers l’histoire. La plongée que proposent plusieurs auteur·rice·s dans les coulisses de projets collaboratifs permet toutefois de constater le rôle important que jouent les contraintes extrascientifiques, qu’elles soient relationnelles (affinités ou mésententes entre diverses personnes), techniques et technologiques (possibilités et restrictions imposées par les outils à disposition), temporelles (manque de temps), financières (manque de ressources), politiques (intérêts nationaux), etc. De plus, la notion de collaboration n’implique pas toujours des dynamiques égalitaires ; elle fait bien au contraire surgir de nombreux rapports de force qui sont constitutifs de la musicologie francophone et que mettent en évidence plusieurs chapitres. La colonisation française, indissociable de l’histoire de la Tunisie et du Liban, exige de poser un regard critique à bien des niveaux : sur les réseaux de recrutement des collaborateur·rice·s d’une encyclopédie (Asimov, p. 110), sur les réseaux mobilisés pour les missions d’enregistrements sonores (Pasler, p. 92), sur la vie musicale dans les pays colonisés (Ben Hafaiedh, p. 187-200), sur les pratiques d’enseignement dans les institutions musicologiques (Abou Mrad, p. 217-223), sur la langue des traités et les théories musicales appliquées (Ben Aissa, p. 256-260). Dans une même dynamique critique, l’on pourrait s’attarder, davantage que ne fait l’ouvrage, à l’usage des termes « Orient » et « Occident », ou encore à la manière de désigner l’autre et sa musique par la négative (« non européen·ne », « non occidental·e »), des vocables intrinsèquement porteurs de relations de pouvoir entre l’Europe et ledit Orient (Saïd [1978]2005)[10].

Enfin, les modalités de collaboration et, dès lors, la facilité avec laquelle circulent ou non les savoirs se sont transformées au fil des siècles. Du bouche à oreille dont discute Picard pour expliquer les sources à partir desquelles ont été produits des dessins de l’« orgue à bouche » au xvie siècle (Picard, p. 23), à la transmission d’écrits de toutes sortes – récits de voyage, traités et autres documents dont il est question dans plusieurs chapitres –, jusqu’à la « révolution technologique » du xxe siècle qui a « boulevers[é] l’épistémologie de la musique » (ibid., p. 36), puis le numérique dont l’usage s’est exacerbé avec la pandémie au xxie siècle, il s’opère une accélération de la circulation des idées de même qu’une ouverture constante du champ des possibles en matière de collaborations interdisciplinaires et internationales (Simonnot, p. 129-149). Ces circulations et collaborations impliquent d’ailleurs bien souvent plusieurs langues, à l’instar de l’ouvrage qui contient un chapitre en anglais (Pasler, p. 81-100) et un en arabe (Ben Ncir, p. 5-20 à partir de la fin de l’ouvrage)[11], ce qui amène alors à se demander : mais qu’est-ce que la musicologie francophone ?

Musicologie(s) francophone(s)

Les oeuvres encyclopédiques en français auraient joué un rôle dans la consolidation de cette musicologie francophone : Peter Asimov discute de l’Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire (1913-1931) en ces termes (p. 102), tandis que Samir Becha a parlé, lors de son intervention le 13 mai 2022, de Musiques. Une Encyclopédie pour le xxie siècle dirigée par Jean-Jacques Nattiez (2003-2007) en tant que source phare à ce sujet. Or, la langue qui caractérise ces ouvrages est-elle un critère suffisant pour définir une musicologie francophone ? Rappelons que ces « exercice[s] d’édition » (Asimov, p. 102) ont nécessité des traductions, que ce soit de chapitres entiers ou de concepts propres à des musiques appartenant à des contextes hors de la francophonie : dès lors, incarnent-ils une discipline unifiée ?

Samir Becha aborde de front ces enjeux dans son chapitre intitulé « Francophonie musicologique, musicologie francophone. Y a-t-il un choix et une position à prendre ? » (p. 261-269). Becha y rappelle que les espaces géographiques qui ont le français en commun peuvent avoir des musiques aux grammaires différentes – les distinctions entre la musique harmonique tonale européenne et les musiques monodiques modales arabes ayant été abondamment discutées à Sidi Bou Saïd. En outre, ces espaces géographiques entretiennent des rapports distincts à la langue française, imposée ou non par le colonialisme, et plusieurs locuteur·rice·s du français sont multilingues. Ainsi, bien que la musicologie consiste à « penser la musique » (Becha, p. 264)[12], chaque musique a par ailleurs sa grammaire propre, initialement liée à une langue (pas forcément française) pour en rendre compte, et chaque langue d’origine est porteuse de ses propres concepts, ou manières de voir et de dire le monde. Dès lors, peut-on aspirer à une musicologie francophone véritablement partagée par toutes les personnes qui la pratiquent ? À cet effet, Becha pose la question : « est-ce que parler français veut dire que nous réfléchissons et que nous abordons des sujets musicologiques de la même manière que les français [sic] ? » (ibid., p. 264), tout en rappelant que « la francophonie de l’un n’est pas nécessairement celle de l’autre » (ibid., p. 267, en s’inspirant de Feussi et de Robillard [2017]). En somme, c’est une pluralité de réalités qui se déclinent sous l’étiquette « musicologie francophone », impliquant d’en parler au pluriel tel que le fait d’ailleurs le titre de l’ouvrage collectif.

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La parution de cet ouvrage, qui agit tel un trait d’union entre le séminaire en ligne en 2021-2022 et la rencontre à Sidi Bou Saïd, est un bel exemple des ambitions et efforts derrière le réseau international Épistémuse. Si la rapidité avec laquelle il a fallu agir pour que ce collectif soit lancé au palais Ennejma Ezzahra (ou cmam) en mai 2022 transparaît légèrement dans le résultat final – notamment quelques coquilles çà et là et des résolutions d’images qui ne sont pas toujours optimales –, ce constat est contrebalancé par l’efficacité que cette parution a insufflée aux tables rondes les 12 et 13 mai 2022. En effet, puisque les intervenant·e·s ne devaient que résumer leur chapitre dont disposaient d’emblée tou·te·s les participant·e·s, une place considérable a été accordée aux échanges, permettant d’autres développements par rapport à la trace écrite. La programmation d’un concert de Jean-Christophe Frisch et son ensemble le soir du 12 mai 2022 a en outre nourri plusieurs réflexions et visiblement inspiré plusieurs conférencier·ère·s. Il s’agissait en cela d’une belle illustration de l’importance de la pratique musicale même dans la réflexion musicologique, idée discutée dès la première table ronde.

Enfin, la place centrale qu’ont occupée le Liban et, plus encore, la Tunisie dans les discussions de la 5e Rencontre Épistémuse et dans l’ouvrage qui l’accompagne a révélé la richesse qu’insufflent ces territoires à la discipline musicologique, par les chercheur·euse·s qui y oeuvrent, mais aussi par les perspectives différentes qui s’y développent et qui soulèvent des questions épistémologiques fondamentales à une meilleure compréhension des musicologies francophones.